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Miguel de Cervantes y Saavedra - Don Quijote de la Mancha - Ebook:
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E. Capendu : Une famille en location (1885), 1ère partie
CAPENDU, Ernest (1826-1868) : Une famille en location (1885).
Saisie du texte et relecture : J.F. Lefebure pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (29.IX.2004)
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur des exemplaires  (BMLisieux : n.c.) du Conteur (littérature, histoire, contes, nouvelles voyages, biographies), du n°1925 du 1er avril 1885 au n°1933 du 6 juillet 1885.
 
Une famille en location
par
Ernest Capendu

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I

UNE VEUVE A MARIER

Dernièrement Mme Amélie de Zermès, veuve, jeune et jolie, nullement fatiguée de sa beauté, mais beaucoup, paraît-il, de son veuvage, songeait à renouer les chaînes de l'hymen (style du Directoire) violemment brisées par l'inflexible Parque.

Or, Mme Amélie de Zermès a vingt-huit ans à peine, elle possède des yeux bleus de la plus céleste pureté, des sourcils châtains arqués comme ceux des Mauresques, de longs cheveux bruns qui font le désespoir de son coiffeur (lequel n'entrevoit pas le moindre placement possible d'une tresse postiche). Elle a une bouche mignonne garnie des perles d'usage, une tête d'un ovale parfait, une taille enchanteresse, de magnifiques épaules et un pied imperceptible.

De plus, Mme Amélie de Zermès a de l'esprit et beaucoup, de l'éducation suffisamment, elle n'est pas trop bonne musicienne, bref une foule d'avantages inestimables contre-balancés par deux défauts importants. Manque de fortune et manque de famille.

Le bien que lui a laissé feu M. son époux a été follement dissipé par la coquette veuve, désireuse de briller et de plaire, jusqu'au dernier centime d'un crédit étayé sur une centaine de mille francs lestement jetés au vent de la prodigalité.

Quant à la famille, elle n'en a pas, ou, si elle en a, elle ne veut pas le faire voir, ce qui, comme résultat, revient exactement au même.

Donc, en dépit de sa beauté, de son esprit, de sa grâce, de ses excellentes manières, la jolie veuve ne voyait poindre à l'horizon aucun boursier enrichi, aucun boyard millionnaire, aucun hospodar valaque ou non valaque, aucun Anglais spleenique.

Ce n'étaient point les époux qui venaient, c'étaient, hélas ! les créanciers !

Et quel cortège, bon Dieu ! Un désastre était imminent.

La couturière refusait de fournir les robes, la cuisinière se lassait de faire des avances, la femme de chambre demandait insolemment ses gages, le carrossier tenait la voiture en séquestre, le cocher menaçait de vendre les chevaux pour se payer de son avoine fournie, et le propriétaire lui-même commençait à descendre dans la loge de son concierge pour interposer son autorité entre le vestibule de l'escalier et les paquets que l'on aurait pu enlever.

Sur ces entrefaites, Mme Amélie de Zermès, faisant contre fortune bonne contenance, s'en va un soir à l'Opéra. Une vieille amie (toutes les jeunes veuves ont une vieille amie) accompagnait la charmante femme. On chantait... (ma foi! je ne sais pas ce qu'on chantait ce jour-là), toujours est-il qu'on chantait... ou à peu près.

Dans un entr'acte, un coup est discrètement frappé à la porte de la loge, et l'ouvreuse entrebâillant la portière, passe une carte à la vieille dame.

Celle-ci y jette les yeux, pousse un cri sourd et se retourne vivement :

- Introduisez ! dit elle.

Puis s'adressant à sa jeune amie

- Mille pardons, toute belle, vous permettez ?

- Comment donc !...

Un monsieur se présente.

C'est un homme de quarante ans environ, d'une distinction extrême, mis avec une recherche du meilleur goût, mais d'une laideur épouvantable.

Il salue en homme de bonne compagnie et ne prend pas le siège qui lui est offert.

- Monsieur le marquis Alfonse de Ximéra ! - dit la vieille dame. - Madame Amélie de Zermès, chez laquelle j'ai l'honneur de vous recevoir !

En apprenant qu'il n'est pas dans la loge de la vieille dame, le visiteur se confond en excuses, en salutations, il veut se retirer... il craint d'être indiscret... mais on le calme, on le rassure, et il finit par accepter la chaise qui, si elle eût été fauteuil, lui eût tendu les bras.

La conversation s'engage. Le marquis parle de tout et sur tout... envers et contre tout. Amélie regarde parfois son amie.

- Quel idiot m'avez-vous amené là ? lui glisse-t-elle à l'oreille. Il est assommant, votre marquis !

- Chut! fait la vieille dame. Deux cent mille livres de rente!

Amélie sourit aussitôt, montre ses trente-deux perles, et, regardant le monsieur, elle le trouve moins laid, et, l'écoutant parler, elle le trouve moins sot.

La conversation continue donc... l'opéra s'achève, le marquis offre son bras, reconduit ces dames jusqu'à leur voiture, s'incline et prend congé.

- Comment le trouvez-vous ? dit la vieille dame à sa compagne.

- Mais assez... original.

- Vous avez dit le mot, ma chère. Quant à lui, il vous trouve adorable !

- Vous croyez ?

- J'en suis certaine.

- Et vous dites que le marquis a... deux cent mille livres de rente ?...

- En terres !

- Alors, c'est M. de Carabas en personne.

- Et si vous le permettez, je serai le Chat-Botté, moi !

- Comment?

- Il est veuf, vous êtes veuve, comprenez vous ? Mme de Zermès comprenait fort bien, mais elle ne voulait pas en avoir l'air.

- Oh! fit-elle... je ne sais pas si les convenances... d'ailleurs il ne m'aime pas, votre marquis.

- C'est précisément pourquoi il vous épousera.

- Plaît-il?

- Écoutez, ma belle, le marquis est l'être le plus extraordinairement original que je connaisse, il est laid, il est sot, mais il est fort riche ; vous êtes au bout du rouleau... voulez-vous vous marier avec lui?

A une question aussi nettement formulée, une réponse évasive n'était pas possible.

Amélie ne répondit pas, mais elle fit un signe de tête équivalent à une affirmation orale.

Alors, dit la vieille dame, laissez-moi faire ; seulement c'est après-demain la première représentation du *Père prodigue*, ayez une loge...

- J'en ai une.

- Alors tout ira bien...

- Mais expliquez-moi…

- Rien !...

- Cependant...

- Vous verrez par vous-même ce qu'il faudra faire pour atteindre le but... nous voici à ma porte, merci et bonsoir!

La vieille dame descendit du coupé et laissa seule et légèrement agitée Mme Amélie de Zermès.

Celle-ci rentra chez elle, se mit entre les mains de sa femme de chambre ; mais une fois la toilette de nuit achevée, il lui fut impossible de fermer l'oeil.

Amélie pensait au marquis, songeait à ses créanciers, se bâtissait un avenir doré, réfléchissait aux paroles de la vieille dame et se demandait l'explication de ces paroles demi-mystérieuses qu'elle avait prononcées.

