Pour P. Picasso.
Le jeune lieutenant de dragons, Alexandre Naudin, avait suivi pendant
un an l’excellent cours de russe que professe, à l’Ecole des langues
orientales vivantes de Paris, M. Paul Boyer. Il savait la grammaire, la
syntaxe et les lois compliquées de la phonétique russe. Il était
capable de lire un texte facile, mais il parlait avec peine. Il décida
de se perfectionner dans cette langue ardue, demanda et obtint un congé
de trois mois pour un voyage d’études au pays des tsars. Il faut avouer
qu’il était attiré aussi en Russie par les récits des camarades qui l’y
avaient précédé et en avaient rapporté des souvenirs bien séduisants.
Alexandre Naudin avait des rentes suffisantes (il était fils d’Edouard
Naudin, de la maison Leredu, Naudin, Jouaust et Cie, bonneterie en
gros, à Troyes, le premier crédit de la place) pour se permettre de
voyager agréablement sans être obligé de consulter à chaque fin de
journée l’état de sa bourse.
Il se rendit directement de Paris à Moscou par Varsovie. Là, il fit la
connaissance d’un officier, Serge Platonof, avec lequel il passa
quelques soirées. Ils allèrent dans les lieux de plaisir, entendirent
des chanteuses françaises et des girls anglaises, applaudirent des
acrobates japonais et des lutteurs de Carélie. Le commencement de
juillet était déjà chaud et orageux, comme il arrive à Moscou, et le
séjour de la ville lui parut sans agrément. Comme il s’en ouvrait à son
nouvel ami, celui-ci lui dit.
- Il faut venir chez nous en hiver. Tous nos amis sont maintenant aux
eaux du Caucase, en Crimée ou dans leurs biens. C’est là que vous
verrez la société russe. Puisque vous êtes libre de votre itinéraire,
allez donc au Caucase. La nature y est riche, avec quelque chose de
sauvage que vous ne connaissez pas en Europe. Vous y trouverez des
femmes ravissantes et faciles ; cela a son prix pour un voyageur. Je
vous donnerai une lettre pour un de mes amis qui est aide de camp du
vice-roi à Tiflis. Grâce à lui, je pense que votre séjour sera plein
d’agrément.
Deux jours après, Alexandre Naudin montait dans le train de luxe qui
mène aux eaux du Caucase par Rostof sur le Don ; mais il ne s’arrêta ni
à Piatigorsk, ni à Essentouki. Les stations d’eaux modernes lui
paraissaient peu dignes d’intérêt. Il voulait voir des sites et des
cités qui eussent plus de couleur locale et continua sa route jusqu’à
Vladicaucase, charmante petite ville située au nord des derniers
contreforts de la chaîne élevée qui sépare le Transcaucase des plaines
du Caucase septentrional et de la Russie.
Il passa la fin de l’après midi et la soirée dans le beau jardin de la
ville sur les bords du Terek dont l’eau limoneuse arrive en bondissant
tout droit des montagnes. La chaleur était grande déjà. Les habitués du
jardin, dès six heures, venaient chercher la fraîcheur sous les
ombrages au long des eaux courantes. Les parents s’asseyaient au
restaurant, jouaient à la préférence ou au vinte. Les jeunes filles,
gymnasistes et autres déjà sorties des écoles, se promenaient par
couples dans les allées. Elles portaient toutes des robes de toile
blanche très fine et, à cause de la température élevée, elles n’avaient
sous leur robe exactement qu’une chemise, ce dont, lorsqu’elles
passaient entre le soleil couchant et un observateur intéressé, il
était aisé de se convaincre.
Le jeune Alexandre Naudin se crut entré dans le paradis des hourris dès
son arrivée en Orient. Assis sur un banc, il savourait la volupté tiède
de l’heure, en regardant flâner devant lui ces jeunes filles, riantes
ou sérieuses, dont plus d’une lui jetait, comme au vol, un coup d’œil
vif au passage. De beaux yeux noirs qui se ferment à moitié, un éclair
soudain de dents blanches entre des lèvres qui ne doivent leur rougeur
qu’au sang frais de la jeunesse, les tissus légers et presque
transparents qui couvraient ces corps juvéniles, il y avait là de quoi,
il faut en convenir, faire perdre la raison à un officier de dragons de
l’armée française. Alexandre Naudin pensait déjà à ne pas quitter
Vladicaucase et à y achever le temps de son congé. Où trouverait-il un
plus agréable jardin, des eaux plus fraîches, un décor de montagnes
plus pittoresque et des femmes plus séduisantes ?
Mais il faut avouer qu’au sein même de ces délices le jeune lieutenant
éprouvait un certain malaise. Ces beautés n’étaient point des femmes,
mais des jeunes filles. Or, Alexandre Naudin avait reçu une éducation
excellente, dans sa famille bourgeoise d’abord, ensuite à l’école des
Postes, et au régiment enfin. Et comme un jeune homme bien élevé, il
n’avait jamais eu la curiosité de discuter les idées traditionnelles
qu’on lui avait inculquées et les règles de conduite qu’il faut suivre.
Or, il est évident, bien que sous-entendu, qu’un jeune homme, et
surtout un officier, et singulièrement un officier de cavalerie, le
monde lui appartient ; il peut y faire, comme on dit, les quatre cents
coups, mais il ne touchera pas aux jeunes filles. Les jeunes filles, on
les épouse, mais on ne s’amuse pas avec elles. Ces commandements de la
morale qui a fait la force de notre pays y sont, grâce à Dieu,
respectés aujourd’hui, et pour longtemps encore, je l’espère.
Aussi la présence de ces jeunes filles ne laissait-elle pas que
d’inquiéter notre lieutenant. Alexandre Naudin pensait avec Leibnitz,
qu’il n’avait jamais lu, que toutes choses sont réglées pour le mieux
dans le meilleur des mondes, que les jeunes filles sont faites pour
devenir des femmes légitimes, que les jeunes femmes ont des enfants et
deviennent du coup sacrées et que pour les plaisirs naturels des hommes
il est une classe de femmes, nombreuse, variée, où l’on peut exercer
sans scrupule de conscience le droit de choix. A trente ans, je le sens
bien, Alexandre Naudin qui n’est pas un nigaud aura fait quelques pas
de plus et compris des choses qui lui échappent encore. Mais quoi ? Il
n’a que vingt-quatre ans au moment où cette histoire commence et finit.
Il hésitait donc à aborder ces jeunes filles qui lui souriaient
pourtant avec sympathie. Sous le feu de leurs regards, il brûlait, mais
n’osait déclarer sa flamme. Vingt fois, il fut sur le point de se
décider ; vingt fois il recula. Cependant, il se promenait dans les
allées éclairées, bombant le torse, tendant le mollet. Pour mettre le
comble à son malheur, les jeunes filles étaient toujours par groupe de
deux, de trois ou de quatre. En eût-il trouvé une isolée, peut-être
l’aurait-il poursuivie. Mais on voit la difficulté qu’il y a à entrer
en conversation avec plusieurs jeunes filles, riantes et moqueuses,
surtout lorsqu’on ne parle pas couramment leur langue, malgré les
excellentes leçons de M. Paul Boyer.
Il passa ainsi une soirée délicieuse et tourmentée et, l’âme pleine de
regrets, il quitta le jardin de la ville pour passer une nuit agitée
dans son médiocre lit d’hôtel.
Le lendemain matin, il prenait place à la première heure dans une des
nombreuses automobiles assurant le service entre Vladicaucase et Tiflis
par la fameuse route militaire de Géorgie qui franchit la chaîne du
Caucase.
La beauté des sites traversés, leur variété, leurs contrastes
ramenèrent la paix dans l’âme de notre voyageur. Il chemina d’abord
dans les gorges au fond desquelles coule le Terek mugissant. Il admira
sur un roc élevé dominant la rivière, les ruines du château de la reine
Tamara d’où l’on précipitait au matin dans les eaux écumantes les
voyageurs dont cette femme altière avait bien voulu faire ses amants
d’une nuit.
Après deux heures et demie de montée continue, et après avoir traversée
la passe fameuse du Dariel, l’automobile arriva à la première étape, à
la station de poste du Kasbek où un déjeuner était préparé. Alexandre
Naudin mangea de grand appétit des écrevisses péchées dans les torrents
glacés des montagnes ; on lui servit du vin capiteux de Kachétie et, en
attendant le départ de la voiture, il fuma une cigarette en face du pic
volcanique du Kazbek qui élève à plus de cinq mille mètres dans les
airs ses neiges éternelles et ses rocs où fût enchainé Prométhée. Il se
sentait plein d’allégresse et se félicitait d’avoir suivi le conseil de
son camarade de Moscou qui l’avait envoyé au Caucase. Les heures
passées au jardin de la ville à Vladicaucase paraissaient lui promettre
dans un avenir prochain des félicités sans pareilles et ce fut de la
meilleure humeur du monde qu’il poursuivit son voyage en automobile à
travers les régions sauvages et grandioses de l’Ossétie.
