ACTE V
SCENE PREMIERE
Au palais du duc.
Entrent VALORI, SIRE MAURICE et GUICCIARDINI.
Une foule de courtisans circulent dans la salle et dans les environs.SIRE MAURICE
Giomo n'est pas revenu encore de son message, cela devient de plus en plus inquiétant.
GUICCIARDINI
Le voilà qui entre dans la salle.
Entre Giomo.SIRE MAURICE
Eh bien! qu'as-tu appris?
GIOMO
Rien du tout.
Il sort.GUICCIARDINI
Il ne veut pas répondre. Le cardinal Cibo est enfermé dans le cabinet du duc; c'est à lui seul que les nouvelles arrivent.
Entre un autre messager.
Eh bien! le duc est-il retrouvé? sait-on ce qu'il est devenu?LE MESSAGER
Je ne sais pas.
Il entre dans le cabinet.VALORI
Quel événement épouvantable, Messieurs, que cette disparition! point de nouvelles du duc! Ne disiez-vous pas, sire Maurice, que vous l'avez vu hier soir? Il ne paraissait pas malade?
Rentre Giomo.GIOMO, à sire Maurice.
Je puis vous le dire à l'oreille, le duc est assassiné.
SIRE MAURICE
Assassiné! par qui? où l'avez-vous trouvé?
GIOMO
Où vous nous aviez dit: - dans la chambre de Lorenzo.
SIRE MAURICE
Ah! sang du diable! le cardinal le sait-il?
GIOMO
Oui, Excellence.
SIRE MAURICE
Que décide-t-il? Qu'y a-t-il à faire? Déjà le peuple se porte en foule vers le palais. Toute cette hideuse affaire a transpiré; nous sommes morts si elle se confirme; on nous massacrera.
Des valets portant des tonneaux pleins de vin et de comestibles passent dans le fond.GUICCIARDINI
Que signifie cela? Va-t-on faire des distributions au peuple?
Entre un seigneur de la cour.LE SEIGNEUR
Le duc est-il visible, Messieurs? Voilà un cousin à moi, nouvellement arrivé d'Allemagne, que je désire présenter à Son Altesse; soyez assez bons pour le voir d'un oeil favorable.
GUICCIARDINI
Répondez-lui, seigneur Valori; je ne sais que lui dire.
VALORI
La salle se remplit à tout instant de ces complimenteurs du matin. Ils attendent tranquillement qu'on les admette.
SIRE MAURICE, à Giomo.
On l'a enterré là?
GIOMO
Ma foi, oui, dans la sacristie. Que voulez-vous? Si le peuple apprenait cette mort-là, elle pourrait en causer bien d'autres. Lorsqu'il en sera temps, on lui fera des obsèques publiques. En attendant, nous l'avons emporté dans un tapis.
VALORI
Qu'allons-nous devenir?
PLUSIEURS SEIGNEURS, s'approchent.
Nous sera-t-il bientôt permis de présenter nos devoirs à Son Altesse? Qu'en pensez-vous, messieurs?
Entre le cardinal Cibo.LE CARDINAL
Oui, messieurs, vous pourrez entrer dans une heure ou deux. Le duc a passé la nuit à une mascarade, et il repose en ce moment.
Des valets suspendent des dominos aux croisées.LES COURTISANS
Retirons-nous, le duc est encore couché. Il a passé la nuit au bal.
Les courtisans se retirent. - Entrent les Huit.NICCOLINI
Eh bien, Cardinal, qu'y a-t-il de décidé?
LE CARDINAL
Primo avulso, non deficit alter
Aureus, et simili frondescit virga metallo.
Il sort.NICCOLINI
Voilà qui est admirable; mais qu'y a-t-il de fait? Le duc est mort; il faut en élire un autre, et cela le plus vite possible. Si nous n'avons pas un duc ce soir ou demain, c'en est fait de nous. Le peuple est en ce moment comme l'eau qui va bouillir.
VETTORI
Je propose Octavien de Médicis.
CAPPONI
Pourquoi? il n'est pas le premier par les droits du sang.
ACCIAIUOLI
Si nous prenions le cardinal?
SIRE MAURICE
Plaisantez-vous?
