BORNIER,
Henri de (1825-1901)
: Histoire
immorale
(1899).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (27.IV.2007) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.) du Livre des Nouvelles : Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en 1899. Histoire
immorale
par
Henri de Bornier ~ * ~
PETITE
PRÉFACE
TOUT homme a ses moments de faiblesse. Il y a quelques années, je venais de lire un roman où les sept péchés capitaux triomphaient à qui mieux mieux ; l’oeuvre faisait fureur et les éditions se succédaient comme les wagons sur un chemin de fer. Je sentis en moi un mouvement de jalousie, et je me dis : « Eh bien, moi aussi j’écrirai quelque chose de bien immoral, et j’aurai du succès. » Après avoir bien cherché, avoir bien secoué le coin de guenille que chacun porte en soi, voici tout ce que je trouvai. Si ce n’est pas assez immoral encore, que le lecteur daigne m’excuser ; je ferai plus mal une autre fois. I
OU LE COUSIN ET LA COUSINE TROUVENT NATUREL DE SE MARIER - Voyons ! voyons ! disait Hermine, racontez-moi un peu votre vie, monsieur Lucien ; je veux savoir votre existence heure par heure. Que faites-vous le matin jusqu’au déjeuner ?... et après ? et le soir ? et toujours ? - Je pense à vous, Hermine ; à votre beauté, à votre grâce, à vos cheveux dorés, à votre taille souple, à vos yeux doux et brillants, ma belle fiancée !... - Il ne s’agit ni de mes yeux, ni de ma taille, ni de mes cheveux ; vous êtes trop poétique, monsieur Lucien, trop artiste, trop… peintre. Je vous demande tout bourgeoisement ce qu’on vous a servi ce matin à déjeuner ; suis-je prosaïque, hein ? - Que sais-je, ma belle Hermine ? Et que m’importe ! J’ai déjeuné à ma taverne, on m’a servi ce que qu’on a voulu, je n’ai pas remarqué. - Vous avez eu tort, mon ami ; vous êtes trop indifférent pour vous-même ; heureusement pour votre santé, je serai difficile pour vous ; et, dès que nous serons mariés… - Dans huit jours ! dit le jeune homme, c’est bien tard ! - Pour votre estomac, fit la jeune fille en riant. Et M. Lucien profita de l’occasion pour frapper doucement du bout des doigts les doigts blancs et effilés de sa jolie fiancée. Portrait de Mlle Hermine : svelte, flexible, élégante et simple ; un front large éclairé par des yeux pleins d’un charme suave impossible à rendre, de ces yeux qui regardent toujours en haut, comme dit le poète arabe ; en même temps, une profusion de cheveux admirablement dorés, ardents et somptueux, donnait à cette fière tête je ne sais quel air de jeune lionne. M. Lucien avait une physionomie franche et bienveillante ; grand et fort, ses mouvements trahissaient cependant une noblesse naturelle que ne démentait pas le sourire constamment tendre et la voix un peu traînante du jeune peintre. Lucien Garnier, envoyé tout jeune encore à l’École française à Rome, en était revenu depuis peu d’années avec un talent déjà mûr, et un caractère nativement indécis que les habitudes italiennes avaient alangui encore ; du reste, un bon coeur et un esprit généreux. En revenant d’Italie, il trouva d’abord dans la maison de Mme Delville, sa cousine, un intérieur simple et charmant, un accueil affectueux ; deux ou trois mois après, Mme Delville présenta à Lucien sa fille unique, Hermine, qui sortait du couvent. Lucien fut frappé, au premier regard, de l’éclatante beauté de sa cousine ; au même instant il se prit à l’aimer de cet amour d’artiste, amour noble, détaché sans doute de tous les vils calculs, mais non assez grave pour être désormais toute la vie d’un homme et, en quelque sorte, comme le sceau éternel d’une destinée. Lucien demanda Hermine en mariage. Mme Delville accueillit la proposition du brillant artiste, tout en laissant à Hermine la liberté complète de son choix ; elle voulut aussi qu’un temps assez long s’écoulât entre le jour de la demande et le jour du mariage, afin que les deux jeunes gens eussent le loisir de se mieux