I
Georgette venait par le boulevard Saint-Michel et Hector par le
boulevard Montparnasse. Il était en avance et s’arrêta au coin de
l’avenue de l’Observatoire. Il roula une cigarette, demande du feu à un
passant, puis attendit, résistant au désir de prendre un vermouth chez
un marchand de vin, car pour l’heure sa situation financière n’était
pas brillante, comme en témoignaient son chandail déteint, son veston
élimé jusqu’à la corde et sa vieille casquette cycliste. Ces misères
d’ailleurs lui importaient peu, il leur opposait cette sérénité de
vieux philosophe en garde contre les vanités extérieures, dont, enfant,
il se targuait déjà, et qui s’était, estimait-il, développée et
épanouie définitivement en lui depuis qu’il était un homme. Il avait en
effet vingt-deux ans à présent, bien qu’il semblât encore presque un
gamin avec sa petite taille, sa maigreur, – agile et robuste du reste –
et sa face blême, pointue, entièrement imberbe.
Le soir de mars était doux, mais balayé de temps à autre par des
rafales de vent aigre. La nuit tombait, Hector, les mains dans les
poches, allait et venait sans impatience ; attendre Georgette était
déjà une grande joie.
Soudain, il tressaillit : l’habituelle émotion l’agitait qui, en se
renouvelant, ne diminuait pas : il voyait là-bas, dans la pénombre
encore bleue du crépuscule, venir d’un pas souple et rapide une svelte
silhouette gracieuse. Se retenant avec peine de courir, il s’avança à
sa rencontre.
- Bonjour, Georgette, dit-il d’une voix qu’il eût voulu calme mais qui,
malgré lui, tremblait un peu.
- Bonjour, Hector, lui répondit Georgette, familière et enjouée.
Il la regardait, saturé d’admiration. Presque tous les jours il la
voyait ; chaque fois, elle lui semblait plus jolie ; chaque fois il
découvrait une séduction nouvelle dans le fin visage aux grands yeux
gais et tendres, aux joues délicates, à la bouche éclatante, au petit
front pur sous les boucles brillantes de la chevelure ambrée.
- Ce que tu es jolie, avait-il coutume, jadis, de lui dire, - mais à
présent confusément il n’osait plus, sans se l’avouer à lui-même
d’ailleurs, car se croire timide en n’importe quelle circonstance l’eût
profondément désobligé. Du reste, se trouver seul avec Georgette était
la seule situation au monde qui pût le priver de l’aplomb
imperturbable, de l’insolence aisée et du sang-froid railleur par quoi
il avait coutume d’imposer sa personnalité à la portion du genre humain
parmi laquelle il existait.
Tous deux, côte à côte, prirent la direction du Lion de Belfort.
- C’est gentil, dit Hector après réflexion, tu ne m’appelles plus
jamais Quart-de-Livre.
Georgette rit. Quand Hector était enfant, les gens du quartier avaient
trouvé avec raison que son prénom pompeux cadrait mal avec sa maigreur
chétive de garnement mal nourri. Par une chance inespérée et vraiment
presque miraculeuse, personne n’avait songé à l’appeler Totor, ce qui
lui eût semblé intolérable. On s’était contenté de l’appeler tout
simplement Hecto. Aussitôt, un savetier facétieux et intempérant avait
déclaré qu’il fallait lui ajouter vingt-cinq grammes et l’avait baptisé
Quart-de-Livre, ce qui avait soulevé une approbation générale et
enthousiaste.
Adolescent, Quart-de-Livre avait trouvé ce surnom humiliant pour sa
dignité d’homme et s’était vivement préoccupé de se conquérir un nom
sortable. Son acte de naissance (il était fils d’Hortense Sulau et de
père inconnu) portait comme prénom, en outre d’Hector, Boniface.
S’appeler Boniface reculait les bornes du ridicule. Il avait hésité,
réfléchi et enfin décidé de reprendre Hector, qui offrait au moins du
pittoresque et de l’allure. Après d’assez violentes luttes, et
s’obstinant, d’une part à livrer des combats singuliers aux voyous ses
camarades, d’autre part à feindre d’ignorer les gens sérieux, lorsque
les uns ou les autres l’appelaient Quart-de-Livre, il avait réussi à se
faire restituer, à peu près définitivement, son vrai nom. Seule,
Georgette, malicieuse, feignait parfois encore de se tromper, pour le
seul plaisir de voir son camarade d’enfance dissimuler mal un mouvement
d’agacement offensé, et froncer les sourcils avec un air de dignité
blessée qui réjouissait la jeune fille.
- Tu as quelque chose à me dire, que tu es venu m’attendre ? lui
demanda-t-elle négligemment.
- Oh ! non, dit, avec un faux détachement, son compagnon, rien de
particulier. Je viens comme ça quand je suis libre, tu le sais bien...
Et comme ce matin je ne t’ai pas vue avant que tu ne partes de la
maison... et comme tu m’as dit que ça ne t’embêtait pas que je vienne
au devant de toi à l’Observatoire...
- Non, ça ne m’embête pas, dit Georgette avec gentillesse. Et pis,
quand tu es avec moi, il n’y a pas de types qui me parlent...
- Ah ! dame oui, ça doit être barbant, prononça Hector avec un air
distrait et supérieur, pour dissimuler l’obscure jalousie qui l’agitait.
- Ça va, ta dactylo ? demanda-t-il.
- Oui, tu le sais bien. On m’a augmentée de cinquante francs le mois
dernier...
- Ton chapeau est vraiment épatant, constata Hector en jetant un regard
d’admiration vers la petite cloche de paille prématurée, simple mais
charmante, qui coiffait Georgette.
Celle-ci haussa les épaules en signe de protestation agacée. Ce n’était
pas un chapeau, ça, c’était un bibi de quatre sous. Est-ce qu’elle
pouvait se payer des chapeaux et des robes ?...
Elle ne dit rien. Au bout d’un moment, Hector reprit :
- Tu sais ce qu’on m’a dit ?
- Quoi donc ?
- Ben, Oscar Gillot, le fils de l’épicemare, est revenu du régiment
hier. C’est drôle hein ?
- Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle à ça. Toi aussi, tu es revenu
l’an dernier, dit Georgette.
- Oui, je ne dis pas ; mais je croyais pas que ça soye tout de suite
pour lui... Tu l’as revu, toi, le type Oscar ?
- Oui, ce matin, comme j’allais à mon travail, il m’a rencontrée et m’a
dit bonjour.
- Ah !... dit Hector.
Il garda un moment le silence et continua :
- C’est un type chic à présent... Il a de quoi faire comme galette...
Dame, ses parents ils ont gagné assez avec leur truc d’épicerie.
- Ce n’est plus une épicerie, observa Georgette, c’est une maison
d’alimentation maintenant. Depuis les derniers agrandissements, on
dirait un palais, leur magasin. Et avec ça, c’est pas trop cher... tout
le quartier s’y fournit...
- Le type Oscar était déjà épateur avant, remarqua Hector. Qu’est-ce
que ça va être à présent... Faut dire que ça ne l’empêche pas d’être
pochetée, ajouta-t-il avec mépris.
Georgette ne répondit pas tout d’abord. Certaines façons de parler,
qu’Hector avait conservées de son enfance, lui déplaisaient. Jadis,
elle s’exprimait de la même manière ; à présent, par un goût instinctif
d’élégance, elle s’observait.
- Est-ce que c’est pour me dire ça que tu es venu m’attendre ?
interrogea-t-elle au bout d’un moment.
- Oh ! ma foi non, si je dis ça, c’est histoire de causer, répondit-il
avec une indifférence affectée. Tu comprends, du type Oscar, moi je
m’en fous.
Tous deux marchèrent un moment silencieux.
Ils se connaissaient depuis douze ans. A cette époque, qui pour eux se
perdait dans la nuit des temps, la mère d’Hector, Céline Sulau, une
ouvrière sans mari, mais avec deux enfants de deux pères différents,
était venue loger au troisième étage d’une vieille maison populeuse de
Montsouris. Là, elle avait trouvé comme voisine de palier Mme Tranchart
qui, authentique veuve d’Hippolyte Tranchart, matelassier, exerçait la
profession de marchande des quatre saisons.
Hector avait alors onze ans et Georgette en avait huit.
Une fréquentation quotidienne avait créé, entre les deux enfants, une
intimité vive, à laquelle n’avait point eu de part la sœur de
Quart-de-Livre, qu’il appelait la petite môme et qui était trop jeune
vraiment, et d’ailleurs incurablement rechignée.
Georgette et Hector arrivèrent au Lion de Belfort. Ils traversèrent la
place et s’engagèrent dans la sombre avenue de Montsouris, à peu près
déserte. Ils marchaient côte à côte, assez vite, car Georgette qui
voulait le soir aller au cinéma avait hâte d’être rentrée.
Soudainement, son compagnon lui saisit le poignet.
- Georgette...
Elle sursauta, tant il avait été brusque, et tant il avait jeté son nom
d’un ton changé, âpre, violent.
- Mais qu’est-ce qui te prend, protesta-t-elle, un peu fâchée, tu m’as
fait une peur...
- Ce qui me prend ?... tant pis, faut que je te le dise...
Il s’arrêta. Son visage toujours pâle l’était davantage et se crispait.
Georgette, étonnée, l’observait.
- Eh bien quoi ?
Il ne la regarda pas.
- Je ne veux pas qu’il te parle, Oscar, dit-il d’une voix basse et
rauque.
- Tu ne veux pas qu’il me parle ? Comment ça ? Qu’est-ce que ça veut
dire ?...
- Non, je ne veux pas qu’il te parle ! Tu me comprends bien. Je ne dis
pas qu’il ne doit pas te dire ni bonjour ni bonsoir. Mais quoi, je ne
veux pas que tu le laisses blaguer avec toi, faire l’épateur, te
raconter des choses !...
Il ne continua pas, très rouge maintenant. Les mots crus qui lui
montaient aux lèvres pour exprimer sa jalousie, il n’osait pas les
dire, craignant de froisser sa compagne. Celle-ci rougit aussi, en
éclatant d’un rire un peu forcé. Elle haussa les épaules.
- Non, tiens, tu es piqué. Qu’est-ce que tu as, ce soir ?
Il se redressa, la regarda dans les yeux.
- J’ai que je t’aime, voilà. Tu le sais bien. Et puis, j’ai que tu ne
m’aimes pas. Oh ! je ne dis pas que tu n’as pas de l’affection pour
moi, mais c’est pas ça que je te demande, tu le sais bien. On s’est
connu tout gosses, pas, on a grandi ensemble, mais tu sais bien qu’on
n’a jamais rien fait de pas... de pas propre. J’y pensais pas et puis
j’aurais pas osé. Tu es toi et puis je t’aime.
Il parlait en phrases hachées, décousues, haletantes. Sur son maigre
visage habituellement railleur, il y avait une émotion profonde qui
attendrit Georgette.
- Mais, moi aussi, je t’aime bien, répondit-elle doucement, en
reprenant sa marche.
Il la suivit :
- Je ne veux pas que tu m’aimes bien. Je veux que tu m’aimes tout
court. Je suis venu t’attendre exprès pour te parler. J’aurais encore
pas osé ces temps-ci, mais l’autre est revenu et je sais bien qu’il va
te faire du boniment...
- Si tu crois qu’il n’y a que lui... dit Georgette d’un petit air las
et désabusé.
- Oh ! je sais bien, mais tu les as pas écoutés les autres... Je sais
bien que tu es sérieuse. Tu te souviens que tu m’as demandé de te
débarrasser d’un vieux qui t’embêtait ?... Et puis je sais bien que tu
n’aimes pas les voyous. Moi, j’en suis pas un, n’est-ce pas, tu me
connais... Mais l’autre, l’Oscar, je suis sûr qu’il va te faire du
boniment et je ne veux pas. Du reste, qu’il s’y frotte et on verra...
J’ai pas peur de lui et il le sait bien...
Elle haussa les épaules.
- Ne dis pas de bêtises. Oscar, je ne l’aime pas.
- Et moi ? demanda-t-il d’une voix sourde.
- Toi... Je te l’ai déjà dit. Je te connais bien, j’ai confiance en
toi, je suis sûre que je peux compter sur toi pour n’importe quoi...
Il attendit un moment et, la gorge serrée par l’émotion :
- Alors, tu veux bien qu’on se marie ?... Oui, pourquoi pas,
continua-t-il sans lui laisser le temps de répondre... Oh ! je ne dis
pas tout de suite. J’ai pas de position convenable pour avoir une femme
comme toi. Mais je suis camelot qu’en attendant, j’apprends à conduire
un taxi et je me ferai embaucher comme chauffeur... On gagne bien et
c’est pas un métier qui te dégoûte ?
Elle ne répondit pas. Elle ne savait que dire. Faire de la peine à son
compagnon lui était très pénible, car il lui était cher et elle avait
bon cœur. L’épouser, elle ne s’y résoudrait sans doute jamais. Non
qu’il lui déplût ; ils avaient grandi côte à côte à travers la misère
qui les avait étroitement rapprochés ; elle éprouvait pour lui plus
d’affection qu’elle n’en éprouvait pour aucun être humain ; ou plus
exactement, sa mère, Mme Tranchart, mise à part, Georgette n’éprouvait
d’affection que pour Hector Sulau. S’il avait eu les mains propres, une
conversation plus choisie, des vêtements élégants et assez d’argent,
elle se fût laissée aller avec joie à l’aimer. Personne n’était plus
près d’elle, il était à tant de points de vue son pareil...
Après quelques moments de réflexion, elle secoua la tête.
- C’est pas possible, dit-elle à voix basse.
- Pourquoi ? demanda-t-il tremblant. Georgette, pourquoi ?
- Parce que... Oh ! je sais bien que je serais heureuse avec toi pour
bien des raisons. On s’entend bien nous deux. Tu es gentil, rigolo,
sérieux quand il faut. Tu as bon caractère... avec moi...
- Alors, c’est ma bobine qui te déplaît ? demanda-t-il douloureusement.
Elle ne put s’empêcher de sourire.
- Non, pas du tout...
- Alors quoi ?
Elle ne répondit pas. Il reprit :
- Je sais ce que c’est, va. Il te faut des robes, des chapeaux, des bas
de soie, et puis des larbins, et puis des bijoux, de l’élégance, quoi !
du luxe... Je le sais bien, tu rêves que ça. C’est pas de ta faute.
C’est pas étonnant... T’es trop jolie pour pas trouver ça injuste de
rien avoir, quand il y en a tant qui sont moches auprès de toi et qui
roulent en auto avec des colliers de perles, et des zibelines... Tu ne
dis rien, j’ai touché juste, pas ? C’est bien ça ?... Je sais, va...
- Alors, si tu sais, ne me demande rien, répondit-elle un peu sèchement.
Il eut un frisson de colère et de chagrin, sa face se contracta :
- Ma petite, pour avoir tout ça, tu sais ce qu’il faut faire, pas ? Les
acheteurs, t’en trouveras tant que tu voudras... c’est de la
marchandise facile à caser. Non, non, pardon, je ne crois pas ça,
reprit-il aussitôt. Faut pas te fâcher, Georgette, c’est que je suis
malheureux.
- Je ne me fâche pas, répondit-elle, sans colère. Mais, j’aurais jamais
cru que tu me dises une chose comme ça...
Et elle songeait que cette chose-là, elle se l’était déjà dite
elle-même, avec bien plus de conviction, avec bien plus de réalité
pratique, sans pourtant s’y décider, sans savoir si elle s’y déciderait
jamais... Tant de raisons l’y poussaient... tant de raisons l’en
éloignaient... Elle connaissait sa beauté et quelle était sa valeur.
Elle ne doutait pas qu’elle saurait s’en servir. Elle se disait que
bien peu d’autres à sa place eussent hésité... Mais elle n’avait pas
coutume d’agir à l’imitation des autres et de céder à leurs impulsions,
à leurs instincts ; inexplicablement sage, délicate et fine dans le
milieu sordide où elle avait grandi, elle s’était toujours défendue
contre le vice instinctif des gamins du quartier, et plus tard, contre
les tentatives multiples des suiveurs. Pour l’instant, elle ne savait
quoi faire d’elle-même. Elle ne pouvait se résoudre à demeurer toute sa
vie dans une médiocrité sans espoir. Elle ne pouvait se résoudre non
plus à accepter les offres des messieurs riches qui la pourchassaient
assidûment. Les deux destinées lui semblaient également impossibles.