Après une heure et demie encore de montée, ils atteignirent le sommet
du col, la passe Krestovski, qui est à près de deux mille cinq cents
mètres, et, avec la longue descente sur Tiflis, ce furent de nouveaux
enchantements. Comme par miracle, le paysage changea en un clin d’œil.
Plus de gorges serrées, mais de vastes étendues. Un large panorama
s’ouvrait devant les yeux ravis de notre lieutenant. Dans cette marche
rapide vers le sud et les pays brûlés de soleil, la végétation devenait
à chaque instant plus riche. Des souffles tièdes et parfumés passaient
dans l’air et les noms mêmes des villages traversés, Passanaour,
Ananaour, avaient quelque chose de voluptueux.
Vers les quatre heures, Alexandre Naudin aperçut, dans le lointain,
tapie dans une vallée aux flancs rocheux et dénudés une grande ville
au-dessus de laquelle flottait une buée. C’était Tiflis.
Il n’y arriva qu’à six heures. La chaleur était grande encore ; il
était couvert de poussière et meurtri par les cahots de la route. Il
descendit à l’hôtel de Londres, au bord de la Koura.
Il était dans une telle fièvre de jouir rapidement de la vie
caucasienne qu’il porta, le soir même, la lettre de recommandation qui
lui avait été remise pour l’officier d’ordonnance du vice-roi et il eût
presque un accès de désespoir lorsqu’il apprit que cet officier, Ivan
Iliitch Poutilof, était pour trois jours encore aux eaux de Borjom. Il
lui semblait qu’il ne rattraperait jamais ces trois jours perdus, car
notre ami Alexandre Naudin sentait bien que, dans un pays si neuf pour
lui, il avait besoin d’un guide et que, laissé à lui-même, il ne
saurait pas découvrir les charmes secrets de Tiflis.
Force lui fut de prendre patience et il consacra ces trois jours «
rayés de ma vie », disait-il à parcourir la ville et à se
familiariser avec les lieux où il se promettait tant de bonheur. Bien
qu’il fût seul et qu’il n’eût pas beaucoup de ressources en lui-même,
Alexandre Naudin prit plus de plaisir qu’il ne l’espérait à visiter
Tiflis.
Il parcourut les bazars et la vieille ville où la Koura est serrée
entre les murs d’antiques maisons ; il flâna dans le quartier persan,
s’aventura jusqu’au pittoresque jardin botanique installé dans les
ruines de l’ancienne forteresse des chahs Séfévis. Il y but du kéfir,
boisson qu’il jugea fade. Vers les six heures, il se promenait sur la
perspective Golovine et goûtait chez le pâtissier français de l’endroit
où il bavardait un moment. Malheureusement les théâtres étaient fermés
et les soirées lui parurent longues. Et cela d’autant plus que la
chaleur dans la journée était excessive ; qu’après une matinée passée à
courir la ville, il faisait comme tous les habitants de Tiflis une
longue sieste après déjeuner et, ainsi reposé, se trouvait peu
désireux, le soir, de se coucher de bonne heure.
Mais Tiflis ne possédait pas un jardin comparable à celui de
Vladicaucase.
Ses trois jours de purgatoire prirent fin et à la date fixée, il eut le
plaisir de rencontrer le capitaine Ivan Iliitch Poutilof. C’était un
jeune homme d’à peine trente ans, déjà couvert de décorations et auquel
le plus brillant avenir militaire paraissait assuré. Il témoigna un
grand plaisir à faire la connaissance de son frère d’armes français. A
voir la façon dont il le reçut et dont il décida de se consacrer à lui
pendant son séjour à Tiflis, il semblait que sa vie n’eût jusqu’alors
pas eu de but et que l’arrivée d’Alexandre Naudin vint combler un vide
cruellement ressenti. Il lui demanda aussitôt le nom de son père. Le
père d’Alexandre Naudin s’appelait Edouard et, du coup, Alexandre
Naudin devint Alexandre Edouardovitch.
Dès le premier soir, l’officier russe emmena son camarade dans un des
cercles d’été sur la rive gauche de la Koura. C’était un jardin où l’on
soupait en plein air à partir de onze heures. Toute la société de
Tiflis s’y trouvait rassemblée et, à la voir manger de grand appétit,
Alexandre Naudin eut la solution d’un petit problème qui s’était posé à
lui depuis qu’il était arrivé dans la capitale du Caucase : celui de
l’heure des repas pour les habitants de la ville. Il avait vu du monde
à déjeuner dans les hôtels ou restaurants où il fréquentait. Mais à
quelque heure et où qu’il se présentât pour dîner, il se trouvait seul.
Quel était ce mystère ?
Il s’en ouvrit à son nouvel ami.
Celui-ci lui répondit :
- Mon cher Alexandre Edouardovitch, nous déjeunons, en effet, comme
vous, entre midi et une heure. Puis vient la sieste, repos sacré pour
les Russes et les Caucasiens dans notre été torride. Après la sieste,
vers les cinq ou six heures, nous prenons le thé ou chez un pâtissier,
ou, de préférence, chez nous. Et la vie de société recommence avec le
souper que vous voyez ici. Comment donc vivre de jour, alors que les
nuits du Caucase sont, comme vous le voyez, incomparables ? Hommes,
femmes, jeunes filles se retrouvent ici le soir et y restent jusqu’à
une ou deux heures du matin. On se promène, on cause, on écoute la
musique, on mange, on boit et, enfin, on a les joies du loto auxquelles
je vais vous initier.
Alexandre Naudin vit au fond du jardin un grand tableau divisé en cent
petites cases dans lesquelles s’affichaient, selon l’appel crié à haute
voix par un croupier, les numéros sortis. L’assemblée suivait le jeu
avec un intérêt passionné, tout en soupant.
Les deux officiers achetèrent chacun une carte pour le prix d’un rouble
et se mirent à pointer les numéros appelés. Le hasard voulut que notre
jeune officier complétât sa carte le premier. Il le dit à son ami qui
cria d’une voix forte :
-
Davolno. (Satisfait.)
Le jeu aussitôt s’arrêta. Un employé vint prendre la carte gagnante et
la porta au vérificateur. Il revint un instant après et dit :
- Correct.
Ayant ainsi parlé, il aligna sur la table soixante et six roubles. De
toutes parts, les gens se retournèrent pour voir l’heureux gagnant et,
comme on ne le connaissait pas, on le regarda plus longuement. Le jeune
Alexandre Naudin jouissait de son succès et se tenait très droit.
- Vous avez donc de la chance, mon cher Alexandre Edouardovitch, dit
son compagnon. Nous allons boire une bouteille de champagne à votre
victoire.
Il ne voulut jamais que son excellent camarade payât la bouteille et
Alexandre Naudin se vit obligé d’en commander une seconde.
Cependant des amis de l’officier russe s’étaient rapprochés et
s’assirent à sa table. Notre compatriote fit ainsi plus de
connaissances en une heure qu’il n’en aurait fait en un an, eût-il été
seul à Tiflis. On but à la santé de la France et lorsqu’Alexandre
Naudin, vers les trois heures du matin, regagna l’hôtel de Londres, il
se félicitait d’avoir trouvé pour son séjour au Caucase un si parfait
compagnon.
Ces fêtes familières se renouvelèrent. Il ne voyait pas Ivan Iliitch de
jour, mais ils passaient les nuits ensemble et soupaient à deux ou en
compagnie dans les cercles d’été de la ville. Il se lia ainsi avec
quelques notables de l’endroit, avec le notaire du vice-roi, avec
l’intendant des apanages de la couronne. Les épouses de ces gens
éminents étaient des dames déjà d’un certain âge et leurs agaceries
laissèrent notre lieutenant indifférent. Il commençait à trouver que
ses amis russes menaient une vie bien monotone dans laquelle le vin
tenait lieu de tous les plaisirs. Un soir, il dit à son ami Poutilof :
- N’y-t-il pas, dans votre belle ville, mon cher Ivan Iliitch, des
dames plus jeunes et moins vertueuses que celles que je rencontre ici ?
En entendant ces mots, Ivan Iliitch éclata de rire.
- Plus jeunes, certes, mais moins vertueuses, je ne saurais vous le
promettre, laissant entendre par là, sans doute, que rien ne pouvait
être plus inattendu que de chercher la vertu chez les femmes de ses
amis.
