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R. de Bonnières : Bichon (1885)
BONNIÈRES, Robert de (1850-1905) : Bichon (1885).
Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (18.VI.2009)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.) du  Nouveau Décaméron. Cinquième journée : la rue et la route, publié à Paris par E. Dentu en 1885.
 
Bichon
par
Robert de Bonnières

~*~

C’ÉTAIT à Vitry-le-François, il y a quatre ans de cela. Je faisais mes vingt-huit jours au 26e de dragons.

Nous avions trimé depuis cinq heures et demie du matin. Le soir venu, rompus, fourbus, abasourdis de fatigue, mouillés jusqu'aux os, les jambes roidies dans nos bottes qui semblaient de plomb, nous étions allés, après la soupe, prendre le café dans un petit cabaret qui se trouvait en dehors d'une des principales portes de la ville, au delà des fossés, marécages immobiles où les grenouilles de septembre chantaient à la nuit tombante, comme pour annoncer de nouveau la pluie pour le lendemain.

Mes camarades étaient de toutes espèces. Il y avait dans la bande un commis-voyageur élève de Jean-Jacques Rousseau, un ancien employé de la Compagnie d'Orléans, un paysan des environs de Poitiers, très quartier latin, un élève de l'école des Beaux-Arts, nommé Angelin, viveur, jaloux, mélancolique et paresseux, que j'avais déjà vu à Paris, et Graffard, Jules Graffard, ouvrier serrurier, Parisien, hâbleur, violent, excessif, courageux à la peine, pas bien méchant au fond, mais qui voulait avoir toujours raison.

Pour savoir manier le fer, Graffard parlait avec compétence de la fabrication des armes. Il avait failli se battre un jour avec le maître-armurier en discutant la façon dont la lame devait être ajustée à la garde des sabres nouveau modèle.

C'était un petit homme sec, vif, pâle, mal fichu, avec des petits yeux noirs coléreux.

Nous nous assîmes tous autour d'une table carrée peinte en vert. Graffard commanda au patron ce qu'il voulut. Il avait plus de ressort qu'aucun de nous ; nous étions si las que l'idée ne nous venait pas de préférer un vulnéraire à une eau-de-vie de marc, un bock à un verre de vin.
  
On but du café chaud que Graffard trouva détestable, puis le cognac, puis la bière, puis le vin chaud, puis le punch... et les langues se délièrent. On parla surtout du capitaine instructeur... « Un plein de soupe, un marmiteux, un éléphant malade et catapultueux... à qui on crèverait la panse. »

Le capitaine Loyer était un gros homme, bon militaire, assez mauvais bougre.

Ce matin même, il avait exaspéré les hommes en les maintenant à l'exercice à pied sous la pluie deux heures durant, sans manteau, au lieu de les faire mettre dans le manège couvert, comme il eût été raisonnable. Ce qui augmentait l'irritation, c'était que le « cochon » avait lui-même un superbe manteau de caoutchouc à capuchon.
  
Ce manteau et ce capuchon avaient pris des proportions énormes dans la tête de Graffard. On se grisait.

Le commis-voyageur parlait de la *Revanche de Lille*, un journal radical où il collaborait. L'employé d'Orléans contait ses bonnes fortunes en wagon et le paysan poitevin rompait de temps en temps le silence pour me demander de lui trouver une place à Paris... Mais Graffard avait bientôt fait de dominer tout ce bruit pour revenir au capitaine, à la pluie, au manteau et au capuchon. « Ce gros badingouin était-il fait d'une autre pâte qu'eux ?... Il enfoncerait, lui, Graffard, ses bottes dans ce bedon précieux... il régalerait sa proéminence... et bien qu'il fût petit il en mangerait quatre comme lui. » La fumée des pipes s'épaississait autour de la flamme allongée des chandelles, et Graffard, très excité, s'écriait, quand il manquait d'injures nouvelles :
  
- Je lui crèverai la panse... comme à un chien.

- Comme à, un chien... comme à un chien... c'est facile à dire, reprit doucement Angelin, l'élève des Beaux-Arts.

Et il hocha la tête d'un air entendu.

- Oui, comme à un chien... répliqua Graffard, qui commençait à se fâcher. J'ai dit comme à un chien...

- C'est qu'un chien n'est point si facile à tuer qu'on croit.

- Et depuis quand, s'il te plaît ?
  