Elle se gardait, et c’était peut-être parce que, au fond d’elle-même,
sans se le dire, elle aimait un peu, même tel qu’il était, ce garçon
qui, sombre à présent et silencieux, marchait auprès d’elle le long des
rues.
- Nous voilà chez nous, dit-il tout à coup, comme machinalement.
Et tous deux entrèrent sous la voûte de la vieille maison sale.
II
En jaquette noire, grand, majestueux bien que maigre, chauve, barbu, un
lorgnon d’or sur son long nez, l’allure noble, M. Gillot le père allait
et venait dans ses magasins d’alimentation, lesquels, récemment
aménagés, étaient vastes et splendides.
Indifférent en apparence à ce qui l’entourait, son regard autoritaire
et vigilant surveillait l’armée des commis que surveillaient déjà,
actifs et avisés, six chefs de service : celui de la boucherie, celui
de la volaille, celui de la poissonnerie, celui des produits végétaux,
celui des vins et liqueurs, celui de l’épicerie proprement dite.
M. Gillot le père avait des idées d’épicier, mais il les avait neuves,
judicieuses et grandioses. Son génie ne s’étendait pas au-delà de la
vente des produits alimentaires, mais dans cette branche de l’activité
humaine était de premier ordre.
Avant lui, la dynastie des Gillot – épiciers depuis quatre générations
– avait végété dans les mesquines pratiques d’un négoce sans envergure.
De la modeste boutique à lui léguée par son père mourant, l’actuel M.
Gillot avait su, en quelques années, faire une belle boutique bien
achalandée, puis un magasin, puis les magasins d’à présent, triomphants
dans leur magnificence et leur succès fructueux.
Objet de la haine, de l’envie et du respect de tous les autres épiciers
du quartier, qui, privés de clientèle, périssaient un à un, M. Gillot
père jouissait délicieusement de son triomphe. Tout était son œuvre. Sa
femme, Mme Gillot, née Angèle Lepoutois, vins et liqueurs en gros
(avenue du Maine), personne aux chairs molles et à l’âme sentimentale,
ne l’avait secondé que par sa soumission, son admiration, l’âpreté
scrupuleuse avec quoi elle veillait à la caisse, et enfin, et surtout,
en mettant au monde, après deux années d’union, un fils : Oscar.
Les Gillot avaient borné là leur goût de la reproduction. Oscar, dès sa
naissance devenu leur idole, suffisait à leurs rêves. Plus il y a
d’enfants, plus l’héritage se morcelle et plus le niveau social
s’abaisse, se disaient-ils. Leur ambition pour ce fils unique était
grande.
M. Gillot avait longtemps hésité sur la carrière libérale qu’il lui
ferait prendre lorsque l’heure en serait venue, mais en grandissant, le
jeune Oscar apparut comme privé de toute vocation, sauf un goût marqué
et précoce pour les beaux habits et les plaisirs voyants.
Les échecs répétés et complets que cet adolescent subit lorsqu’il fut
en présence de l’instruction secondaire que lui avait fait affronter
l’orgueil paternel, démontrèrent à ses parents qu’insister était
inutile.
Ne pouvant concevoir qu’un imbécile fût sorti de lui, M. Gillot père se
dit avec un orgueil accru, ému et légitime, que M. Gillot le fils
n’avait comme lui qu’un génie qui était le même : la vente des produits
alimentaires. Oscar, vers l’époque où cette constatation eut lieu,
avait quinze ans. Dès lors, il vécut en paix, parmi les comestibles du
magasin paternel, occupé tout particulièrement soit à lire dans un coin
retiré des romans feuilletons, soit à observer le visage et les formes
des jeunes et jolies clientes qui venaient s’approvisionner, car, et
c’était là peut-être sa vocation la plus précise, il montra de bonne
heure un penchant marqué pour les choses de la galanterie et du
sentiment. « C’est un enjôleur, il est si beau ! » disait Mme Gillot,
avec une extase attendrie. Et cette admiration maternelle, touchante en
soi, n’était pas entièrement fondée, car la taille d’Oscar était élevée
mais efflanquée, son visage régulier mais en proie à l’acné, sa voix
mélodieuse mais fade et monotone.
Ce matin-là, qui était un dimanche, Oscar, suprêmement élégant dans un
complet gris que rehaussait, serrant un col cassé, une cravate de soie
chatoyante, se tenait négligemment appuyé sur le principal comptoir, au
fond du magasin. Mme Angèle Gillot ne trônait plus en personne à ce
comptoir, la dignité de leur fortune accrue l’en éloignait ; une
caissière s’y trouvait qui était assez fraîche, en sorte qu’Oscar avec
condescendance lui faisait de l’œil, dans la hâte de rattraper le temps
perdu pendant les longs mois passés au régiment d’où il revenait.
Tout à coup, le visage d’Oscar qui exprimait une vanité sereine et
quelque peu dédaigneuse, s’anima d’un intérêt vif.
Par la porte centrale des magasins venait d’entrer une vaste personne.
Elle avait la face rubiconde, l’œil provocant et audacieux, le torse
carré ; ses manches retroussées jusqu’au coude laissaient voir des bras
athlétiques. Une robe à carreaux écossais qui semblait, tant elle était
graisseuse, avoir essuyé les tables de cent gargotes, contenait mal sa
corpulence ; une capote réséda, ornée de trois roses choux et sur
laquelle il paraissait qu’on se soit souvent assis, était, comme une
casquette, enfoncée de travers sur ses cheveux grisonnants et touffus ;
sa forte main gercée étreignait comme une arme le manche solide d’un
grand parapluie vert.
C’était la mère de Georgette, Mme Aurélie Tranchart, fameuse dans trois
quartiers pour la verdeur de son langage, pour la vigueur de son bras
et pour son intempérance assidue. Elle s’avançait dans sa force, et son
large visage était animé et joyeux à cause des vins blancs matinaux.
La foule des acheteurs la regardait avec sympathie. M. Gillot père avec
une antipathie qu’il ne montrait pas trop, par prudence, la sachant
redoutable quand une offense déchaînait son courroux, et il battit en
retraite, l’air vertueux et rogue, vers les régions ombreuses du bureau
des commandes et expéditions.
Oscar, par contre, s’avança aimable ; lui non plus n’aimait pas la mère
Tranchart, qui, l’ayant connu tout enfant, se montrait d’une
familiarité humiliante et bruyante ; mais il aimait Georgette.
- Bonjour, madame Tranchart, dit-il avec une affabilité heureusement
nuancée de courtoisie protectrice.
Elle fixa sur lui ses yeux perçants qui savaient si bien, à l’horizon
d’une rue ou d’un boulevard, reconnaître l’uniforme du gardien de la
paix, cet ennemi détesté.
- Bonjour, mon fiston, répondit-elle d’une voix de stentor, éraillée
d’ailleurs par l’alcool, rauque à force de crier la moule ou le hareng,
la tomate à la livre ou la jolie laitue.
- Mlle Georgette n’est pas avec vous ?
Le visage de la grosse femme s’éclaira, reflétant la tendresse,
l’admiration, l’orgueil que lui inspirait la délicieuse et fine
créature qui, par un inexplicable mystère, était sa fille.
- Non, mon fiston, même que je croyais la trouver ici. Elle est à la
messe... même que moi aussi je voulais y aller à c’te messe, même que
je m’étais habillée pour, et pis j’ai rencontré une amie qui tient un
petit bar près de la Bastille et qu’était de passage par ici... Alors,
on s’est arrêté pour causer... C’est épatant que Georgette soit pas là.
Je lui avais dit : onze heures chez les Gillot...
Elle suspendit son discours, un monsieur correct et décoré portant avec
solennité un homard cuit qu’il venait d’acheter, l’avait poussée pour
se rendre à la caisse. Elle se retourna vers lui, irritée :
- Dites-donc, vous, l’empaillé, avec votre binette en buis, vous
pourriez être poli avec le monde et ne pas bousculer les personnes
comme un cochon qui cherche sa truffe.
Le monsieur, qui avait effectivement le teint fort brun, passa sans
répondre. Elle s’apaisa, fière de sa facile victoire.
- Les malpolis, y a qu’à leur river leur clou, expliqua-t-elle, en
confidence, à Oscar. Et faut bien dire que je tiens de la place. Je
suis un brin puissante...
Oscar sourit avec gêne. Il aurait voulu s’éloigner, la société de Mme
Tranchart seule était sans attrait pour lui ; il la trouvait voyante et
vraiment insuffisamment pénétrée du sentiment des distances.
- Alors, mon petit, reprit-elle, aisée et amicale, tu vas me faire
préparer une jolie assiette anglaise avec pas mal de fromage de tête...
Elle s’interrompit, glapit d’allégresse et d’amour : Georgette
paraissait.
La jeune fille, sous un chapeau printanier et dans une robe bon marché,
mais aussi fraîche qu’elle-même, approchait, souriante.
Mme Tranchart courut au-devant d’elle.
- Eh ben, ma Gégé, quoi que t’as fait qu’t’es en retard ? V’là qu’il
est bientôt la demie.
- Mais, maman, je t’ai attendue à la sortie de la messe, répondit
Georgette. Je ne t’ai pas vue. Alors je suis venue ici.
Et, se tournant vers Oscar qui s’inclinait, galant, très homme du monde.
- Bonjour, monsieur Gillot, lui dit-elle avec la plus extrême froideur.
Il resta pétrifié. Qu’avait-elle donc ? Oubliait-elle que depuis plus
de dix ans elle le connaissait, qu’ils étaient camarades d’enfance ?...
Il avait préparé, pour ce moment où il la rencontrerait, des phrases
toutes fleuries de louanges poétiques, elles expirèrent sur ses lèvres.
- Bonjour, mademoiselle Georgette, vous allez bien ? bégaya-t-il
faiblement, car sous son aplomb il était timide.
- Et c’t’assiette anglaise, c’est-il toi qui vas me servir ça, joli
blond ? cria Mme Tranchart en même temps qu’elle appesantissait sa
puissante main sur l’épaule d’un jeune commis vêtu de la blouse blanche
professionnelle et dont la chevelure frisée en étages avait le ton du
beurre frais.
- Voyez à la charcuterie, répondit sèchement cet adolescent offensé,
moi, je suis à la confiserie. Mme Tranchart, qui ne l’avait pas lâché
et mar-[chait à sa suite. –] Je veux mon fromage de tête.
- Allons, servez madame, ordonna Oscar.
Plein de révolte, mais obéissant, le commis se dirigea vers la
charcuterie, et il souffrait dans sa dignité de sentir sur son épaule
la main de Mme Tranchart, qui ne l’avait pas lâché, et marchait à sa
suite.
- Ma Gégé, attends-moi, je reviens, avait-elle dit à sa fille avant de
s’éloigner.
Georgette resta auprès d’Oscar. Ils se trouvaient dans la section «
Conserves », relativement déserte. Oscar, appuyé avec grâce à un vaste
comptoir sur lequel s’élevait une pyramide harmonieuse de bœuf en boîte
fixait sur Georgette des yeux qui étaient grands, bruns et en boule, et
qu’il eût voulus pleins à la fois d’amour, de poésie et d’affliction.
Georgette ne le regardait pas. Il soupira profondément, porta à ses
lèvres un mouchoir de soie et dit d’une voix pathétique !
- Georgette...
- Monsieur Gillot ? répondit Georgette, en tournant poliment vers lui
son charmant visage qu’éclairait imperceptiblement une malice
intérieure.
- Non, voyons, Georgette, ma petite Georgette, ma chère... chère
Georgette, dit Oscar en quittant son comptoir pour se rapprocher de la
jeune fille, ne me faites pas souffrir davantage... Je souffre assez,
allez...
- Vous vous êtes blessé, ou bien si c’est une maladie ? demanda
Georgette, avec toutes les apparences de la bonne foi et de la
sollicitude.
- Vous savez bien que non, protesta Oscar qui, un moment, était resté
interloqué tant le ton de la jeune fille était naturel. Je me porte
très bien, mais c’est le moral qui est atteint, c’est le cœur qui
souffre... Voyons, Georgette, que vous ai-je fait ? Que t’ai-je fait ?
Tu ne te souviens plus de notre amitié ancienne ? Que s’est-il passé ?
M’a-t-on desservi auprès de toi ?... Accuse, je me défendrai... Mais ne
torture pas un malheureux dont le cœur ne bat que pour toi... Depuis
mon retour, tu me fais la tête... Si, tu me la fais... Et moi qui
revenais enivré de ce seul rêve : te voir... moi qui ne vivais pas en
attendant cette heure tant désirée et que tu as rendue si cruelle...
Il fit une pause, heureux d’avoir retrouvé quelques-unes des phrase
qu’il avait préparées en s’inspirant des feuilletons qui étaient son
habituelle pâture intellectuelle.
- Oscar, répondit Georgette avec beaucoup de gravité, il ne faut pas me
dire des bêtises comme ça. Si vous recommencez je ne vous
parlerai plus. Nous nous connaissons depuis longtemps et j’ai de
l’amitié pour vous, mais ce n’est pas une raison pour me prendre pour
une dinde...
- Comment ça, pour une dinde ? s’exclama Oscar stupéfait.
- Oui. Vous me débitez des boniments comme à n’importe laquelle... Avec
moi, ça ne prend pas. Vous savez bien que même quand j’étais une gamine
je n’ai jamais voulu rester quand les jeux devenaient vilains... Je ne
vous dis pas ça pour me faire valoir. Je suis comme ça, voilà tout, et
je n’ai pas changé...
- Georgette, mais je le sais bien... et justement... Ben oui... avec
vous... Mais je vous aime, Georgette... Je t’aime, vois-tu.
Dans son émotion, il ne cherchait plus de grandes phrases ; cependant
il avait baissé la voix à cause d’une cliente qui s’approchait,
conduite par un commis.
- C’est pas vrai, lui répondit Georgette aussi à mi-voix. Je suis jolie
– je le sais bien – alors vous avez envie de... Eh bien, moi je ne veux
pas, voilà tout. Je n’ai pas l’intention de devenir une roulure...
Elle parlait avec un grand calme. Il était complètement désarçonné. Il
réussit encore à balbutier.
- Mais, Georgette, un amour passionné... un amour qui ne cessera
qu’avec ma vie...
- Faut pas me faire de phrases, interrompit-elle fermement. Ça ne prend
pas avec moi comme avec les autres.
- Il n’y en a pas d’autres ! s’exclama Oscar tout heureux de ce qu’il
croyait être un mouvement de jalousie de la jeune fille. Il n’y en a
jamais eu d’autres... à peine de vagues caprices, mais l’amour qui
m’enflamme pour vous... Les autres... allons donc...
- Ça m’est égal, répondit-elle sérieusement. Ça ne me regarde pas. Ce
que je veux, c’est que vous me laissiez tranquille, que vous ne soyez
pas tout le temps après moi à me faire des yeux de merlan frit et à me
tutoyer, et à me dire des bêtises. Voilà tout. Je ne veux pas qu’on
jase sur moi et je ne veux pas avoir une réputation de grue si
quelqu’un veut se marier avec moi.
- Ah ! bon, c’est ça, jeta Oscar acerbe et qui avait eu un petit
tressaillement. Je sais qui c’est, le quelqu’un qui veut vous épouser...
- Ça ne vous regarde pas, n’est-ce pas, dit Georgette toujours calme.
- Un propre à rien, un voyou !... Il n’a même pas un métier honnête
!... Et puis quoi, même s’il devient chauffeur ou n’importe quoi,
est-ce que vous êtes faite pour vous marier avec un ouvrier ?... C’est
de la folie !
- Maman est marchande des quatre saisons, observa Georgette qui avait
froncé les sourcils en entendant le mot voyou. Moi je suis dactylo.
J’aimerais autant épouser un chauffeur qu’un petit employé comme moi...
Et à propos de maman, vous savez qu’elle n’est pas commode. Admettez,
ce qui n’arrivera jamais, que je croie vos boniments et que je vous
cède... Je ne sais pas ce qu’elle ferait... en tout cas, rien contre
moi, j’en suis sûre... mais le jour où vous me lâcheriez – ce qui
arriverait sûrement, – pour vous marier par exemple, eh bien, c’est sûr
qu’elle vous tuerait, maman... Ça, c’est couru.