RUCCELLAI
Pourquoi, en effet, ne prendriez-vous pas le cardinal, vous qui le laissez, au mépris de toutes les lois, se déclarer seul juge en cette affaire?
VETTORI
C'est un homme capable de la bien diriger.
RUCCELLAI
Qu'il se fasse donner l'ordre du pape.
VETTORI
C'est ce qu'il a fait; le pape a envoyé l'autorisation par un courrier que le cardinal a fait partir dans la nuit.
RUCCELLAI
Vous voulez dire par un oiseau, sans doute; car un courrier commence par prendre le temps d'aller, avant d'avoir celui de revenir. Nous traite-t-on comme des enfants?
CANIGIANI, s'approchant.
Messieurs, si vous m'en croyez voilà ce que nous ferons: nous élirons duc de Florence son fils Julien.
RUCCELLAI
Bravo! un enfant de cinq ans! N'a-t-il pas cinq ans, Canigiani?
GUICCIARDINI, bas.
Ne voyez-vous pas le personnage? C'est le cardinal qui lui met dans la tête cette sotte proposition. Cibo serait régent, et l'enfant mangerait des gâteaux.
RUCCELLAI
Cela est honteux; je sors de cette salle, si on y tient de pareils discours.
Entre Corsi.CORSI
Messieurs, le cardinal vient d'écrire à Côme de Médicis.
LES HUIT
Sans nous consulter?
CORSI
Le cardinal a écrit pareillement à Pise, à Arezzo, et à Pistoie, aux commandants militaires. Jacques de Médicis sera demain ici avec le plus de monde possible; Alexandre Vitelli est déjà dans la forteresse avec la garnison entière. Quant à Lorenzo, il est parti trois courriers pour le joindre.
RUCCELLAI
Qu'il se fasse duc tout de suite, votre cardinal, cela sera plus tôt fait.
CORSI
Il m'est ordonné de vous prier de mettre aux voix l'élection de Côme de Médicis, sous le titre provisoire de gouverneur de la république florentine.
GIOMO, à des valets qui traversent la salle.
Répandez du sable autour de la porte, et n'épargnez pas le vin plus que le reste.
RUCCELLAI
Pauvre peuple! quel badaud on fait de toi!
SIRE MAURICE
Allons, Messieurs, aux voix. Voici vos billets.
VETTORI
Côme est en effet le premier en droit après Alexandre; c'est son plus proche parent.
ACCIAIUOLI
Quel homme est-ce? je le connais fort peu.
CORSI
C'est le meilleur prince du monde.
GUICCIARDINI
Hé, hé, pas tout à fait cela. Si vous disiez le plus diffus et le plus poli des princes, ce serait plus vrai.
SIRE MAURICE
Vos voix, Seigneurs.
RUCCELLAI
Je m'oppose à ce vote formellement, et au nom de tous les citoyens.
VETTORI
Pourquoi?
RUCCELLAI
Il ne faut plus à la république ni princes, ni ducs, ni seigneurs; voici mon vote.
Il montre son billet blanc.VETTORI
Votre voix n'est qu'une voix. Nous nous passerons de vous.
RUCCELLAI
Adieu donc; je m'en lave les mains
GUICCIARDINI, courant après lui.
Eh! mon Dieu; Palla, vous êtes trop violent.
RUCCELLAI
Laissez-moi! J'ai soixante-deux ans passés; ainsi vous ne pouvez pas me faire grand mal désormais.
Il sort.NICCOLINI
Vos voix, messieurs!
Il déplie les billets jetés dans un bonnet.
Il y a unanimité. Le courrier est-il parti pour Trebbio?CORSI
Oui, Excellence. Côme sera ici dans la matinée de demain à moins qu'il ne refuse.
VETTORI
Pourquoi refuserait-il?
NICCOLINI
Ah! mon Dieu! s'il allait refuser, que deviendrions-nous? Quinze lieues à faire d'ici à Trebbio pour trouver Côme, et autant pour revenir, ce serait une journée de perdue. Nous aurions dû choisir quelqu'un qui fût plus près de nous.
VETTORI
Que voulez-vous! notre vote est fait, et il est probable qu'il acceptera. Tout cela est étourdissant.