Enfin, fatigue d'esprit, fatigue de corps appelèrent le sommeil au moment où le jour commençait à apparaître, et la jolie veuve se vit assaillie par une succession de rêves plus étourdissants les uns que les autres.

Le lendemain de la soirée de la présentation du marquis à l'Opéra, Mme Amélie de Zermès passa la journée à visiter sa garde-robe, combinant tout un plan de séductions basé sur le choix des toilettes les plus étourdissantes afin d'arriver à subjuguer le millionnaire gentilhomme.


II

UN SINGULIER PROSPECTUS


Le surlendemain (c'était le soir que devait avoir lieu la seconde entrevue à l'occasion de la première représentation du Père prodigue), Mme Amélie de Zermès venait de sonner pour permettre à un rayon de soleil qui frappait aux persiennes d'entrer dans sa chambre ; lorsque la camériste remit à sa maîtresse une véritable liasse de papiers dont bon nombre étaient timbrés et griffonnés.

Amélie avait depuis quelque temps une correspondance trop suivie avec MM. les huissiers de la capitale pour manifester le moindre, étonnement à cette vue peu récréative mais quotidienne, et elle jeta sur le tapis, la liasse de papiers.

Ceux-ci s'éparpillèrent en tombant, et une large lettre se détacha de la masse.

Madame la ramassa prestement, la décacheta et l'ouvrit.

Cette lettre était une circulaire imprimée ainsi conçue :

« M. le baron Frédéric de B..., qui est en ce moment de passage à Paris, a l'honneur d'exposer au public qu'étant doué d'un talent de conversation fort distingué, nourri d'études solides (ce qui devient de plus en plus rare), ayant recueilli dans ses nombreux voyages une foule d'observations instructives et intéressantes ; il met son temps au service des maîtres et maîtresses de maison, ainsi que des personnes qui s'ennuieraient de ne pas « causer » agréablement.

Le baron Frédéric de B... fait la « conversation » en ville et chez lui. Son salon, ouvert aux abonnés deux fois par jour, est le rendez-vous d'une société choisie. (25 francs par mois.)

« Trois heures de ses journées sont consacrées à une causerie instructive mais aimable. Les nouvelles, les sujets littéraires et d'art, des observations de moeurs où domine une malice sans aigreur, quelques discussions polies sur divers sujets, toujours étrangers à la politique, font les frais des séances du soir.

« Les séances de conversation en ville se règlent à raison de 10 francs l'heure.

«  M. le baron Frédéric de B... n'accepte que trois invitations à dîner par semaine, à 20 francs (sans la soirée).

« L'esprit de sa « causerie » est gradué selon les services. (Les calembours et jeux de mots sont l'objet d'arrangements particuliers.)    

« M. le baron Frédéric de B... se charge également de fournir des causeurs convenablement vêtus pour soutenir et varier la « conversation » dans le cas où les personnes qui voudraient bien l'honorer de leur confiance ne voudraient pas avoir l'embarras des répliques, observations ou réponses.

« Il offre également aussi ses causeurs comme amis ou parents aux étrangers ou aux particuliers peu répandus dans la société et qui cependant désireraient se procurer les uns ou les autres.

« Pour cette dernière affaire on traite en gros de gré à gré, suivant le degré d'intimité demandé ou l'âge, la position sociale, le nom des parents que l'on désire.

« Voici un petit aperçu des prix au détail pour les personnes qui, ne désirant qu'un seul ami ou un seul parent, ne seraient pas disposées à traiter en gros :

PREMIÈRE CLASSE

Homme. Beau nom, beau titre, grand extérieur, voiture, 2 laquais, 3 décorations étrangères (choix des couleurs assorti), air respectable. Gravité (de 40 à 60 ans); au mois........................... 1000

Nota. Les promenades en public se payent en dehors (20 francs l'heure). Pour chaque décoration étrangère en sus des trois exigibles, 10 francs par mois. (Peut servir au besoin d'oncle, de tuteur, de général étranger ou d'ami d'un proche parent décédé.)

Femme. Demi-jeune, jolie, belles toilettes, grandes manières, profonde connaissance du coeur humain, utiles conseils, un titre, veuve d'un diplomate allemand; Hongroise ou Napolitaine d'origine (à la volonté), ayant beaucoup voyagé. Un coupé bas, un groom; au mois........................................ 800

Nota. Peut servir de cousine, de belle-soeur ou de maîtresse de piano.

DEUXIÈME CLASSE

Homme. Gros propriétaire, rentier, agronome et philanthrope. Vastes propriétés dans des pays éloignés. Belle tenue ; beaucoup de bijoux ; gourmet ; fin connaisseur en toutes choses ; joyeux entrain ; au mois....... 500

Nota. Peut servir de proche parent ou d'ami intime. Promenades en public comprises.

Femme. Fille d'un colonel polonais; a eu des malheurs; toujours en deuil. Air lugubre, intéressant ; parle peu. Précieuse pour les cérémonies imposantes ou funèbres. Attendrissement facile. Grande rigidité des moeurs ; au mois.....  300

Nota. Possède, si besoin est, d'excellentes notions dans l'art culinaire.

TROISIÈME CLASSE

Homme ou femme. Spéculateur hardi, inventeur au besoin de toutes choses, beaucoup de brevets (s.g.d.g.) ; boursier premier choix. - Séparée d'un mari ex-banquier qui vit en Belgique, retiré des affaires; plusieurs enfants, beau langage; grande facilité d'élocution; au mois...... 250

Nota. Témoin pour mariage ; beaucoup de goût pour les corbeilles de mariées.

QUATRIÈME CLASSE

Gens d'esprit des deux sexes. Artistes, écrivains, peintres, etc. ; tenue modeste (on les nourrit); au mois....... 55

CINQUIÈME CLASSE

Hommes. Boursiers deuxième catégorie ; coulissiers retirés. Au courant de toutes les intrigues de la capitale; faisant un peu de tout et aptes à tout (on les nourrit et on les loge); au mois:    . . . . . . . .    25

Nota. Aimables compagnons et précieux pour les étrangers qui désirent s'amuser.

Femmes. Très répandues dans le monde (on traite de gré à gré, suivant le degré de parenté que l'on désire.)

« Comme on le voit, le baron Frédéric de B... est en mesure de fournir à toutes demandes, quelle que soit la condition de ses clients.    
« Esprit, famille, beaux usages, langage choisi, le baron Frédéric de B... peut répondre à tous, de tout et surtout.

Une famille assortie ;     au mois. . . .              2000       
Idem.                            à l'heure.. . . .            50
Discrétion garantie

Après avoir achevé la lecture de cette oeuvre singulière, Mme de Zermès se mit à rire et jeta le papier dans le tiroir d'un petit meuble.

Le soir venu, elle s'habilla, et coquette, brillante, adorable, enivrante, elle attendit sa vieille amie. Celle-ci fut exacte comme l'horloge de l'Hôtel de Ville. On monta en voiture et on partit.

Un quart d'heure après on arrivait au Gymnase, on prenait place dans la loge et... on attendait.