Elle s’expliquait sérieusement, paisiblement, de sa voix argentine ;
Oscar la trouvait plus séduisante que tout ce qu’il avait jamais
imaginé. L’idée qu’elle pût appartenir à un autre qu’à lui commençait à
lui sembler monstrueuse.
A ce moment revint Mme Tranchart portant en un élégant petit paquet son
fromage de tête.
- Eh bien, les enfants, on bavarde, jeta-t-elle de sa grosse voix
joviale.
Il y eut un petit silence. Oscar regarda la redoutable marchande des
quatre saisons, haute, large, herculéenne, audacieuse, déterminée,
irascible et qui, sous l’influence des petits verres devenait, il le
savait, forcenée quand une offense déchaînait son courroux. Il regarda
ensuite la merveilleuse Georgette, svelte, fraîche, souple, si jolie...
si irrésistiblement jolie. Il hésita une seconde, puis :
- Justement, madame Tranchart, je demandais à Mlle Georgette si vous
vouliez bien venir au cinéma ce soir avec moi... J’ai une loge au
Saint-Jacques.
Le « mademoiselle Georgette » plut à la mère Tranchart qui aimait qu’on
eût du respect pour sa fille. En outre, le cinéma l’amusait.
- Ça va, dit-elle épanouie. D’autant plus que l’autre soir, je n’ai pu
l’y mener, comme elle en avait envie, cette pauvre Gégé. J’avais mes
étourdissements...
Les étourdissements de Mme Tranchart, c’était quand elle avait bu
au-delà du raisonnable et que sa fille lui conseillait de se mettre au
lit.
- Vous voulez bien, Georgette ? demanda presque humblement Oscar qui
éprouvait une angoisse à l’idée d’un refus.
- Mais oui, je veux bien, dit Georgette aussitôt, avec une bonne grâce
parfaite.
*
* *
Le soir, ils se retrouvèrent au coin du boulevard Saint-Marcel et de
l’avenue des Gobelins. Mme Tranchart était dans un état de jubilation,
d’abord parce qu’elle sortait avec sa fille, ensuite à cause des
apéritifs qu’elle avait absorbés, en assez grand nombre, avant son
dîner. Elle avait su cependant mettre un frein à sa soif, par
considération pour Georgette.
Oscar attendait ces dames depuis quelques minutes ; il les aborda avec
une courtoisie raffinée qui augmenta la sympathie que commençait
à ressentir pour lui Mme Tranchart ; jusque-là, elle l’avait jugé,
d’abord comme un galopin sans importance, puis comme un flandrin qui
fait des épates. Décidément, il valait mieux que ça ; il savait ce
qu’on doit aux personnes.
Le cinéma Saint-Jacques était, à l’extérieur, composé d’une vaste porte
illustrée d’affiches dramatiques et toute baignée de lumière crue,
béante au milieu d’une bâtisse sinistre, – et à l’intérieur d’une
immense salle rougeâtre où deux mille spectateurs étaient entassés.
Oscar avait retenu une loge qui se trouvait sur le côté droit de la
salle.
- Mettez-vous en avant tous les deux, dit Mme Tranchart en y entrant,
moi, je me colle dans le fond, ça me va, j’ai l’habitude de voir de
loin, pas, à cause des sergots.
Oscar et Georgette s’installèrent effectivement sur les deux chaises de
devant, Mme Tranchart s’établit en arrière, occupant avec joie les deux
places qui restaient, ce qui n’était pas trop pour ses dimensions.
Sur l’écran, se déroulait un film comique : un jeune homme qui semblait
en caoutchouc et que pourchassait un mari outragé, muni de plusieurs
armes à feu, gambadait sur des toits, voltigeait de balcon en balcon et
glissait aussi aisément que la foudre le long des tiges de
paratonnerres.
Son ennemi, qui tentait de le suivre par ce chemin précaire, tombait la
tête la première dans l’eau d’un vaste bassin, – le tout pour l’immense
agrément de Mme Tranchart qui riait avec la force assourdissante d’une
locomotive lâchant sa vapeur.
- Ah ! voici le *
Stylet d’or*, dit Georgette avec une grande
satisfaction, lorsque le premier film étant terminé, le titre du
suivant parut sur l’écran, suscitant parmi le public un très vif
enthousiasme.
On en était au onzième et avant-dernier épisode et ce ciné-roman fameux
entre tous pour son intérêt dramatique et sentimental. Une touchante
jeune fille, privée de ses père et mère, belle, sensible et
malheureuse, était en butte aux persécutions immorales d’un homme
pervers et puissant qui la convoitait. Elle le repoussait avec
indignation, voulant se réserver pour un noble jeune homme éloigné
d’elle depuis quelques années par une glorieuse mission dans les
régions antarctiques et à qui, ayant donné son cœur, elle voulait, à
juste titre, donner le reste. En vain, l’homme pervers et puissant
l’ayant, par fraude et cautèle, attirée dans une grotte sous-marine
aménagée en garçonnière, tentait, par la force et la menace, d’assouvir
sur elle sa détestable passion. Elle résistait, prête pour défendre sa
virginité en péril, à lui percer le sein d’un stylet, bijou d’or et
d’acier qu’elle portait toujours fiché, en guise d’épingle, dans son
abondante chevelure, pareille aux blés mûrs. Ce stylet, en outre de
l’utilité qu’il pouvait avoir pour elle dans ce cas extrême, devait,
par l’effet de péripéties ingénieuses, lui faire restituer l’énorme
fortune dont elle avait été spoliée. L’être pervers (c’était
précisément le spoliateur), ivre de rage de ne pouvoir mener à bien ce
coupable entreprise, ouvrait, comme un misérable qu’il était, un des
panneaux métalliques qui défendaient la grotte contre l’invasion du
flot, puis s’enfuyait lâchement, à l’aide d’une échelle mobile qu’il
relevait derrière lui.
- Ah ! le salaud, dit à haute voix Mme Tranchart, révoltée de tant de
férocité.
Cependant, la touchante jeune fille était en grand danger d’être noyée.
Les eaux marines se précipitaient impétueusement. Encore quelques
minutes et elle périrait. Par une fortune singulière et providentielle,
à ce moment précis, paraissait un sous-marin, d’où sortait, vêtu en
scaphandrier, le noble jeune homme qu’elle aimait. Il la saisissait et
allait la ravir à la mort quand leur diabolique ennemi, qui d’en haut
les observait, poussait un ressort et remplaçait le panneau métallique
par une grille. La mer pouvait encore entrer, les amants ne pouvaient
plus sortir. Dévissant à l’instant son casque, afin de mourir en
même temps que sa bien-aimée, le noble jeune homme enlaçait celle-ci,
au mépris du flot qui à chaque seconde montait davantage, et il
imprimait sur ses lèvres leur premier baiser qui serait aussi le
dernier selon toute apparence.
L’épisode se terminait là, laissant la salle tout entière palpitante
d’angoisse et d’émotion.
- Ah ! comme c’est beau, comme c’est grand... l’amour !... murmura
Oscar dans un soupir ardent, en même temps qu’il saisissait, à la
faveur de l’ombre, la main de Georgette.
Georgette, paisible, retira sa main. D’ailleurs, la lumière se
rallumait pour l’entracte.
A la reprise de la séance, la mère Tranchart, confortablement assise
sur les deux chaises de velours qu’elle avait réunies pour
obtenir un siège plus large et le dos appuyé à la paroi de la loge,
s’endormit profondément. Ce qui se passait sur l’écran, un film
symbolique, à tendances moralisatrices et sociales, lui avait semblé,
dès le premier coup d’œil, dénué de toute espèce de vraisemblance et
d’intérêt. Georgette et Oscar sans doute partageaient en partie cet
avis, car, au lieu de suivre le spectacle avec passion, comme ils
l’avaient fait pour le
*Stylet d’or*, ils n’y apportaient qu’une
attention languissante. Georgette, son coude droit appuyé au rebord de
la loge, laissait pendre négligemment sa main gauche. A trois reprises,
Oscar saisit cette main et tenta de la conserver dans la sienne. Chaque
fois, Georgette retira sa main avec promptitude et fermeté, mais chaque
fois aussi, dès qu’elle était dégagée, elle la replaçait dans la même
situation. La soirée en conséquence fut énigmatique pour Oscar ; sa
vanité naturelle le poussait à croire par moments que Georgette
commençait à éprouver pour lui les plus tendres sentiments, mais en
même temps une sourde conscience l’avertissait confusément qu’il n’en
était rien.
- Pas fraîche, ma dorade ?... plus fraîche que ta gueule, eh ! poison !
proféra d’une voix éclatante et furieuse Mme Tranchart, qui rêvait
commerce et parlait en dormant.
Il y eut des rires, parmi les spectateurs voisins. Oscar remercia la
providence que l’ombre fût épaisse ; Georgette rougit dans cette ombre
; Mme Tranchart, réveillée par sa propre voix, s’ébroua et toussa
violemment dans l’espoir vain de donner le change. Jusqu’à la fin du
spectacle, elle se pinça assidument pour rester éveillée.
En quittant le cinéma, au milieu de la foule qui échangeait ses
impressions, Oscar proposa à ces dames d’entrer dans une brasserie
voisine pour y « prendre quelque chose ». Mme Tranchart, qu’aucune
offre de ce genre ne laissait indifférente, y consentit à l’instant
même. Elle refusa une soupe à l’oignon, mais accepta des moules et
quatre bocks successifs, puis un petit marc pour faire passer la bière
qui lui semblait froide à l’estomac. Georgette ne voulut qu’un
chocolat, et Oscar, en manifestation d’amour, l’imita.
En sortant de la brasserie, une fine pluie aigre qui commençait à
tomber les surprit et Oscar, magnifique, arrêta un taxi pour reconduire
ces dames chez elles. Dans la voiture, assis en face de Georgette il
rapprocha, à la faveur d’un cahot, ses genoux de ceux de la jeune
fille, mais elle lui dit, avec tant de candeur et de naturel :
- Je vous ai cogné, je vous demande pardon... qu’une vive rougeur,
heureusement dissimulée par l’obscurité, monta à son visage, et qu’il
n’osa renouveler cette tentative.
Il descendit de voiture le premier, aida ces dames à descendre, non
sans presser tendrement le bras de Georgette, et remonta dans le taxi
qui s’éloigna pendant que Mme Tranchart, excitée par les joies de la
soirée, donnait des coups de pied dans sa porte qui ne s’ouvrait pas
assez vite à son gré.
A ce moment, de l’ombre de la rue sortit une ombre maigre, en casquette
et chandail. A la lueur d’un réverbère, Georgette reconnut Hector. Elle
pensa qu’il les avait attendues pour les voir rentrer. Il était tout
mouillé de pluie, et son visage était si pâle, si contracté par une
expression âpre et douloureuse, que Georgette en fut saisie de pitié,
de chagrin, peut-être d’un peu de remords. Comme il entrait à leur
suite, la porte s’étant enfin ouverte, elle voulut lui parler, mais il
ne s’y prêta pas, s’écarta et se contenta de les éclairer avec la
faible et tremblotante lueur d’un briquet à essence. Ils montèrent
ainsi, jusqu’au quatrième étage, l’escalier sale. Sur le palier,
pendant que Mme Tranchart mettait sa clé dans la serrure de sa porte,
Georgette s’approcha de son compagnon d’enfance.
- Je n’ai rien fait de mal, souffla-t-elle tendrement. Ne sois pas
fâché...
Il ne répondit pas, son visage resta sombre.
Georgette hésita une seconde, mais elle souffrait de le voir souffrir
et, plus bas encore :
- Je t’aime...
Il tressaillit, une immense joie éclaira sa figure. Déjà Georgette, à
la suite de sa mère, était entrée chez elle, refermant sa porte avec un
petit haussement d’épaules qu’il ne vit pas.
Il entra dans le logement voisin.
III
- Mon enfant, vous comprenez bien, n’est-ce pas, ce que je vous offre,
ou plutôt ce que je vous propose, car il y a don réciproque. Ce que je
vous propose est, il faut vous en rendre compte, pratique, net et
franc. Moi-même, je suis un homme net et franc... Je sais ce qu’est la
vie, et vous me semblez, malgré votre jeunesse, assez intelligente et
douée d’assez d’expérience théorique, pour me comprendre, pour ne pas
vous effaroucher de paroles vraies, brutales peut-être en apparence,
mais sincères. Je n’ai pas d’illusions ridicules sur moi-même. J’ai
cinquante-six ans et je n’ai jamais été beau ; vous, vous avez dix-huit
ans, et vous êtres extrêmement jolie, – sage en outre, je le crois
facilement. Je ne vous demande pas de m’aimer, mais de vous donner à
moi, voilà tout. Je vous désire. J’ai rarement désiré une femme à ce
degré-là. Je vous demande d’être, physiquement, à moi. Vous ferez, hors
cela, tout ce que vous voudrez. Je ne vous empêche pas d’aimer
ailleurs, à condition bien entendu qu’il n’en résulte nulle vilaine
histoire, nulle apparence gênante pour moi. Ceci entendu, je suis un
homme discret, j’ignorerai tout. J’aurai mes jours pour aller vous
voir... Vous le savez, je vis en province où je suis marié, où sont mes
usines, où je suis un personnage très grave, très important, très
influent...
Le gros monsieur fit une pause. Georgette, assise à ses côtés, ne
tourna pas ses yeux vers lui. Ce qu’il lui disait ne la choquait pas ;
elle préférait cette franchise, tout au moins cette apparence de
franchise, à une sentimentalité qui eût été chez lui ridicule. Elle
restait pensive, sérieuse, attentive au discours qu’il lui tenait. Elle
ne regardait pas les arbres, encore à peine vêtus de petites feuilles,
qu’on voyait à travers les vitres du restaurant ; elle ne regardait pas
les groupes de consommateurs élégants qui prenaient, autour d’elle, le
thé dans la salle chaude où un piano mécanique détaillait un tango pour
l’agrément de trois couples qui évoluaient sur un carré central de
linoléum ; rien autre ne l’intéressait que ce que lui disait son
compagnon, cet homme bien mis, corpulent, large et coloré, au crâne
dégarni, à la barbe courte, rousse et grise, et qui parlait d’une voix
lente, ferme, précise, tout en fixant sur elle le regard assuré de ses
petits yeux verts qui, à chaque mouvement que faisait la jeune fille,
brillaient d’une lueur de désir.
C’était la seconde fois que Georgette consentait à prendre le thé dans
un restaurant du bois de Boulogne avec M. Barlinier. M. Barlinier était
très riche et gagnait chaque année des sommes considérables ; il
possédait, près d’Orléans, de vastes usines où tout un peuple
d’ouvriers construisaient des automobiles et des avions ; il
commanditait d’importantes affaires, toutes fructueuses, et avait de
gros intérêts dans une maison de banque que dirigeait un de ses cousins
chez lequel Georgette était dactylographe. M. Barlinier se trouvant à
la banque un mois avant et ayant eu besoin de faire taper une lettre
urgente, son cousin, le connaissant à fond et soucieux de lui être
agréable, avait fait appeler Georgette.
- Quand je vous ai vue pour la première fois, ma chère petite,
expliquait M. Barlinier, tout en fumant une cigarette, j’ai été frappé
par votre beauté et saisi du vif désir de faire votre bonheur, en vous
donnant tout ce luxe qui vous manque, – et de faire mon bonheur à moi,
en me donnant... vous... Je sais ce que vous valez... Je vous placerai
tout de suite dans un cadre digne de vous, soyez-en sûre. Alors, vous
dirigerez votre vie comme il vous conviendra. S’il vous plaît d’être
une artiste, théâtre ou cinéma - ce dont je ne doute pas que vous ayez
les moyens, – je ne m’y opposerai pas, loin de là... Je vous aiderai de
tout le pouvoir de mes relations et de mon argent. Je serai fier
d’avoir contribué à vous mettre en valeur. J’ajouterai que j’ai
l’intention, du jour où vous vous serez donnée à moi, de vous
constituer une rente viagère, insaisissable, largement suffisante pour
que vous puissiez, quoi qu’il arrive par la suite, vivre indépendante.
Je ne vous demande pas une réponse, mais dites-moi au moins ce que vous
pensez de mes propositions...
Georgette, qui jusque-là avait tenu ses yeux baissés, regardant la
table sur laquelle était posée la main épaisse, soignée, poilue de roux
de son compagnon, releva vers celui-ci son regard.