Ils sortent.
SCENE II
A Venise.
PHILIPPE STROZZI, dans son cabinet.PHILIPPE
J'en étais sûr. - Pierre est en correspondance avec le roi de France; le voilà à la tête d'une espèce d'armée, et prêt à mettre le bourg à feu et à sang. C'est donc là ce qu'aura fait ce: pauvre nom de Strozzi, qu'on a respecté si longtemps! il aura produit un rebelle et deux ou trois massacres. O ma Louise! tu dors en paix sous le gazon; l'oubli du monde entier est autour de toi comme en toi, au fond de la triste vallée où je t'ai laissée.
On frappe à la porte.
Entrez.
Entre Lorenzo.LORENZO
Philippe, je t'apporte le plus beau joyau de ta couronne.
PHILIPPE
Qu'est-ce que tu jettes là? une clef?
LORENZO
Cette clef ouvre ma chambre, et dans ma chambre est Alexandre de Médicis, mort de la main que voilà.
PHILIPPE
Vraiment! vraiment! cela est incroyable
LORENZO
Crois-le si tu veux. Tu le sauras par d'autres que par moi.
PHILIPPE, prenant la clef.
Alexandre est mort! cela est-il possible?
LORENZO
Que dirais-tu, si les républicains t'offraient d'être duc à sa place?
PHILIPPE
Je refuserais, mon ami.
LORENZO
Vraiment! vraiment! cela est incroyable.
PHILIPPE
Pourquoi? cela est tout simple pour moi.
LORENZO
Comme pour moi de tuer Alexandre. Pourquoi ne veux-tu pas me croire?
PHILIPPE
O notre nouveau Brutus! je te crois et je t'embrasse. La liberté est donc sauvée! Oui, je te crois, tu es tel que tu me l'as dit. Donne-moi ta main. Le duc est mort! Ah! il n'y a pas de haine dans ma joie; il n'y a que l'amour le plus pur, le plus sacré pour la patrie, j'en prends Dieu à témoin.
LORENZO
Allons, calme-toi; il n'y a rien de sauvé que moi, qui ai les reins brisés par les chevaux de l'évêque de Marzi.
PHILIPPE
N'as-tu pas averti nos amis? N'ont-ils pas l'épée à la main à l'heure qu'il est?
LORENZO
Je les ai avertis; j'ai frappé à toutes les portes républicaines, avec la constance d'un frère quêteur; je leur ai dit de frotter leurs épées, qu'Alexandre serait mort quand ils s'éveilleraient. Je pense qu'à l'heure qu'il est ils se sont éveillés plus d'une fois, et rendormis à l'avenant. Mais, en vérité, je ne pense pas autre chose.
PHILIPPE
As-tu averti les Pazzi? L'as-tu dit à Corsini?
LORENZO
A tout le monde; je l'aurais dit, je crois, à la lune, tant j'étais sûr de n'être pas écouté.
PHILIPPE
Comment l'entends-tu?
LORENZO
J'entends qu'ils ont haussé les épaules, et qu'ils sont retournés à leurs dîners, à leurs cornets et à leurs femmes.
PHILIPPE
Tu ne leur as donc pas expliqué l'affaire?
LORENZO
Que diantre voulez-vous que j'explique? Croyez-vous que j'eusse une heure à perdre avec chacun d'eux? Je leur ai dit "préparez-vous" et j'ai fait mon coup.
PHILIPPE
Et tu crois que les Pazzi ne font rien? qu'en sais-tu? Tu n'as pas de nouvelles depuis ton départ, et il y a plusieurs jours que tu es en route.
LORENZO
Je crois que les Pazzi font quelque chose; je crois qu'ils font des armes dans leur antichambre, en buvant du vin du Midi de temps à autre, quand ils ont le gosier sec.
PHILIPPE
Tu soutiens ta gageure; ne m'as-tu pas voulu parier ce que tu me dis là? Sois tranquille, j'ai meilleure espérance.
LORENZO
Je suis tranquille, plus que je ne puis dire.
PHILIPPE
Pourquoi n'es-tu pas sorti, la tête du duc à la main? Le peuple t'aurait suivi comme son sauveur et son chef.