Enfin la toile se lève (le marquis n'était pas encore arrivé) ; ces dames avaient beau interroger les stalles et les loges, elles ne voyaient rien, ou plutôt, elles voyaient beaucoup, mais dans la foule, aucun homme ne se présentait au bout des verres de leurs lorgnettes qui eût la plus petite ressemblance avec M. Alphonse de Ximéra.

Le premier acte s'achève au milieu des bravos... et le marquis ne paraît pas.

Le second acte commence, il était neuf heures passées. Amélie commençait à s'impatienter fort, lorsqu'enfin un léger coup est frappé à la porte de la loge...

« Entrez ! » dit aussitôt la vieille dame en se retournant.

Amélie s'accouda sur la barre d'appui de velours rouge pour concentrer toute son attention à lorgner la salle.
 
Le marquis Alphonse de Ximéra entra, salua et prit place derrière la vieille baronne, afin de pouvoir mieux causer avec Amélie.

Le second acte commençait, avons-nous dit, de sorte que la conversation se trouva forcément suspendue avant que d'être commencée, et qu'il fallut attendre l'entr'acte.

Le marquis paraissait inquiet ; soucieux, préoccupé, ennuyé même, et, le moment venu, au lieu de donner carrière à l'incessant bavardage qui lui était habituel, il observa un mutisme presque absolu.

Amélie regardait la baronne, la vieille dame regardait la jeune femme, et toutes deux s'interrogeaient en vain à l'aide de la prunelle sans pouvoir se donner l'explication de la conduite bizarre du marquis. Le troisième acte se passa ainsi, puis le quatrième.

- La pièce vous plaît-elle ? demanda Amélie pour essayer de troubler le silence désespérant qui régnait dans la loge.

- La pièce ? répéta le marquis comme un homme que l'on réveille brusquement, et qui n'a pas encore recouvré l'usage de son esprit.

- Je vous demande, monsieur le marquis ; si la pièce vous plait?

-  Mais... franchement... elle me plaît fort peu, ou, pour mieux dire, elle me déplaît beaucoup. »

Amélie fit un bond sur sa chaise, et un regard d'indignation, parti de sa noire prunelle, foudroya le malencontreux détracteur de l'un des auteurs les plus en vogue.

- Mais, dit-elle, la pièce est de Dumas fils, cependant!

- D'accord, répondit le marquis, mais elle me déplaît.

- Cependant il a du talent ! fit observer la baronne.

- Beaucoup de talent, madame, je le reconnais.

- Eh bien ?

- Eh bien ! je n'aime pas son Père prodigue.

- Toute la salle est d'un avis contraire.

- Que voulez-vous ? je suis original.

- On applaudit de toutes parts à tout rompre, et vous seul demeurez froid et indifférent.

- C'est qu'en effet je suis froid et indifférent.

- Quoi ! s'écria Amélie avec impatience, vous ne comprenez donc pas la pièce?

- C'est possible, madame ; mais ce qui est certain, c'est que je la comprends différemment que tous les gens qui remplissent cette salle.

- Que comprenez-vous, monsieur le marquis ? Par grâce, expliquez-vous ! dit en minaudant la jolie Amélie, laquelle commençait à croire qu'elle s'était furieusement trompée à l'Opéra en prenant le marquis pour un sot, et qu'elle avait devant elle, au contraire, un excentrique peut-être, mais un homme d'esprit à coup sûr.

 - Madame, commença le marquis, je n’aime pas cette pièce pour deux motifs : le premier, c'est que nous voici arrivés au dernier acte, n'est-ce pas ? et qu'il m'est impossible de dire jusqu'ici qui a tort ou raison ou du père ou du fils, lequel il faut haïr, lequel il faut aimer ; enfin je ne sais, ni vous non plus, ce que l'auteur a voulu prouver. Son père prodigue, d'ailleurs, est une exception parmi l'espèce des pères. Paris en renferme trois ou quatre de cette espèce et, au théâtre, c'est un type présentant une généralité qu'il faut mettre en première ligne, et non celui d'une heureusement très rare exception. Ensuite je vous dirai que je n'admets pas que l'on sape la famille par sa base ; je n'aime pas qu'un fils admoneste son père, ce qui est hors des lois sociales et naturelles, et cette comédie me fait l'effet de chercher à détruire le respect de la famille. Or, je l'avoue, je suis orphelin, je n'ai pas de famille, et cependant j'envie autour de moi une réunion de parents distingués, je sens que le bonheur ne peut être attaché à moi que par les liens de la famille.

 En achevant ces mots, le marquis lança un regard perçant à Amélie. Celle-ci rougit légèrement et baissa le front.

- En somme, vous vous ennuyez ? dit-elle pour dissimuler son embarras.

- Non, répondit le marquis ; il me semble à chaque acte voir une pièce différente, et puis j'aime à contempler l'enthousiasme forcé de tous ces gens dont les trois quarts applaudissent la pièce extérieurement, tout en la dénigrant intérieurement.

Le cinquième acte commença ; la conversation cessa. La pièce achevée, le marquis reconduisit ces dames, ainsi qu'il l'avait fait à l'Opéra ; mais en quittant la baronne au moment où elle montait dans la voiture d'Amélie, il lui glissa deux mots à l'oreille,

- Je vous attendrai, dit la vieille dame. Et elle partit avec sa compagne.

- Quoi ? fit Amélie avec vivacité.

- Le marquis viendra me voir demain à deux heures.

Le reste de la route se fit dans un profond silence. Amélie réfléchissait, la baronne sommeillait.

Cette nuit-là, Amélie dormit peu. Le lendemain, à quatre heures, la baronne faisait irruption dans la chambre à coucher de sa jeune amie, laquelle, plus rêveuse encore que la veille au soir, était languissamment étendue sur une chaise longue.

- Eh bien? dit-elle.

- Nous sommes perdues ! s'écria la baronne ; vos espérances matrimoniales s'envolent!

- Quoi! fit Amélie en pâlissant, je déplais au marquis?

- Loin de là ; il vous trouve plus charmante encore !

- Mais alors ?,…

- Alors ? Voici l'évènement. Le marquis veut dîner chez vous le jour des Rois.

- Qu'il y vienne !

 - Très bien ; mais il ne veut pas dîner en tête à tête il faut que vous soyez entourée de tous les membres de votre famille!

Amélie pâlit davantage. On se rappelle que la jolie veuve ou n'avait point de famille, ou en possédait une qu'elle n'osait ou ne pouvait montrer, car personne au monde ni du monde ne lui avait connu le moindre petit cousin.

III

UNE FAMILLE ASSORTIE

Le jour des Rois, il y avait grand remue-ménage chez la jolie veuve. Dès cinq heures du soir, le salon était illuminé, les meubles rangés dans un désordre symétrique; un feu étincelant rougissait l'âtre de la cheminée de marbre vert.

La salle à manger, soigneusement fermée, paraissait être le théâtre d'une oeuvre mystérieuse, tandis que la cuisine, ouverte à tous vents, était envahie par tout un monde de marmitons et de pâtissiers, d'officiers de bouche et de valets d'emprunt.