- C'est qu'il n'y a pas bien longtemps j'ai tué un chien moi-même... et cela donne encore du mal.

- Je voudrais bien savoir comment tu t'y es pris... rien que pour la farce... Était-il gros, ton chien ?

- Non, c'était un petit chien.

- Ah !
   
- Un tout petit chien... un épagneul pas plus gros que ça.

- Je vois ça... Un mignon pour femme... tout poilu, d'un blanc roux avec des mèches de poil sur les yeux et une faveur bleue sur la tête... comme on en vend le dimanche en été sur les boulevards... Et puis après ?

- Je l'ai tué.

- Pourquoi ça ?

- Parce que sa maîtresse l'aimait.

- Et elle ne t'aimait pas.

- Elle m'aimait.

- Tu étais jaloux du chien, alors ?

- Non... Mais elle me trompait, et comme je ne pouvais pas l'atteindre autrement, j'ai tué son chien.

- Pour l'embêter, quoi.

- Oui.

Et Angelin nous raconta qu'une nuit il était entré inopinément et avait trouvé l'appartement vide. « Madame avait découché, » comme disait Graffard. Angelin alla tout droit à la chambre à coucher et alluma une bougie. Il avait eu d'abord l'idée de tout briser, disait-il, les lampes japonaises, les vases de porcelaine gagnés à la foire de Neuilly, et de déchirer les rideaux de peluche, et de percer la chromolithographie de bazar qui représentait une jeune mère allaitant son enfant...

Il avait justement une canne à épée. I1 restait immobile au milieu de la chambre, écoutant le roulement des voitures rares et lointaines, le pas actif des gens attardés, et il était là seul devant la couverture faite et les draps vides, retenant sa respiration pour mieux écouter.

Il appelait en lui-même ces voitures l'une après l'autre, il les arrêtait devant la porte et il entendait le brusque derlindindin de la sonnette, le tac-tac de ses talons hauts sur les dalles du vestibule, son nom de « Julie » jeté au concierge en passant, le cric-crac des allumettes qu'on allume, le flou-flou des jupons dans l'escalier, et il sentait l'haleine essoufflée qu'elle avait en arrivant à son troisième étage, les joues fraîches, la bonne odeur de linge... Mais non... Rien, rien que ce silence ouaté par les tentures, rien que cette solitude où il s'épuisait, rien que ces parfums d'eaux de toilette évaporées dans les apprêts du départ !

Angelin parlait de tout cela en connaisseur.

Au milieu de ces rêvasseries, Angelin entendit dans la chambre un petit grognement béat. Bichon...

- C'est le chien ? interrompit Graffard.

-Oui.

- Je m'en doutais.

Et Angelin reprit le récit dont j'eus moi-même une vision bien nette, grâce aux questions précises que je faisais à mesure.

Bichon donc se réveilla dans sa petite niche d'osier. Angelin alla prendre la bougie et l'abaissa jusqu'à l'ouverture de la niche et regarda l'animal. Bichon, couché sur le côté, étendit une patte après l'autre pour se détirer d'abord, il rengorgea sa tête en soulevant une oreille d'un air spirituel, comme s'il eût voulu se préparer à jouer comme on joue avec quelqu'un de connaissance. Bichon se mit ensuite sur ses pattes, avança le museau hors de la niche... Angelin l'appela... Bichon hésita à sortir... sortit enfin lentement une patte après l'autre... s'enhardit et vint en remuant la queue lui flairer les jambes... C'est à ce moment qu'Angelin apprêta machinalement la lame de sa canne à épée en pressant légèrement sur le ressort... et il se mit à rire.

Il jouait avec le chien en l'excitant... Ce fut d'abord un jeu plein de retenue... Bichon poussait des raô-rao de satisfaction, en mordillant la lame qu'on lui présentait... puis ce furent de longs poils qui s'entortillèrent autour de la pointe de l'épée qui n'était point encore entrée dans ses chairs... Mais ce ne fut bientôt plus de jeu... Angelin s'était décidé... A la première piqûre, Bichon poussa un petit cri ; il revint néanmoins à la charge en jouant. Il ne se doutait de rien... A la seconde piqûre, Bichon ne cria pas, mais son oeil prit de l'inquiétude... A la troisième piqûre il s'enfuit en roulant sous le lit... Angelin le poursuivit... la difficulté le mit en train... A moitié couché, il raclait le parquet avec sa canne pour déloger l'animal... puis il dérangea le lit... Bichon épouvanté était déjà sous l'armoire à glace... il fouilla sous l'armoire... Bichon était derrière les rideaux... La bête était prompte et habile à fuir... Angelin renversa la table de nuit et faillit tomber en se heurtant à un fauteuil... Il avait les joues chaudes... la langue sèche... et ses mains tremblaient... Il s'animait à cette pour suite... Cela devenait une affaire...    Il finit par acculer Bichon dans un coin... Bichon essaya de mordre... Angelin lui porta un coup qui le perça de part en part.