- Je ne sais pas, répondit-elle, doucement, avec bonne foi. Non, non,
je ne sais pas encore... Laissez-moi réfléchir, monsieur...
Elle avait mis, elle aussi, sa main sur la table. M. Barlinier, d’un
mouvement brusque qui démentait le calme de ses discours, couvrit cette
petite main de sa forte main. Le contact le fit tressaillir.
- Mon enfant, reprit-il d’une voix un peu rauque, croyez que l’amour
d’un homme de mon âge peut quelquefois valoir autant, sinon plus, que
l’amour d’un jeune homme, si séduisant soit-il... Je ne suis ni une
brute, ni un impuissant... J’ai beaucoup aimé, j’ai quelque
expérience... Je vous désire violemment...
Il s’arrêta, sa face était un peu plus rouge que de coutume, un feu
trouble dansait dans ses yeux qui avaient foncé, sa main se crispait
sur celle de Georgette.
Georgette, un instant, songea qu’il ne serait pas prudent pour elle de
revenir seule en auto avec cet homme, d’autant plus que le crépuscule
tombait. Elle retira sa main.
- Il faut que je parte, dit-elle. Voulez-vous bien, monsieur, me faire
conduire jusqu’au métro d’Auteuil par votre auto qui, ensuite,
reviendra vous chercher ?
M. Barlinier s’était ressaisi. Il senti l’inquiétude de la jeune fille,
sourit avec bienveillance.
- Pas du tout, mon enfant, nous allons partir ensemble, et je vous
déposerai dans votre lointain quartier... je sais toute la
reconnaissance que je vous dois pour avoir accepté avec confiance de
venir à ce rendez-vous.
Georgette n’insista pas. Elle n’était pas peureuse et, du reste,
comprenait maintenant qu’il ne tenterait rien contre elle.
Dans l’auto, en effet, il se montra parfaitement réservé et correct. Il
ne parlait plus de ses projets amoureux, il causait gaiement,
paternellement avec la jeune fille, et celle-ci le trouvait intéressant
et aimable. C’est à peine si, une ou deux fois, elle dut éloigner sa
jambe que venait d’effleurer celle de son compagnon.
Par Auteuil, Grenelle et Montparnasse ils atteignirent Montsouris.
- Réfléchissez, ma chère petite, dit M. Barlinier, comme l’auto
s’arrêtait au coin désert d’une rue. Réfléchissez... J’ai confiance en
votre intelligence et j’espère très vivement que ce sera oui. Je vous
attendrai samedi prochain, comme aujourd’hui, place du Châtelet.
D’ailleurs, je trouverai certainement, d’ici là, l’occasion de venir à
la banque et j’aurai la joie de vous voir... Ah ! voici l’adresse où
vous pourrez, en toute confiance, m’écrire le cas échéant...
Il lui remit un papier plié et, sans même essayer de l’embrasser, il
lui tendit une main cordiale où Georgette mit la sienne ; puis elle
descendit et l’auto vira, fila.
Georgette un moment demeura pensive, regardant la voiture s’éloigner
dans la nuit tout à fait tombée à présent. Elle pensait à M. Barlinier,
à Oscar, à Hector... A ce dernier c’était avec tendresse et avec une
sourde irritation, qu’elle-même trouvait injuste... Oui, ce serait une
solution : accepter M. Barlinier et la richesse qu’il offrait, et
prendre Hector... Mais elle n’y pouvait songer ; il y avait entre elle
et Hector trop de tendresse, et il était trop jaloux pour un partage de
ce genre. Elle pensait cru, ayant pris coutume de voir la réalité des
choses dans le milieu de misère âpre et d’humble vice où elle avait
grandi... La vie lui parut compliquée et la décision à prendre
difficile... Elle eut un petit haussement d’épaules plein d’indécision
et d’agacement et rentra chez elle, irrésolue... encore irrésolue...
- Eh bien, ma Gégé, comme te voilà tard, pour un samedi de semaine
anglaise, cria de sa cuisine, où elle surveillait un ragoût de mouton,
Mme Tranchart. T’es trop bonne, tu sais, d’accepter comme ça de venir
en plus des autres...
- Bonsoir, maman, répondit Georgette sans autrement répondre.
Sauf les mensonges indispensables, et que les nécessités de la
situation imposaient, elle n’aimait pas mentir à sa mère, d’abord par
amour filial, ensuite parce que c’était trop facile : Mme Tranchart la
croyait toujours.
IV
- Sulau... Mais oui, c’est ce vieux Sulau !... En voilà une
rencontre... Comment vas-tu ? Y en a des temps qu’on ne s’est vu...
A cette voix qui l’interpellait et qu’il reconnaissait confusément,
Hector, qui traversait la place de Rennes, s’arrêta, se retourna. Il
vit un jeune homme de haute taille, brun, d’une élégance excessive et
douteuse, et dont la face blême et plate, trouée de petits yeux trop
rapprochés, était entièrement rasée, sauf la brosse à dents d’une
petite moustache au-dessous de nez.
- Alors, tu ne me remets pas, mon vieux Sulau, continua le personnage,
en tendant une large main qu’Hector serra machinalement. C’est pas la
peine d’avoir été à la laïque ensemble quand on était mômes...
- Ah ! mais oui, dit Hector. T’es Jules Roupié, le grand Julot, le fils
de la fruitière du coin... Eh bien, qu’est-ce que t’es devenu quand ta
mère a quitté le quartier ?
- Après sa faillite elle est morte, dit l’autre sans s’émouvoir. Alors
j’ai un oncle qui m’a placé commis chez un quincailler. Mais je
mangeais pas et j’avais trop de turbin. Alors j’ai laissé ça là. On m’a
mis groom... Et puis j’ai eu une histoire... J’ai quitté. Et puis j’ai
eu des mots avec mon oncle qui voulait me mettre des gifles, mais
j’étais déjà pas manchot dans ce temps-là et c’est lui qui a pris, et
pas qu’un peu. Après, je me suis barré. J’ai fait ci et ça, un tas de
trucs. Et puis, j’ai eu des camarades qui m’ont appris à me tirer
d’affaire, à vivre comme il faut, quoi.
- Et t’as fait fortune ?... demanda Hector en regardant l’élégant
cache-poussière de M. Jules Roupié, sa chemise rose, son melon café au
lait incliné sur un œil et ses grosses bagues communes. T’es d’un chic,
ajouta-t-il avec une admiration non feinte.
M. Roupié prit un air avantageux.
- Oui, je suis en bonne veine, avoua-t-il, négligemment. J’ai de la
chance en ce moment-ci... Les affaires ça va, ça se pose là, sans
embêtements pour moi...
- Quelles affaires ?... commença Hector qui était d’un naturel curieux.
Mais son vieil ami lui coupa la parole.
- Et toi ? parlons un peu de toi... Sans te vexer, t’as pas l’air
millionnaire.
- Ça, tu peux le dire. Je ne fais que bricoler, depuis trois mois... Je
m’occupe que ça change, mais pour l’instant, je ne suis pas à la
hauteur pour les fringues... Faut dire que je m’en fous, ajouta Hector
avec son air habituel de supériorité philosophique.
- Et t’es toujours dessalé, solide et pas taffeur ? demanda M.
Roupié... Oui, il n’y a qu’à te voir... Et tu habites par ici, à
présent ?
- Ma foi non, j’ai pas changé. Toujours le même logement, là-bas à
Montsouris. Et je rentrer dîner avec maman et ma petite môme de sœur...
Ça fait que je te quitte, mon vieux Julot, au revoir, au plaisir...
Mais le vieux Julot ne prit pas la main que lui tendait Hector.
- Pas du tout, protesta-t-il. Je te lâche pas comme ça. Viens prendre
un vermouth.
Il l’entraîna vers un café.
- Dis donc, c’est pas un endroit un peu bien chic, pour moi, avec mes
fringues ? demanda Hector qui portait, n’ayant d’ailleurs que cela, sa
casquette déteinte, son chandail et son vieux veston.
Le camarade haussa les épaules.
- T’es pas piqué ? Qu’est-ce que tu veux que ça fasse... Ceux qui
seront pas contents, ils viendront le dire. Je ne renie pas mes
copains, moi... Tu ne sais pas, ce qu’il y a de drôle, vois-tu, c’est
que j’allais là-bas du côté de chez toi, un peu avec l’idée de
rencontrer un ancien copain, justement... toi ou un autre... plutôt
toi...
- Tiens, pourquoi donc faire ? demanda Hector en s’asseyant à une table
à côté de M Roupié.
- Pour rien... pour le plaisir, dit évasivement celui-ci en lui offrant
des cigarettes. Je t’expliquerai. Garçon ! deux vermouths !
Hector avala le premier vermouth, puis un autre. Il s’étonnait un peu
de l’heureuse transformation qu’avait subie le sympathique Roupié,
lequel, après avoir été jadis le plus sinistre des petits voyous qui se
puisse voir, s’était à présent transformé en personnage chic et dont le
langage même semblait avoir acquis un vernis nouveau. Cependant, au
troisième vermouth que l’homme chic commanda sans attendre, dès que les
verres furent vides, Hector commença à se trouver bien sur cette
banquette moelleuse, dans ce café éclairé, animé, qui lui semblait
l’expression même du confort et du luxe, et que rendait plus attrayant
encore la présence de nombreuses jeunes personnes élégantes, de
commerce évidemment facile.
Et précisément, M. Jules Roupié parlait avec complaisance, et non sans
cynisme, des multiples amours qui charmaient son existence et qui même
la facilitaient, car ses succès semblaient, selon ses discours, non
seulement nombreux, mais fructueux.
- C’est ça, il est maquereau, se dit Hector. Je le pensais bien, malgré
qu’il ait vraiment une sale gueule, avec son blair rentré.
- Garçon, remettez-nous ça, commandait M. Roupié en désignant les
verres de nouveau vides... Mon vieux Sulau, ça me fait plaisir de
t’avoir retrouvé, mais ce qui ne me fait pas plaisir, c’est de te voir
comme ça, dans la purée. C’est un peu fourneau, tu sais... un dessalé
comme toi. Non vrai, ça me dépasse.
- T’en fais pas, dit Hector, qui détestait qu’on le plaignît. Je vais
devenir chauffeur de taxi. Je dis pas que ça vaut...
- Mince de rigolade, interrompit l’autre, en v’là un turbin que je
laisserais là... D’abord, moi... le turbin... Non, tu donnes là-dedans,
mon petit vieux, tu me fais pitié... Enfin, chacun son goût, pas ? Ce
que j’en parle, c’est parce que ça me fait de la peine de te voir comme
ça...
Il y eut un petit silence.
- Mon vieux, v’là sept et demie, faut que je me barre, dit Hector en se
levant, non sans une certaine hésitation d’équilibre.
- Vas-tu rester là, cria M. Jules Roupié avec indignation et en le
retenant par le bras. T’es pas piqué de vouloir te barrer. Je t’invite
à dîner, tiens, ça me fait trop plaisir de te revoir pour que je te
lâche comme ça...
- Mais, puisque je te dis qu’on m’attend chez moi...
- On t’attend sans t’attendre... je connais ça. Tu rentres si tu veux,
si tu veux pas, tu rentres pas. C’est ça, hein ? Allons, assis-toi, on
va bouffer ici, ça doit pas être mal, et puis j’ai donné rendez-vous
pour ce soir à un ami...
Hector, sous l’influence des vermouths successifs, avait une tendance à
trouver vraiment très gentil son ancien camarade. Il fut tout attendri
par la cordialité qu’indiquait une telle invitation. En même temps, il
goûtait un très vif plaisir à se trouver là, dans ce café clair, chaud,
animé, et il éprouvait un désir presque enfantin de ne pas s’en aller,
de dîner là, confortablement comme s’il eût été riche. Il savait qu’il
ne verrait pas Georgette ce soir-là, même pas une minute, car elle
dînait en compagnie de Mme Tranchart chez une amie de celle-ci ; et il
ressentait un peu de jalousie à cause de ce dîner, – l’amie de Mme
Tranchart, qui était marchande de vin, avait deux fils qu’Hector ne
connaissait pas, mais qui, sans doute, seraient très capables de faire
la cour à Georgette... Pour l’instant le vermouth assoupissait cette
préoccupation désagréable.
- Garçon, mettez deux couverts et passez-moi la carte, nous dînons ici,
ordonna M. Roupié, avec une aisance de grand seigneur.
- Eh ben, je reste, c’est dit, déclara Hector.
Il s’établit plus carrément sur sa banquette et alluma une nouvelle
cigarette. Les impressions qu’il éprouvait étaient de plus en plus
agréables et elles engourdissaient de plus en plus ses peines de cœur.
Ces dernières, cependant, étaient cruelles. Depuis le soir où
Georgette, cédant à un élan de tendresse et de pitié (ce dernier
sentiment ignoré d’Hector), l’avait comblé de joie en lui disant
spontanément qu’elle l’aimait, divers événements étaient survenus qui
avaient plongé Hector dans une amère détresse. Georgette avait
plusieurs fois revu Oscar, et avait passé avec lui, sous l’égide il est
vrai de Mme Tranchart, deux nouvelles soirées au cinéma. En outre, Mme
Binet, chaisière à Saint-Jude et voisine de Mme Sulau, avait, sous le
sceau du secret, raconté à celle-ci que cette petite Georgette devenait
vraiment une gourgandine, et qu’on l’avait rencontrée avec des
messieurs riches dans des autos de luxe. Mme Sulau avait redit
l’histoire à son fils.
« Je sais, c’est un ami de son patron qui lui a fait faire des copies.
Faut-il que les gens soient mauvaises langues et teignes pour voir le
mal partout. Je me retiendrais pas, j’irais la gifler, la vieille Binet
», répondit Hector avec son air le plus indifférent. En réalité, il ne
savait rien, et ce qu’il venait d’entendre était pour lui la plus
affreuse des révélations, Georgette ayant entièrement omis de lui
parler de M. Barlinier. Il n’avait pu encore interroger la jeune fille
à ce sujet, ne l’ayant pas vue seule depuis deux jours qu’il savait
l’événement.
- Mon vieux Sulau, alors qu’est-ce qu’on briffe ? demanda l’aimable
Roupié qui consultait la carte. Des hors-d’œuvre, hein ? le potage, ça
barbouille. Et puis de la langouste à l’américaine, et puis du poulet
cocotte, hein ?... Et puis une salade russe, fromages et glaces... Ça
ira... Et tout ça soigné, hein, garçon... Et comme vins... quoi ? du
bourgogne d’abord et puis une champagne... Vous commanderez les filtres
à temps et comme liqueurs, on verra ça... Non, ce vieux Sulau, ça me
fait un plaisir de t’avoir rencontré. C’est une veine qu’on soit passé
sur le même trottoir à la même minute...
Tant de satisfaction pour une cause aussi banale et indifférente que
leur rencontre ne semblait pas tout à fait normale à Hector, mais il ne
s’arrêtait pas à cette considération de détail. L’heure était de plus
en plus apaisante et heureuse. C’était agréable de manger et de boire
de bonnes choses, bien préparées et bien servies par un garçon empressé.
Hector, cependant, obsédé par l’idée fixe qui veillait toujours
obstinément au fond de lui-même, songea qu’à ce moment Georgette dînait
aussi, non pas comme d’habitude seule avec sa mère, mais avec
d’autres... Pourquoi n’était-elle pas ici avec lui ! avec lui seul,
bien entendu, sans le sieur Roupié... Cela l’amuserait certainement
d’être là, pourquoi n’y était-elle pas ?... Pourtant, dans son ivresse
naissante, toutes ces impressions n’apparaissaient que vagues et
estompées... Son chagrin, son amour, son angoisse ne lui semblaient à
présent que des sentiments qui lui appartenaient sans doute, mais qui,
pour la minute, se trouvaient en dehors de lui.
- Mon vieux Sulau, quoi, tu roupilles ! s’écria tout à coup son
compagnon.
- Crois pas ça mon vieux Roupié, dit Hector, en se secouant et en
vidant son verre de bourgogne.
- Je vais te dire, reprit l’autre, baissant la voix. Je ne m’appelle
plus comme ça : Jules Roupié, c’est un nom à coucher dehors. Alors
quand je me suis lancé, que j’ai connu le monde quoi, j’en ai pris un
autre : Jacques de Roupray. Ça, ça a de l’œil... Tu piges ?...
Il se tut, le garçon apportait un seau à glace et la bouteille de
champagne.