Lorsqu’il eut repris son sérieux, il dit à Naudin :
- Vous voulez voir nos filles du Caucase, Alexandre Edourdovitch. Vous
avez raison ; elles sont ravissantes, je vous mènerai chez elles. Nous
en avions du reste fait le projet et avions combiné de vous offrir, en
qualité d’ami et d’allié, une petite fête dans le goût caucasien. Si
vous le voulez, ce sera pour après-demain. D’ici là, reposez-vous,
jeûnez et couchez-vous de bonne heure, car il faudra faire preuve
d’endurance et nous vous ferons goûter nos meilleurs vins. Notre
prochain rendez-vous est donc fixé à après-demain, à l’hôtel de
Londres, à trois heures.
- A trois heures ? interrogea Alexandre Naudin, étonné du choix de
cette heure inaccoutumée.
- Ne déjeunez pas, repartit Ivan Iliitch, nous nous mettrons à table
aussitôt. Et gardez-nous votre soirée.
- Y aura-t-il des femmes ? demanda Naudin qui suivait son idée.
- Tout cela vous sera révélé en son temps, dit Poutilof, d’un air
mystérieux.
Au jour et à l’heure dits, Alexandre Naudin attendit ses amis. Le
couvert avait été dressé dans un cabinet particulier de l’hôtel, vaste
pièce dont les fenêtres, à cause de la chaleur, étaient fermées. Les
convives furent exacts. Il y avait là Poutilof, ordonnateur de la fête,
un colonel de cavalerie, homme superbe de plus de six pieds de haut qui
commandait un régiment de la « division sauvage », un jeune lieutenant
du même régiment, le notaire du vice-roi et un prince qui portait un
des grands noms de la noblesse géorgienne, dont l’origine, comme on le
sait, se perd dans la nuit des temps. On débuta par manger debout des
zakouskis délicieux, du caviar d’Astara, des tranches de jambon cru,
des petits pâtés chauds aux champignons, d’autres de poisson, d’autres
encore aux choux hachés, arrosés, comme il convient, de plusieurs
verres de vodka.
Puis on se mit à table. Le repas fut copieux et magnifique ; le
cuisinier de l’hôtel renommé dans toutes la Russie s’était surpassé. Il
y eut, après le consommé aux betteraves accompagné de petites flûtes au
fromage, un coulibiak à l’esturgeon de la Caspienne, puis un plat
d’écrevisses énormes du Terek, puis un coq de bruyère flanqué de
gelinottes farcies et truffées. Par une coquetterie bien naturelle, les
vins étaient tous du Caucase et choisis parmi les meilleurs des
apanages, vins capiteux qui semblent avoir capté la chaleur du soleil
ardent de la Kachétie.
Les toasts portés furent innombrables. On but à l’Empereur et au
Président de la République, à l’armée russe et à la française, à la
cavalerie de l’un et de l’autre pays, au régiment d’Alexandre
Edouardovitch et à ceux de ses hôtes. A chaque fois, comme la politesse
l’exige, chaque verre était empli et vidé. Au café seulement, le
champagne français fit son apparition.
Notre ami Alexandre Naudin supportait de son mieux ces libations. Du
reste, dès le milieu du repas, ses hôtes étaient animés d’une telle
ardeur qu’ils ne faisaient plus une exacte attention à ce que buvait le
lieutenant français qui s’arrangea pour les tricher le mieux possible.
Il avait, comme beaucoup de nos compatriotes, horreur de se griser. Il
aimait une pointe de vin, mais il était difficile de lui faire franchir
la limite qu’il s’était fixée. Il avait, en outre, pour rester sage, de
bien fortes raisons. Il savait que la soirée ne s’achèverait pas à
l’hôtel de Londres et il voulait être en état de goûter les joies qui
lui étaient promises.
Au crépuscule, on sortit sur une terrasse qui dominait la Koura. Le
prince géorgien, un jeune homme pâle et silencieux, devenait de plus en
plus mélancolique. Il s’assit dans un fauteuil un peu à l’écart et,
s’accompagnant sur une balalaïka, commença à se chanter comme à
lui-même une étrange et triste chanson sur un rythme brisé, avec des
modulations qui semblaient monotones, mais peu à peu vous prenaient le
cœur et l’enfermaient dans leur trame compliquée. Le soir tombait ;
Alexandre Naudin jouissait du charme de l’heure ; il se laissait aller
à rêver, ce qui ne lui arrivait pas souvent. Le colonel de cavalerie
vidait tous les verres de champagne ou de liqueur qu’on lui servait
sans paraître en être affecté d’aucune manière. Il n’était ni plus gai,
ni plus triste, ni plus loquace qu’auparavant. Il se tenait droit et,
sur sa belle figure impassible, on ne lisait, à la lettre, rien.
Poutilof discutait passionnément avec le notaire du vice-roi, qui était
rouge et luisant. Ils avaient choisi, comme thème de leur conversation
animée, l’éternel sujet de la mort, sur lequel jamais Russe, après un
dîner arrosé de bons vins, ne reste court. Quant au grand lieutenant,
il ne disait mot et se contentait de fumer des cigarettes qu’il jetait
aussitôt allumées. A certains accords sur la balalaïka, ses pieds
s’agitaient sur les dalles avec une souplesse merveilleuse.
Et cela dura ainsi longtemps, jusqu’à ce que la nuit fut complète et
que des étoiles étincelantes vinssent broder le velours bleu foncé du
ciel. Au loin, on entendait des voix et des flûtes ; des mélopées
orientales arrivaient par fragments, jusqu’à la terrasse où les
convives savouraient la douceur enfin venue du soir.
Alexandre Naudin, quel que fût l’agrément de cette soirée, commençait à
s’impatienter. Il s’était promis de laisser ses amis ordonner la fête à
leur guise, mais il espérait bien qu’on ne resterait pas indéfiniment
sur la terrasse de l’hôtel de Londres.
Poutilof, enfin, arrêta la discussion avec le notaire du vice-roi et
s’écria :
- Je pense qu’il est temps, mes amis, d’aller prendre l’air de la
campagne.
On accepta, sans discussion. Il était évident que le programme de la
soirée avait été fixé à l’avance suivant les rites qui président à de
telles cérémonies.
- Nous en avons assez d’être entre hommes, continua Poutilof. Si notre
hôte n’y met pas d’opposition, nous emmènerons quelques jeunes femmes
souper avec nous. Nous allons passer chez notre vieille amie de la rue
X... Je lui ai téléphoné que nous viendrions ce soir et je ne doute pas
qu’elle n’ait convoqué ce qu’elle a de mieux dans ses relations.
A la porte de l’hôtel, trois automobiles attendaient, dont deux
militaires, conduites chacune par un soldat. Pendant le très court
trajet, Alexandre Naudin s’informa auprès de son compagnon de l’endroit
où ils allaient.
- Mais, Alexandre Edouardovitch, vous connaissez ces maisons. Elles
existent à Paris comme en Russie. On y trouve des personnes jeunes et
aimables que l’on emmène souper.
- Des professionnelles ? demanda Naudin qui tenait à mettre les points
sur les
i.
- Sans doute, cher ami, sans doute, bien que certaines d’entres elles
se fassent passer pour des femmes du monde, désireuses de courir, un
soir, les aventures. Cela n’arrive-t-il pas chez vous aussi ?
Alexandre Naudin convint qu’il en était ainsi, parfois, en France.
Les automobiles s’arrêtèrent sur un quai de la rive gauche de la Koura,
à l’entrée d’une ruelle si étroite qu’elles ne pouvaient s’y engager.
Poutilof, suivi de ses compagnons, pénétra dans une petite maison dont
les fenêtres ouvraient sur le fleuve. Une dame d’âge mûr les reçut
comme de vieux amis et les introduisit dans une grande pièce où, autour
d’une table ronde, une douzaine de jeunes femmes jouaient au loto. Le
jeu les passionnait à un tel point qu’elles ne levèrent même pas le nez
de leurs cartes pour voir qui arrivait. Les officiers firent le tour de
la table, distribuant des poignées de main, des caresses ou des baisers
à leurs amies.
Alexandre Naudin regardait avec plaisir cette scène. Toutes les femmes
étaient jeunes et la plupart d’entre elles jolies. Elles étaient vêtues
comme il est de mode en été à Tiflis, de jupes de toile blanche et de
chemisettes plus ou moins élégantes, suivant les hasards de la fortune
changeante. Beaucoup d’entre elles avaient les cheveux coupés courts.
Mais Naudin constata avec surprise qu’elles n’avaient pas les
caractéristiques extérieurs des professionnelles européennes et qu’à
les rencontrer dans la rue, il ne les eût pas reconnues pour ce
qu’elles étaient.