connaître et de voir bien clair dans leur propre coeur. Hermine, quoique bien jeune, avait dans l’esprit une faculté d’intuition, un tact, pour ainsi dire, qui lui fit deviner à l’instant le caractère de son cousin ; elle comprit que Lucien aimait en elle sa beauté avant tout ; elle en fut d’abord froissée dans la délicatesse de son âme ; puis, en étudiant de plus près la nature de son cousin, elle sentit naître pour lui, dans son coeur, cette douce affection, cette sainte tendresse que les âmes d’élite éprouvent pour ce qui est faible et gracieux. Les femmes, - c’est leur gloire humble et sacrée, - ont souvent de ces mouvements, de ces évolutions de pensée qui font d’elles l’être supérieur et sublime dont l’homme ne connaîtra jamais la grandeur voilée, tout en subissant sa puissance. Il se passa donc, dans le coeur d’Hermine, un de ces drames superbes qui n’ont pas encore trouvé de Shakespeare, un drame plein de sentiments contradictoires, de péripéties aussi émouvantes que la chute des rois ; une scène d’autant plus tumultueuse qu’elle était contenue dans un cadre plus étroit : un monde dans le coeur d’une enfant. « Si une autre femme, pensa Hermine, est un jour aimée de Lucien pour sa beauté seule, il se laissera emporter vers elle avec toute la folie et toute l’irréflexion d’un premier élan ; il n’examinera ni le caractère, ni les sentiments, ni l’intelligence de son idole ; il tombera peut-être sous le joug de quelque femme sans coeur et sans esprit : il sera perdu. Si, au contraire, il rencontre une âme dévouée, qui lui donne toutes ses pensées et lui sacrifie toute son existence, cette femme souffrira peut-être cruellement dans sa lutte contre l’inconstance naturelle de Lucien, mais lui, il sera sauvé. - Eh bien, je le sauverai ! » Ajoutons, au risque d’enlever quelque chose à la gloire de notre héroïne, et pour la réduire à des proportions plus humaines, que Lucien avait le caractère aimable et gai, l’esprit fin, une verve franche et toujours pétillante, et, enfin, puisque nous nous sommes décidé à diminuer le mérite d’Hermine, une tête pleine de noblesse et de distinction, une figure illuminée de tous les éclairs de l’intelligence. L’épreuve jugée nécessaire par Mme Delville ne fit donc que fortifier dans le coeur d’Hermine la résolution pieuse qu’elle avait prise et son dévouement caché, d’autant plus méritoire qu’il était plus réfléchi. II
OU IL EST A PEU PRÈS DÉMONTRÉ QUE LA LUNE DE MIEL NE BRILLE QU’A LA CAMPAGNE Enfin, le temps de cette épreuve imposée aux jeunes fiancés s’écoula ; Hermine et Lucien furent unis ; mais, en vrais poètes qu’ils étaient, l’un par la pensée, et l’autre par le coeur, ils voulurent se marier loin de Paris, loin des regards curieux ou moqueurs. Mme Delville avait un vieil oncle, curé d’une petite paroisse, en Bourgogne : un village jeté comme au hasard entre une forêt, une montagne et un ruisseau. Le bon prêtre céda aux nouveaux époux, après leur avoir donné au nom du Dieu d’amour la bénédiction nuptiale, sa maison modeste et verdoyante, son pré vert, après le jardin et le verger, ses colombes volant des fenêtres au toit du presbytère, et surtout la douce paix de son âme se répandant, comme à son insu, sur tout ce qui l’entourait, sur le paysage et sur les coeurs. Pendant le mois qu’ils passèrent au village, ils n’eurent d’autre souci que celui de leur tendresse, mêlant aux voix de la nature, aux chants des oiseaux, aux murmures du vent, dans les saules, aux tressaillements des sillons sous les feux de l’aurore, la chaste harmonie de leurs pensées, la divine musique de leurs âmes recueillies dans l’attendrissement des premières joies. Il fallut partir cependant, revenir à la vie réelle, aux occupations peu idéales, au travail, à l’atelier, à Paris, hélas ! Paris ! c’est la ville de ceux qui luttent, qui cherchent, qui espèrent, qui se tourmentent, qui se lamentent. Ce n’est pas la ville de ceux qui