A cinq heures et demie, la sonnette retentit timidement. On ouvre, un monsieur se présente : mise convenable, air affable et important, démarche cauteleuse.

La femme de chambre, qui a ouvert la porte, introduit le visiteur sans lui demander son nom et court auprès de sa maîtresse, à laquelle elle parle vivement a l'oreille.

Amélie achevait sa toilette. Sa robe de velours noir dessinait la ligne gracieuse de son corsage élégant et tombait en plis opulents jusque sur le tapis qu'elle balayait majestueusement.

Savamment coiffée, la belle veuve était ainsi plus ravissante que jamais.

Aux paroles prononcées par la femme de chambre, elle s'empresse d'agrafer un dernier bracelet et se rend dans le salon où l'attend lé mystérieux visiteur.

Celui-ci salue la maîtresse de la maison, qui lui répond par un sourire des plus attrayants. On s'assied et... on ne dit rien.

Nouveau coup de sonnette, vigoureux celui-là, impératif, magistral Un valet ouvre à deux battants la porte du salon et annonce à haute voix :

- M. le commandeur Ivanof Gyrloskof !

Entre alors un énorme personnage tout de noir habillé, cravaté de blanc et portant au revers de l'habit une véritable guirlande de décorations merveilleusement assorties.

Le monsieur déjà introduit se lève aussitôt. Il va prendre par la main le commandeur, et se tournant vers la jolie veuve :

- M. Ivanof Gyrloskoff, madame dit-il, votre oncle et votre parrain, passé au service de la Russie depuis vingt-cinq ans, et en ce moment à Paris.

Amélie salue, le commandeur salue... et on se rassied.

Deuxième coup de sonnette. Entrée d'une dame : cinquante ans au moins, grande sécheresse de corps, cheveux mal teints, toilette noire, grand deuil.

Le monsieur se relève, saisit la dame par la main, et la conduisant vers Amélie :

- La comtesse Paméla Ulcorbani, votre tante maternelle, dit-il en s'inclinant ; veuve d'un général napolitain. Elle a fait voeu de porter éternellement le deuil du défunt. Belles alliances au Livre d'or de Florence.

La comtesse n'a pas pris place que la sonnette est de nouveau agitée. Cette fois, tintement discret.

On annonce M. Philippe Dubois.

M. Philippe Dubois est un petit vieillard propret, frais, dispos, à l'oeil éveillé, au nez vermeil, à la bouche épanouie.

- Un ami de feu votre époux, dit encore le monsieur faisant fonctions d'introducteur ; grand gourmet, beaucoup d'esprit. Il vous a vue naître et vous aime comme un père.

M. Philippe sourit, prend la main d'Amélie, la porte à ses lèvres :

- Chère enfant ! murmure-t-il ; et il va donner une cordiale poignée de main au commandeur.

Quatrième coup de sonnette!

Introduction dans le salon de deux dames et d'un monsieur. Les deux dames sont admirablement mises, mais parfaitement laides. On ne sait trop quel âge leur donner.

Le monsieur est jeune, bien frisé, fortement barbu : tenue de journal des modes.

- Anaïs et Blanche, vos cousines germaines, continue le personnage mystérieux. Elles ont eu le malheur de perdre leurs parents ; vous leur avez toujours tenu lieu de soeur. M. Raoul d'Ermelon, votre cousin, continue le monsieur en se tournant vers le jeune homme. Espérance de la diplomatie. Et enfin, moi-même, baron de B..., votre meilleur ami ! Vous le voyez, madame, la famille est au complet.

Amélie, que chacune de ces présentations a de plus en plus vivement embarrassée, ne répond pas tout d'abord. Cependant elle se remet peu à peu, et tirant à l'écart le baron pendant que les membres de sa famille causent familièrement entre eux :

- Vous me répondez de tous ces gens ? demande-t-elle.

- Au prix convenu, comme de moi-même, répond gravement le baron.

- Et ils disparaîtront ?

- Le lendemain du mariage. Si madame est satisfaite, elle pourra être généreuse envers chacun d'eux. Madame peut voir que l'on n'a rien négligé.

Le baron achevait à peine que la sonnette retentit encore.
   
- Le marquis ! murmura Amélie.

- Se grise-t-on ? demande M. Philippe Dubois à l'oreille du baron.

- Non ! répond impérativement celui-ci.

- Quelques calembours ? dit le commandeur de l'autre côté.

- Oui... peu... par-dessus le marché. Ils sont compris !

- Bien !

- Pleure-t-on ? demande à son tour la veuve du général napolitain.

- Beaucoup ! Avez-vous le portrait du défunt ?

- Voilà ! et voici ! répond la veuve en désignant d'un double geste un énorme, médaillon agrafé sur sa poitrine et un bracelet tressé en crins noirs que l'on peut prendre pour tissé avec les cheveux d'un nègre.

- Très bien ! fait le baron. Attention !

En effet, la porte vient de s'ouvrir et le marquis donnant le bras à Mme de Sainte-Marie, entre dans le salon. La vieille dame jette un rapide regard sur l'assemblée et paraît satisfaite.

Le marquis s'incline devant Amélie, qui lui tend familièrement sa petite main blanche.

- Monsieur le marquis, dit la jolie veuve, j'ai l'honneur de vous présenter quelques-uns des membres de ma famille.

Après quelques compliments échangés, un valet vint annoncer que madame était servie, et le marquis, arrondissant gracieusement le bras droit en forme d'anse, invita du regard la maîtresse du logis à appuyer ses doigts blancs sur le drap noir de l'habit.

On passa dans la salle à manger, où un splendide couvert était dressé suivant les principes les plus recherchés de l'art pratiqué par Grimod de la Reynière, et chacun prit place.

Le premier service fut silencieux : les convives paraissaient se renfermer dans une circonspection du meilleur goût, et Amélie, gênée en dépit de sa verve ordinaire par la présence de ses nouveaux parents, formulait de temps à autre quelques phrases banales auxquelles on répondait par un simple mouvement de tête.

Tout à coup le baron, tout en jouant avec son couteau, choqua doucement la lame d'acier contre le verre à vin de Madère placé devant son assiette en vedette d'un véritable bataillon de cristaux de toutes formes et dé toutes contenances.

Le commandeur, jusqu'alors roide et gourmé, sourit aussitôt, passa la main droite dans sa noire chevelure entremêlée de fils argentés, et, se renversant sur le dossier de sa chaise, tout en désignant à l'aide de sa fourchette tenue délicatement dans la main gauche, le contenu de son assiette :

- Ces filets de cailles sont excellents, dit-il. Ma chère nièce, votre cuisinier est bien réellement un être fort remarquable. C'est un artiste ; ce mets si parfaitement réussi me rappelle un dîner fait il y a quelques années à Naples, dîner offert par le prince du Curilli à ses intimes, et auquel, à ce titre, j'avais l'honneur d'assister...

  Le baron, qui tenait toujours son couteau à la main, le plaça alors entre ses doigts, en appuyant l'extrémité du manche d'ivoire sur la nappe éblouissante.

- Le prince Curilli ! dit vivement M. Dubois, n'est-ce pas le neveu du cardinal Almeda ?

