BOURGET,
Paul (1852-1935) : Simone, récit de Noël
(1886).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (20.IV.2007) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.) du Livre des Nouvelles : Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en 1899. Simone
Récit de Noël
par Paul Bourget ~ * ~
ONZE heures. Au dehors, une nuit glacée, avec des passages de vent et des tourbillons de neige. A l’intérieur du petit hôtel qu’occupe le comte d’Eyssève, tout auprès du parc Monceau et par cette nuit de Noël, c’est le silence des maisons que le deuil a visitées, un deuil terrible entre les deuils. A ce nom d’Eyssève, il n’est pas un Parisien qui ne se rappelle la fin tragique de la jeune comtesse, morte, au printemps, d’une chute de cheval. Je ne puis, moi, penser à elle sans me souvenir de la première représentation de la Princesse de Bagdad, et sans revoir l’adorable jeune femme, sur le devant de sa baignoire, avec ses cheveux châtains séparés en deux simples bandeaux, son visage allongé, sa fine pâleur et ses yeux bruns, que leur légère myopie faisait cligner un peu, quand elle ne s’aidait pas, pour mieux regarder, d’un lorgnon d’or dont ses doigts menus maniaient si joliment le manche ciselé. Elle a laissé trois enfants orphelins : deux fils, dont l’aîné, Pierre, a onze ans ; le cadet, Armand, dix ; et une petite fille, Simone, qui, elle, n’a pas encore huit ans. *
* * C’est au second étage du petit hôtel qu’habitent les enfants. Les deux garçons ont une chambre commune. La petite Simone, la dernière venue, a sa chambre à elle. Et par cette nuit terrible de Noël, où les enfants pauvres grelottent de froid dans les rues, l’enfant riche a bien froid au coeur dans sa chambre tiède où le feu achève de mourir. Le tapis qui court partout, les rideaux roses et verts, où s’abrite le petit lit clairement peint, le bois de rose du chiffonnier, de la commode et du mignon secrétaire, les coquets et fragiles objets de toilette épars sur la table, - tout atteste la minutie du luxe dont la comtesse avait enveloppé son enfant aimée. C’était son orgueil quand ses amies visitaient cette chambre et s’écriaient : « Oh ! ma chère ! nous n’étions pas gâtées ainsi à leur âge… » Mais que Simone se sent malheureuse dans ce tiède asile où elle est là, toute seule, à penser ! Elle pense que, depuis la mort de sa mère, quelque chose a changé pour elle, et que l’atmosphère d’affection où elle vivait s’est soudain glacée. Ce n’est pas de cette mort elle-même que l’enfant souffre. A son âge, ce mot terrible, la Mort, ne lui représente pas la réalité affreuse : la colline du Père-Lachaise, un caveau parmi des centaines d’autres, un cercueil dans un compartiment de ce caveau, et dans ce cercueil, une forme à jamais immobile et qui s’en va, se décomposant heure par heure… Non, sa mère morte, c’est pour sa rêverie d’innocente et jeune enfant, cette mère envolée au Ciel, dans ce lieu vague et lointain, rempli de délices indéterminées, peuplé d’anges qui volent comme sur la gravure de son livre de messe, - demeure heureuse où elle espère rejoindre un jour la disparue, dont elle a conservé une si jeune, une si belle vision. Elle ne l’a pas vue, les yeux clos, la bouche ouverte, livide, et le front ensanglanté. Le premier soin du comte fut d’envoyer tous ses enfants chez sa mère à Versailles. On leur a mis des vêtements de couleur noire, et ils ont demandé pourquoi. On ne leur a pas dit tout d’abord. Ils n’ont compris qu’ils étaient frappés d’un malheur qu’à la pitié devinée dans les yeux qui les regardaient. Mais le vaste parc où on les emmenait jouer, par ces jours d’avril, était si vert, avec son peuple de statues et l’eau dormante de ses bassins ! Puis leur père est venu les rejoindre : « Et maman ?... » ont-ils demandé tous les trois. Le comte les a embrassés en fondant en larmes. Il avait un visage si triste, si triste !... Ce que la petite Simone se rappelle surtout, c’est qu’elle a compris dès ce jour-là cette chose inexplicable, insensée, presque monstrueuse pour son