LORENZO
J'ai laissé le cerf aux chiens; qu'ils fassent eux-mêmes la curée.
PHILIPPE
Tu aurais déifié les hommes, si tu ne les méprisais.
LORENZO
Je ne les méprise point, je les connais. Je suis très persuadé qu'il y en a très peu de très méchants, beaucoup de lâches et un grand nombre d'indifférents. Il y en a aussi de féroce comme les habitants de Pistoie, qui ont trouvé dans cette affaire une petite occasion d'égorger tous leurs chanceliers en plein midi au milieu des rues. J'ai appris cela il n'y a pas une heure.
PHILIPPE
Je suis plein de joie et d'espoir; le coeur me bat malgré moi.
LORENZO
Tant mieux pour vous.
PHILIPPE
Puisque tu n'en sais rien, pourquoi en parles-tu ainsi? Assurément tous les hommes ne sont pas capables de grandes choses mais tous sont sensibles aux grandes choses; nies-tu l'histoire du monde entier? Il faut sans doute une étincelle pour allumer une forêt, mais l'étincelle peut sortir d'un caillou, et la forêt prend feu. C'est ainsi que l'éclair d'une seule épée peut illuminer tout un siècle.
LORENZO
Je ne nie pas l'histoire, mais je n'y étais pas.
PHILIPPE
Laisse-moi t'appeler Brutus! Si je suis un rêveur, laisse-moi ce rêve-là. O mes amis, mes compatriotes! vous pouvez faire un beau lit de mort au vieux Strozzi, si vous voulez.
LORENZO
Pourquoi ouvrez-vous la fenêtre?
PHILIPPE
Ne vois-tu pas sur cette route un courrier qui arrive à franc étrier? Mon Brutus! Mon grand Lorenzo! la liberté est dans le ciel! je la sens, je la respire.
LORENZO
Philippe! Philippe! point de cela; fermez votre fenêtre; toutes ces paroles me font mal.
PHILIPPE
Il me semble qu'il y a un attroupement dans la rue; un crieur lit une proclamation. Holà, Jean! allez acheter le papier de ce crieur.
LORENZO
O Dieu! ô Dieu!
PHILIPPE
Tu deviens pâle comme un mort. Qu'as-tu donc!
LORENZO
N'as-tu rien entendu?
Un domestique entre, apportant la proclamation.PHILIPPE
Non; lis donc un peu ce papier, qu'on criait dans la rue.
LORENZO, lisant.
"A tout homme, noble ou roturier, qui tuera Lorenzo de Médicis, traître à la patrie et assassin de son maître, en quelque lieu et de quelque manière que ce soit, sur toute la surface de l'Italie, il est promis par le conseil des Huit à Florence: 1° quatre mille florins d'or sans aucune retenue; 2° une rente de cent florins par an, pour lui durant sa vie, et héritiers en ligne directe après sa mort; 3° la permission d'exercer toutes les magistratures, de posséder tous les bénéfices et privilèges de l'Etat, malgré sa naissance s'il est roturier; 4° grâce pour toutes ses fautes, passées et futures, ordinaires et extraordinaires."
Signé de la main des Huit.
Eh bien, Philippe, vous ne vouliez pas croire tout à l'heure que j'avais tué Alexandre? Vous voyez bien que je l'ai tué.PHILIPPE
Silence! quelqu'un monte l'escalier. Cache-toi dans cette chambre.
Ils sortent.
SCENE III
Florence. Une rue.
Entrent DEUX GENTILSHOMMES.PREMIER GENTILHOMME
N'est-ce pas le marquis Cibo qui passe là? Il me semble qu'il donne le bras à sa femme?
Le marquis et la marquise passent.DEUXIEME GENTILHOMME
Il paraît que ce bon marquis n'est pas d'une nature vindicative. Qui ne sait pas à Florence que sa femme a été la maîtresse du feu duc?
PREMIER GENTILHOMME
Ils paraissent bien raccommodés. J'ai cru les voir se serrer la main.
DEUXIEME GENTILHOMME
La perle des maris, en vérité! Avaler ainsi une couleuvre aussi longue que l'Arno, cela s'appelle avoir l'estomac bon.
