ARÈNE,
Paul (1843-1896) : Une ingénue (1886).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection
électronique de la Médiathèque
André
Malraux de Lisieux (15.IX.2009)
Texte relu par : A. Guézou.
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Texte
établi sur un exemplaire (Coll. part.) du Nouveau Décaméron. Septième
journée, publié à Paris par E. Dentu
en
1886.
Une ingénue
par
Paul Arène
~*~
IL m’a pourtant été donné de la rencontrer
une fois, cette parfaite ingénue, blanche comme un lys ou comme la
lune, et surtout n’ayant point la moindre petite idée de ce que peut
être l’ingénuité.
C’est en 1870 que l’aventure m’arriva, pendant les jours qui suivirent
la déclaration de guerre. Quoique ayant toujours eu quelque éloignement
pour cet endroit particulièrement vulgaire, bourgeois et réglementé
qu’on appelle les coulisses d’un théâtre, je me trouvais ce soir-là –
du diable si je sais le motif ! – dans les coulisses du théâtre de la
Gaîté. On y jouait la féerie en vogue, mais un souffle d’inquiétude
venait de la salle, glaçant sous leurs costumes d’oripeaux le falot roi
Croquignolet, le prince Pompondor et la fée Azurine. Et tenez : je me
le rappelle maintenant, j’étais venu pour entendre Thérésa qui, dans un
entr’acte, devait chanter la Marseillaise.
Elle la chanta en effet, s’enveloppant d’un drapeau, voix terrible,
geste hardi, en idéale vivandière.
Mais il ne s’agit point de la Marseillaise
ni de Thérésa.
La pièce finie, au milieu du remue-ménage des trucs qui roulent et des
décors remis en place, et parmi la bousculade éperdu des figurants
pressés de partir, je m’attardai, ravi par l’étrangeté du spectacle, à
considérer les machinistes en train de dégarnir la
roue d’apothéose.
Des femmes en maillot, nues à demi et prises dans l’étau d’un corset de
fer caché sous le paillon et la gaze, demeuraient en l’air, suspendues,
non plus dans une pose gracieuse et figée, mais dans des attitudes
abandonnées dont la lassitude contrastait avec leurs vêtements de rêve.
Et lentement la roue tournait, et à chaque tour, quand une des femmes
se trouvait rapprochée du plancher de la scène, un robuste gaillard la
prenant à deux bras, la soulevait, la décrochait et la plantait droit
sur ses pieds en échangeant des petits mots, un adieu familier suivi
d’un remerciement parfois canaille.
Au dehors, sur le boulevard de Strasbourg, s’entendaient le pas des
chevaux, le bruit des musiques. C’était, dans la nuit, la garde
impériale qui partait. Les machinistes, pour écouter, interrompaient un
instant leur besogne. Alors, du haut des cintres, un concert
d’imprécations féminines tombait.
De formidables jurons partis d’un coin sombre, tout près de moi, me
firent retourner la tête :
- Nom de D..., sacré nom de D..., disait la voix, et je
m’aperçus, non sans surprise, que cette voix rendue tremblante par
l’émotion et la colère, mais au timbre enfantin, sortait d’un oeuf.
Oui ! d’un oeuf, d’un oeuf en carton, de la taille de ces jarres d’huile
où se cachent les voleurs d’Ali-Baba, et dont la partie supérieure
soulevée en manière de couvercle comme si quelque géant avait tranché
l’oeuf de son couteau pour le manger à la coque, laissait voir non la
face barbue d’un brigand arabe, mais une frimousse délicieusement rose
sous les frisures emmêlées d’une perruque jaune serin. Deux petits
pieds sortaient de l’oeuf, et trépignaient, chaussés de brodequins
également jaunes. Recueillant mes souvenirs, je me rappelai avoir vu
cet oeuf animé, défiler à l’acte des oiseaux et figurer dans le tableau
final en qualité de dernier-né encore mal éclos d’une famille de
canaris.
- C’est gros comme deux liards de beurre, fit un garçon de théâtre qui
passait, et c’est méchant comme le diable !... La paix, mademoiselle
Culot, ton tour va venir.
Mais ceci ne calma point Mlle Culot, et je m’approchai pour lui offrir
mes services.
- C’est bien simple, monsieur, vous n’avez qu’à me déboucler, là,
derrière le dos... Ces costumiers sont d’un bête ! Comme s’ils ne
pouvaient pas s’arranger pour qu’on ouvre de l’intérieur...
J’avais déjà défait l’ardillon de la boucle, et, l’oeuf
s’ouvrant, une femme, non, moins qu’une femme ! une gamine en sortit.