pauvre esprit d’enfant : que son père ne l’aimait plus comme autrefois… Et c’est à cause de cela que, par cette nuit de Noël, elle demeure éveillée, au lieu de dormir du paisible sommeil qui, dans la chambre à côté, ferme les yeux insouciants de ses frères. Son père ne l’aime plus ! Les images vont et viennent dans sa petite tête, qui, toutes, se résument dans cette idée. Il ne l’aime plus, elle qui était jadis sa préférée… Elle revoit l’allée du parc de Versailles où elle a subi sa première impression, sans pénétrer, aujourd’hui plus qu’alors, la cause de ce changement soudain dans les manières de cet homme, qui ne pouvait, autrefois, rester un quart d’heure avec elle sans la couvrir de caresses. Elle se promenait avec Pierre et Armand, conduits tous les trois, par Mlle Marie, sa gouvernante. Son père est apparu tout d’un coup, et elle s’est précipitée vers lui, comme d’habitude, avec un élan de tout son être. Rien qu’à rencontrer ses yeux, rien qu’à sentir la façon avec laquelle il a reçu ses baisers, elle a deviné qu’il n’était plus le même pour elle. Un étonnement l’a saisie d’abord, et une espèce de timidité. Qu’avait-elle fait de mal, ce jour-là, cependant ? Pourquoi lui a-t-il dit, avec cette voix qu’elle ne lui connaissait qu’au lendemain des jours où elle avait mérité d’être grondée : « Marche avec Mademoiselle, » tandis qu’il allait, prenant par la main Pierre tour à tour et Armand, mais non pas elle ?... Depuis lors, il ne lui a jamais parlé avec une autre voix. Et dans les mille petits détails dont se compose sa vie d’enfant, ç’a été ainsi un changement total qu’elle ne peut pas s’expliquer parce qu’elle se sait si profondément, si absolument innocente. Le matin, aussitôt levée, elle avait, du vivant de sa mère, l’habitude d’aller dans les chambres de cette pauvre mère d’abord, puis de son père, et de rester là, longuement, à se faire gâter. C’en est fini de ces visites, fini des petits mots câlins, fini des rires que ses moindres mots amenaient sur ce visage d’homme dont les yeux ne fixent jamais plus les siens. Elle n’ose pas chercher ses regards depuis qu’elle y a lu cette froideur qui la glace jusqu’au fond de l’âme. Elle n’ose pas avancer vers lui et prendre sa main pour la baiser, depuis qu’il a retiré avec brusquerie, un jour qu’elle s’était permis cette caresse, cette main toujours occupée autrefois à lisser ses boucles, à flatter sa joue. Elle a beau multiplier ses efforts d’enfant consciencieuse pour que Mademoiselle n’ait pas un reproche à lui faire, jamais un compliment ne vient récompenser ce zèle, et il lui semble que cette injustice de son père a gagné tous ceux qui l’entourent, depuis ses frères, qui la traitent avec tant de brusquerie, jusqu’à Mademoiselle, qui s’impatiente plus vite… Et à qui se plaindre ? Sa bonne grand’mère de Versailles est si infirme, si lourde, et puis elle ne la voit presque jamais. A son père lui-même ? Elle est, devant lui, toute paralysée d’une sorte de terreur qu’elle ne peut pas vaincre. Elle avait un ami autrefois, M. d’Aydie, son parrain. Il ne vient plus jamais à la maison. Elle l’a rencontré quelquefois aux Champs-Elysées ; mais il s’est contenté de saluer Mademoiselle sans leur parler, - quoiqu’elle l’ait vu qui la suivait des yeux longuement. Pourquoi l’a-t-il abandonnée, lui aussi, puisqu’il l’aime, comme autrefois, elle l’a bien deviné à son regard ? Elle éprouve les détresses d’un enfant perdu parmi des étrangers, et qui se sent délaissé, presque haï. Elle écoute le vent passer sur l’hôtel, gémir longuement, s’éloigner, reprendre, la rafale fouetter les volets fermés, et elle se demande si tous sont endormis dans la maison ? C’est qu’elle a formé un grand projet… Puisque le petit Jésus doit descendre cette nuit et remplir de bonbons et de jouets les souliers placés à côté de la cheminée dans la chambre d’études, pourquoi ne s’adresserait-elle pas à lui, afin qu’il soulage la peine dont elle souffre si durement ? le petit Jésus habite au Ciel et on a dit à Simone que sa mère était