- Pas mauvais, prononça M. de Roupray, quand il eut dégusté le premier
verre d’un air connaisseur. J’en ai bu du meilleur en soupant à
Montmartre, mais ça, c’est un petit vin suffisant pour boire en
mangeant. Qu’est-ce que tu en dis ?
- Fameux, déclara Hector, qui eût trouvé bon n’importe quoi dans l’état
de trouble où l’avait mis, succédant aux vermouths, le bourgogne.
Un optimisme béat montait en lui. Il avait oublié tout à fait
l’indigence de ses vêtements, il commençait à oublier tout à fait ses
tourments, ou plutôt à ne pas croire à leur réalité. Tout s’arrangerait
: Georgette l’aimait... Elle le lui avait dit. Ça, ça comptait. Tout le
reste, c’était de la blague... Et puis il était bien bête de se faire
de la bile... tout s’arrangerait. Pour le moment, on était bien...
- T’en as une veine, prononça tout à coup, comme une constatation
résultant de multiples impressions, Hector dont la voix commençait à
être moins nette que de coutume. T’en as une veine... toi, mon vieux
Rou... Rouplan... C’est ça, hein ? Roublan ?...
- Non, mon vieux, Roupray, Jacques de Roupray...
- Bon, ça n’y fait rien... mais t’en as une veine de vivre comme ça,
toi... Tu devrais bien me donner la recette... La purée... j’en ai
marre, la mouise, ça me court.
- T’en as marre... Ça ne m’épate pas... Moi aussi, j’ai été comme ça,
mais je m’en suis tiré et vivement...
- Ben, donne-moi la recette, demanda Hector en vidant un second verre
de champagne...
- La recette... c’est pas des choses qu’on dit à tout le monde,
répondit M. de Roupray qui, de nouveau, baissa la voix. La recette...
faut pas avoir les foies d’abord, faut pas être empaillé, faut être
capable d’en mettre un coup à tous risques.
- Comment ça ?... explique voir un peu ? répliqua Hector, à demi
dégrisé par ce que lui disait son compagnon.
« Ça y est, songeait-il, c’est pas maquereau qu’il est, il travaille
dans l’escroquerie... »
Cependant M. de Roupray semblait hésiter encore. Il jeta les yeux
autour de lui. La table où ils dînaient se trouvait dans un coin assez
isolé ; en outre, il n’y avait pas de consommateurs aux tables les plus
voisines.
- Mon vieux, je peux parler en confiance, pas ? Je te connais de
longtemps, mais tout de même, jure que tu oublieras ce que je vais te
dire... si... si ça ne te va pas...
Il avait parlé avec beaucoup de gravité. Hector songea : « Ça y est,
c’est bien ce que je pensais ». Et tout haut il dit :
- Ben oui, je jure... mais c’est pas la peine... Tu sais bien que, même
sans jurer, ce que tu dis je le répéterai pas...
- Oui, je sais bien... Tout de même je pense que tu es trop dessalé et
trop à la hauteur pour donner dans les boniments de vertu et de devoir
social, et de... tout le bataclan inventé par les riches... Nous
autres, nous ne donnons pas là dedans. On est les parias de la société
et les victimes, alors faut sortir de la purée, d’un moyen ou d’un
autre... légal ou pas légal... Tu comprends ce que je dis ?
- Oui, répondit Hector.
- Parce que, si t’es pas de mon avis, dis-le. C’est pas la peine que je
continue...
- Continue, dit Hector.
- Alors voilà... Tu te souviens du coup de la bijouterie, à Neuilly, le
mois dernier ?... Les quatre types en auto : un au volant, un avec un
marteau pour enfoncer la devanture, les deux autres avec des brownings
pour faire tenir les gens tranquilles... On a raflé pour cent cinquante
mille de bijoux, pas ? Et puis la même bande a refait son coup il y a
quinze jours, le soir, du côté des Batignolles... Eh bien, voilà comme
il faut travailler pour ne pas être un idiot et pour sortir de la
mouise... Comme ça, ça va. On a de quoi... Tu m’as compris ?...
- Alors tu en étais ? demanda Hector à voix basse.
M. de Roupray le regarda en face, fit oui de la tête et se versa un
verre de champagne. Il but et reprit la parole :
- Oui, j’en étais. Nous étions quatre, comme je t’ai dit, à travailler
ensemble. Celui au volant de l’auto a fait des courses dans le temps,
il conduit comme pas un. Celui du marteau est un costeau, je te
promets, il sait manier son outil... Oui, nous étions quatre bien
accordés ensemble, avec qui ça se faisait aussi précis qu’une scène de
théâtre bien réglée... Mais nous c’était pas du théâtre. On risquait le
paquet pour de vrai...
- Aux Batignolles, y a un passant qu’a reçu une balle dans le ventre,
remarqua Hector.
- Je ne dis pas non. Je le sais mieux que personne puisque c’est moi
qui lui ai tiré dessus... Quoi, il allait me sauter dessus. Pourquoi
qu’il s’est mêlé de ce qui le regardait pas, ce fourneau-là ?...
Il y eut un silence. Le garçon desservait la table et apportait le café.
- Et deux vieilles fines dans des grands verres, commanda M. de Roupray.
- Pourquoi donc est-ce que tu me racontes tout ça, hein ? interrogea
Hector.
- D’abord parce que j’ai confiance en toi. On a vu trop de misère
ensemble quand on était mômes pour se trahir. Et puis tu as juré. Et
puis je risque rien. Tu ne sais même pas où j’habite, tu ne sais même
pas si le faux nom que je t’ai dit est bien celui que j’ai pris. Je
sors d’ici, ni vu ni connu. Et c’est pas ici que tu vas me faire
arrêter, qu’est-ce que tu y gagnerais ? Et puis, à la place où je suis,
je vois la rue et ça serait pas long de filer... Et puis aussi je t’ai
raconté ça parce que je te connais pour un débrouillard qui est à la
coule et que ça me fait de la peine de te voir purotin... Pour t’en
tirer, fais comme nous : de la reprise individuelle, il n’y a que ça de
vrai... Alors voilà, ça tombe à pic pour toi : y en a un de nous quatre
qui s’est fait poisser, il y a huit jours, – l’autre qui tirait pour
éloigner le monde. Cet imbécile-là a voulu travailler seul et il a
cambriolé un magasin de fourrures, et il s’est fait chauffer comme un
fourneau par des flics en sortant son ballot, c’était lui le ballot...
Alors nous ne sommes plus que trois et c’est pas assez. Faut être deux,
un de chaque côté du type au marteau, pour tirer à droite et à gauche
dans la rue... Alors faut que nous prenions un nouvel associé. Tu
penses que pour le choisir nous ouvrons l’œil. Faut un type costeau,
agile, de sang-froid, pas froussard, pas emballé et en qui on ait
confiance comme en soi-même... C’est pas commode de trouver un type
comme ça, et qui soit prêt à risquer... ce qu’il y a à risquer... Nous
cherchons... Alors, moi, j’ai eu l’idée de faire un tour dans mon
ancien quartier pour si par hasard je ne trouverais pas le dessalé
qu’il nous faut dans ceux que j’ai connus étant mômes... Alors, puisque
le hasard fait qu’on se soit rencontrés nous deux, tu peux pas me dire
si t’en connaîtrais pas un, hein ?.... Un dans ton genre, tiens... ça
irait... Et y a gros à gagner. C’est par des mille et des mille à
chaque coup qui réussit. Dame plus ou moins, comme de juste, selon ce
qu’on rafle... Tu comprends ça... Mais on a de quoi vivre et de se la
couler, va ! Je ne me refuse rien, tel que tu me vois... Quand on est à
sec, on recommence... Quand y en a plus y en a encore...
Garçon, des cigarettes et deux vieilles fines !...
Hector avait un peu pâli. Il restait silencieux. L’ivresse que l’alcool
faisait monter en lui de nouveau ne brouillait pas ses idées mais les
précisait en intensité dramatique. Il se voyait, un browning à la main,
tirant sur une foule épouvantée... puis regagnant à toute vitesse
une auto qui démarre et fuit en une course vertigineuse... Il voyait un
amas d’or et de pierreries qui se convertissait en liasses de billets
de banque... Oui, c’était le moyen... le seul moyen pour que
Georgette...
- Eh bien, mon vieux Sulau, tu réfléchis ? demanda d’un ton aisé et
amical M. de Roupray. Bois donc ta vieille fine... Je te demande pas de
me répondre ce soir, comme ça tout de suite... Vois toi-même avec ton
temps... seulement, pas, tout de même, je peux pas rester le bec dans
l’eau jusqu’à la saint Glin-glin... nous avons quelque chose en vue, du
côté de Clichy... On étudie ça pour la semaine prochaine... Alors
réfléchis, et si ça te va de t’associer avec nous, viens me voir mardi
ou mercredi au bout de l’avenue de la Grande-Armée en tournant à
gauche, un petit bar qui s’appelle John’s... Tu me trouveras là à cinq,
six heures... Mais pas après mercredi, hein ? l’affaire peut pas trop
attendre... et faut le temps de te mettre au courant, acheva-t-il en
regardant en face son compagnon.
- Voyons, tu blagues... C’est pas sérieux, dit celui-ci comme s’il se
réveillait.
- Je blague pas. Tu le sais bien que je blague pas... Je te propose une
affaire... Et une affaire que je proposerais pas à tout le monde...
Alors c’est à toi de décider... Tu as jusqu’à mercredi, voilà tout. A
présent, parlons d’autre chose... Bois donc ta fine, voyons... On va
faire venir d’autre champagne... Tiens, dis donc, pige les deux poules,
elles sont gentilles...
C’étaient deux jeunes personnes fortement fardées, et de toilettes
extravagantes, qui venaient de s’asseoir à une table voisine. Le galant
M. de Roupray les invita par gestes à se joindre à eux et elles
acceptèrent sur-le-champ avec la plus aimable familiarité. Elles eurent
pour Hector un regard d’étonnement méprisant qui le mortifia et
l’irrita.
- Mon vieux, faut que je m’en aille moi, dit-il à son camarade en se
levant.
- Quoi, c’est pas moi qui le chasse le petit cycliste, il est gentil,
observa une des deux jeunes personnes qui, maintenant, attachait sur
Hector des yeux pleins de bienveillance.
Il ne répondit rien, gêné, troublé, intimidé pour la première fois de
sa vie. Il avait besoin d’être seul, de réfléchir. Il résista aux
instances de M. de Roupray qui voulait le retenir et se dirigea vers la
porte du café. Mais M. de Roupray se leva à son tour et le rejoignit.
- Dis donc, lui chuchota-t-il dans l’oreille, c’est-il parce que tu as
une poule que tu te défiles comme ça ?
- Pourquoi me demandes-tu ça ? dit Hector.
- Parce que, si tu en as une, bouche cousue sur ce que je t’ai dit ce
soir. C’est toujours avec des bavardages qu’on se fait pincer... Une
poule dans une affaire et c’est foutu d’avance.
- Eh bien, sois tranquille, j’en ai pas, dit Hector.
- Alors, oublie pas... si c’est oui, viens me le dire là-bas...
Hector sortit du café et s’engagea sur le boulevard Montparnasse. L’air
froid de la nuit augmenta son ivresse. Il devait se raidir pour ne pas
trébucher. Un tourbillon de pensées confuses s’agitait dans sa cervelle
troublée : une image les dominait, une image qui prenait des précisions
hallucinantes, torturantes : Georgette dans les bras d’un autre, soit
dans les bras du monsieur inconnu qui l’avait ramenée en auto, soit
dans les bras d’Oscar... Et Hector, affolé, éperdu d’horreur, de
jalousie et de rage, serra les poings et dans la solitude du boulevard
dit tout haut, pour lui-même, d’une voix étranglée :
- Ça, je ne veux pas, nom de Dieu. Je ferai ce qu’il faudra... je ferai
ce qu’il faudra...
Et il songea un moment à retourner sur ses pas pour dire à M. Jacques
de Roupray qu’il acceptait d’être le quatrième pour la bijouterie de
Clichy... Mais une paresse le saisit qui était peut-être une hésitation
dernière. Il se dit qu’il serait préférable de s’expliquer de
sang-froid, là-bas, au petit bar de la porte Maillot, et il continua sa
route, ivre encore au point que les réverbères multipliés et dansants
lui donnaient le vertige.
V
Le soleil du matin qui, passant à travers la vitre de la petite
tabatière, lui frappait le visage, éveilla Hector du pesant sommeil de
l’ivresse. Il se dressa, étourdi encore, les tempes douloureuses et la
bouche si sèche que son premier geste fut de prendre la petite cruche
qui lui servait de pot à eau et de boire longuement. Sur son misérable
lit de sangle tout disloqué et que recouvrait une paillasse, il s’était
jeté la veille au soir tout habillé, ayant consacré ses dernières
forces à ôter ses chaussures avant d’entrer dans le logement, pour ne
pas réveiller sa mère et sa sœur qui, dans la première pièce (servant
de salle à manger et d’atelier), couchaient ensemble sur une sorte de
grabat que cachait un paravent disloqué et déchiré. Il fallait
traverser cette pièce pour gagner le cabinet d’Hector, recoin ménagé
sous la pente du toit, et si étroit, que son occupant, pour pouvoir se
coucher, devait passer par le pied du lit.
Hector tout d’abord ne se souvenait qu’imparfaitement des événements de
la veille ; puis peu à peu la mémoire lui revint, précisant chaque
détail de la rencontre avec le sieur Jules Roupié et des paroles
qu’avait prononcées celui-ci au cours du dîner.
- Etait-il ivre ? a-t-il blagué ?... se demandait Hector en faisant
rapidement une sommaire toilette. Mais non, Roupié n’avait pas blagué,
il avait dit la vérité et ce qu’il avait proposé à Hector, c’était une
réalité...
Hector frissonna, un peu hagard. A présent, de sang-froid, il voyait
clair en lui et dans les choses. Il y avait, à la situation, trois
solutions : la première : épouser Georgette... C’était trop beau, ça
n’arriverait pas. Georgette ne consentirait jamais... Et d’ailleurs
comment vivre ? Même quand il serait chauffeur de taxi – et il ne
l’était pas encore – il devrait, avant de songer à un mariage avec la
fille de Mme Tranchart, avoir assez d’économies pour faire face aux
frais d’une installation, même très modeste... Où se loger ? Et les
meubles ? Habiter à l’hôtel lui déplaisait et ce serait très cher... Et
puis il éprouvait une sourde humiliation : un garni... serait-ce cela
le luxe qui était nécessaire à la beauté de la jeune fille ? La seconde
solution c’était de ne plus aimer Georgette, de ne plus la désirer, de
redevenir pour elle ce qu’il était jadis, quand ils étaient enfants
tous les deux, un ami fraternel, prêt à l’aider, à la consoler, à la
protéger en toute circonstance, et qui assisterait, satisfait, aux
chances qu’elle avait de faire fortune.
Pas une seconde cette chose si simple, si heureuse aux yeux de tant
d’autres que lui, ne se présenta à son esprit : être l’amant de cœur de
Georgette entretenue par un homme riche. Il l’aimait trop, avec une
âpreté jalouse qui le torturait déjà maintenant qu’elle n’était à
personne. Une sueur froide le glaçait en même temps qu’il frémissait de
rage à la seule pensée d’un autre auprès d’elle... A chaque minute
cette éventualité, en somme probable, il le sentait avec terreur, lui
paraissait plus intolérable... Alors ?... Alors il fallait que ce fût
lui-même qui décidât de son propre sort et de celui de Georgette. Elle
avait besoin, et c’était à juste titre, de luxe, d’élégance...
d’argent... Il devait, s’il n’était pas un lâche, s’il l’aimait
vraiment, s’arranger pour lui en procurer... beaucoup, tout de suite,
car combien de temps aurait-elle le courage de résister aux offres
qu’on lui faisait ?... Et pour avoir beaucoup d’argent, tout de suite,
pour en retrouver quand il n’en aurait plus, Hector savait qu’il n’y
avait qu’un moyen : celui dont Jules Roupié lui avait parlé la veille
au soir... Les risques ?... tant pis !... Il haussa les épaules...
Pourtant une seconde, l’horreur le fit de nouveau frissonner ; une
autre horreur que celle de la jalousie. Il voyait l’acte à accomplir...