aiment ! Quand on y revient, gardant encore dans la poitrine et dans la mémoire le parfum des vastes landes, l’odeur des genêts et des genévriers, et qu’on se sent frappé tout à coup par les fétides émanations des rues boueuses, des mille et mille égouts de la grande ville, une détresse indicible saisit le coeur ; on se regarde avec une involontaire tristesse, et on se dit, quelque effort que l’on fasse pour retenir en soi-même son bonheur : « serons-nous heureux ici comme là-bas ? » C’est pourquoi Hermine était triste en rentrant dans Paris avec Lucien, et interrogeait avec une sorte d’angoisse les regards de son jeune mari, dont l’attitude était moins songeuse que la sienne. Elle le remarqua. III
UNE ÉGLOGUE PRÈS DE LA RUE DE VAUGIRARD Le nouveau ménage s’installa, du reste, pour la vie nouvelle, avec cette douce gaieté que les coeurs sans reproche répandent autour d’eux ; Lucien trouva, dans les environs de la rue de Vaugirard, une ravissante maison entre cour et jardin, qui ressemblait peu, très heureusement, à ces constructions modernes devant lesquelles s’extasient les badauds et dont les locataires payent l’élégance par le manque d’air, d’espace et de lumière. Les jeunes mariés eurent un pavillon tout entier à eux seuls ; l’atelier de Lucien était dans une maison voisine, afin que la jeune femme ne se rencontrât jamais sur le même seuil avec les visiteurs et visiteuses un peu folâtres qui se succèdent dans un atelier d’artiste. Cette nouvelle existence, cette vie à deux, mêlée de travail et d’affection, offrit aussi, tout d’abord, de véritables joies à Lucien et à Hermine ; pendant que le peintre promenait sur la toile ses pinceaux actifs, aux heures où aucun indiscret ne troublait le recueillement de l’artiste, Hermine arrivait, gracieuse et légère, et, s’asseyant à côté du chevalet, suivait d’un regard attentif et souriant le progrès du travail de son mari ; lui, charmé de la présence de sa jeune femme, se détournait parfois de son oeuvre pour la contempler avec une admiration muette ; et on eût dit que la vue de cette admirable créature lui donnait des inspirations et des forces nouvelles. Oh ! que c’est joli de vivre à deux, d’être seuls dans son petit coin, d’entendre à peine les bruits du monde, et de se dire : « Que les autres sont fous ! » Oui, c’est joli, très joli… trop joli ! Cela ne peut durer, car le monde est comme tous les abîmes : effrayant, terrible, vertigineux, sombre, et c’est pour cela qu’il attire. Comment se fait-il qu’on rentre dans le tourbillon ? On ne le sait pas, mais on y rentre ; un ami qu’on rencontre, un hasard de voisinage, un accident, un protecteur qu’il faut voir, une bonne oeuvre à faire, c’en est assez ; le flot vous soulève insensiblement, vous enlève, vous emporte, et tout le tracas de la vie retentit bientôt à vos oreilles. IV
A PRINCE ALLEMAND COMTESSE ITALIENNE Le nom de Lucien commençait à se répandre, ses tableaux étaient déjà recherchés des amateurs, et les marchands mêmes le traitaient avec une politesse croissante. Lucien et Hermine ne furent donc pas étonnés de voir un jour entrer, dans l’atelier, un homme d’un certain âge, parlant le français avec un léger accent germanique, ayant, du reste, toutes les manières du meilleur monde, et qui leur fut annoncé sous le titre de prince Paul de P… Le prince donnait le bras à une jeune femme. Hermine, en apercevant la compagne du prince, se sentit pâlir et tressaillit comme malgré elle. Pourquoi donc ? - Monsieur Garnier, dit le prince, j’ai vu, chez Mme la comtesse Galigaï, qui a voulu du reste m’accompagner chez vous… Ici la comtesse Galigaï s’inclina en souriant. - J’ai vu, continua le prince, un charmant tableau signé de votre nom, et cela m’a donné le plus vif désir de posséder aussi une de vos oeuvres. Je désire seulement que le tableau dont il est question soit admis à l’exposition des Beaux-Arts de l’année prochaine et que le sujet soit le