au Ciel aussi. Et l’idée lui est venue d’écrire à sa mère. Elle posera la lettre sur son soulier. Le petit Jésus ne peut manquer de la voir, de la prendre et de la remettre. Elle a donc trouvé le moyen d’écrire, en deux ou trois jours, cette lettre à sa mère, qu’elle a soigneusement enfermée dans une enveloppe, sur laquelle sa main tremblante a tracé cette adresse : « A maman, au ciel… » Mais elle n’a jamais osé la placer sur le soulier, devant Mademoiselle et devant ses frères… Maintenant tous reposent. Aucun bruit n’arrive de la porte à droite, qui est celle de la chambre de Pierre et d’Armand, ni de la porte à gauche, qui est celle de la chambre de Mademoiselle. Voici que Simone se glisse hors de son petit lit. Elle a caché la lettre dans le tiroir d’en bas du chiffonnier. Elle va la prendre à tâtons… Comme son coeur bat vite à l’idée qu’elle pourrait heurter quelque meuble ! Ses pas se font menus pour ne point s’embarrasser dans la longue chemise… Elle ouvre la porte au pied de son lit, celle qui donne sur le corridor. Justement, à cette minute, le vent souffle plus fort et couvre le craquement de cette porte. Elle est dans le couloir. Encore deux portes et elle entre dans la chambre d’études. Il y a une grande table au milieu, une bibliothèque à gauche. Elle étend celle de ses mains qui est libre. Elle touche le marbre de la cheminée, elle se penche : une bottine, une autre bottine… Ce sont les chaussures de ses frères. Elle a préféré, elle, mettre son petit soulier du soir, parce qu’il lui a paru que la lettre tiendrait plus aisément par-dessus. Elle pose la lettre là, sur le soulier, de manière qu’elle soit bien en vue et la pauvre s’en revient toute frémissante, jusqu’à la minute où elle se glisse de nouveau dans son lit, dont elle retrouve la chaleur avec délices. Le vent peut gémir maintenant et la neige battre les volets, elle a dans le coeur une flamme d’espérance qui le réchauffe. Ce n’est pas possible que sa mère ne la protège pas ! *
* * Une heure du matin. La fenêtre du cabinet de travail du comte d’Eyssève brille seule dans la nuit sur l’obscure façade. Le comte est assis au coin de son feu et, lui aussi, il reste à penser au lieu de dormir. Il y a une année, - une seule année, - sa femme et lui se trouvaient réunis dans cette même pièce, achevant de préparer les cadeaux réservés aux enfants. La triste, la navrante chose, lorsque le souvenir d’une morte que l’on a tant aimée est aussi le souvenir d’une trahison !... Cette plainte du vent autour de l’hôtel qui berce le sommeil de Simone enfin apaisée, achève d’emplir l’âme de cet homme d’une mélancolie presque folle… Il revoit sa femme, comme si elle était là encore, et sa douce pâleur, et ses yeux bruns, et son sourire toujours hésitant sur cette bouche fière. Hé quoi ! derrière ce visage, ces yeux, ce sourire, elle cachait un horrible secret d’adultère ? Elle avait ce regard si pur que, le rencontrer, c’était, pour lui, se sentir meilleur ; et elle le trompait. Elle le trompait depuis des années, lui qui eût considéré comme une espèce de honte de seulement la soupçonner. Qu’y a-t-il donc de vrai en ce triste monde, puisque son Alice, elle aussi, s’était trouvée fausse, comme les autres ? Ah ! comment se consoler jamais de cela, que cette bouche, dont il avait tant adoré le sourire, lui eût tant menti ? Etait-elle jolie, quand il l’avait vue pour la première fois, toute jeune fille, au bal, et de quelle grâce pudique elle était revêtue ! Il l’avait aimée dès ce premier soir. Et quand il avait demandé sa main, était-il, lui, assez profondément ému, et tout honteux des souvenirs qu’il gardait de son passé de jeune homme ! Et il l’avait épousée… De quelle émotion sacrée son coeur était noyé tandis qu’ils marchaient à l’autel ! Une foule se pressait dans l’église. Il n’avait vu que cette créature, blanche parmi ses voiles blancs, de laquelle émanait une suavité si pénétrante qu’il avait de la peine à croire à son bonheur ! Mensonge, tout était mensonge, et cette pureté de son noble