Il s’attendait à être entouré, flatté, caressé. Il fut bien étonné de
voir que ces très jeunes femmes – avaient-elles passé vingt ans ? – ne
faisaient aucune attention à lui et ne le dévisageaient même pas, bien
qu’elles ne le connussent point.
Cependant, quelques-unes d’entre elles avaient quitté la table de
jeu. Poutilof prit son ami sous le bras et le présenta. Des
conversations s’engagèrent. Alexandre Naudin avait remarqué une jeune
femme qui se tenait un peu à l’écart et n’avait pas joué au loto. Elle
ne causait pas avec ses compagnes. Elle lui plut. Il pensa à en faire
sa compagne d’un soir. Il demanda son nom à Poutilof.
- Tiens, mais, je ne la connais pas, dit celui-ci. C’est une nouvelle
venue. Elle est charmante, ma foi.
Et, allant à la jeune femme, il dit :
- Comment vous appelez-vous ?
- Nadia, fit celle-ci, sur un ton tranquille.
- Eh bien, Nadia, je vous présente mon ami. Alexandre Edouardovitch.
Comme vous voyez, c’est un Français, et un charmant garçon. Il parle
russe lentement, mais presque sans fautes. Vous vous entendrez à
demi-mot.
Alexandre Naudin s’approcha et serra la main de la jeune femme.
- Voulez-vous me faire le plaisir de venir souper avec moi et mes amis
dans un jardin ? dit-il.
Nadia regarda le Français avec une certaine méfiance, hésita un
instant, puis, haussant légèrement les épaules, répondit :
- Pourquoi pas ?
Cependant, le notaire qui, après la conversation sur la mort, était
plein d’entrain, avait passé le bras autour de la taille d’une grasse
fille blonde. Poutilof, d’un air décidé dit :
- Il nous faut encore deux jeunes beautés.
Et, sans consulter personne, tira à part deux filles assez piquantes.
Puis on regagna les automobiles sur le quai.
Poutilof, de plus en plus maître des cérémonies, installa Alexandre
Naudin dans le fond d’une grande limousine découverte entre Nadia et
une fille nommée Maroussia. Il s’assit lui-même sur le devant à côté du
soldat et laissa les autres s’arranger à leur gré dans les deux
voitures restant.
Les autos filèrent à travers la ville et bientôt entrèrent dans la
campagne. L’air était tiède encore, mais après la chaleur de la
journée, il paraissait presque frais et Alexandre Naudin craignit que
son amie Nadia, qui portait une chemisette transparente, prît froid.
- Nitchevo, dit-elle simplement.
Il la regardait. Dans la demi-obscurité, il ne voyait que sa tête
petite, son profil pur, et un cou assez long. Elle lui parut charmante.
Il se crut autorisé, à cause des cahots de la voiture sur la route
raboteuse à passer son bras autour de la taille de Nadia. Elle ne s’y
refusa pas et il eut le plaisir d’enlacer un corps d’une extrême
souplesse qui semblait complètement dévêtu. Dans un transport de joie
bien naturel en de telles circonstances, il serra sa jeune amie contre
lui.
Mais, à sa grande surprise, elle se dégagea de cette étreinte et
repoussa la main qui devenait trop pressante.
« Il faut croire, pensa-t-il, que les choses ne vont pas si vite en
Russie que chez nous et que ces jeunes femmes demandent à être gagnées.
» Mais il se sentait de force à faire cette conquête peu difficile et
différa son attaque.
La promenade se poursuivit sous les étoiles silencieuses. Bientôt les
voitures traversèrent un pont sur un petit cours d’eau et s’arrêtèrent
devant une maison en pleine campagne. C’était le restaurant appelé
Fantaisie, dont le seul nom faisait rêver les jeunes femmes de Tiflis,
car on y trouvait, dans un grand jardin au bord d’un affluent de la
Koura, des pavillons où l’on pouvait souper.
Un de ces pavillons avait été retenu par le capitaine Poutilof, et le
jeune Français admira l’agrément de son installation. Il comprenait
deux ou trois pièces assez vastes et meublées de divans recouverts de
tapis caucasiens. Ces pièces donnaient sur une galerie couverte
surplombant le jardin et la rivière dont l’eau coulait avec un joyeux
et incessant murmure tout voisin. C’est sur cette galerie que le
couvert se trouva mis.
Un petit orchestre, la zourna, en occupait une des extrémités. Il se
composait de quatre Caucasiens au type persan dont l’un jouait de la
flûte, l’autre de la clarinette, le troisième de l’accordéon et le
dernier enfin, accroupi sur les talons, tapait avec ses doigts sur un
haut tambour placé devant lui. Ces quatre bougres, qui paraissaient
n’être les esclaves d’aucune mesure, faisaient une musique qui sembla
incompréhensible à notre lieutenant, habitué à nos charmants et simples
refrains de café-concert. C’étaient des mélopées monotones et sauvages
qui revenaient incessamment sur elles-mêmes avec quelques variations
qui étonnaient et dont il ne comprenait pas le sens. Il y avait là des
rythmes qui lui étaient inconnus, quelque chose de poivré auquel son
palais n’était pas accoutumé.
Malgré que l’on fût sorti de table passé sept heures et qu’il en fût à
peine dix, il fallut manger encore et Alexandre Naudin admira l’appétit
de ses amis qui firent honneur au menu. Il commençait par de petites
truites en gelée. Les vins étaient abondants et leur mélange dangereux.
Alexandre Naudin, qui se sentait sur le point de l’ivresse, se promit
de se surveiller, d’autant que sa voisine Nadia lui paraissait de plus
en plus jolie. Elle était toute jeune, et fraîche malgré le métier
qu’elle pratiquait. Son teint était pâle et elle ne le ranimait pas par
du fard ; elle n’employait pas de rouge pour ses lèvres. Tout son
artifice se bornait à mettre un peu de poudre de riz. Elle ne déployait
aucune coquetterie pour plaire à Alexandre Edouardovitch, ne lui
lançait pas d’œillade et restait remarquablement silencieuse. Elle
paraissait indifférente à l’éclat de la fête, à l’excellence des mets,
à la chaleur des vins, aux accents heurtés de la musique, à la beauté
enfin de la nuit qui les entourait. Pourtant elle ne boudait pas ; il
n’y avait en elle aucune mauvaise humeur ; elle ne protestait contre
rien. Elle était comme cela ! il n’y avait pas à lui en vouloir.
Alexandre Naudin le comprit.
Il avait essayé une ou deux fois de la prendre par la taille, de
l’attirer à lui et de la baiser sur le cou, sur ce cou flexible et
blanc, dont les lignes s’attachaient d’une manière ravissante à une
gorge dont il apercevait les deux seins jumeaux sous la chemisette
transparente.
A l’idée qu’il allait être le possesseur de ces trésors, il avait peine
à garder son sang-froid. Mais Nadia ne se prêtait pas à ces jeux ; elle
repoussait doucement l’intrépide lieutenant sans mot dire, avec un
regard qui signifiait : « Cela ne se fait pas chez nous. »
En effet, « cela » ne se faisait pas autour de la table. Seul, le
notaire du vice-roi avait, à un moment, appliqué deux baisers sonores
sur les joues de la grosse fille blonde, mais c’étaient des baisers
quasi paternels d’où toute sensualité était absente et, cette formalité
remplie, le digne homme ne s’était pas plus occupé de sa voisine que si
elle n’existait pas. Les officiers l’imitaient en cela. A peine
adressaient-ils, à de rares occasions, la parole aux jolies filles qui
soupaient avec eux. Leur grande affaire était, ce soir-là, le vin, et
non les femmes. Et du vin ils en consommaient prodigieusement, mêlant
le champagne sucré français aux crus les plus violents du Caucase. Il
semblait que les accents aigus de la musique, ces éternelles et
enveloppantes variations asiatiques, ces lamentations désespérées leur
missent la fièvre dans le corps et les obligeassent à boire sans fin
pour calmer le délire qui s’emparait d’eux. Le notaire, par moment, se
levait et dirigeait à grands coups de bras le petit orchestre ; parfois
il chantait à tue-tête un air populaire caucasien. Le lieutenant russe,
entendant la
lesghinskaia, n’y tint plus, quitta la table et, tout
titubant qu’il fût, commença à danser, une bouteille sur la tête, avec
une grâce, une souplesse, une sûreté, qui stupéfièrent Alexandre Naudin.
Quant au prince géorgien, il s’était retiré dans une pièce voisine avec
une des filles et, couché sur le divan, il lui récitait d’une voix
sourde et passionnée des vers amoureux de Lermontof. Seul, Naudin
faisait à sa manière la cour à Nadia. Mais il était singulièrement gêné
par sa connaissance imparfaite de la langue russe et ces dialogues
menés avec peine tournaient vite court. Il arriva à lui dire en s’y
reprenant à dix fois :
- Si l’on proposait à un Russe et à un Français le choix entre une
soirée avec alcool et sans femmes, ou une soirée avec femmes et sans
alcool, le Russe prendrait l’alcool sans la femme et le Français la
femme sans l’alcool.