PREMIER GENTILHOMME
Je sais que cela fait parler, - cependant je ne te conseillerais pas d'aller lui en parler à lui-même; il est de la première force à toutes les armes, et les faiseurs de calembours craignent l'odeur de son jardin.
DEUXIEME GENTILHOMME
Si c'est un original il n'y a rien à dire.
Ils sortent.
SCENE IV
Une auberge.
Entrent PIERRE STROZZI et UN MESSAGER.PIERRE
Ce sont ses propres paroles?
LE MESSAGER
Oui, Excellence, les paroles du roi lui-même.
PIERRE
C'est bon.
Le messager sort.
Le roi de France protégeant la liberté de l'Italie, c'est justement comme un voleur protégeant contre un autre voleur une jolie femme en voyage. Il la défend jusqu'à ce qu'il la viole. Quoi qu'il en soit, une route s'ouvre devant moi, sur laquelle il y a plus de bons grains que de poussière. Maudit soit ce Lorenzaccio, qui s'avise de devenir quelque choses! Ma vengeance m'a glissé entre les doigts comme un oiseau effarouché; je ne puis plus rien imaginer ici qui soit digne de moi. Allons faire une attaque vigoureuse au bourg, et puis laissons là ces femmelettes qui ne pensent qu'au nom de mon père, et qui me toisent toute la journée pour chercher par où je lui ressemble. Je suis né pour autre chose que pour faire un chef de bandits.
Il sort.
SCENE V
Une place. - Florence.
L'ORFEVRE et LE MARCHAND DE SOIE, assis.LE MARCHAND
Observez bien ce que je dis, faites attention à mes paroles. Le feu duc Alexandre a été tué l'an 1536, qui est bien l'année où nous sommes. Suivez-moi toujours. Il a donc été tué l'an 1536, voilà qui est fait. Il avait vingt-six ans; remarquez-vous cela? Mais ce n'est encore rien; il avait donc vingt-six ans, bon. Il est mort le 6 du mois; ah! ah! saviez-vous ceci? n'est-ce pas justement le 6 qu'il est mort? Ecoutez maintenant. Il est mort à six heures de la nuit. Qu'en pensez-vous, père Mondella? voilà de l'extraordinaire, ou je ne m'y connais pas. Il est donc mort à six heures de la nuit. Paix! ne dites rien encore. Il avait six blessures. Eh bien! cela vous frappe-t-il à présent? Il avait six blessures, à six heures de la nuit, le 6 du mois, à l'âge de vingt-six ans, l'an 1536. Maintenant, un seul mot: il avait régné six ans.
L'ORFEVRE
Quel galimatias me faites-vous là, voisin?
LE MARCHAND
Comment! comment! vous êtes donc absolument incapable de calculer? vous ne voyez pas ce qui résulte de ces combinaisons surnaturelles que j'ai l'honneur de vous expliquer?
L'ORFEVRE
Non, en vérité, je ne vois pas ce qui en résulte.
LE MARCHAND
Vous ne le voyez pas? Est-ce possible, voisin, que vous ne le voyiez pas?
L'ORFEVRE
Je ne vois pas qu'il en résulte la moindre des choses. A quoi cela peut-il nous être utile?
LE MARCHAND
Il en résulte que six Six ont concouru à la mort d'Alexandre. Chut! ne répétez pas ceci comme venant de moi. Vous savez que je passe pour un homme sage et circonspect; ne me faites point de tort, au nom de tous les saints! La chose est plus grave qu'on ne pense, je vous le dis comme à un ami.
L'ORFEVRE
Allez-vous promener! je suis un homme vieux, mais pas encore une vieille femme. Le Côme arrive aujourd'hui, voilà ce qui résulte le plus clairement de notre affaire, il nous est poussé un beau décideur de paroles dans votre nuit de six Six. Ah! mort de ma vie! cela ne fait-il pas honte? Mes ouvriers, voisin, les derniers de mes ouvriers, frappaient avec leurs instruments sur les tables, en voyant passer les Huit, et ils leur criaient: "Si vous ne savez ni ne pouvez agir, appelez-nous, qui agirons".
LE MARCHAND
Il n'y a pas que les vôtres qui aient crié; c'est un vacarme de paroles dans la ville, comme je n'en ai jamais entendu, même par ouï-dire.