Et s’il tuait ? s’il était obligé de tuer ?... Et il voyait le risque
suprême... Et une autre épouvante doublait celle-là, l’épouvante
morale, la répulsion devant le crime à commettre... Non, il ne pourrait
pas... il ne pourrait jamais, il avait dans le sang une sorte
d’honnêteté peu scrupuleuse, inavouée, mais solide, qui, du fond de
lui-même, le retenait contre sa volonté même. Mais, un sentiment plus
puissant que cette honnêteté obstinée, une détresse plus âpre que toute
détresse, une torture auprès de laquelle la peur du risque ne comptait
pas, revint, s’imposa : Georgette à un autre... Non, cela il ne le
pourrait pas. N’importe quoi, excepté cela.
Il se dressa de son lit sur le pied duquel il s’était machinalement
assis. Il était plus blême encore que de coutume mais sa décision était
prise et il n’en changerait pas. Il but de nouveau à sa cruche, puis
entra dans la chambre voisine où sa mère cousait, déjà installée devant
la fenêtre, tandis que la sœur d’Hector dormait encore dans le lit que
cachait le paravent.
- Bonjour maman, dit Hector, et sans rien ajouter il traversa la pièce
indigente pour gagner la porte.
- Bonjour, mon petit, répondit l’ouvrière en relevant son visage flétri
où les yeux, à force d’avoir cousu tant d’années, semblaient usés,
éteints, sous les lunettes à bon marché dont elle ne pouvait plus se
passer. Elle avait eu un ton de tendresse inhabituelle. Savait-elle,
devinait-elle qu’il souffrait ? Hector eut une seconde l’idée de lui
dire sa misère, mais à quoi bon ? pourquoi la tourmenter inutilement,
avant que ce soit nécessaire, avant que les faits eux-mêmes, si cela
tournait mal, la renseignassent. Il avait pris une décision ; il n’en
changerait pas... Et puis huit heures venaient de sonner, il ne voulait
pas s’attarder. Il sortit, descendit en hâte l’escalier et, dans la
rue, se mit à faire les cent pas, sans trop perdre de vue la porte de
la maison où il habitait, où Georgette habitait. Georgette allait
descendre, il l’attendait, il voulait lui parler.
Elle parut. Il éprouva, plus profonde que jamais et presque
cruellement, l’émotion qu’il avait toujours eue en la voyant. Il fit
quelques pas au-devant d’elle.
- Tiens, tu m’attendais, qu’y a-t-il donc ? lui dit Georgette, d’un ton
où il crut discerner une nuance d’impatience.
- J’ai quelque chose à te dire, répondit-il presque humblement. Il y a
huit jours que je n’ai pas pu te parler, à toi toute seule. J’ai eu
peur de t’embêter en venant au-devant de toi à l’Observatoire... Du
reste, je suis venu un soir... samedi dernier... et tu n’es pas rentrée
par là...
- Ça se peut bien, dit Georgette évasivement.
Ils firent quelques pas en silence.
- Ecoute, Georgette, reprit Hector d’une voix un peu enrouée, autant
par l’effet de l’alcool du soir précédent que par l’effet de son
émotion, – écoute, faut que je te parle... Je t’aime – tu sais comme je
t’aime, pas... Et moi je sais que tu m’aimes...
Il s’arrêta, espérant une réponse, n’en obtint pas, poursuivit :
- On m’a raconté des histoires d’autos et de messieurs chics qui te
raccompagnaient... J’y crois pas... J’ai raison de ne pas y croire,
hein, Georgette ? Tu ne ferais pas ça... Tu ne nous ferais pas ça à ta
mère et à moi ?... Elle en mourrait sur place, Mme Tranchart, de ne
plus avoir sa Gégé... Et moi... Eh ben moi, Georgette, je te demande de
rien faire, de rien faire tout de suite au moins... Moi aussi, je vais
devenir un type chic... J’aurai de l’argent, je m’habillerai bien... je
ferai attention à bien parler... Alors comme ça, pas, tu me choisiras
de préférence à un type quelconque que tu accepterais rien que parce
qu’il serait riche.
- Qu’est-ce que ça veut dire ce que tu me racontes là ? demanda
Georgette, dont la première idée avait été qu’Hector parlait au hasard,
dans une chimérique espérance de fortune impossible.
- Ça veut dire ce que je dis. Je te paierai tout ce que tu voudras,
j’aurai de la galette... beaucoup, sois tranquille, je sais bien qu’il
t’en faut beaucoup. Tu es trop jolie pour traîner la mouise même avec
quelqu’un que tu aimerais... je te demande plus de te marier avec moi
comme je suis là, même si j’avais mon taxi. Je sais bien que tu serais
malheureuse sans luxe, et puis que bientôt tu ne m’aimerais plus, que
tu m’en voudrais... Ce que je te promets c’est pas ça. Tu auras des
robes, et des fourrures, et des bijoux, et on ira dans les restaurants
chics, on rigolera... Tu verras...
- Je veux que tu me dises ce que ça signifie tout ça, dit Georgette
s’arrêtant et le regardant en face. Je ne pense pas que tu t’amuses à
me raconter des blagues... Alors ?...
- Alors je te répète que je te dis la vérité, répondit-il, sombre.
C’est à moi de te trouver ce qu’il te faut, et je le ferai... voilà
tout.
- Par quel moyen, comment gagnerais-tu beaucoup d’argent ?
- Je ne peux pas te le dire. C’est pas un secret à moi tout seul. Et
puis tu ne dois pas le savoir... jamais...
- Pourquoi ça ?... Je veux que tu m’expliques... Ou alors fallait pas
me parler de rien.
- Je peux pas t’expliquer, je te dis... Et si je t’en parle, c’est
parce que j’avais peur qu’avant que ça n’arrive tu ne t’en ailles avec
quelqu’un... le monsieur de l’auto par exemple... acheva-t-il,
tremblant.
- Tu m’as dit tout à l’heure que tu n’y croyais pas à cette histoire-là.
- Ben si, j’y crois, avoua-t-il.
Ils s’étaient remis à marcher. Et Hector songeait que, pourvu qu’elle
fût à lui, rien ne comptait, aucun danger, aucune honte. La honte c’eût
été qu’elle soit à un autre...
Il ne songea pas une seconde à se demander ce qu’elle deviendrait, aux
bras de qui elle passerait, s’il était arrêté, lui, après un acte
criminel, ce qui arriverait presque inévitablement. Il l’aimait ; elle
l’aimait mais ne pouvait être heureuse sans argent ; il était décidé à
en trouver beaucoup, pour le lui donner et, pour cela, à courir
n’importe quels risques. C’était tout.
- Dis donc, reprit Hector, voulant élucider une question qui le
tourmentait. Hier soir tu as dîné chez la mère Lucas ?
- Oui, dit Georgette, tu le sais bien...
- Et ses fils étaient là...
- Oui.
- Et ils t’ont fait du boniment ?...
Elle éclata de rire.
- Non mais tu es fou. L’aîné est marié et sa femme était avec lui, et
l’autre est un gamin plus jeune que moi...
- C’est pas une raison, observa Hector.
Et comme le rire de Georgette lui avait semblé un peu forcé, il ajouta
avec une vague idée de revanche.
- Ben, moi, j’ai dîné dans un grand café près de la gare Montparnasse.
- Tiens, comment ça ? demanda Georgette étonnée.
- Ben voilà, j’ai été invité, un type que j’ai rencontré...
- Quel type ?... qu’est-ce que c’est encore que cette histoire-là... Tu
es tout drôle ce matin, on dirait que tu es venu m’attendre pour te
ficher de moi... Avec qui as-tu dîné, dis-le-moi ?
Hector, fâché d’avoir parlé, chercha un mensonge, n’en trouva pas et,
pour ne pas irriter Georgette, dit la vérité ou du moins la partie de
la vérité qu’il jugeait sans importance.
- Avec Jules Roupié ; tu sais bien, le grand Julot, le fils de la
fruitière de dans le temps... Il m’a reconnu sur la place de Rennes et
il a voulu qu’on dîne ensemble, voilà tout.
- Ah ! dit Georgette qui ne voyait plus aucun intérêt à l’histoire. Je
suis contente que tu te sois bien amusé... Allons, ajouta-t-elle, nous
voilà au Lion. Je vais prendre mon tramway. Alors, au revoir, Hector.
- Au revoir, Georgette, répondit-il redevenant sombre. Et tu sais,
n’oublie pas ce que je t’ai dit. C’est pas une blague... Compte sur
moi...
Elle eut un haussement d’épaules.
- Tu ne m’as rien dit du tout... en tout cas je n’ai rien compris... Tu
as dû boire un coup de trop hier au soir, je crois que ça t’a troublé
les idées...
Elle courait vers son tramway qui arrivait Hector courut derrière elle.
- Georgette, haleta-t-il, crois-moi. C’est vrai ce que je t’ai dit...
Ne fais rien... N’accepte rien... Attends-moi... Compte sur moi...
Elle ne répondit pas et escalada, souple et légère, le marchepied du
tramway. Elle jeta, une fois assise, un dernier regard à Hector. Il la
regardait lui aussi. Il était debout, immobile et morne, sur le pavé.
Georgette, bien qu’il l’eût fortement agacée, voulut être bonne et lui
fit un tendre petit signe d’adieu... Il tressaillit et, en lui
répondant, son visage s’éclaira d’une telle joie que Georgette songea
qu’il avait vraiment pour elle un amour profond... Et tout à coup elle
eut l’impression que ce dont il lui avait parlé tout à l’heure ce
n’était pas des blagues mais quelque chose de grave. De nouveau elle
fut agacée ; pourquoi ne s’était-il pas expliqué plus clairement. Elle
détestait tout ce qui n’était pas clair, net et précis. Et confusément,
sans savoir pourquoi, elle éprouvait une angoisse nerveuse qui de toute
la journée ne la quitta pas.
« Il ne va pas faire des bêtises, tout de même, se disait-elle sans
préciser quelles bêtises pourrait faire Hector. Il n’était pas comme
d’habitude ce matin, qu’est-ce qu’il avait donc ?...
Elle ne pouvait se répondre, et elle ne comprenait pas non plus
pourquoi, auprès de son compagnon d’enfance, elle avait aussi ressenti
ce jour-là une impression inconnue jusqu’alors, un désir montant vers
elle, un désir violent qui la troublait mais qui, venant de lui, était
pour elle gênant, pénible, presque douloureux...
*
* *
Le mardi suivant, vers cinq heures et demie, Hector descendait l’avenue
de la Grande-Armée dans la direction de la porte Maillot. Il allait au
rendez-vous que lui avait fixé l’avantageux Jules Roupié, dit Jacques
de Roupray. Son intention bien arrêtée était d’accepter les
propositions que lui avait faites celui-ci ; il n’hésitait plus, il ne
voulait plus hésiter ; avec sans doute au fond de lui-même une horreur
dont il ne s’avouait pas toute la force, mais aussi avec une résolution
immuable, il allait s’embaucher dans la bande criminelle et devenir lui
aussi un bandit : Georgette était à ce prix.
Il tourna le coin d’une petite rue. Le bar « John’s » où Roupié
l’attendait devait, selon les indications données par cet excellent
ami, se trouver dans la première rue à droite.
Tout à coup une voix étouffée, qui venait de l’embrasure profonde d’une
porte cochère, le fit tressaillir violemment.
- Allo !... disait cette voix qui avait un nasillement un peu enfantin.
Tu vas chez John’s, toi ?
Hector tourna la tête et vit un nègre vêtu d’un cache-poussière gris et
coiffé d’une casquette à carreaux. Ce nègre était tapi dans le coin de
la porte qui était fermée et, avec des grimaces mystérieuses, faisait
signe à Hector, à la fois de prendre garde et de venir le rejoindre
dans sa cachette.
- Eh ben quoi ? qu’est-ce qu’il y a ? dit Hector sans obéir à cette
invitation.
- Approche donc ici, moi je te dis... Tu vas chez John’s, hein ?
- Qu’est-ce que ça vous fait ? répondit Hector qui cependant s’approcha.
- Vas-y pas. Y sont faits. Y a la souricière. C’est ce type bouclé pour
les fourrures l’autre jour qui les a donnés... M. Roupray et puis
l’Algérien, ils ont été pincés ce matin. M. Bruneau s’est filé, une
poule lui a prévenu à temps... Quand les flics sont venus il s’était
donné de l’air... Alors je l’ai vu à midi et il m’a envoyé ici pour
que, moi, je préviens les copains qui viendraient pour chez John. Le
bar il est plein de la rousse, on boucle tous ceux-là qui entrent.
Alors toi, je t’ai vu avec M. Roupray l’autre soir à ce café du
Montparnasse. Il m’avait indiqué rendez-vous. Je suis arrivé justement
comme toi tu t’allais. Et M. Roupray m’a dit que tu étais ami. Alors je
te préviens : file-toi et vite... Moi, j’étais pas de la bande à M.
Bruneau. J’ai pas de casier. J’ai un métier. Je suis masseur et je
travaille pour l’entraînement des champions de boxe... Alors j’ai des
papiers et je peux les montrer. Alors j’ai fait ça pour M. Bruneau de
venir ici attendre pour que je préviens les amis...
Hector tout d’abord avait frémi d’épouvante à l’idée du péril cotoyé ;
puis, pendant le discours du nègre, il s’était ressaisi et avait pris
une décision rapide qu’il mit à exécution à l’instant.
- Qui c’est ce M. Bruneau ? demanda-t-il.
- C’est le chef dans la bande, celui-là qui était au volant de l’auto.
Mais comment ça se fait que tu le connais pas puisque tu es l’ami avec
M. Roupray ?...
- Je ne le connais pas parce que je connais personne de tous ces types
dont vous me parlez. Ce n’est pas moi que vous avez vu un soir avec
l’autre... Roulay... Rouvay... c’est ce nom-là que vous avez dit ?...
Je vais pas du tout à un bar. Je reviens de faire une course pour mon
patron... Je comprends pas un mot à tout ce que vous racontez...
Le visage du nègre changea d’expression.
- Alors, pourquoi ça que tu m’as laissé dire tout ? Alors, t’es
indicateur ?... Alors, tu en es avec la rousse ?... Alors...
Le nègre, avant qu’Hector eût pu se mettre en défense ni même
comprendre ses intentions, lui décocha au menton un coup de poing
formidable et savant. Hector, privé de sentiment, tomba contre la
porte. Le nègre s’enfuit.
Quand Hector reprit conscience du monde extérieur, quelques instants
plus tard, il se redressa lentement, ahuri, endolori, se souvenant à
peine de ce qui s’était passé. Puis la mémoire lui revint, l’agitant de
colère, de terreur. Il jeta à droite et à gauche un regard inquiet sur
la rue déserte ; ensuite, longeant les maisons d’un pas un peu
chancelant mais rapide, il regagna l’avenue de la Grande-Armée. Son
angoisse ne se calma (en partie seulement d’ailleurs) que quand il faut
dans le métro qui le ramenait vers Montsouris. Il n’arrivait pas à
réfléchir à la situation, ni même à s’en rendre nettement compte. Des
sensations plutôt que des idées tourbillonnaient en lui et il ne savait
pas les analyser... Il avait mal à la tête ; il se sentait moulu ; pour
la première de sa vie il éprouvait de l’humiliation : l’humiliation
cuisante d’avoir été battu sans même avoir pu se défendre. Son dîner
avec Roupié, sa décision de s’enrôler dans la bande de celui-ci, la
rencontre qu’il venait d’avoir avec le nègre, – et qui le secouait par
moments, d’accès de rage – Georgette, enfin... tout cela passait et
repassait dans sa cervelle enfiévrée... mais tout cela confus, irréel,
pareil à un cauchemar.
Sept heures étaient sonnées quand il arriva chez lui. Il se jeta comme
dans un refuge dans le logement misérable où sa sœur, adolescente
maigre, rechignée et affligée d’un mal de dents chronique, achevait de
disposer sur la toile cirée écaillée de la table boiteuse l’humble
couvert du dîner.
Hector avala sa soupe, dit qu’il n’avait plus faim et se disposa à
regagner, dans le cabinet étroit, son grabat. Une fatigue immense
l’accablait.
A ce moment, on frappa à la porte. C’était Georgette.