visage, et cette pudeur qu’elle avait toujours gardée, même dans l’abandon de sa personne !... Le comte revoit l’intimité de la chambre conjugale, et sur l’oreiller cette tête d’une ingénuité de vierge, parmi les anneaux épars de ses cheveux. Qu’un autre ait manié, lui aussi, ces souples cheveux, qu’un autre ait couvert de caresses ce visage idéal, qu’un autre ait mis sa bouche sur cette bouche, c’est une vision horrible, moins horrible pourtant que cette impression de la hideuse, de l’abominable tromperie. De quelle boue est-il pétri, le coeur de la femme, qu’une créature puisse apporter à son mari un front de madone, quand elle a encore, dans toute sa chair, le frisson des baisers d’un rendez-vous clandestin ? Que seulement elle n’eût pas eu ce visage-là, et il n’aurait pas souffert ce qu’il souffrait. Mais, un tel mensonge avec ces beaux yeux, - ces yeux célestes qu’il ne pouvait, même à l’heure présente, s’empêcher de chérir ! Les jours ont passé depuis le moment où le comte a su la fatale vérité. Il était sorti le matin, à cheval, avec sa femme. Il avait assisté, fou de désespoir, au tragique accident. C’était lui qui, de ses mains, avait le premier essayé de porter secours à la mourante. Et, le soir même de l’enterrement de cette femme idolâtrée, quand il était allé, en proie à toutes les agonies de l’amour, se repaître de souvenirs dans sa chambre, à elle, là, presque aussitôt, il s’était heurté à l’indiscutable, à l’affreuse preuve. Il avait ouvert un des tiroirs du meuble où elle renfermait les petits objets auxquels elle tenait le plus. Et il avait trouvé un paquet de lettres qui lui avaient tout appris… Elle avait un amant !... Et par qui s’était-elle laissé séduire ? Par l’homme pour qui elle aurait dû être sacrée entre toutes, par ce marquis d’Aydie, qui avait été son compagnon de jeunesse, à lui… Tout, il avait tout appris d’un coup, et leurs premières luttes, et comment d’Aydie avait essayé de la fuir, et son retour presque aussitôt, et les circonstances de la criminelle faiblesse d’Alice et ses remords, et le pire, - le hideux secret de la naissance de Simone. Oui, cette enfant que le comte avait préférée aux autres, cette petite fille qui avait pris cette place à part dans sa tendresse, elle n’était pas la sienne. Stupide, stupide aveuglement ! Est-ce qu’il n’aurait pas dû reconnaître que cette fragile et délicate créature n’était pas de sa race, ni de celle de ses deux fils, si robustes, si pareils aux d’Eyssève par leur carrure, tandis que l’autre ?... Justement, c’est cette délicatesse qu’il avait tant chérie dans cette enfant, l’image de sa mère. Pourquoi, lui ayant menti sept années durant, Alice n’avait-elle pas menti jusqu’au bout ? Pourquoi avait-elle gardé, là, auprès d’elle, des lettres de son amant ? Fallait-il qu’elle l’aimât, cet homme, et qu’elle comptât sur sa confiance à lui ! Au premier moment, il s’était dit : « Je vais tuer ce traître… » Et puis il n’avait rien fait, à cause des enfants. Il n’avait pas voulu que ses deux fils eussent à penser un jour de leur mère ce qu’il en pensait lui-même ? Et il avait vécu. Il s’était contenté d’interdire sa porte et de refuser sa main à l’ami félon. Il s’était dit en embrassant ses fils : « Je leur sacrifie tout, même ma vengeance… » Et il avait vécu, supplicié par l’idée fixe que la petite fille, la fille de l’autre, réveillait sans cesse. Que de fois il s’est répété : « La pauvre est cependant innocente !... » et toujours il s’est trouvé incapable de lui pardonner la trahison de sa mère, cette trahison qui, par cette lugubre et solitaire veillée de Noël, fait sangloter cet homme outragé, - comme s’il avait appris d’hier la cruelle, l’inoubliable vérité. *