L'ORFEVRE
On demande les boules (Note 6); les uns courent après les soldats, les autres après le vin qu'on distribue, et ils s'en remplissent la bouche et la cervelle, afin de perdre le peu de sens commun et de bonnes paroles qui pourraient leur rester.
LE MARCHAND
Il y en a qui voulaient rétablir le Conseil, et élire librement un gonfalonier, comme jadis.
L'ORFEVRE
Il y en a qui voulaient, comme vous dites, mais il n'y en a pas qui aient agi. Tout vieux que je suis, j'ai été au Marché Neuf, moi, et j'ai reçu dans la jambe un bon coup de hallebarde. Pas une âme n'est venue à mon secours. Les étudiants seuls se sont montrés.
LE MARCHAND
Je le crois bien. Savez-vous ce qu'on dit, voisin? On dit que le provéditeur, Roberto Corsini, est allé hier soir à l'assemblée des républicains, au palais Salviati.
L'ORFEVRE
Rien n'est plus vrai. Il a offert de livrer la forteresse aux amis de la liberté, avec les provisions, les clefs, et tout le reste.
LE MARCHAND
Et il l'a fait, voisin? est-ce qu'il l'a fait? c'est une trahison de haute justice.
L'ORFEVRE
Ah bien oui! on a braillé, bu du vin sucré, et cassé des carreaux; mais la proposition de ce brave homme' n'a seulement pas été écoutée. Comme on n'osait pas faire ce qu'il voulait, on a dit qu'on doutait de lui, et qu'on le soupçonnait de fausseté dans ses offres. Mille millions de diables! que j'enrage! Tenez, voilà les courriers de Trebbio qui arrivent; Côme n'est pas loin d'ici. Bonsoir, voisin, le sang me démange! il faut que j'aille au palais.
Il sort.LE MARCHAND
Attendez donc, voisin; je vais avec vous.
Il sort. Entre un précepteur avec le petit Salviati, et un autre avec le petit Strozzi.LE PREMIER PRECEPTEUR
Sapientissime doctor, comment se porte votre Seigneurie? Le trésor de votre précieuse santé est-il dans une assiette régulière, et votre équilibre se maintient-il convenable, par ces tempêtes où nous voilà?
LE DEUXIEME PRECEPTEUR
C'est chose grave, Seigneur Docteur, qu'une rencontre aussi érudite et aussi fleurie que la vôtre, sur cette terre soucieuse et lézardée. Souffrez que je presse cette main gigantesque, d'où sont sortis les chefs-d'oeuvre de notre langue. Avouez-le, vous avez fait depuis peu un sonnet.
LE PETIT SALVIATI
Canaille de Strozzi que tu es!
LE PETIT STROZZI
Ton père a été rossé, Salviati.
LE PREMIER PRECEPTEUR
Ce pauvre ébat de notre muse serait-il allé jusqu'à vous, qui êtes homme d'art si consciencieux, si large et si austère? Des yeux comme les vôtres, qui remuent des horizons si dentelés, si phosphorescents, auraient-ils consenti à s'occuper des fumées peut-être bizarres et osées d'une imagination chatoyante?
LE DEUXIEME PRECEPTEUR
Oh! si vous aimez l'art, et si vous nous aimez, dites-nous, de grâce, votre sonnet. La ville ne s'occupe que de votre sonnet.
LE PREMIER PRECEPTEUR
Vous serez peut-être étonné que moi, qui ai commencé par chanter la monarchie en quelque sorte, je semble cette fois chanter la république.
LE PETIT SALVIATI
Ne me donne pas de coups de pied, Strozzi.
LE PETIT STROZZI
Tiens, chien de Salviati, en voilà encore deux.
LE PREMIER PRECEPTEUR
Voici les vers:
Chantons la Liberté, qui refleurit plus âpre...LE PETIT SALVIATI
Faites donc finir ce gamin-là, monsieur, c'est un coupe-jarret. Tous les Strozzi sont des coupe-jarrets.
LE DEUXIEME PRECEPTEUR
Allons, petit, tiens-toi tranquille.