- Je m’étais fourrée là-dedans toute habillée afin d’être prête plus
tôt... Attendez que je cache ma perruque et mes brodequins dans ce
journal et que je remette mes bottines de ville que le pompier m’a
gardées... C’est bien heureux tout de même que le régisseur ne me voie
pas, sans quoi je serais à l’amende.
Changeant subitement de pensée, car il y avait de l’oiseau dans cette
petite personne sortie d’un oeuf, elle ajouta :
- En attendant, voilà ma choucroute envolée !
Et, comme nous descendions l’escalier, Mlle Culot m’expliqua que
généralement tous les soirs elle allait manger une choucroute à crédit
dans un café où elle connaissait la patronne ; seulement, la patronne
quittait la caisse passé minuit.
J’offris la choucroute, qu’on accepta.
Tout à fait rassurée, Mlle Culot me gazouillait son histoire, une de
ces histoires d’existences naufragées en plein Paris, auprès desquelles
les exploits de Robinson peuvent sembler d’assez banales aventures. Pas
de père, une mère actrice ou à peu près, l’aisance d’abord, presque le
luxe ; puis la mère qui meurt, la misère, et tous les métiers essayés
pour réaliser au jour le jour, comme les moineaux de la rue, ce
quotidien miracle de vivre.
Il y avait eu un premier amant dont Mlle Culot parlait sans rancune. Il
était parti, rappelé par ses parents, en province, et elle trouvait
tout naturel qu’il fût parti.
Puis, de vagues et amusants souvenirs d’enfance, quelque part, du côté
de la Brie, dans la maison de sa nourrice morte, jusqu’à la première
communion. Tout en continuant de payer les mois, maman l’avait comme
oubliée chez le vieux Gogu, devenu ivrogne en restant veuf... Les
petits paysans l’appelaient la
Parisienne, et l’on allait, armés de longs râteaux, par
les champs tout noirs de corneilles, ramasser le cresson sur le bord
des fossés et des fontaines... Il y avait aussi l’école, très loin, au
village. Il fallait y aller tous les matins, l’hiver en portant sa
bûche, avec des sabots qui claquaient. La Parisienne perdait toujours
son pain en route, et le père Gogu avait imaginé de le lui attacher
dans le dos ainsi qu’un sac de soldat. Un jour, un gros chien sortit
d’une ferme, et la renversa pour manger le pain ; et, comme elle
pleurait en arrivant à l’école, la maîtresse lui donna d’un autre pain
plus blanc que celui du père Gogu, avec du beau miel en tartine. Alors,
toutes les fois qu’elle passait devant la ferme, elle allait chercher
le chien dans sa niche et lui offrait son dos pour qu’il mangeât le
pain.
C’était là le grand souvenir. Depuis elle n’était plus retournée à la
campagne : une fois pourtant, à Meudon, dans une partie d’étudiants.
Maintenant, Mlle Culot me racontait ces choses à l’entre-sol d’un
cabaret qui demeurait ouvert toute la nuit, près des Halles. Mlle
Culot, trouvant qu’il était bien tard après la choucroute, et craignant
de réveiller sa concierge, avait préféré venir là pour attendre le
petit jour et rentrer sans avoir l’air de rien.
Le petit jour vint, Mlle Culot souriait en fermant les yeux, à moitié
endormie. Tout à coup :
- Écoutez !... dit-elle.
J’écoutai. Dans le silence du Paris matinal, mille bruits naissaient,
très distincts, n’étant pas encore couverts par l’assourdissant
brouhaha que fait quelques heures plus tard la cohue des passants et
des voitures.
Sous la fenêtre, un cri monta, plaintif et doux comme une mélopée : Mouron pour les petits oiseaux
!
- Ça, fit Mlle Culot, c’est mon petit frère.
Et d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre modeste, mais qui cachait mal
un légitime orgueil familial, rouge de plaisir, elle ajouta :
- Il n’a pas onze ans, il gagné déjà quinze sous par jour !...
Ferréol s’était tu.
- Et après ? demanda quelqu’un.
- Après ? c’est tout.
Le jour même, je rejoignis mon poste à l’armée. Puis vint le siège, la
Commune. Que fit-elle, pauvre oiseau perdu comme tant d’autres dans la
fumée des fusillades et des incendies, que devint-elle ? Je l’ignore ;
jamais plus je ne l’ai revue ! Mais le destin, il faut l’espérer, aura
fini par te payer un fort arriéré de bonne chance ; il te le devait
bien, n’est-ce pas ? ô Mademoiselle Culot !
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