- Bonsoir, madame Sulau ; bonsoir, Ernestine, dit-elle. Hector, il faut
que je te demande un petit service. Je viens de dîner et je vois que tu
as fini aussi. J’ai une course à faire, des copies à reporter avenue
d’Italie ; mais c’est si désert le soir par là... que ça m’embête d’y
aller toute seule... Alors, si tu n’as rien à faire, je voulais te
demander de venir avec moi... On sera revenu dans une heure, une heure
et demie au plus. Je ne resterai pas dix minutes où je vais... Tu veux
bien ?
- Naturellement, voyons, je veux bien, dit avec empressement Hector,
qui se leva et prit sa casquette.
La demande le comblait de joie... A cette joie pourtant, une ombre se
mêlait. Georgette avait parlé du ton le plus naturel... pourtant, il
avait cru sentir qu’elle avait quelque chose et que c’était contre lui.
Ils sortirent et, dans la rue noire et déserte, marchèrent en silence
jusqu’à ce qu’ils se fussent éloignés de leur maison.
- C’est pas vrai, les copies à reporter, c’est de la blague, dit tout à
coup Georgette impétueusement. Je voulais te parler, à toi tout seul...
Je sais l’histoire. Oui. Les bandits, la bijouterie... Tu en étais...
On va t’arrêter !...
- Moi ! cria Hector. Comment ça m’arrêter ? Qu’est-ce que ça veut dire
?...
- C’est sur le journal de ce tantôt. Tiens, regarde : « Les bandits en
auto qui dévalisaient les bijouteries sont arrêtés ».
Sous un réverbère, elle montrait la manchette d’un journal du soir.
- Donne que je lise, dit Hector.
- Non, on est trop près de la maison... des gens pourraient nous
voir... Continuons à marcher... Ça me rend folle de penser que tu as
fait ça, toi...
- Mais j’ai rien fait, je te dis, rien...
- Si, c’est ça dont tu me parlais l’autre matin quand tu m’as dit : «
Attends-moi... Je vais avoir beaucoup d’argent... » Et le journal donne
le nom des bandits arrêtés et le principal, c’est Roupié, Jules Roupié,
dit je ne sais pas quoi... Et c’est avec lui que tu as dîné l’autre
soir, tu me l’as dit... J’étais folle quand j’ai vu son nom. Quelqu’un
a apporté le journal ce tantôt à mon bureau. Tout le monde parlait des
arrestations. Alors, j’ai lu... et j’ai vu son nom... Et tu vas être
arrêté aussi si tu ne te sauves pas avant... Il faut que tu te
sauves... Non ! toi, un bandit, un assassin !...
- Mais c’est pas vrai...
- Ne mens pas ! Pourquoi m’aurais-tu dit ça l’autre matin : « Je vais
avoir beaucoup d’argent... » ?
- J’ai rien fait, je te dis. Rien du tout...
Hector s’arrêta... Un désir farouche de dire la vérité à Georgette, de
lui confier ses affres et qu’elle sût au moins ce qu’il avait résolu de
risquer pour elle le saisissait trop impérieusement pour qu’il pût y
résister.
- J’ai rien fait, dit-il, sombre. Mais c’est par veine... parce qu’on
les a arrêtés avant que je commence... mais j’étais décidé... Roupié
m’avait proposé ça et je marchais...
- Mais tu n’as rien fait ? On ne peut rien te faire ? On ne peut pas
t’arrêter ?...
- Non, je te dis. Aucun danger.
Georgette eut un soupir de soulagement ; mais, au même instant, une
violente colère remplaça son inquiétude.
- Pourquoi avais-tu accepté une horreur comme ça ? Qu’est-ce qui t’a
pris ? Je croyais que je te connaissais, je vois que je me suis
trompée... Tu es un apache alors, un bandit... Tu vas voler,
assassiner...
- Il me faut de l’argent, dit Hector d’une voix sourde.
Elle eut un rire aigu.
- Ah ! oui, pour moi, pour m’en donner, pour m’entretenir... Comme tu
me l’as dit l’autre matin... Merci, ça serait du propre... Ça serait
gentil, hein... d’être la femme d’un voleur, d’un assassin que la
police poursuit, qu’on peut arrêter du jour au lendemain pour l’envoyer
aux assises et à la guillotine... Merci bien... si c’est ça le bonheur
que tu voulais me donner !... Moi je serais propre, hein, dans tout ça
?... Ah ! tu m’aimes joliment... oui, ça je m’en aperçois !...
Elle parlait d’une voix saccadée, méchante, qu’il ne lui connaissait
pas et qui le déchirait de douleur. Et en même temps, il comprenait
qu’elle disait la vérité. Enfoncé dans son idée fixe : il me faut de
l’argent pour elle... il s’était décidé à tout faire pour cela, sans
songer une seconde à ce que seraient, pour elle, les conséquences de
son acte... Cependant, aux derniers mots de Georgette il eut un sursaut
de révolte.
- Je ne t’aime pas ?... Moi, je ne t’aime pas ?... Quand j’allais faire
ça... pour toi, pour t’avoir...
- Non, tu ne m’aimes pas. Et j’aurais honte que tu m’aimes... Je ne
veux pas être aimée par un bandit... Oui, par un bandit. Tu en es un
puisque tu as accepté ça... Cette fois-ci ça a raté, une autre fois ça
réussira... Puisque c’est ça que tu es, je ne veux plus te connaître...
- Georgette, cria-t-il éperdu, Georgette... non, je te jure, je ne
recommencerai pas... C’était pour toi, voyons, riens que pour toi que
je risquais tout ça !... Si tu crois que ça ne me coûtait pas... Je ne
pouvais pas croire que c’était vrai... que j’allais faire ça... Tu me
connais bien, voyons... Mais je voulais de l’argent pour toi. Il m’en
fallait absolument... Je t’aime et je voyais les autres qui te courent
après.
- Ah ! ne te mêle pas de ça, n’est-ce pas, ça me regarde,
interrompit-elle durement. Tu penses bien que c’est fini entre nous ces
histoires-là... Même sans parler de rien autre, je n’aurais plus une
seconde de tranquillité si je vivais avec toi. Je me dirais toujours
que tu vas voler ou pis que ça... Et tu as encore le toupet de venir me
dire que c’est pour moi...
- Oui, c’est pour toi. Oui, c’est pour toi, rien que pour toi, et tu le
sais bien...
- Tiens, laisse-moi tranquille ! Je vais rentrer seule. Je ne veux pas
que tu viennes avec moi... Et puis ma décision est prise.
Elle revenait sur ses pas, dans la déserte et vaste rue d’Alésia, le
long de laquelle ils marchaient depuis dix minutes. Mais Hector la
saisit par le bras.
- Quelle décision ?
Elle se dégagea.
- Ah ! tu ne vas pas me battre, n’est-ce pas !... Et puis, je n’ai pas
de comptes à te rendre.
- Dis-moi quelle décision tu as prise ?
- De me marier. Comme ça, tout sera fini... Comme ça, si tu
recommences... ce que tu voulais faire, ça ne sera pas à cause de moi.
Je n’aurai pas ça sur la conscience. D’abord, moi, je veux une vie
nette et convenable...
Il restait devant elle, immobile, sans voix, comme assommé par ce qu’il
venait d’entendre.
- Tu vas te marier ? avec qui ? balbutia-t-il enfin.
- Avec Oscar. Oui, avec Oscar. Il m’aime. Je ne dis pas que je l’aime
beaucoup, mais il est très bien. Et puis il m’aime assez pour vouloir
m’épouser, moi qui n’ai pas le sou et qui suis la fille d’une marchande
des quatre saisons... Du reste, maman ne continuera pas son commerce,
c’est entendu... Et elle sera très contente que je me marie avec
quelqu’un de bien et qui m’aime... Il m’aime assez pour obtenir que ses
parents consentent. Il me l’a juré. Il leur en a déjà parlé. Il a des
scènes deux fois par jour avec eux, mais il est sûr qu’ils céderont. Et
puis, il leur a dit que, sans ça, il ne reprendrait pas le magasin
d’alimentation quand ils voudront se retirer.
Elle s’interrompit, Hector ne l’écoutait pas ; il semblait égaré.
- Allons, maintenant que je t’ai dit ce que j’avais à te dire,
rentrons, reprit-elle.
- Georgette, c’est pas vrai ? Hein, c’est pas vrai ? haleta-t-il.
- Si, c’est vrai, je vais me marier avec Oscar...
Soudain, il se jeta devant elle, sur le trottoir, à genoux, li
saisissant les mains, sanglotant, et au milieu de ses sanglots, lui
disant en mots entrecoupés qu’il l’aimait, qu’il ne pouvait pas la voir
à un autre, qu’il ne pouvait pas vivre sans elle. Dans son désespoir,
il semblait un enfant, lui qui ne l’avait jamais été, même à dix ans.
Dans son amour, il oubliait tout ce qui n’était pas cet amour. Il
suppliait, menaçait, promettait. Elle devait avoir pitié de lui... Il
tuerait Oscar le jour du mariage... Il ferait fortune...
Georgette, stupéfaite d’être aimée à ce point, l’écoutait émue. Un
moment, elle eut l’impression vague que tant d’amour valait peut-être
d’autres avantages, mais, malgré son émotion, elle resta résolue.
- C’est toi qui m’a décidée, dit-elle.
C’était vrai. Elle avait décidé d’épouser Oscar autant pour protéger
Hector contre les actes qu’il aurait commis pour elle que pour s’en
protéger elle-même. Elle savait qu’elle ne pouvait se résigner à vivre
pauvre toute sa vie. Elle savait qu’Hector ne pourrait avoir de
l’argent qu’en faisant ce qu’il avait failli faire. Elle savait aussi
qu’Oscar, en tant que mari, était pour elle inespéré. Et maintenant,
elle voulait se marier. Ce qu’avait côtoyé Hector pour l’amour d’elle
lui avait donné à elle-même un goût vif pour l’ordre, la sécurité, la
régularité. Elle serait Mme Gillot la jeune, notable commerçante,
riche, élégante, bien posée... Ce triomphe lui semblait appréciable.
Les offres de M. Barlinier, la vie libre et heureuse qu’il lui offrait,
ne l’emportaient pas sur ces satisfactions plus modestes mais plus
sûres ; elle l’en avertirait lorsque les fiançailles avec Oscar
seraient officielles. En attendant, elle n’accepterait plus de
rendez-vous, si innocents soient-ils...
- Hector, finis, voyons ; tu me fais de la peine, dit-elle doucement au
garçon sanglotant à ses pieds et qui, hors cette douleur sincère,
laquelle ne dépend d’aucun rang social, avait toutes les apparences
d’un assez louche rôdeur.
Tout à coup, il se releva, ne pleurant plus.
- Faut me pardonner, dit-il à Georgette. J’ai été bête. Je ne
recommencerai pas. C’est que je t’aime tant. Mais tout de même c’est
égoïste ce que je fais. Je ne vais pas t’empêcher d’être heureuse, bien
sûr. Et tu peux être tranquille, tu sais : jamais je ne ferai rien, je
ne dis pas contre toi ça c’est couru mais contre celui qui sera ton
mari... Alors, veux-tu, Georgette, que nous redevenions bons amis comme
avant...
- Mais oui, tu sais que je t’aime bien, dit-elle gentiment. Et rentrons
maintenant, il y a longtemps que nous sommes dehors.
Il la suivit, si ahuri par sa fatigue et son désespoir qu’il ne savait
plus bien s’il souffrait. Le pire était arrivé, il n’avait rien de plus
à redouter à présent, c’était presque un soulagement.
VI
- Au revoir, ma Gégette, au revoir, ma bibiche, au revoir, mon
minou-minou zadoré... ton bibi-chéri va s’en aller avec papa, maman...
Ça lui fait gros cœur, au bibi, de laisser comme ça toute seulette son
minou-minou qui a bobo à sa petite tétète... Vrai, le minou-minou veut
pas qu’il reste, le bibi ?
- Mais non, voyons, Oscar, je ne suis pas malade, je t’assure. J’ai en
effet mal à la tête, mais c’est tout... J’ai besoin d’une seule chose :
me coucher, dormir. Je vais le faire dès que vous serez partis. Je ne
veux pas que tu te prives d’aller au théâtre pour ça. J’en serais
désolée et tes parents m’en voudraient beaucoup. Ils tiennent à ces
soirées-là, tu le sais bien...
- C’est vrai que, quand on a une loge louée, c’est bête de laisser
perdre des places, dit Oscar d’un air pénétré.
- C’est pour ça qu’il faut que tu y ailles... D’ailleurs, c’est convenu
et tu es habillé...
Oscar, en effet, était en smoking et, comme toujours, il offrait
l’image de l’élégance la plus recherchée. Le vêtement noir, pincé,
allongeait encore son long corps efflanqué, le blanc de sa chemise
empesée miroitait, comme aussi le noir de ses cheveux rejetés en
arrière et pommadés au point que pas un ne dépassait leur bloc
agglutiné. Rasé de frais, verni, parfumé, il venait de sortir du
cabinet de toilette aussi pomponné, correct et artificiel qu’une poupée
sortant de sa boîte, et il se tenait debout devant Georgette qui, en
peignoir, était à demi étendue sur un sofa.
Autour d’eux, tout était rose, d’un rose joli et crémeux, d’un rose de
bonbon, depuis la tapisserie des murs, le velours des sièges, les
tentures des fenêtres, jusqu’au lit laqué, à guirlandes moulées, à
courtepointe prétentieusement brodée, – un lit immense, pareil à un
reposoir, inconvenant d’ailleurs tant il tenait de place et tant il
semblait être le seul meuble ayant le droit de compter dans la chambre,
très vaste cependant.
- Alors, le bibi retrouvera sa Gégette au dodo, reprit Oscar, bêtifiant
à nouveau et clignant de l’œil. Et minou-minou ira mieux, c’est sûr...
pas minou-minou ?...
On frappa à la porte. Une femme de chambre entra, brune, sèche, l’air
pincé, correct et dédaigneux.
- Monsieur et madame font demander si monsieur Oscar est prêt et s’ils
peuvent venir dire bonsoir à madame Oscar ?
- Mais ce n’est pas la peine qu’ils se dérangent... commença Georgette.
Oscar lui coupa la parole.
- Mais oui, ils peuvent venir, voyons, et je suis tout prêt.
« Tu vois comme ils sont gentils et empressés pour toi, ma Gégette,
observa-t-il quand la femme de chambre fut sortie.
- Mais oui, murmura Georgette qui, les yeux fermés, semblait sur son
sofa sommeiller à moitié.
Entrèrent M. et Mme Gillot père et mère. Lui, comme en bois dans ses
vêtements de soirée, tant il était soucieux d’affirmer, par son
maintien, son importance ; elle, empaillée eût-on dit, dans une robe
prune, décolletée, très chère, trop ornée. Et les bras, la gorge, les
doigts et les oreilles de Mme Gillot étaient aussi trop ornés de bijoux
trop riches.
- Alors, ma chère petite, vous préférez la solitude à notre compagnie,
dit cette dame, comme si personne ne lui eût appris que Georgette, à
qui elle souriait avec acidité, fût souffrante.
- Elle est malade, la pauvre Gégé, ça lui fait beaucoup de peine de ne
pas venir, n’est-ce pas, Gégé ? expliqua Oscar conciliant.
- Chacun est libre, déclara M. Gillot le père. Mais il nous faut
partir, l’Opéra-Comique ne nous attendra pas et l’automobile est à la
porte. Bonsoir, ma chère petite, dit-il, solennel et réprobateur, à
Georgette.
- Bonsoir, petit père, dit Georgette.
- Bonsoir ma chère petite, dit Mme Gillot avec animosité.
- Bonsoir, petite mère, dit Georgette.
Elle s’était levée. Ils lui posèrent sur la figure des baisers secs et
claquants, puis sortirent comme pour ne pas voir ce qui allait se
passer. Ce qui allait se passer, c’était Oscar embrassant sa femme avec
beaucoup d’empressement.
- Encore une bise, minou-minou... Là... encore une... Et puis, je me
sauve... Faites bien dodo...
- Oscar, voyons ! appela de loin l’aigre voix de Mme Gillot.
- A tout à l’heure, minou-minou, jeta Oscar qui sortit en hâte, pendant
que Georgette poussait un soupir de délivrance.
Elle se disait qu’Oscar venait de l’embrasser pour la dernière fois et
que, selon toute apparence, elle avait vu ces gens-là pour la dernière
fois...
Elle se recoucha sur son sofa et attendit. Au bout de quelques minutes,
la femme de chambre reparut.