Il lui fallut plus de cinq minutes pour arriver au bout d’une phrase si
compliquée et se faire comprendre.
Nadia le regarda avec un certain étonnement et lui répondit :
- Il faut boire.
Et elle lui versa un plein verre de vin rouge de Kachétie. C’était la
première fois qu’elle s’occupait de lui et qu’elle paraissait prendre
de l’intérêt à sa personne. Si bizarre que fût sa réponse, Alexandre
Naudin l’accepta comme une marque d’attention et se crut obligé en
retour à vider le verre qu’elle avait rempli.
Cependant il regardait à la dérobée sa montre-bracelet. Deux heures du
matin, déjà ! « Voilà tantôt douze heures, pense-t-il, que nous ne
faisons que boire et que manger. Chaque chose à son temps. Je demande à
finir la nuit à notre mode, seul à côté de cette charmante fille. »
Mais les convives ne donnaient aucun signe de fatigue et,
manifestement, ne partageaient pas l’envie bien naturelle qui s’était
emparée du jeune Français. Finalement il s’en ouvrit à son ami Poutilof
qui était de fort joyeuse humeur, tandis que l’admirable colonel, plus
il buvait, et plus il devenait marmoréen et sculptural.
- A quoi pensez-vous donc, dit-il. Nous passons la nuit en compagnie.
Ce soir nous buvons. L’amour est remis à demain, si l’envie nous en
prend. Du reste, mon cher Alexandre Edouardovitch, aujourd’hui vous
êtes notre hôte, vous nous appartenez, et la nuit n’est pas finie pour
nous. Nous allons aller jusqu’à Mskhet, dont l’église abrite les
tombeaux des rois de Géorgie. Nous y dénicherons bien un cabaret
ouvert. C’est une promenade d’une vingtaine de verstes. La fraîcheur de
l’air nous fera du bien.
Alexandre Naudin était dans cet état heureux où l’on ne trouve pas en
soi de grandes forces pour résister à une invitation aussi cordiale et,
une demi-heure plus tard, la compagnie quittait Fantaisie. Seul le
prince géorgien resta sur le divan où il s’était endormi au milieu du
plus pathétique passage de Lermontof. Le notaire du vice-roi tenait mal
sur ses jambes. Le colonel et Ivan Illiitch Poutilof le hissèrent dans
sa voiture. A peine fut-il en plein air, qu’il tomba dans un sommeil
profond. Tout dormait aussi dans l’antique ville de Mskhet. Les
officiers à grand peine firent lever un cabaretier qui servit du vin.
Le lieutenant russe réveilla un jeune ours muselé qui était attaché
dans la cour de l’auberge et se mit à lutter avec lui pour la plus
grande joie des assistants. Il réussit à le faire rouler par terre,
mais la lutte avait été chaude et l’uniforme déchiré du lieutenant
montrait que l’ourson avait su employer ses griffes.
Enfin, on donna le signal du retour. Déjà le ciel s’éclaircissait à
l’orient et Vénus se montrait brillante au-dessus des collines
rocheuses qui s’élèvent au nord de Tiflis. Alexandre Naudin appuyait la
tête sur l’épaule de sa voisine et trouvait moyen de lui dire quelques
galanteries auxquelles elle ne répondait pas. L’air frais qui lui
fouettait la figure dissipait les légères fumées de l’ivresse qui avait
commencé à le gagner. Il se sentait plein de force et frémissait de
plaisir à l’idée de posséder bientôt Nadia.
Mais, arrivé à Tiflis, il vit la sagesse des paroles de Poutilof. Les
hommes rentrèrent chez eux et les femmes chez elles. Il ne se sentait
pas disposé à les imiter et demanda à Nadia s’il pouvait l’accompagner
jusqu’à sa chambre.
- Impossible, dit-elle laconiquement.
- Mais alors, vous viendrez avec moi, à l’hôtel.
- Si vous voulez, répondit-elle avec indifférence. Je suis fatiguée.
A l’hôtel de Londres, le portier de nuit ne voulut pas les recevoir.
Naudin qui commençait à se piquer s’informa d’un endroit où on les
accueillerait pour la nuit.
- Pour la nuit, dit le portier avec un rien de moquerie, il vous
faudrait vos passeports. Pour une heure ou deux, on vous prendra, sans
doute, à l’hôtel Belmont.
Naudin, de plus en plus en colère, donna le nom de l’hôtel au soldat de
l’automobile, sans même consulter sa compagne.
Quelques minutes plus tard, ils étaient reçus dans un hôtel louche par
un garçon ensommeillé qui, leur ayant fait payer quelques roubles
d’avance, leur ouvrit la porte d’une chambre.
La chaleur y était, derrière les fenêtres fermées, étouffante. Nadia se
laissa tomber sur le lit.
- Je veux dormir, dit-elle, avec la moue d’un enfant fatigué.
- Déshabillez-vous, ma petite colombe, fit Alexandre Naudin qui,
lui-même, commençait de se dévêtir et de procéder à une toilette
sommaire sur un lavabo tremblant et exigu.
Cependant, avec docilité, Nadia se déshabillait et lorsqu’Alexandre
Naudin se retourna il vit qu’elle était étendue nue sur les draps. Elle
avait les yeux fermés et la tête, renversée en arrière, s’appuyait sur
le bras qui la soutenait.
Les lignes souples de son corps, les seins petits et de forme parfaite,
les hanches à peine développées, le ventre plat sans une ride, les
jambes fines, la fraîcheur et l’éclat de la chair offraient un
admirable tableau aux yeux du jeune lieutenant.
Il s’assit sur le lit et prit la main de Nadia qui l’abandonna sans
résistance. Lorsqu’il la lâcha, cette main tomba mollement sur le lit.
Il se pencha et posa ses lèvres sur la bouche entr’ouverte de la jeune
femme. Nadia ne lui rendit pas son baiser, ne parut même pas le sentir.
Mais sa tête roula et la joue vint s’appuyer sur l’épaule. Elle avait
toujours les yeux fermés.
« Mais elle dort, se dit Alexandre Naudin. Elle dort comme une marmotte
! Il faut absolument la réveiller. »
- Nadia, dit-il, en la secouant légèrement. Nadia !
Elle ne l’entendait pas. Il insista, parla plus haut. Il essaya de
l’asseoir sur le lit. Le corps souple n’offrait aucune résistance, lui
glissait entre les doigts et retournait à la position horizontale dès
qu’il le lâchait.
Un instant, elle entr’ouvrit les yeux, mais son regard était vague.
- Je dors, dit-elle doucement.
Elle se tourna sur le côté, mit un bras au-dessus de sa tête pour se
protéger contre l’éclat de l’électricité et se rendormit aussitôt.
Notre ami Alexandre Naudin était la proie de sentiments contraires. Il
était dans une juste colère, comme il va de soi. Mais il lui était
difficile d’en vouloir à Nadia qui, après une nuit entière de fête, un
souper abondant, du vin avec un peu d’excès, une longue course en
automobile, succombait au premier et au plus naturel des besoins qui
est le sommeil. Elle était si belle couchée ainsi devant lui qu’il se
sentait à la fois un plus vif désir de la posséder et une indulgence
plus grande pour la faiblesse qui le privait d’elle. Il se souvint de
ce qu’avait dit Ivan Iliitch Poutilof. En somme, il voulait demander à
son amie d’un soir, des choses qui étaient, dans les circonstances où
il se trouvait, hors des usages. A vivre avec les Caucasiens, il
fallait apprendre les habitudes du Caucase.
Alexandre Naudin se rhabilla donc avec un peu de mélancolie tout en ne
cessant de regarder le beau corps étendu de Nadia sur le lit. Bien que
la minute présente eût quelque chose de cuisant, la certitude de
retrouver la jeune femme à une heure plus propice lui rendait le
sacrifice qu’il faisait moins douloureux.
Il prit dans son portefeuille, une carte de visite et un billet de
vingt-cinq roubles. Sur la carte, il écrivit avec beaucoup de soin et
en russe ces mots : « Demain, jeudi, à cinq heures. Hôtel de Londres,
numéro seize. » Et il ajouta, en manière de plaisanterie, deux mots
encore : « Dormez bien. »
Il glissa la carte et le billet dans la main fermée de Nadia et sortit.