Génie du Bien et le Génie du Mal : c’est une idée un peu… allemande, peut-être, mais je ne suis pas Allemand pour rien. Quant au prix du tableau, n’en parlons pas ; nous ne sommes pas des marchands, je ne veux pas même le connaître, et mon intendant prendra vos ordres à cet égard. Lucien s’inclina en assurant le prince de sa reconnaissance. - C’est entendu, alors, dit le prince, dans un an j’aurai mon tableau. Et il tendit la main au jeune artiste, avec cette aisance pleine de courtoisie, dont les grands d’autrefois avaient le secret, secret à peu près perdu, et qui s’est si bien caché au fond de nos coffres-forts que, s’il en sort jamais, ce sera un grand hasard ! Le prince allait quitter l’atelier, lorsque la comtesse Galigaï, abandonnant le bras de son introducteur, s’avança résolument vers Lucien. Elle était grande, brune, pâle, souriante et hautaine à la fois : son front proéminent portait comme une couronne un enlacement de cheveux noirs, épais, un peu incultes même ; ses yeux noirs avaient une incomparable douceur mêlée à la vivacité la plus enjouée. Une robe de velours grenat montante laissait deviner, chez cette personne, d’un aspect un peu étrange, des formes vigoureuses, des nerfs d’acier, une puissance de muscles singulière, une agilité et une force de panthère. - Monsieur Garnier, dit-elle d’une voix brève, saccadée, onctueuse et métallique en même temps, monsieur Garnier, me trouvez-vous belle ? Lucien, à cette question fort imprévue, balbutia une réponse un peu embarrassée, où le mot « admirablement » dominait, malgré son embarras. - Ah ! mais, reprit la comtesse, me trouvez-vous belle comme homme ou comme peintre ? - Comme homme et comme peintre. - Comme peintre… surtout ? - Eh bien, oui, surtout comme peintre. Tant mieux, alors, dit joyeusement Mme Galigaï, vous ferez mon portrait : un peintre qui trouve beau son modèle fait toujours un bel ouvrage. Voyez la Joconde ! Vous ferez donc mon portrait, s’il plaît à Votre Seigneurie. Dès demain, je vous donnerai une séance, chez moi, rue Saint-Florentin, 10. Je m’appelle la comtesse Galigaï, comme le prince Paul vous l’a dit ; mais mes ennemis et mes amis m’appellent la comtesse Nullepart. On vous expliquera pourquoi, sans doute. Adieu, seigneur Raphaël. Venez, prince. V
ÉTYMOLOGIE QU’ON NE TROUVERAIT PAS DANS LE GLOSSAIRE DE DUCANGE. Lucien annonça le lendemain à Hermine qu’il allait se rendre chez la comtesse. - Bien ! mon ami, répondit la jeune femme ; il faut vite commencer et finir ce portrait. Elle n’ajouta pas un mot, pas une observation, pas une recommandation ; seulement, elle sourit à Lucien de son meilleur sourire ; on eût dit qu’elle cherchait à l’envelopper d’un regard tendre et chaste comme d’une égide invisible. Lucien arriva bientôt chez la comtesse, et fut admis dans un somptueux boudoir rempli des mille riens du luxe le plus capricieux. Qu’on ne croie pas que nous allons écrire, après mille autres, l’histoire d’une de ces liaisons adultères dont le récit est à lui seul un danger. Dieu merci ! tous les hommes ne glissent pas aussi vite sur la pente des amours banales ; la chute n’est pas toujours aussi rapide qu’on le pense ; nous voulons seulement, cette fois, signaler aux aventureux un des moindres périls qui les attendent hors des sentiers de l’honnêteté sévère, du travail obstiné, du dévouement quotidien, de la lutte patiente et glorieuse. La princesse Galigaï appartenait à une classe de femmes toute particulière, nous allions dire toute nouvelle ; il n’y avait dans sa vie aucun désordre honteux, - il n’y avait pas d’ordre, voilà tout ; elle avait un mari, vrai mari et vrai comte italien, qu’aucun des amis de la comtesse n’avait connu, cependant. Quand on lui demandait, vers les premiers temps de son séjour en France : « Où est votre mari ? » elle répondait dans son ignorance des finesses de notre langue : « Mon mari ?... Il est quelque part… » Depuis ce