- Madame n’a plus besoin de moi... Alors, madame me permet de monter ?
dit cette fille, franchement insolente cette fois, et en ayant l’air de
faire un effort énorme pour prononcer le mot « madame », qu’elle
lançait d’un ton sardonique.
- Non, dit Georgette doucement et sans ouvrir les yeux. Vous pouvez
ficher le camp. Je vous ai assez vue.
La femme de chambre sursauta, eut un regard stupéfait et sortit sans
mot dire.
Seule, Georgette se dressa d’un mouvement rapide, joyeux, presque
fébrile. Elle alluma dans un bougeoir de vermeil une bougie rose et
sortit de sa chambre. De pièce en pièce, elle se mit à parcourir
l’immense appartement, où, depuis dix-huit mois qu’elle était mariée,
elle habitait avec son mari et avec les parents de son mari. Sans
s’arrêter, sans allumer l’électricité, elle traversa la galerie, le
grand salon, le petit salon, la salle à manger, la chambre des Gillot
père et mère, le cabinet de travail où M. Gillot le père dormait après
son déjeuner ; le tout d’une somptuosité banale, trop neuve et de
mauvais goût. Quand sa ronde fut achevée, Georgette revint dans cette
chambre rose qui était sa chambre conjugale et qu’elle haïssait plus
que les autres encore. Elle alla à la fenêtre, écarta les lourds
rideaux de velours rose tendre à guirlandes rose vif, et regarda le
dehors. Il pleuvait, le pavé miroitait. De sa fenêtre, qui était au
premier étage, elle voyait, à travers les branches des arbres
dépouillés par l’hiver, le grand boulevard sinistre et solitaire...
Là-bas, au coin de l’avenue qui montait vers le Lion de Belfort, rien
encore... Non, il était trop tôt... Neuf heures à peine, et c’était
pour dix heures... Elle laissa retomber les plis du velours et revint
devant la table laquée rose qui était au milieu de la pièce. Elle
s’assit, se décha ussa et tira de son bas une lettre
qu’elle y avait cachée, après avoir été la prendre le matin à une
lointaine poste restante. Elle relut :
« Chère petite, votre mariage était évidemment une erreur ridicule. Je
vous l’ai écrit quand vous vous êtes mariée. Je vous l’ai redit quand
vous m’avez fait le grand plaisir de m’accorder un rendez-vous amical
en ces derniers temps. Vous n’étiez pas encore, ce jour-là, décidée
tout à fait, m’avez-vous dit... Si... moi je crois que vous étiez déjà
décidée... Enfin, à présent, c’est chose convenue... Vous vous donnez à
moi... moi, je vous donne l’indépendance et la liberté... une existence
digne de vous... Merci d’avoir accepté ce marché qui me comble... Votre
plan est excellent. Puisque l’épicerie dont vous vous êtes affublée va
à l’Opéra-Comique le jeudi soir, dites-vous malade en effet et,
délivrée de leur surveillance, descendez à dix heures. Je vous
attendrai dans mon automobile, au lieu que nous avons fixé, en face de
chez vous... Et je vous emporterai comme une conquête longtemps
désirée... désirée avec ardeur, avec impatience peut-être, mais aussi
avec un espoir certain, car je savais que vous seriez à moi... qui suis
à vous...
HIPPOLYTE BARLINIER. »
Georgette eut un petit sourire ambigu. Elle se demandait si, avec M.
Hippolyte Barlinier, l’amour dans ses manifestations physiques serait
une corvée aussi désagréable qu’avec Oscar Gillot, son mari... Mais
non, c’était impossible. Celui-ci s’était révélé assommant au-delà du
permis. Sa stupidité sentimentale et pleurarde, sa jalousie agaçante,
mesquine et tâtillonne, les serments d’amour éternel qu’il exigeait à
toutes les minutes, n’étaient dépassés en ennui que par les expansions
conjugales, monotones, égoïstes et dénuées de tout art, dont il
fatiguait trop souvent, – tant de nuit que de jour, quand l’occasion
était propice, – Georgette mal résignée, exaspérée et lasse parfois
jusqu’à crier...
Ayant replacé dans son sac la lettre de M. Barlinier, elle ouvrit un
buvard en cuir, rose comme le reste, y prit du papier et, avec un
stylographe d’or, cadeau conjugal, écrivit ce qui suit :
« Mon cher Oscar, je m’en vais, j’en ai assez, je me barre, comme
dirait mon vieux Quart-de-Livre, que j’ai eu bien tort de ne pas
épouser au lieu de toi. C’est-à-dire, non, je n’ai pas eu tort, parce
que je n’aurais pas non plus – à d’autres points de vue – été heureuse
avec lui, et que, lui, je n’aurais pas eu le courage de le quitter.
Je m’en vais. Il ne fallait pas m’épouser pour me faire une vie comme
ça. Il ne fallait pas que tes parents disent oui pour me le faire payer
à toutes les minutes : ils savaient d’avance que j’étais pauvre et que
ma mère était une marchande des quatre saisons... Alors pourquoi me le
reprocher tout le temps, franchement ou hypocritement ? J’en ai assez
des sottises qu’ils me disent, j’en ai assez de leur surveillance, j’en
ai assez de leur avarice, j’en ai assez de rendre compte des dix sous
que je dépense pour prendre le métro, j’en ai assez de leurs amis qui
sont aussi mufles qu’eux et me regardent comme une bête curieuse. J’en
ai assez des invitations et des soirées rasantes, et des théâtres, et
des plaisirs, et de tout. J’en ai assez de tout. J’en ai surtout assez
de toi, et de ta jalousie bête, et de ta lâcheté. Il ne faut pas dire
que tu m’aimes et me donner des petits noms idiots, puisque tu n’as pas
le courage de me défendre... Et puis, il y a une autre chose dont j’ai
assez : c’est du lit rose, et d’y être avec toi... tu comprends ?...
Je m’en vais, je file, je me barre ! Tu ne me reverras jamais, j’espère
bien... En tout cas, tu ne m’auras plus jamais. Je te laisse mes robes
rhombières et mes chapeaux genre dame bien convenable. Je te laisse mes
bijoux. Ils sont de votre goût, à toi et à tes parents. Ils sont
moches. Tout est moche ici, les choses et les gens... Je vous ai assez
vus. Je ne comprends pas comment j’ai pu supporter ça dix-huit mois.
Adieu. –
GEORGETTE TRANCHART, fille de Mme Aurélie Tranchart, marchande
des quatre-saisons ».
Elle relut sa lettre, dont elle fut assez contente, la mit sous
enveloppe, écrivit sur l’enveloppe : *
A Monsieur Oscar Gillot* :
URGENT, et plaça la lettre au milieu de la table, en évidence.
Alors, elle ôta son peignoir. Devant la glace de l’armoire, laquée rose
et à guirlandes comme le lit, elle se regarda un moment, à demi nue,
souple, svelte, les jambes longues, la taille cambrée, la gorge
harmonieuse... et fut satisfaite.
« Encore une veine que je n’aie pas eu d’enfant », songea-t-elle.
Rapidement, elle se chaussa, mit une robe de laine très simple et alla
de nouveau regarder à la fenêtre. Rien encore... dix heures moins le
quart à peine... Elle revint à la table, prit une nouvelle feuille de
papier et écrivit en grande hâte ces lignes :
« Mon petit Hector, je m’en vais. Je plaque Oscar. Lui et ses parents
m’embêtent trop. Je ne veux pas que tu le saches par hasard... Tu auras
moins de peine, n’est-ce pas, quand tu ne me rencontreras plus comme
c’est arrivé de temps en temps. Pourquoi fais-tu semblant de ne pas me
reconnaître ? Ça me fait tant de chagrin de voir que tu souffres encore
à cause de moi. Sois tranquille, je ne pars pas avec un homme que
j’aime. Je n’ai jamais aimé personne – ni Oscar ni un autre – que toi.
C’est vrai, ce que je te dis là. Si j’ai épousé Oscar, c’est parce que
je ne pouvais pas t’épouser... et que tu m’avais fait peur avec
l’histoire que tu sais. J’aurais eu trop de remords si tu avais fait
pour moi des bêtises graves... J’espère que tu comprendras, que tu ne
m’en voudras plus et que je te reverrai. Je t’embrasse, mon petit
Quart-de-Livre. Tu veux bien que je t’appelle encore une fois comme ça
? C’était le bon temps, malgré la misère ? –
GEORGETTE. »
Elle ferma la lettre, écrivit l’adresse : M. Hector Sulau, cacheta et
mit la lettre dans son sac. Elle avait une émotion tendre au souvenir
de son ami d’enfance. Il avait réussi à être chauffeur à présent, il
gagnait bien sa vie ; elle en était enchantée.
« Maman, se dit-elle, je la préviendrai moi-même demain. Je sais où la
trouver l’après-midi... Je crois, malgré tout, qu’elle sera bien
contente... Non, quand je pense que ces mufles-là m’empêchaient de la
voir et qu’elle supportait ça, avec son caractère, à cause de moi... »
Elle sourit, satisfaite et touchée d’être tant aimée...
Pour la troisième fois, elle s’approcha de la fenêtre, regarda au
dehors et tressaillit : une auto là-bas, au coin de l’avenue,
attendait...
Georgette enfonça sur sa tête un petit chapeau de feutre, endossa un
grand manteau de voyage et, laissant l’électricité allumée, sortit
rapidement de la chambre, après avoir jeté un dernier coup d’œil sur la
table rose pour s’assurer que la lettre adressée à Oscar s’y trouvait
bien en vue.
Elle traversa vite l’appartement, mais, dans l’antichambre, eut une
inquiétude brusque : si ces mufles avaient fermé du dehors ?... Elle
n’avait pas la clé... Ça y est ! ils avaient fermé... Elle revint sur
ses pas, gagna la cuisine... Oui, la porte de l’escalier de service
était seulement tirée. Elle l’ouvrit, dégringola vite, dans
l’obscurité, les marches étroites, demanda le cordon, fut dehors.
Eperdue de joie, frémissante un peu de ce qu’elle faisait, elle aspira
avec ivresse l’air humide et froid ; puis, prenant sa course sous la
pluie mêlée de neige, traversa le boulevard, atteignit l’auto. La
portière s’ouvrit ; elle monta.
- Allez ! cria M. Barlinier au chauffeur.
L’auto démarra, fila. Georgette sentit se refermer sur elle l’étreinte
de deux bras puissants ; une bouche barbue se colla sur sa bouche.
*
* *
- Que je me taise ?... manquerait plus que ça que je me taise, tas de
mufles ! vermine ! poisson pourri !... Je vous la dirai ma façon de
penser, je suis venue pour ça !... Quand je pense que vous l’empêchiez
de me voir, sauvages ! moi sa mère, et que j’acceptais ça pensant
qu’elle soye heureuse, ma Gégé, et que vous l’embêtiez au point qu’elle
a dû foutre le camp... Ah ! salauds que vous êtes, c’est-y pour ça que
je l’avais donnée à ce flandrin en papier mâché, avec sa gueule de raie
et ses yeux de tête de veau...
Au milieu des magasins d’alimentation Gillot père et fils, Mme
Tranchart vociférait, furibonde, congestionnée, brandissant comme une
arme son parapluie vert. L’alcool flambait dans ses petits yeux
tuméfiés par les larmes qu’elle avait versées depuis le départ de
Georgette. Les clients et les commis faisaient cercle. Gillot père,
pâle de peur et de rage, essayait en vain de tenir tête à la forcenée.
Elle venait d’arriver, poursuivant Oscar qu’elle avait rencontré dans
la rue et qui avait fui à toutes jambes devant elle pour chercher
refuge au sein des magasins paternels. Mme Tranchart y était entrée à
sa suite et, depuis lors, vomissait sur les Gillot un flot de reproches
véhéments et d’injures ordurières, pittoresques et toujours
renouvelées. Le scandale était grand.
- A la fin, je vous prie de débarrasser le plancher, sans quoi je vous
fais arrêter... cria M. Gillot père, pendant qu’Oscar, haletant, et qui
avait reçu deux coups de parapluie sur la tête, essayait de se
dissimuler derrière une haute pile de caisses.
- Me faire arrêter, macaque ! Essaye voir, dégoûtant ! Faire arrêter
une mère qui vient demander compte de sa fille ! C’est sacré, ça ! Y a
pas un flic, t’entends, par un, si dénaturé qu’il soit, qu’oserait
porter la main sur moi dans un cas comme ça !...
- Votre fille est une gourgandine, jeta M. Gillot. Elle nous a
déshonorés.
- Une quoi ?... Tu le répéteras pas, moi vivante !...
Elle s’était ruée, son parapluie brandi. L’épicier ne put entièrement
éviter le coup qui fit sauter son lorgnon d’or. Des commis
s’interposèrent.
- File, toi, passe l’entrée des voitures, rentre à la maison et
enferme-toi, souffla M. Gillot à Oscar, pendant que leur adversaire se
débattait, vociférant toujours, aux mains des commis qui essayaient en
vain de la maîtriser...
- Je te retrouverai, criait-elle, écumante. Si c’est pas aujourd’hui,
ce sera un autre jour ! Je te retrouverai, toi et ton flandrin... je
vous tannerai la viande, saligauds ! On prend pas une fille à sa mère,
malfaiteurs !
Il fallut trois agents pour la faire sortir et, dans la rue, elle cria
si longtemps devant les magasins Gillot, que les défenseurs de l’ordre
public durent, bien qu’à contre-cœur et en prenant part à sa douleur,
l’emmener au poste.
Cependant Oscar avait suivi le conseil paternel. Il était sorti du
magasin par une porte de derrière et avait pris le chemin de chez lui.
Il marchait vite, tout tremblant encore de la scène horrible, stupéfait
en outre plus encore peut-être que désespéré, du départ de Georgette
qu’il n’arrivait pas à comprendre. Que lui manquait-il donc ?
N’était-elle pas heureuse ?... Il lui avait fait ce suprême honneur de
la prendre pour femme, et voilà comment elle le récompensait... Quelle
indignité !... Mais sûrement elle était folle quand elle lui avait
écrit cette lettre grossière...
Il marchait absorbé dans ses pensées et sans plus songer à son chemin.
Il s’engageait dans une longue avenue solitaire sous le crépuscule
d’hiver qui tombait déjà, quand il entendit des pas courir derrière lui.
- Dis donc, arrête un peu ! J’ai à te causer.
Ainsi interpellé par une voix qu’il reconnaissait, Oscar se retourna.
Un garçon maigre, en casquette de chauffeur et veste de cuir, le
rejoignit au même moment. C’était Hector, pâle, agité. Il se campa
devant Oscar.
- Qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que tu me veux ? demanda
Oscar.
- J’ai à te causer. Ça fait deux jours que je te cherche, depuis que
j’ai appris la nouvelle. On a à s’expliquer, nous deux, tu comprends
bien ça ?
- Non, je ne comprends pas, dit Oscar étonné. Nous expliquer, pourquoi
ça ? Fiche-moi la paix !
- Tout à l’heure. Tu comprends bien tout de même que si je t’ai pas
cassé la gueule quand tu l’as épousée, c’était parce que je voulais pas
faire du vilain autour d’elle... Et puis, parce que je pensais qu’elle
allait être heureuse avec toi et que tu la traiterais comme elle
méritait de l’être... Alors, j’ai rien dit... Mais tu ne sais pas ce
que tu m’as fait en la prenant... Alors, puisque c’était pas ça,
puisqu’elle était pas heureuse, puisque tu l’as embêtée tant qu’elle a
dû te plaquer... Y a pas de doute, elle me l’a écrit... Alors faut que
ça se paye... Et c’est maintenant tout de suite que je vais te casser
la gueule. Je te prends pas en traître... Tu y es ?
Oscar reçut sur l’œil droit le premier coup de poing qui le lui pocha
considérablement. Le second coup de poing l’atteignit en plein nez ; le
sang jaillit avec violence. Oscar tourna les talons et prit la fuite.
- Quel mariage, songeait-il en courant à toute allure, son mouchoir
appliqué sur son nez saignant... Nom de Dieu, en voilà un mariage !...
Hector resta sur place, le regardant s’éloigner et se perdre dans la
pénombre brumeuse. Puis il haussa les épaules et s’éloigna dans la
direction contraire... Il pensait à Georgette et avait envie de pleurer.
FRÉDÉRIC BOUTET.