* * La pendule a sonné deux heures. Le comte a essuyé ses larmes. Il en rougit maintenant. Le mot de lâcheté vient à sa bouche. Il se lève. Son front est plus sombre encore que d’habitude. Les éclairs cruels de la jalousie brillent dans ses yeux. Il vient d’avoir la vision physique de la tromperie, et, par une involontaire association d’idées, il songe à Simone, comme toujours. Non, il ne lui pardonnera jamais, à elle. Il a, sur sa table, des parquets de jouets qu’il se dispose à porter lui-même dans la salle d’études, pour les mettre à côté des souliers que les enfants ont dû y laisser. Cela lui fait horreur de toucher les objets destinés à la petite fille. Il lui semble qu’il hait cette enfant d’une haine profonde. « Et pourquoi pas ? » se dit-il, étouffant les remords qui le poursuivent souvent. D’ailleurs, n’a-t-il pas eu le courage de remplir avec elle tout son devoir ? Que peut lui demander de plus sa conscience ? C’est avec ces pensées qu’il monte l’escalier et qu’il pénètre dans la salle d’études, tenant d’une main un flambeau et de l’autre plusieurs des petits paquets. Il voit, au coin de la cheminée, la tache blanche que fait l’enveloppe de la lettre. Il la ramasse, il regarde la suscription. Il déchire l’enveloppe, et il lit : « Ma maman chérie, « Je t’écris pour te montrer ma belle écriture, et pour te dire que je suis bien sage depuis que tu es partie. Mais je ne vais plus au salon. Papa dit que les petites filles doivent rester avec Mademoiselle. Mademoiselle est bien gentille, mais Renée, tu sais, la belle poupée que tu m’as donnée, m’ennuie, et les autres joujoux aussi. Rien ne m’amuse depuis que tu n’es plus là. « Les boucles d’Armand sont coupées, et, moi, j’ai une robe noire et un peigne comme tu ne l’aimes pas. Pierre a un pantalon tout long, et il me taquine quand je pleure. Mais Armand me soutient, et dit que c’est laid de lui. Mademoiselle m’a dit que tu es au ciel, et que tu y est heureuse. Pourquoi ne m’as-tu pas prise avec toi, j’aurais été si sage ? « Puisque tu es au ciel, demande au petit Jésus, qui peut tout, de faire que papa m’aime comme lorsque tu étais là. Il me repousse quand je l’embrasse. Pierre et Armand sont toujours avec lui, après leurs leçons, et moi, il me renvoie chez Mademoiselle, où je ne fais pas de bruit. Je n’ose pas le regarder, ses yeux me font peur. Pourtant, je te promets que je n’ai pas fait de menterie. « Tous les soirs, il va embrasser mes frères. J’entends fermer la porte. Je fais semblant de dormir, et j’attends en fermant mes mains si fort ; mais il ne vient plus, jamais plus, et je pleure pour m’endormir. « Ma maman, toi qui m’aimes encore, dis au petit Jésus que papa ne veut plus de moi, et que je voudrais tant mourir ! Et je t’embrasse de tout mon coeur, il est bien gros. » Et l’enfant avait signé : « Ta petite Simone, qui t’aime tant. » Le comte lut et relut ces lignes qui remplissaient les quatre pages de la feuille de papier. Quelles idées s’agitèrent tour à tour dans sa tête ?... Fût-ce sentiment de justice ? Il y a dans toute douleur d’enfant quelque chose de trop triste. Pauvres petits êtres, qui n’ont pas demandé la vie ! - Fût-ce attendrissement de l’ancien amour ? Car l’enfant d’une femme que nous avons passionnément aimée, c’est cette femme encore. - Une heure après avoir lu cette lettre enfantine, où la chère créature avait mis toute sa douleur, cet homme était dans la chambre de Simone et la regardait dormir. Et quand l’enfant se réveilla, le lendemain matin, elle ne sut pas si elle avait fait un rêve, ou si celui à qui elle donnait le doux nom de père était réellement venu l’embrasser dans son lit, comme autrefois, avec des larmes. Et, mystère par-dessus les autres mystères, il n’y a pas, à l’heure présente de Noël, d’enfant plus aimée que ne l’est la petite Simone par le comte, surtout depuis qu’à la suite d’une discussion au cercle, il a tué le marquis d’Aydie en duel, d’un coup de pistolet. Les observateurs du monde qui ont deviné le secret de la naissance de l’enfant se sont demandé pourquoi d’Eyssève a différé si longtemps sa vengeance ? Que diraient-ils s’ils savaient que le comte ne s’est décidé à cette rencontre que pour avoir vu, un jour, d’Aydie embrasser Simone aux Champs-Elysées ? Paris, décembre, 1886. Paul BOURGET.
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