LE PETIT STROZZI
Tu y reviens en sournois? Tiens, canaille, porte cela à ton père, et dis-lui qu'il le mette avec l'estafilade qu'il a reçue de Pierre Strozzi, empoisonneur que tu es! Vous êtes des empoisonneurs.
LE PREMIER PRECEPTEUR
Veux-tu te taire, polisson!
Il le frappe.LE PETIT STROZZI
Aye, aye! Il m'a frappé.
LE PREMIER PRECEPTEUR
Chantons la Liberté, qui refleurit plus âpre
Sous des soleils plus mûrs et des cieux plus vermeils.LE PETIT STROZZI
Aye! aye! il m'a écorché l'oreille.
LE DEUXIEME PRECEPTEUR
Vous avez frappé trop fort, mon ami.
Le petit Strozzi rosse le petit Salviati.PREMIER PRECEPTEUR
Eh bien! qu'est-ce à dire?
DEUXIEME PRECEPTEUR
Continuez, je vous en supplie.
LE PREMIER PRECEPTEUR
Avec plaisir, mais ces enfants ne cessent pas de se battre.
Les enfants sortent en se battant. Ils les suivent.
SCENE VI
Florence. Une rue.
Entrent des ETUDIANTS et des SOLDATS.UN ETUDIANT
Puisque les grands seigneurs n'ont que des langues, ayons des bras. Holà, les boules! les boules! Citoyens de Florence, ne laissons pas élire un duc sans voter.
UN SOLDAT
Vous n'aurez pas les boules; retirez-vous.
L'ETUDIANT
Citoyens, venez ici; on méconnaît vos droits, on insulte le peuple.
Un grand tumulte.LES SOLDATS
Gare! Retirez-vous.
UN AUTRE ETUDIANT
Nous voulons mourir pour nos droits.
UN SOLDAT
Meurs donc.
Il le frappe.L'ETUDIANT
Venge-moi, Roberto, et console ma mère.
Il meurt. Les étudiants attaquent les soldats; ils sortent en se battant.
SCENE VII
Venise. - Le cabinet de Strozzi.
PHILIPPE; LORENZO, tenant une lettre.LORENZO
Voilà une lettre qui m'apprend que ma mère est morte. Venez donc faire un tour de promenade, Philippe.
PHILIPPE
Je vous en supplie, mon ami, ne tentez pas la destinée. Vous allez et venez continuellement, comme si cette proclamation de mort n'existait pas.
LORENZO
Au moment où j'allais tuer Clément VII, ma tête a été mise à prix à Rome. Il est naturel qu'elle le soit dans toute l'Italie, aujourd'hui que j'ai tué Alexandre. Si je sortais de l'Italie, je serais bientôt sonné à son de trompe dans toute l'Europe, et à ma mort, le bon Dieu ne manquera pas de faire placarder ma condamnation éternelle dans tous les carrefours de l'immensité.
PHILIPPE
Votre gaieté est triste comme la nuit; vous n'êtes pas changé, Lorenzo.
LORENZO
Non, en vérité, je porte les mêmes habits, je marche toujours sur mes jambes, et je bâille avec ma bouche; il n'y a de changé en moi qu'une misère: c'est que je suis plus creux et plus vide qu'une statue de fer-blanc.
PHILIPPE
Partons ensemble; redevenez un homme. Vous avez beaucoup fait, mais vous êtes jeune.
LORENZO
Je suis plus vieux que le bisaïeul de Saturne; je vous en prie, venez faire un tour de promenade.
PHILIPPE
Votre esprit se torture dans l'inaction; c'est là votre malheur. Vous avez des travers, mon ami.
LORENZO
J'en conviens; que les républicains n'aient rien fait à Florence, c'est là un grand travers de ma part. Qu'une centaine de jeunes étudiants, braves et déterminés, se soient fait massacrer en vain; que Côme, un planteur de choux, ait été élu à l'unanimité, oh! je l'avoue, je l'avoue, ce sont là des travers impardonnables, et qui me font le plus grand tort.
PHILIPPE
Ne raisonnons point sur un événement qui n'est pas achevé. L'important est de sortir d'Italie; vous n'avez point encore fini sur la terre.