- Et j'eus du mal alors, dit Angelin... beaucoup de mal à l'achever... La pauvre bête était devenue endiablée... Elle sautait sur moi et faisait des bonds hauts de ça en se retournant et en gigotant en l'air avec un effarement piteux... Elle m'évitait merveilleusement... je la ratais souvent... Souvent aussi je lui lardais tantôt la cuisse, tantôt l'oreille ou la peau du dos.

- Aïe donc! aïe donc ! disait Graffard.

Je sentais la lame qui s'enfonçait... et la salive, la salive me venait à la bouche comme lorsqu'on va goûter quelque chose de bon...

- Aïe donc !

L'animal saignait pour de bon... Il se traînait partout en gémissant... La chambre en était toute tachée : les murs, les draps, les tapis, mes mains... Enfin je l'acculai pour la seconde fois dans le coin... je le visai à la gorge.

- Aïe donc !

Je frappai... Il gigota en piétinant dans son sang... et je frappais... je frappais toujours...

- Et aïe donc ! aïe donc ! cria Graffard, en se levant cette fois.

Graffard, qui n'avait point perdu un mot du récit, s'était si fort excité à mesure, qu'il semblait prendre part lui-même à la chose. Et, plus qu'à moitié gris, il faisait, debout, des gestes comme s'il tenait en effet une lame en main, et qu'il portât des coups de pointe, tantôt en quarte, tantôt en tierce.

La retraite était sonnée depuis longtemps. Nous étions très fatigués ; aucun de nous ne profita jusqu'au bout de la permission de dix heures. Nous rentrâmes tant bien que mal au quartier, malgré tout ce que put nous dire Graffard, qui voulait passer la nuit dehors et que nous abandonnâmes au coin d'une ruelle mal famée.

J'eus de mauvais rêves pendant la nuit. Je dormis mal, si bien que, le lendemain matin, j'étais tout habillé au moment où l'on sonnait le réveil.

Il faisait à peine jour.

Il pleuvait à verse, comme la veille. Je descendais aux écuries, lorsque j'entendis comme une sorte de grand remue-ménage du côté du magasin d'habillement qui donnait de plain-pied sur la cour... et des cris pareils à ceux d'un animal qu'on égorge :

- Au secours ! au secours !

Puis plus rien.

Deux gardes d'écurie en sabots et en blouse blanche couraient vers le bruit avec des fourches.

Je les suivis en courant jusqu'au magasin... et je vis par la fenêtre toute grande ouverte, d'une part, le gros capitaine étendu en pente sur un tas de pantalons rouges à basane..., secoué sur place par de grands soubresauts..., muet, transpercé, défiguré d'une abominable façon et perdant tout son sang qui inondait la chambre de tous les côtés... La lutte avait dû être terrible... Il avait encore le manteau et le capuchon de la veille.
  
Et je vis, d'autre part, la tête nue, la tunique en lambeaux, le sabre en main, Graffard qui se débattait furieusement entre les mains du maréchal des logis de garde et des hommes accourus.

- Aïe donc, aïe donc ! criait-il.

Et tout à coup il s'abattit sans connaissance, en vomissant toute l'orgie de la nuit.

La scène était facile à reconstituer. Le capitaine Loyer était au magasin d'habillement pour un détail d'équipement. Il vit passer dans la cour Graffard, qui rentrait en casque et en épaulettes à cette heure matinale. Il en conclut qu'il avait tiré une bordée. Il ouvrit la fenêtre, et appela « Graffard ! » et Graffard vint. Celui-ci ne put supporter la colère du capitaine au capuchon, et l'attaqua brusquement.

On connaît le reste de la scène. Graffard fut jugé par le conseil de guerre du corps d'armée qui siégeait à Châlons, condamné à mort et fusillé le 8 octobre 1879. Cette exécution fit à l'époque quelque bruit dans les journaux.



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