Lorsqu’il se coucha, il faisait jour déjà. Il ne fit qu’un somme
jusqu’à une heure de l’après-midi, déjeuna très tard et s’étendit sur
le divan dans sa chambre, une cigarette à la bouche. Il attendait
Nadia. Mais viendrait-elle ? Les images voluptueuses qu’il avait eues
sous les yeux la nuit précédente passaient devant lui. Il ne pouvait
s’empêcher de rire en pensant à sa déconvenue. Avoir dans les bras une
jeune femme ravissante et nue, et n’en rien faire ! Comment, sans être
ridicule, raconter cette histoire à ses camarades en France ? Des
fragments d’airs caucasiens – il était bien étonné de les avoir pu
retenir – passaient dans sa mémoire. Il y avait quelque chose dans
cette fête – était-ce les jardins, la musique qui venait du fond de
l’Asie, les femmes silencieuses, la nuit si chaude et si belle ? – qui
l’obligeait à y penser encore et qui la mettait à part des soirées
analogues vécues en Occident.
Tout en suivant ces agréables pensers, notre lieutenant s’endormit.
Des petits coups frappés à la porte le réveillèrent.
- Entrez, cria-t-il, en sursautant.
Il s’assit sur le divan et se frotta les yeux.
La porte s’ouvrit, Nadia apparut.
A voir l’étonnement dans lequel cette apparition plongea Alexandre
Naudin, on peut conclure qu’il ne croyait pas beaucoup à l’arrivée de
son amie de la veille. Il s’empressa auprès d’elle et, comme il
connaissait maintenant les usages russes, il fit apporter le samovar et
monter des gâteaux.
Nadia était tranquille, comme à son ordinaire. Elle ne cherchait pas à
plaire au beau lieutenant. Elle souriait à peine aux folies bilingues
qu’il lui débitait avec enthousiasme et, lorsqu’il commença de la
déshabiller, elle resta dans le même état d’indifférence.
Vers neuf heures du soir, Alexandre Naudin qui avait de multiples
raisons d’être satisfait de lui-même – il sifflotait maintenant *Le
père la Victoire* – proposa une promenade en voiture avant le souper.
Nadia accepta et voilà nos jeunes gens partis. Ils ne se séparèrent
qu’à deux heures du matin.
Dès lors, ils se virent chaque jour. Nadia arrivait à peine levée,
c’est-à-dire sur la fin de l’après-midi, à l’hôtel de Londres et
restait avec Alexandre Edouardovitch jusque tard dans la nuit, qui à la
façon du pays se passait dans les jardins autour de la ville. Elle
était d’une humeur égale, ne s’emportait pas, n’élevait jamais la voix,
ne cherchait querelle au sujet de rien, était plutôt taciturne et
restait peu démonstrative. Mais notre lieutenant avait un surplus
d’exubérance et d’enthousiasme qu’il dépensait sans s’inquiéter de sa
maîtresse. Elle était jolie, jeune, saine et facile à vivre. En outre,
elle lui faisait honneur en public, car elle avait une tenue
irréprochable et sa beauté attirait l’attention, ce à quoi Alexandre
Naudin, avec une vanité bien pardonnable chez un jeune homme, était
fort sensible. Que demander de plus à une maîtresse temporaire ?
Notre lieutenant ne pensait passer qu’une quinzaine à Tiflis, puis
voyager dans le Caucase. Mais il se prenait à la vie paresseuse,
monotone et nocturne qu’il menait en compagnie de Nadia et il remettait
sans cesse son départ.
Il regardait sa compagne comme un petit animal fort curieux,
incompréhensible et charmant. A dire vrai, il y avait une chose en elle
qui l’étonnait prodigieusement, et c’était qu’elle ne parût pas goûter
dans les bras de son amant une joie extraordinaire. En fait, elle
semblait – comment y croire ? – n’être pas amoureuse de lui. Alexandre
Naudin était un beau garçon et qui avait eu en France des succès
notoires dans le monde des femmes faciles qu’il avait jusqu’ici et
ainsi qu’il convient à son âge, fréquenté. Aussi s’attendait-il à
recevoir mille compliments de Nadia et les caresses qui sont la menue
monnaie par laquelle une femme paie le bonheur qu’on lui a donné. Il
n’avait ni les unes ni les autres. La chose était étrange et ne pouvait
s’expliquer que par la frigidité évidente de Nadia, de « la jeune
Sibérienne » ainsi qu’il la nommait depuis qu’il avait appris qu’elle
venait d’Omsk.
- Il n’y a pas assez de soleil dans ton pays, disait-il. Tu n’es pas
encore dégelée. (Il faut noter qu’Alexandre Naudin faisait de rapides
progrès dans la connaissance de la langue russe.)
A quoi Nadia répondait :
- Il y a plus de soleil à Omsk qu’à Tiflis, car nous le voyons l’été et
l’hiver. Il peut y avoir trente degrés de froid, chez nous, mais le
ciel est pur et le soleil étincelle.
Tout de même, il y avait là quelque chose de piquant et Alexandre
Edouardovitch n’en prenait pas facilement son parti. Il aurait voulu
être le Pygmalion de cette Galatée septentrionale. Mais elle restait
froide comme les neiges de son pays natal. Sa peau même avait une
fraîcheur particulière et il lui disait :
- Tu es une amie parfaite pour l’été brûlant de Tiflis. Mais comment
vivre avec toi en hiver ?
Nadia avait un demi-sourire et ne répondait pas.
Elle habitait maintenant avec lui à l’hôtel de Londres. Il
s’émerveillait de la faculté merveilleuse qu’elle avait d’user le temps
à ne rien faire et à dormir. Ils vivaient comme tous les habitants de
Tiflis en été, la nuit, se couchaient vers les trois ou quatre heures
du matin et il avait toutes les peines du monde, au commencement de
l’après-midi, à réveiller sa maîtresse. A peine après le déjeuner, elle
faisait la sieste. Elle revenait à la vie au moment de prendre le thé.
Parfois, il la pressait de sortir avec lui quand il faisait encore
jour. Le plus souvent, elle restait à la maison, fumant des cigarettes
et rêvant à on ne sait quoi. Il réussit pourtant à l’emmener dans
quelques magasins où il lui acheta du linge et des vêtements, car elle
n’avait guère que ce qu’elle portait sur elle. Lorsqu’elle eut choisi
des chemises, des bas, une jupe, un chapeau et un manteau de voyage,
elle se déclara satisfaite et ne l’accompagna plus. Elle ne demandait
jamais d’argent. Il lui en offrit.
- Pourquoi faire ? dit-elle.
Elle allait quelquefois avec lui aux bains Orbeliani, tout au bout de
la vieille ville, près de la Koura. Des sources d’eau chaude sulfureuse
y jaillissent et les masseurs de l’Azerbeïdjan qui y travaillent sont
réputés dans toute la Russie. Ils prenaient là deux pièces dont l’une
servait de chambre de repos et l’autre d’étuve. Enveloppée d’un
peignoir, elle assistait au massage de son amant. Un Persan desséché et
dont les muscles étaient comme des paquets de cordes s’emparait de lui,
le couchait sur une table de marbre, lui pétrissait les membres,
faisait craquer toutes les jointures et finalement, l’ayant allongé à
plat ventre, lui tendant les deux bras en arrière, grimpait sur le dos
de son patient et, les talons réunis sur la colonne vertébrale, se
laissait glisser des épaules jusqu’aux reins. Le massage terminé, le
Persan soufflait, comme dans une cornemuse, dans un petit sac de
calicot enfermant du savon et bientôt Alexandre Naudin disparaissait
sous des milliers de petites bulles légères qui le recouvraient tout
entier. Puis c’était un bain dans une piscine à quarante degrés. Une
fois le Persan sorti, Nadia se baignait à son tour et son amant lui
servait de maladroit masseur. C’était enfin un repos prolongé sur les
lits de la pièce voisine, tout en buvant des boissons fraîches.
Ils firent quelques excursions dans le Caucase, visitèrent, pour fuir
la chaleur insupportable de Tiflis, la station thermale de Borjom. Mais
les punaises innombrables, dont, il faut l’avouer, Nadia s’accommodait,
en rendirent le séjour insupportable au jeune Français. Ils virent les
ruines célèbres d’Ani, la ville aux mille églises, s’arrêtèrent à
Etchmiadzin au pied de l’Ararat, poussèrent jusqu’à l’orientale Erivan,
où Nadia parut se plaire.
Alexandre Naudin était enchanté de sa compagne de voyage. Avec elle il
ne s’ennuyait jamais. Elle continuait, il est vrai, à parler peu, mais
Naudin pensait sagement qu’il vaut mieux, à tout prendre, une maîtresse
taciturne que bavarde.
Il la comparait aux femmes françaises de sa classe qu’il avait connues.
Il était rare que ces dernières ne tombassent pas dans la vulgarité.