LORENZO
J'étais une machine à meurtre, mais à un meurtre seulement.
PHILIPPE
N'avez-vous pas été heureux autrement que par ce meurtre? Quand vous ne devriez faire désormais qu'un honnête homme, pourquoi voudriez-vous mourir?
LORENZO
Je ne puis que vous répéter mes propres paroles: Philippe, j'ai été honnête. Peut-être le redeviendrais-je, sans l'ennui qui me prend. J'aime encore le vin et les femmes: c'est assez, il est vrai, pour faire de moi un débauché, mais ce n'est pas assez pour me donner envie de l'être. Sortons, je vous en prie.
PHILIPPE
Tu te feras tuer dans toutes ces promenades.
LORENZO
Cela m'amuse de les voir. La récompense est si grosse qu'elle les rend presque courageux. Hier, un grand gaillard à jambes nues m'a suivi un gros quart d'heure au bord de l'eau sans pouvoir se déterminer à m'assommer. Le pauvre homme portait une espèce de couteau long comme une broche, il le regardait d'un air si penaud qu'il me faisait pitié; c'était peut-être un père de famille qui mourait de faim.
PHILIPPE
O Lorenzo! Lorenzo! ton coeur est très malade. C'était sans doute un honnête homme; pourquoi attribuer à la lâcheté du peuple le respect pour les malheureux?
LORENZO
Attribuez cela à ce que vous voudrez. Je vais faire un tour au Rialto.
Il sort.PHILIPPE, seul.
Il faut que je le fasse suivre par quelqu'un de mes gens. Holà! Jean! Pippo! holà!
Entre un domestique.
Prenez une épée, vous et un autre de vos camarades, et tenez-vous à une distance convenable du seigneur Lorenzo, de manière à pouvoir le secourir si on l'attaque.JEAN
Oui, monseigneur.
Entre Pippo.PIPPO
Monseigneur, Lorenzo est mort. Un homme était caché derrière la porte, qui l'a frappé par derrière, comme il sortait.
PHILIPPE
Courons vite! Il n'est peut-être que blessé.
PIPPO
Ne voyez-vous pas tout ce monde? Le peuple s'est jeté sur lui. Dieu de miséricorde! On le pousse dans la lagune.
PHILIPPE
Quelle horreur! quelle horreur! Eh quoi! pas même un tombeau?
Il sort.
SCENE VIII
Florence. - La grande place.
Des tribunes publiques sont remplies de monde.
Des gens du peuple accourent de tous côtés.LE PEUPLE
Vive Médicis! Il est duc, duc! il est duc.
LES SOLDATS
Gare, canaille!
LE CARDINAL CIBO, sur une estrade, à Côme de Médicis.
Seigneur, vous êtes duc de Florence. Avant de recevoir de mes mains la couronne que le Pape et César m'ont chargé de vous confier, il m'est ordonné de vous faire jurer quatre choses.
COME
Lesquelles, Cardinal?
LE CARDINAL
Faire la justice sans restriction; ne jamais rien tenter contre l'autorité de Charles-Quint, venger la mort d'Alexandre, et bien traiter le seigneur Jules et la signora Julia, ses enfants naturels.
COME
Comment faut-il que je prononce ce serment?
LE CARDINAL
Sur l'Evangile.
Il lui présente l'Evangile.COME
Je le jure à Dieu et à vous, Cardinal. Maintenant donnez-moi la main.
Ils s'avancent vers le peuple. On entend Côme parler dans l'éloignement.
"Très nobles et très puissants Seigneurs,
Le remercîment que je veux faire à vos très illustres et très gracieuses Seigneuries, pour le bienfait si haut que je leur dois, n'est pas autre que l'engagement qui m'est bien doux, à moi si jeune comme je suis, d'avoir toujours devant les yeux, en même temps que la crainte de Dieu, l'honnêteté et la justice, et le dessein de n'offenser personne, ni dans les biens ni dans l'honneur, et, quant au gouvernement des affaires, de ne jamais m'écarter du conseil du jugement des très prudentes et très judicieuses Seigneuries auxquelles je m'offre en tout, et recommande bien dévotement."
Notes de l'auteur
Note 6. On comprend qu'il s'agit ici d'élections.