temps-là, on appelait la comtesse Galigaï la comtesse Quelquepart. Un beau jour, son mari mourut, elle ne s’en aperçut guère, à ce qu’il semble, car, lorsqu’on lui demanda pour la première fois, après ce malheur : « Où est votre mari ? » elle allait répondre : « Il est quelque part » ; mais elle se reprit, et dit, cette fois : « Il n’est nulle part ». Depuis ce temps-là, on l’appelait la comtesse Nullepart. C’était, du reste, la plus honnête folle qu’on pût voir ; elle n’aimait pas la société des femmes et la fuyait avec obstination ; mais les hommes dont elle s’entourait savaient que toute chaîne lui eût été odieuse et insupportable ; elle avait sur ce point des principes très arrêtés. Il existait donc un contraste frappant entre la hardiesse de ses habitudes, la liberté de son langage et la pureté de ses moeurs ; elle avait réuni autour d’elle une cour de jeunes gens : artistes, poètes, diplomates, hommes politiques, qui étaient pour elle des amis, des camarades, comme elle disait : rien de plus ! Seulement, elle mettait à retenir dans sa maison toute cette pléiade, une grâce, une adresse, une coquetterie même, que les gens non initiés eussent qualifiées plus sévèrement peut-être. VI
COMME QUOI LA PARESSE EST NATURELLE AUX PEINTRES C’est dans ce monde-là, que Lucien avait mis le pied. Avec la mobilité de son esprit, avec ce besoin d’impressions nouvelles qui était en lui, Lucien se jeta bientôt dans le tourbillon de la vie bruyante où la belle comtesse l’introduisit : course, promenades, petits voyages, soupers, raouts, spectacles, concerts, rien n’y manqua ; ce fut une existence forcenée et violente, un vertige, une féerie de plaisir, l’oubli du travail et du devoir, l’incohérence et le décousu en toutes choses, le désordre moral, enfin. Lucien, pendant plusieurs mois, ne parut pas à son atelier ; il rentrait le soir chez lui, pâle, brisé, et expliquait son absence à Hermine par des raisons souvent mensongères. Hermine écoutait son mari gravement, sans se plaindre, avec un sourire maternel, quelquefois de douleur, d’indulgence toujours. Un soir, ce sourire eut quelque chose de joyeux. Mais Lucien ne le remarqua point. VII
LA COMTESSE A UN ÉCLAIR DE BON SENS Ce genre de vie dura cinq ou six mois. Un jour, la comtesse eut une idée. - Écoute, mon cher camarade, dit-elle à Lucien, écoute… (Ouvrons une parenthèse pour expliquer que la comtesse voulait tutoyer tous ses amis et être tutoyée par eux ; le tu lui paraissait donner plus de pittoresque et de montant à la conversation ; d’ailleurs, elle était Italienne, et le vous français lui paraissait une infirmité de notre langue.) - Écoute, dit-elle à Lucien, je viens de réfléchir à une chose : je ne suis bonne à rien, je ne sais que rire, chanter et courir à cheval ; c’est effrayant pour mon avenir ; je puis avoir besoin de travailler pour vivre ; il peut arriver des révolutions, mon ami ! Je veux apprendre un métier quelconque, un art, n’importe lequel : par exemple la peinture…. Voilà une bonne idée ! Oh ! oui, c’est cela, c’est cela ! Tu seras mon maître, nous irons à ton atelier. Moi, aussi, je serai peintre !... Allons, vite, debout ! Il n’est que deux heures !... Partons, à l’atelier ! Et les petits pieds de la belle Italienne piétinaient déjà d’impatience. - Ah çà, cher ami, partons-nous ? - Comme vous…. comme tu voudras, dit le peintre, accoutumé aux caprices soudains de sa folle compagne. Et ils partirent. L’atelier était désert ; rien de changé, d’ailleurs ; les statues, les modèles en plâtre, les esquisses, les armes, les pipes turques étaient à leur place ; le grand rideau vert divisait toujours l’atelier en deux parties distinctes : l’une, destinée à la conversation ; l’autre au travail. Il y avait donc ainsi, tout à la fois, un atelier et un salon. C’est dans ce salon que Lucien et la comtesse entrèrent d’abord ; ils s’assirent sur un divan. VIII