Or, il n’y avait quoi que ce fût de vulgaire en Nadia. Les Françaises
avaient plus de brillant ; elles recherchaient l’effet, le trouvaient
quelquefois, le manquaient souvent. Nadia n’avait pas l’ombre d’une
prétention ; elle était une personne simple (pour autant que Naudin la
comprenait) et naturelle, qui n’imagine pas qu’elle pourrait être
autrement, ni qu’il y aurait un avantage pour elle à paraître
différente de ce qu’elle était. Les Françaises étaient peut-être plus
amusantes, mais de l’amusement qu’elles donnaient, on se lassait à la
longue, tandis qu’il y avait en Nadia un charme secret qu’Alexandre
Naudin eût été bien en peine d’analyser, mais dont il sentait peu à peu
et chaque jour l’attirance continue.
Parfois, il se disait qu’il ne connaissait rien de sa maîtresse. Cette
ignorance avait quelque chose d’agréable sans doute, mais aussi d’un
peu irritant.
Il constatait avec surprise qu’elle ne manquait pas d’une certaine
culture. Elle avait fait ses classes dans un gymnase. D’autre part,
elle était bien élevée. Pour qui n’aurait rien su d’elle, elle aurait
pu passer pour une jeune fille du monde.
« Pourquoi, diable, s’est-elle mise dans la galanterie ? » se demandait
Alexandre Naudin qui avait des idées simples.
C’était un sujet qu’il n’était pas facile d’aborder avec elle. Elle
trouvait mille échappatoires aux questions trop curieuses de son ami et
la plus simple de toutes, qui était de ne pas répondre. Il sut
seulement qu’elle avait dix-neuf ans et qu’elle était arrivée d’Omsk à
Tiflis la veille même du jour où il l’avait rencontrée. Cette nouvelle
plut à Alexandre Naudin qui avait, au fond, des idées de propriétaire
et qui n’aimait pas à penser que Nadia avait passé dans les bras du
notaire, du vice-roi ou du beau colonel de cavalerie.
- A Omsk, dit-il, tu avais un ami comme moi ?
- Oui, répondit-elle.
- Que faisait-il, dans la vie ?
- Il était officier.
- Pourquoi l’as-tu quitté ?
Un haussement d’épaules fut la seule réponse. Naudin en conclut que
Nadia n’en savait peut-être rien elle-même. Il continua son
interrogatoire.
- Y a-t-il à Omsk des maisons comme celle du bord de l’eau ici ?
- Sans doute.
- Sont-elles aussi bien installées que celle de Tiflis ?
- Je ne sais pas.
- Tu n’y as jamais été ? dit Alexandre Naudin avec un air de doute.
Elle hocha la tête négativement.
- Tu étais donc fidèle à ton amant, conclut-il avec une logique
rigoureuse.
Elle ne répondit pas.
Quelques jours plus tard, Naudin revint sur ce sujet. Il avait fait un
grand effort de réflexion et avait préparé un piège pour prendre son
amie.
- Ah ! dit-il, j’ai appris une chose sur ton officier d’Omsk. Il buvait.
- Qui te l’a dit ? demanda simplement Nadia.
- Je le sais, voilà tout, conclut Alexandre Naudin, enchanté du succès
de sa ruse. Au fond, c’était un ivrogne fieffé.
Nadia le regarda méchamment.
- Et pourquoi ne boirait-il pas, si cela lui plaît ?
Alexandre Naudin fut désarçonné par cette question. Il entra dans des
explications peu convaincantes et Nadia resta sur son terrain. Mais
notre jeune lieutenant acquit ainsi la conviction que Nadia n’avait pu
supporter la vie avec un homme grossier, qui buvait, et, sans doute, la
maltraitait. La preuve en était qu’elle l’avait quitté. Une fois, il
lui fit avec une certaine naïveté cette démonstration ingénieuse.
Nadia ne discuta pas, mais lorsqu’il eut fini, elle dit sur un ton de
certitude tranquille :
- Les Français ne comprennent rien.
Et cela mit fin au débat. Du reste, la curiosité de Naudin était
satisfaite et la question résolue.
Un autre jour, ou plutôt une autre nuit, car c’était la nuit qu’ils
parlaient, il lui demanda :
- M’aimes-tu ? Et cela dans un moment où ces mots pouvaient paraître
vains, tant il était sûr de la réponse que les circonstances mêmes
imposaient.
- Non, dit-elle, doucement.
Notre lieutenant n’en crut pas ses oreilles et, voyant là une simple
taquinerie de sa maîtresse, se mit à rire.
Il était persuadé que Nadia lui était profondément attachée et qu’elle
souffrirait un jour hélas, assez prochain, où il serait obligé de la
quitter ; car, en somme, comment une petite fille qui avait choisi ce
métier peu reluisant et qui n’avait pas su y faire fortune,
n’aimerait-elle pas un garçon élégant, riche, bien de sa personne,
jeune, et qui l’avait admise à l’honneur de son intimité ? Peut-être ne
se rendait-elle pas compte de tous les avantages qu’une liaison avec un
homme comme Naudin lui procurait ? En outre, il n’avait jamais habité
avec une maîtresse. Il s’arrangea pour le lui faire comprendre. Elle
accueillit cette nouvelle avec indifférence.
Cependant, septembre était là et le moment de rentrer en France
approchait.
C’est alors qu’Alexandre Naudin eut un jour une idée qu’il communiqua
aussitôt à sa maîtresse. Pourquoi ne pas revenir par Constantinople et
pourquoi ne l’y accompagnerait-elle pas ? Ils prendraient un bateau à
Batoum, passeraient une huitaine sur les rives du Bosphore et se
feraient là leurs adieux, elle retournant en Russie, lui, en France.
Nadia ne fit aucune opposition à ce projet et Alexandre Naudin, qui
avait pensé produire un certain effet en dévoilant un plan aussi
magnifique et qui se préparait à jouir de la surprise de sa maîtresse,
fut étonné qu’elle l’acceptât sans plus d’enthousiasme que s’il lui
avait proposé une excursion dans la banlieue de Tiflis.
Il en ressentit un peu de dépit. Mais il n’était pas dans sa nature de
se faire de longs soucis et il revint vite à la belle humeur qui lui
était ordinaire.
Ils commencèrent leurs préparatifs de départ et demandèrent les visas
nécessaires pour la Turquie. Il ne leur restait qu’une semaine à passer
à Tiflis.
C’est alors qu’à sa grande surprise Nadia commença à sortir seule. Elle
ne l’avait, à la lettre, pas quitté d’une heure depuis qu’ils
habitaient ensemble.
Or, un matin, vers midi, Naudin faisait quelques courses dans le centre
de la ville. Il avait peu de temps auparavant laissé sa maîtresse
endormie dans leur chambre. Quel ne fut pas son étonnement quand il
crut la voir entrer dans la poste centrale devant laquelle il passait.
Son premier mouvement fut de la suivre, puis il hésita et se décida
enfin à la rejoindre. C’était bien elle, occupée à écrire un télégramme
sur une table.
Elle ne se troubla pas à la vue de son amant, termina son télégramme et
le porta au guichet.
Ils sortirent ensemble et Naudin attendait qu’elle lui expliquât quelle
nouvelle urgente l’avait arrachée de son lit pour la mener si tôt dans
la journée au télégraphe. Mais Nadia ne paraissait pas comprendre qu’il
fût nécessaire de satisfaire la curiosité de son amant et elle ne dit
rien. Ce silence fit impression sur le jeune lieutenant qui en conclut
qu’il n’y avait évidemment rien à dire sur une chose si simple.
Ce jour-là, Nadia montra un peu de tendresse pour lui. Il n’y était,
comme on sait, pas accoutumé et il fut charmé de ce changement.
Il s’en attribua le mérite et se félicita de son triomphe. « J’ai tout
de même fini par la dégeler », se disait-il.
Mais ce n’était pas une simple satisfaction de vanité que ressentait
Naudin. Il avait le cœur sensible et il s’aperçut soudain que ce cœur
s’était, à son insu, mêlé d’une partie où il n’était pas invité. Cette
constatation fut le point de départ d’une série de réflexions qui le
menèrent avec une rapidité extrême à un point où il n’aurait jamais
pensé aborder. Il se demanda pourquoi il se séparerait de Nadia, alors
que rien n’était plus facile que de l’emmener en France. Bientôt il ne
vit plus de ce projet absurde que les beaux côtés. Ce serait une
maîtresse qui lui ferait honneur auprès de ses camarades. Son charme,
sa jeunesse, ce je ne sais quoi qui n’était qu’à elle ne manqueraient
pas d’étonner et de séduire ses amis du régiment. Elle ne lui coûterait
pas cher ; elle était la simplicité même. Et puis il avait prit
l’habitude de Nadia et ne pouvait plus s’en passer.