- Précisément ! répondit le commandeur.

- Oh! je le connais très bien, alors. Le cardinal, lors de son dernier voyage en France, est venu me visiter à ma petite villa des bords de la Durance. Son Éminence a même méconnu de la manière la plus épouvantable l'hospitalité que je lui offrais. Croiriez-vous qu'elle m'a enlevé mon cuisinier ! Un garçon que j'avais stylé et qui me devait sa remarquable éducation culinaire.

- Monsieur est gourmet ? demanda le marquis.

- Dites gourmand, monsieur le marquis, et vous serez dans le vrai.

- La gourmandise est un péché véniel, fit l'une des prétendues cousines d'Amélie en minaudant outrageusement.

- Un péché, belle dame! s'écria M. Dubois. Quel vandalisme d'expression! c'est une qualité précieuse, au contraire. Beaucoup d'hommes d'esprit étaient gourmands, témoin l'aventurier Casanova. Je me rappelle, à ce sujet, une petite anecdote assez... amusante que...

Le baron posa son couteau.

- Oh! fit aussitôt Mlle Blanche, la seconde cousine de la jolie veuve, monsieur Dubois, pas d'anecdote scandaleuse, je vous en conjure!

- Bah ! dit M. Dubois d'un air badin.

Le baron posa son couteau en travers sur son assiette.

- Quant à moi, dit d'une voix fluette M. Raoul d'Ermelon, j'estime fort la gourmandise. J'ai gagné un pari, à Vienne, contre mon excellent ami lord Stanton, lequel me défiait de manger, à moi seul et en un espace de temps donné, un dindon truffé de la plus belle espèce...

- Eh mais, interrompit M. Dubois sans paraître se préoccuper de couper la parole à son voisin, la comtesse a dû voir souvent le cardinal et le prince ; car le premier était, si j'ai bonne mémoire, un peu parent de l'illustre général que nous regrettons tous.

La veuve Ulcorbani, qui avait jusqu'alors gardé le plus profond silence et avait accepté tout ce qui lui avait été offert, la veuve poussa un soupir.

Le baron remit son couteau sur la table.

- Hélas! fit-elle, le cardinal était le cousin germain du comte Ulcorbani ! Il m'a même donné une preuve de la plus grande affection alors que le malheur se fut abattu sur notre maison... Quelques jours avant que... le général ne succombât...

Le baron avait reprit son couteau et l'agitait doucement ; la comtesse parut fort émue et reprit d'une voix faible :

- Quelques jours avant que la mort cruelle ne me privât du meilleur des époux... le cardinal vint nous visiter... Le comte était alors... bien près de ses derniers moments...

Le couteau demeura immobile ; la veuve porta son mouchoir à ses yeux et sembla étancher quelques larmes.

- Chut! fit le commandeur en s'adressant à M. Dubois, cette pauvre comtesse ! ne rouvrez pas ses douleurs.

- Madame, je vous en conjure! » dit le marquis ému lui-même par la pantomime expressive de la comtesse.

Le baron fit passer son couteau de la main droite dans la main gauche.

- Ma chère nièce, continua le commandeur en s'adressant à Amélie, vous étiez à l'Opéra mercredi, je crois?

- Vous avez entendu le Prophète? dit Raoul.

- Avez-vous assisté à la représentation au bénéfice de Roger ? demanda Anaïs.

- J'ai parbleu bien payé une stalle dix louis!  s'écria M. Dubois en mirant un verre de Bordeaux. C'était beau !

La conversation devint générale et parut donner à la pauvre veuve le temps de se remettre.

- Charmante famille, murmura le marquis à l'oreille d'Amélie.

- Vous trouvez ? dit la jolie maîtresse de maison avec un léger embarras.

- D'honneur, madame,je vous en fais mes compliments. Quel discrétion ! quel tact!... Le commandeur est parfait, c'est un type de bon goût! M. Dubois est fort original, et ces deux dames placées vis-à-vis de moi (le marquis désignait du regard les deux cousines), ces deux dames respirent en elles l'habitude du meilleur monde. Quant à la comtesse, sa douleur m'a fait mal ! Pauvre femme !

Le baron prit son couteau entre l'index et le pouce de la main droite et tapa avec la lame l'ongle du médium de sa main gauche.

M. Dubois, qui causait bas avec M. d'Ermelon, partit subitement d'un violent éclat de rire.

- Charmant ! charmant ! dit-il.

- Qu'est-ce donc ! demanda le baron.

- Une historiette que me raconte monsieur et dont il est le héros.

- Peut-on l'entendre ? demanda Blanche.

- Parfaitement. Je vais vous la répéter, si vous le permettez ?

- Oh ! de grâce ! fit M. d'Ermelon.

- Allons ! pas de fausse modestie ! C'est charmant, et j'en fais juge monsieur le marquis lui-même, »

Et M. Dubois se tourna vers le gentilhomme.

IV

UNE PAMOISON A GRAND EFFET

« Qu'est-ce donc, monsieur ? avait demandé le marquis auquel venait de s'adresser M. Philippe Dubois.

- D'abord, monsieur le marquis, reprit le vieil ami de la jolie veuve, vous n'ignorez pas qu'une femme fait quelquefois plus de ravage avec son éventail qu'un général avec son épée. Jadis même, en Angleterre, un gentleman fort spirituel avait proposé d'établir une académie pour y dresser les jeunes demoiselles dans l'exercice de l'éventail. Les divers commandements étaient :

Préparez vos éventails ;
Déferlez vos éventails ;
Déchargez vos éventails ;
Mettez bas vos éventails ;
Reprenez vos éventails ;
Agitez vos éventails.

« On demandait six mois pour conduire les académistes à la perfection de ces six mouvements.

« Préparer l'éventail, c'est le prendre et le tenir fermé, en donner un coup sur l'épaule de l'autre, faire une niche à un autre, en porter le bout sur le bord des lèvres, le laisser baissé en le tenant entre deux doigts d'un air négligé.

« Déferler l'éventail, c'est l'ouvrir par degrés, le tenir à moitié ouvert, le refermer et l'ouvrir en lui faisant faire des espèces d'ondulations.

« Décharger l'éventail, c'est l'ouvrir brusquement et faire une espèce de décharge par le claquement général qui s'opère au même instant, au moyen des plis et des touches qu'on agite rapidement.

« Mettre bas l'éventail, c'est poser l'éventail sur la cheminée ou sur la table quand il s'agit de jouer, de manger, de rajuster sa coiffure ou de remettre une épingle qui se détache.

« Reprendre l'éventail, c'est le reprendre pour sortir après la partie ou là visite faite.

« Agiter, l'éventail, c'est s'en rafraîchir lorsqu'on ne sait plus que dire, lorsqu'on s'ennuie, lorsqu'on est embarrassé. L'agitation de l'éventail est la partie la plus intéressante de l'exercice.

« Il y a diverses sortes d'agitations de l'éventail : l'agitation fâchée, modeste, craintive, confuse, enjouée, amoureuse.