UN REGRET TARDIF - Ah ! cher ami, voici donc le lieu solennel où je t’ai vu pour la première fois, dit la comtesse, en déclamant un peu ; qui m’eût dit alors !... - Folle ! va. - Comme tu as l’air sombre, mio caro ! Qu’as-tu donc aujourd’hui ? - Rien. - Si !... Tu as quelque chose… Viens là, près de moi ; donne-moi ta main, et raconte-moi tes chagrins. - Je n’ai aucun chagrin, je t’assure. - A la bonne heure ! - Dis-moi donc, comtesse, et la leçon de peinture que tu veux prendre ? - Dans un instant, mon cher maître ; ton atelier me fait penser à une chose…. Quelle est donc cette petite femme blonde qui était ici il y a un an lorsque nous y vînmes, moi et le prince Paul, la veille de son départ pour Berlin ? Elle était assez… gentillette, je crois. - C’était ma femme, madame. - Tiens ! c’est vrai, tu es marié, au fait, povero ! Comme ça doit tuer le génie, un ménage ! N’est-ce pas ? Lucien ne répondit point et fronça légèrement les sourcils. - Que te disais-je ? Voilà déjà que ton front se rembrunit. Quelle femme est-ce, ta femme, cher ami ? Une Cendrillon, une fée bourgeoise, je suppose, une âme sans idéal, un esprit sans initiative ? Lucien eut la lâcheté de ne pas protester contre l’inconvenance de ces paroles ; d’ailleurs, son attention fut détournée par un autre objet : il aperçut sur un petit chevalet l’esquisse tracée par lui du tableau que lui avait commandé le prince Paul. Il avait oublié, dans sa folle vie, et l’esquisse et la commande. - Ah ! mon Dieu ! j’avais oublié ce tableau ! et, c’est demain, au plus tard, qu’il faudrait le présenter au jury ! - Bah ! dit la comtesse, ce sera pour une autre année. - Mais, ma promesse au prince… - Tu la renouvelleras. - Mais, enfin, le prix de ce tableau. - Oh ! dit l’Italienne, te voilà digne de ta femme ! - On voit bien, comtesse, que tu as trois cent mille francs de rente ; mais, moi, je ne les ai pas, et ce tableau n’est pas fait. - Il est fait, mon ami, dit la voix d’Hermine. IX
TABLEAU La main de la jeune femme tenait écarté le rideau vert qui séparait le salon de l’atelier ; de l’autre main, elle indiquait à Lucien un tableau placé sur un chevalet. - C’est tout à fait cela, cria Lucien, le Génie du Bien et le Génie du Mal, d’après mon esquisse ; il y a du talent dans ce tableau, et avec quelques corrections… Mais, qui donc a fait ce tableau ? - C’est moi, mon ami. - Tu sais donc peindre, Hermine ? - J’ai appris pendant plusieurs années au couvent, et puis… je t’ai regardé si souvent travailler… autrefois !... Ah ! j’ai eu bien de la peine, va ! J’ai pleuré bien souvent de dépit quand je ne réussissais pas, et j’ai brisé plus d’un de tes pinceaux… pardonne-le-moi ! - Hermine, tu es un ange ! On entendit la voix de la comtesse, qui disait : - Admirable ! Mais, ce tableau… je m’y reconnais… Le génie du Bien et le génie du Mal, représentés allégoriquement par deux femmes, paraissant devant leurs juges… Genre moyen âge ! Le génie du Mal, c’est moi ; le génie du Bien, c’est madame… Ce n’est pas modeste. - Hermine, pardon ! pardon ! disait Lucien en couvrant de baisers et de larmes les mains de sa femme. - Oh ! dit la voix stridente de l’Italienne ; églogue ! bucolique ! Elle se dirigea vers la porte, mais elle s’arrêta : - Madame Garnier, dit-elle, si je tutoyais votre mari, c’est que mon habitude est de tutoyer tous mes amis. - Je le sais, madame la comtesse ; seulement, je trouve que c’est de mauvais ton. L’Italienne releva fièrement la tête, mais elle réfléchit un instant ; puis s’avançant vers Hermine : - C’est égal, dit-elle, vous êtes une belle et vaillante femme. - Adieu, monsieur Lucien. Et elle sorti. - Hermine ! Hermine ! tu peux me pardonner, car je t’aimerai toujours, murmurait Lucien heureux et confus. - Comme autrefois ? fit-elle. - Mieux encore ; car, autrefois je n’aimais que ta beauté ; maintenant, j’aime ton âme ! Henri
DE BORNIER,
de l’Académie française.
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