Naudin ne pensait qu’en parlant et il fit ces réflexions à haute voix
devant sa maîtresse. Elle n’éleva aucune objection. Naudin n’en fut pas
étonné, car qui aurait été assez fou pour refuser une invitation
pareille ?
Nos amants en étaient là, lorsque, deux jours avant leur départ, un
beau matin, Nadia lui demanda s’il pourrait lui donner cent cinquante
roubles.
Elle lui en aurait demandé cent cinquante mille qu’Alexandre Naudin
n’aurait pas été plus étonné.
- Tu veux de l’argent ? dit-il. Mais qu’est-ce qui se passe ?
Sur un ton uni, Nadia répondit avec l’art infaillible des femmes à
changer de terrain et à en choisir un où elles sont sûres de remporter
la victoire :
- Est-ce que cela te gêne dis-le-moi franchement, je m’arrangerai pour
en trouver ailleurs.
- Mais non, cela ne me gêne en rien, dit avec orgueil Alexandre Naudin,
qui ne pouvait supporter l’idée qu’elle le crût avare.
C’était, en effet, un sujet assez délicat. Il savait que Nadia avait le
sentiment, fort répandu en Russie, que les Français sont ménagers de
leur argent, tandis que pour les Russes cette question n’existe guère.
Il va sans dire que Naudin n’avait, sur ce point, rien à se reprocher.
A peine avait-il lu une désapprobation tacite dans les yeux de sa
maîtresse lorsqu’une contestation s’était élevée entre lui et un cocher
sur le prix d’une voiture. Pour Alexandre Naudin comme, grâce à Dieu,
pour tous nos compatriotes, un franc était un franc. Il dépensait ses
revenus mais à bon escient. En somme, sa maîtresse ne lui avait coûté
jusqu’ici que ses frais de vie et, si elle n’avait pas reçu de l’argent
c’est qu’elle avait refusé d’en prendre. Aussi comprit-il que la
première fois qu’elle lui en demandait, il ne pouvait hésiter une
seconde à lui en donner et, à la manière russe, sans explication. Il
sortit donc son portefeuille et remit à Nadia un beau billet à
l’effigie de Catherine la Grande et deux petits billets de vingt-cinq
roubles.
Le soir même, ils avaient leur ami, le capitaine Poutilof à un souper
d’adieu. Ils allèrent dans l’automobile du régiment à Fantaisie où la
liaison d’Alexandre Naudin et de Nadia avait commencé. Mais Poutilof,
qui avait du tact, n’amena pas de femme, car le ménage Naudin par sa
longue durée avait pris quelque chose de la respectabilité d’une union
légitime. De même il évita de parler français au lieutenant devant
Nadia et eut le plaisir de le féliciter des progrès qu’il avait faits
dans la langue russe.
La soirée était belle encore. Un vent plus frais caressait les branches
des arbres autour du pavillon ; le fin croissant de la lune brillait au
milieu des étoiles étincelantes et les mélopées ardentes de la zourna
troublaient seules le silence de la nuit. Il y avait dans l’air une
telle douceur que nos trois convives n’y furent point insensibles et
qu’Alexandre Naudin se mit à chercher dans sa mémoire des vers capables
de traduire son émotion. Il finit par retrouver, à sa grande surprise,
quatre mots latins oubliés depuis le lycée :
Per amica silentia lunæ !
Un souper excellent et des vins chargés d’alcool eurent bientôt dissipé
la quasi gêne que la beauté extrême de l’heure avait fait régner. Au
dessert, le capitaine Poutilof se leva et porta la santé de ses hôtes.
- Mon cher Alexandre Edouardovitch, dit-il, je bois comme officier à la
défaite que l’armée française, représentée par un de ses membres
éminents, a subie sur le sol russe. Il a suffi pour le vaincre d’une
femme de mon pays. Nadia, je bois maintenant à votre victoire et à la
continuation de vos succès. Notre excellent ami vous emmène en France
où vous montrerez à ses compatriotes ce qu’est une vraie fille de sang
russe. Hourra !
Sur quoi le capitaine vida son verre d’un trait, puis le brisa, ce qui
ne l’empêcha pas d’en faire apporter un autre et de continuer ses
libations.
Alexandre Naudin était au comble de la joie ; Nadia, elle-même, qui, à
l’ordinaire, buvait à peine, avait pris quelques verres de vin. Ivan
Iliitch Poutilof les embrassa l’un et l’autre avant de remonter en
automobile pour rentrer à Tiflis.
Cette nuit-là, lorsqu’ils furent seuls à l’hôtel, l’humeur de Nadia
changea brusquement. Elle devint triste, s’étendit sur le divan et
enfouit sa tête dans ses mains. D’abord, Alexandre Edouardovitch n’y
fit aucune attention. Il se déshabillait en sifflant de son mieux, ce
qui n’est pas beaucoup dire, un air caucasien qui lui plaisait à la
folie. Lorsqu’il fut couché, il s’aperçut que Nadia n’avait pas bougé.
Il l’appela. Elle ne répondit pas. Il fut obligé de se lever pour aller
la chercher. A ce moment-là encore, elle opposa de la résistance.
- Je suis lasse, dit-elle, je veux dormir sur le divan.
Elle était agitée, inquiète.
- Allons, dit gentiment Naudin, tu dormiras tout aussi bien à côté de
moi. C’est notre avant-dernière nuit à Tiflis.
Nadia se laissa convaincre et rejoignit son amant dans le lit.
Plus tard, comme, fatigué enfin, il était sur le point de s’endormir,
il entendit la voix douce de Nadia tout près de son oreille :
- Je suis malheureuse, disait-elle.
- Dors, répondit Alexandre Naudin, déjà tout ensommeillé et dont rien
ne pouvait, à ce moment, troubler la sérénité.
Elle continua à gémir un peu, puis, de nouveau, lui adressa la parole :
- Je t’aime, dit-elle.
Alexandre Naudin entendit les mots qui se gravèrent automatiquement
dans sa mémoire, mais qui, sur le moment, ne lui firent aucune
impression, bien que ce fût la première fois que Nadia les eût
prononcés. Dans d’autres circonstances, ils l’auraient transporté de
joie. Dans l’état où il était il ne fit que les enregistrer sans s’en
émouvoir.
- Dors, petite, dit-il, à demain...
Et il tomba dans un profond sommeil.
Le lendemain, dans l’après-midi, ils firent leurs bagages. Au soir,
Naudin, qui avait quelques visites à rendre, sortit, promettant à sa
maîtresse de venir la prendre vers dix heures pour souper.
A l’heure dite, il rentra.
Nadia n’était pas dans la chambre. Il n’y avait là rien d’inquiétant.
Il s’étendit un instant dans un fauteuil, puis soudain se leva et
courut chez le portier.
- Madame est-elle sortie ? demanda-t-il.
Le portier, à mi-voix, répondit :
- Madame est sortie, il y a deux heures, avec sa valise. Elle a pris
une voiture et s’est fait conduire à la gare.
Naudin fit un grand effort sur lui-même pour ne montrer aucune émotion
devant le portier et remonta chez lui.
Alors seulement il eut l’idée de regarder sur la table. Une feuille de
papier y était étalée bien en évidence avec quelques mots de Nadia :
« Je suis rappelée à Omsk. C’est là que je dois vivre. Pardonne-moi. »
- Le diable emporte les filles russes, cria Naudin. Elles sont folles à
lier !... Un alcoolique ! Un homme brutal !... Elle ne mérite pas mieux
que cela... Heureusement que je ne l’aime pas ! ajouta-t-il bravement.
Mais il avait tout de même le cœur gros et un picotement assez curieux
sous les paupières. Comme il n’y avait personne dans la chambre, il
tira son mouchoir et s’essuya les yeux.
Six mois plus tard, il disait à un de ses amis de régiment à Vincennes :
- Mon cher, les femmes russes il ne faut pas chercher à les comprendre.
Tu as une maîtresse : elle t’aime, elle t’est fidèle ; elle vit près de
toi comme ton ombre. Et, crac, voilà qu’elle disparaît sans raison...
Il semble qu’elle ne peut pas supporter plus qu’une certaine dose de
bonheur... Oui, j’ai vu cela, là-bas. Ces femmes, tu ne le croirais
pas, ont, par moment, un besoin d’être malheureuses. Et quand ça les
prend, il n’y a rien à faire, elles quittent tout... Alors, avec nous,
ça ne peut pas durer, parce que nous n’aimons pas les catastrophes...
Seulement, tout de même, mon vieux, les filles russes, il n’y a rien de
pareil au monde...
Et il se mit à siffler, avec beaucoup de fausses notes, l’air caucasien
qu’il aimait tant.
CLAUDE ANET.