« Enfin l'agitation de l'éventail dépend de la manière d'être des dames ; de sorte qu'il y a des éventails gais, des éventails tristes ; il y en a de sombres et d'enjoués,de folâtres et de mélancoliques, comme il y a des esprits folâtres, enjoués, joyeux, tristes, mélancoliques et rêveurs.

- Très joli ! dirent en riant les deux cousines.

- Mais, ajouta le commandeur, je ne vois pas dans tout cela l'histoire du vicomte.

- Attendez donc ! dit M. Dubois. Je devais, pour rendre cette histoire plus claire, poser avant tout la théorie, de la manoeuvre des éventails, maintenant je reviens à l'historiette...

Nous écoutons, dit le marquis.

- Figurez-vous donc que le cher vicomte ici, présent était dernièrement fort épris des charmes d'une certaine dame...

- Ah!interrompit Blanche en rougissant, pas d'anecdotes que nous ne puissions entendre !

- Soyez tranquille, dit M. Dubois en souriant, l'histoire n'a rien de scandaleux.

- Nous l'espérons ! ajouta Anaïs.

- Les femmes trop vertueuses sont quelquefois bien insupportables ! dit M. Dubois en se penchant vers le marquis, mais j'estime trop ces dames pour ne pas respecter leurs scrupules.

Puis M. Dubois reprenant la parole à voix haute :

- Donc, continua-t-il, le vicomte était fort épris d'une belle dame. Mais permettez avant de continuer, il faut que vous me passiez encore une petite digression, toujours dans l'intérêt de la clarté de l'histoire.

« Vous avez sans nul doute lu ou entendu raconter que l'aimable et spirituelle Ninon de Lenclos avait pour premier médecin un petit chien svelte, mignon, à l'oeil noir, au poil fauve, qu'elle appelait Raton.

« Quand Ninon allait dîner en ville, Raton l'accompagnait,

« Elle le plaçait dans un corbillon tout près de son assiette.

« Raton laissait passer, sans mot dire, le potage, la pièce de boeuf, le rôti ; mais dès que sa maîtresse faisait semblant de toucher aux ragoûts, il grommelait, la regardait fixement, et les lui interdisait.

« C'était un colloque animé, sentimental, où, après bien des remontrances, le docteur régent obtenait toujours pleine obéissance : quelques entremets n'éveillaient pas toute sa sévérité ; mais il y en avait qu'il proscrivait absolument, surtout quand une odeur d'épices annonçait quelque danger.

« Le docteur jappant voyait, de son corbillon, passer et se succéder tous les services, sans rien prendre pour lui, sans convoiter un os de poulet : ce n'était point un médecin prêchant la tempérance, et gourmand à table ; mais voyait-il arriver le dessert, zeste ! il sautait sur la nappe, courait çà et là, rendant ses hommages aux dames et aux demoiselles, leur riant gentiment, et, pour prix de ses caresses, recevait force macarons, dont deux ou trois suffisaient à son appétit.

« Il permettait le fruit à discrétion et l'usage du sucre ; mais au service des liqueurs la désapprobation était formelle, ses yeux devenaient demi-ardents de colère.

« Décoiffait-on l'anisette, Raton aussitôt de se serrer contre sa maîtresse, comme dans l'instant du plus grand péril, d'emporter entre ses dents le petit verre, et de le cacher soigneusement dans le corbillon.

« Ninon feignait-elle de vouloir prendre du nectar prohibé, notre petit Sangrado se mettait à la gronder ; Ninon insistait-elle, c'était bien autre chose ; il se démenait comme un lutin, et jamais Purgon, sur notre scène comique, ne parut plus emporté : chacun se pâmait de rire en voyant la grande fureur hippocratique logée dans un corps si mince.

« - Docteur, disait Lenclos, vous me permettrez au moins de boire un verre d'eau ?

« A ces mots, l'on se radoucissait, on remuait la queue ; plus de colère ; en signe de réconciliation, l'on buvait dans le même gobelet ; Raton acceptait alors et grugeait une gimblette ; puis, victorieux, il faisait mille tours, et sautait d'aise et d'allégresse d'avoir vu passer encore un repas conforme à l'ordonnance, et qui ne devait pas nuire aux jours précieux de son inséparable amie.

- Mais, s'écria encore le commandeur, je demande l'histoire de vivants. Quel rapport ont donc vos éventails, votre Ninon et son petit chien, avec notre jeune et charmant ami ?

- Aucun avec lui, j'en conviens, mais de très grands avec la dame en question.

- Comment ?

- Ce que un petit chien était pour Ninon, un certain éventail l'est pour la belle dame.

- Quoi ! cette dame, a pour médecin un éventail ?

- Oui.
 
- Ah ! par exemple ! voilà qui est fort !

- Permettez ! je m'explique... Le chien de Ninon était le médecin du corps ; l'éventail dont je parle est le médecin de l'esprit.

- Je comprends de moins en moins, dit le commandeur.

- C'est pourtant limpide. La dame dont il s'agit a une amie, laquelle amie possède un tact inouï dans la conversation. La dame désireuse de briller, et se fiant peu sur les ressources de son intelligence personnelle, a fait un marché avec l'amie spirituelle. Celle-ci guide la conversation à l'aide de son éventail, habilement manoeuvré, et dont chaque manoeuvre a, ou plutôt avait une signification déterminée.

- Cela est fort ingénieux, dit le marquis en paraissant prendre un grand intérêt à la narration de M. Dubois. Ensuite ?

- Ensuite ? monsieur le marquis, voilà précisément où commence le comique de l'aventure dont le vicomte est le héros. Outre notre jeune ami, la dame avait un adorateur qui s'acharnait en tous lieux à ses pas. Un soir, cet adorateur et elle se rencontrent dans un salon où se trouvait également le vicomte. La conversation était vive, la dame brillait, l'amie jouait de l'éventail avec une coquetterie ravissante. La dame racontait une anecdote semée de réflexions plus étourdissantes les unes que les autres, lorsque tout à coup...

 - Ah ! mon Dieu! interrompit brusquement le baron de B***, madame de Zermès se trouve mal! »

Et, se levant vivement, le baron se précipita vers la jolie veuve, laquelle venait effectivement de se laisser aller sur le dossier de sa chaise, dans la situation d'une femme en proie à une pâmoison subite.

Tous les convives, se levant en tumulte, imitèrent le premier mouvement du baron, et se précipitèrent vers la jolie veuve.

Le marquis lui prodiguait les soins les plus empressés. Cependant Amélie ne faisait aucun mouvement et ne rouvrait pas les yeux.

- Il lui faut de l'air, dit la vieille dame qui avait accompagné le marquis ; transportons-la dans sa chambre.

La camériste, accourue les mains pleines d'une collection de flacons renfermant tous les antispasmodiques connus, aida à soulever le corps inerte de la jeune femme, et les deux cousines lui tenant chacune un bras, Amélie fut conduite dans sa chambre. La comtesse Ulcorbani poussait de douloureux soupirs.

Le baron suivit le cortège jusqu'à l'entrée du sanctuaire. Amélie parut alors reprendre momentanément ses sens, car se redressant vivement, elle agita les lèvres comme si elle eût parlé bas à l'oreille du baron ; puis le marquis s'avançant, plus empressé que jamais, elle retomba en syncope et la porté de la chambre à coucher se ferma sur le nez des profanes.

Les hommes demeurés seuls passèrent dans le salon. M. Dubois semblait vivement alarmé de l'accident qui venait d'interrompre si brusquement le dîner.

- Eh bien ? eh bien ? s'écria-t-il en courant vers le baron, lequel pénétrait le dernier dans la pièce, comment va cette chère enfant ?

- Mieux... ce ne sera rien, répondit le baron. Un accès nerveux, une émotion étrange et trop vive a subitement impressionné cette nature si éminemment sensible.

- Eh mon Dieu! à quoi donc attribuer cette émotion dont vous parlez ? demanda le marquis.

- J'en ignore la cause, mais les effets en sont trop manifestes pour pouvoir nier.

- Vous veniez de parler bas à ma nièce, monsieur! dit le commandeur d'un ton demi-sévère.

- Mais... je ne sais, balbutia le marquis qui rougit subitement.

Le gentilhomme venait effectivement de se rappeler qu'au moment même qui précédait la pâmoison, il débitait un madrigal à l'oreille de la belle veuve et que, par mégarde sans doute, sa main, à lui, avait frôlé les jolis doigts d'Amélie.

Le marquis, hâtons-nous de le dire, n'était nullement fat. Il n'avait donc attaché aucune corrélation entre ses paroles, son action et la syncope de sa voisine, mais la demande du commandeur fit surgir tout â coup dans sa tête une pensée dont l'écho frappa immédiatement son coeur.

Pendant que M. de Ximéra s'abandonnait à une suite de réflexions chatouillant agréablement son amour propre, le baron passait devant M. Dubois sans s'arrêter :

- Éventail ! mauvais ! fausse route ! Donnez le change ! lui glissait-il à l'oreille.

M. Dubois, qui causait avec le commandeur et M. d'Ermelon, ne parut pas avoir entendu.

Cette chère belle, dit à haute voix M. GyrlosKoff, je serais véritablement au désespoir de la savoir d'une santé délicate.

- Oh! fit M. d'Ermelon, n'ayez pas cette crainte...

- C'est que c'est ma nièce unique, savez-vous, vicomte ! c'est ma seule héritière. Les roses de son teint rajeunissent mes cheveux blancs! Pauvre chère enfant! c'est l'espoir de ma vieillesse, et ma fortune sera un jour la sienne !

- Espérons alors qu'elle héritera le plus tard possible l dit M. Dubois.

- Oh! reprit le commandeur avec un sourire de résignation mélancolique, oh! je suis usé, mon cher ami ! Les fatigues des camps ont brisé mes forces ! J'ai fait durant dix années la guerre du Caucase!

- N'avez-vous pas été en Sibérie? demanda M. Dubois.
 
- J'ai failli y aller, mais l'empereur a daigné se rappeler à temps mes services rendus...

- Vous aviez donc été en disgrâce ?

- J'ai été le jouet d'un indigne complot.

- Et maintenant?

- Maintenant je suis au mieux à Saint-Pétersbourg et je jouis en paix de mes modestes revenus.

- Modestes revenus! s'écria M. Dubois, vous en parlez bien â votre aise! Vous êtes immensément riche, commandeur !

- Fortune acquise au prix de mon sang, je puis le dire avec une certaine fierté ! répliqua le commandeur en caressant du doigt les décorations multicolores épanouies â la boutonnière de son habit.

- Belle chose ! fit observer le vicomte.

- Bah ! continua M. Gyrloscoff avec une insouciance de grand seigneur. Qu'est-ce que l'argent ? Pour moi je n'y tiens guère, et si je ne considérais cette fortune comme le propre bien de ma belle nièce (car tout ce que j'ai lui appartiendra un jour), je n'y attacherais pas la moindre importance, mais il est doux de faire du bien à ceux que l'on aime!

- Belle pensée ! dit encore le vicomte sur le même ton.

- Digne d'un grand coeur! ajouta le marquis, lequel n'avait pas perdu un mot de l'entretien et venait de s'approcher doucement du groupe.

- Oh ! je vous en prie, marquis... fit le commandeur avec une confusion décelant sa modestie à toute épreuve. Puis se tournant vers le baron, et comme pour couper court aux éloges qui lui étaient prodigués :

- Cher, continua-t-il, puisque ma nièce va mieux, organisez donc un whist, tandis qu'elle achève de se remettre auprès de ces dames.

- Volontiers ! dit le baron.

Et il fit un signe à un domestique de préparer une table de jeu.

- Un whist! fit M. Dubois avec une légère grimace. Pourquoi pas plutôt un lansquenet ? Votre whist demande trop de combinaisons : cela me casse la tête ! Après un bon repas, ne me parlez point de ces jeux compliqués ! Le lansquenet est fort bête, c'est ce qui fait son charme ! On joue en causant, et je préférerai toujours aux émotions produites par les cartes la charmante conversation de monsieur le marquis, conversation dont votre whist me priverait, et dont me laissera jouir â mon aise le jeu que je proposé.

- Eh oui! s'écria le vicomte. Un petit lansquenet, sans prétention !

- Le lansquenet vous convient-il, marquis, demanda le baron en s'adressant à M. de Ximéra.

- Parfaitement, monsieur, répondit le marquis.

- Et vous, commandeur?

- Le lansquenet est absurde ! grommela M. Gyrloskoff, mais enfin !... jouons le lansquenet!

Raoul et le baron s'approchèrent de la table. Le commandeur se dirigea vers la cheminée, et le marquis, posant sa main sur le bras de M. Dubois, l'attira dans l'embrasure d'une fenêtre.

- Cher monsieur, dit M. de Ximéra, j'ai une prière à vous adresser.

- A vos ordres, marquis ! Trop heureux de...

- Vous aviez commencé, durant le dîner, une histoire qui m'intéressait fort...

- Quelle histoire? interrompit M. Dubois en ouvrant de grands yeux.

- Celle de la dame à l'éventail.

La dame à l'éventail ? répéta M. Dubois en paraissant chercher dans sa mémoire.

Oui, l'histoire de cette dame assez... sotte, dont le vicomte était amoureux, et près de laquelle il trouvait un rival ? Vous vous souvenez ? madame de Zermès s'est évanouie au moment oh vous alliez continuer.

- Oh ! pardon ! s'écria l'interlocuteur du marquis. Je ne me souvenais plus.... C'est l'indisposition d'Amélie qui, par ma foi! m'avait troublé la cervelle. Je sais.., je sais... Eh bien! monsieur le marquis, vous désirez?

- Savoir latin de l'histoire.

- Oh !... cette fin est bien prosaïque !     

- Mais encore ?

- Le vicomte, tel que, vous le voyez, dit M. Dubois en baissant la voix et en  accompagnant ces paroles d'un sourire dédaigneux, le vicomte est parfaitement niais. Il a commis une balourdise à propos de cet éventail dont il avait surpris le secret, et la dame l'a mis à la porte.

- Voilà tout? demanda le marquis.

- Voilà tout ! répéta M Dubois.

- Vous en êtes sûr?

- Du moins, c'est là tout ce que je sais

- C'est singulier ! fit le marquis en réfléchissant.

- Quoi donc ?
   
- J'avais déjà entendu raconter cette histoire, et il me semblait que... Puis, s'interrompant brusquement.

- Pouvez-vous me confier le nom de l'héroïne ? demanda-t-il.

- Parfaitement répondit sans hésiter M. Dubois.

- Et ce nom est ?
   
- Mme Paméla Van-Horn.

- Une Allemande ?

- Une Hollandaise !

- Vous en êtes certain ?

- Très certain.

M. Dubois avait répondu si nettement, que le marquis parut ne plus douter.

Très bien ! très bien ! dit-il avec un sourire qui épanouit sa physionomie un moment rembrunie.

Puis il ajouta à voix basse : Il faut que demain cet homme soit à mes gages !
 
- Le lansquenet vous réclame, marquis, s'écria le vicomte en interrompant brusquement la rêverie du gentilhomme.

V

UN DÉJEUNER DE GARÇONS

Huit jours après le dîner donné par la charmante veuve, la salle à manger du marquis de Ximera présentait, elle aussi, une animation inaccoutumée. Il était une heure de l'après-midi, et quatre convives étaient attablés en face d'un splendide déjeuner merveilleusement servi dans une vaisselle princière.

Le marquis présidait la table avec une véritable aisance de grand seigneur. Ses compagnons étaient le commandeur Gyrloskoft M. Philippe Dubois et le baron de B....

De nombreux domestiques passaient silencieusement derrière les convives, veillant à tout, et se penchant de temps à autre vers chacun des invités du marquis pour murmurer à l'oreille, de ce ton funèbre adopté par les maîtres d'hôtel des grandes maisons, le nom d'un mets recherché ou ceux des vins du plus haut cru.

Le premier service était achevé, et la conversation paraissait des plus vives. C'était le commandeur qui avait la parole, et, en sa qualité d'officier ayant été longtemps au service de la Russie, il récitait d'une façon toute charmante un article emprunté à la Gazette du Nord.

- J'étais donc en mission extraordinaire dans le Kamtschatka, disait-il en se renversant sur le dossier de sa chaise et en suivant de l'oeil les manoeuvres du couteau du baron, lequel paraissait silencieux et concentré comme quelqu'un occupé, à mener à bonne fin une affaire de la plus haute importance. Vous savez, messieurs, que généralement les habitants du Kamtschatka font leurs voyages d'hiver en traîneaux attelés de chiens; mais on ne connaît point les détails de ce singulier mode de locomotion.
   
- C'est vrai, dit le marquis en s'inclinant.

- Les historiettes du commandeur sont intéressantes au plus haut point, murmura M. Dubois.

- La caisse du traîneau du Kamtschadale, reprit M. de Gyrloskoff, est formée d'un tissu d'osier se relevant à l'avant et à l'arrière en demi-lune, le tout fortement attaché par des courroies et peint en rouge ou bleu. Cette caisse est fixée sur un train élevé, lequel est supporté à son tour par une large charpente glissant sur des patins faits d'os de baleine. A l'avant sont suspendues de petites clochettes destinées à exciter par leur son argentin l'ardeur de l'attelage. Tout le traîneau ne pèse pas plus de douze livres ; son seul défaut est d'être trop élevé, mais il n'en est que plus rapide. Du reste, il est construit avec tant d'élégance et d'habileté que le meilleur mécanicien n'y trouverait rien à redire.

- Ce genre de voiture doit effectivement être fort singulier et réellement charmant, dit le baron.

- Les Kamtschadales, continua le commandeur, attellent habituellement à leur traîneau quatre paires de chiens, à la tête desquels marche un chien conducteur, sur la fidélité duquel ils croient pouvoir compter. Ces chiens portent au cou un collier de peau d'ours auquel sont attachées les rênes, mais ces rênes ne servent guère à les guider; on les laisse flotter.

- M. Gyrloskoff raconte d'une façon des plus agréables, fit observer le marquis ; sa conversation est toujours amusante et instructive.

- Vous me comblez, marquis ! dit le commandeur, mais j'ai beaucoup vécu, beaucoup vu et beaucoup retenu.

- Belle mémoire ! dit M. Dubois.
 
- Continuez donc, commandeur, je vous en prie !

Le commandeur reprit :

- Un traîneau Kamtschadale porte une charge d'environ 200 à 250 kilogrammes; mais il n'y a déplace que pour un seul individu. Celui-ci s'y assied  en travers ; les jambes tournées à droite ; afin de pouvoir en sortir plus facilement  dans les endroits dangereux.  Il tient à la main un bâton recourbé, orné de courroies de diverses couleurs. Quand il veut mener à droite, il frappe de Son bâton le côté gauche du traîneau ; il fait le contraire quand il veut aller à gauche. Veut-il s'arrêter ? il pose le bâton sur l'avant. Quand les chiens s'emportent, il jette le bâton à celui qui paraît être l'auteur du désordre ; mais il faut qu'il soit bien sûr de le reprendre en route, car si les chiens s'apercevaient qu'il est désarmé, ils cesseraient de lui obéir. Le bâton est aussi nécessaire au Kamtschadale qui voyage que le gouvernail au pilote.

- C'est un véritable bâton de commandement, interrompit M. Philippe.

- Et les chiens obéissent-ils? demanda le marquis.

- Pas toujours. Ils sont en général assez mal disciplinés. Ils aboient horriblement quand on les attelle ; ils sont insensibles aux caresses aussi bien qu'aux menaces. Si, par malheur, le voyageur tombe du traîneau, ils n'en poursuivent pas moins leur course jusqu'à la station où ils ont l'habitude de s'arrêter. Dans les endroits escarpés ils offrent peu de sûreté; on n'en attelle alors guère plus de trois. Les montées les épuisent ; le voyageur doit les gravir à pied. On ne donne aucune nourriture aux chiens avant le départ ; ils ne mangent qu'à la station où ils doivent s'arrêter ; l'appétit aiguillonne leur course. Du reste, le chien de Sibérie peut se comparer, pour la sobriété, au chameau du désert ; on en a vu marcher plusieurs jour sans prendre le moindre aliment. Quand la route est passable le Kamtschadale fait 150 kilomètres par jour ; il en fait jusqu'à 200 quand elle offre un traînage lisse et solide. A l'époque du dégel, il est obligé d'envoyer des éclaireurs chaussés de longues raquettes en avant pour lui frayer le chemin. En général, un voyage d'hiver dans l'intérieur du Kamtschatka est plein de désagréments. Il faut y traverser des bois encombrés de branches mortes et de broussailles, ce qui vous oblige à chaque instant à garer votre visage, vos bras et vos jambes. Et c'est précisément dans ces sorties d'endroits que les chiens précipitent le plus leur course ; on dirait qu'ils veulent se débarrasser du voyageur et de l'équipage, ce qui, du reste, leur réussit assez souvent.

- Peste ! commandeur, s'écria M. Dubois, mais ce n'est pas tout rose qu'un voyage au Kamtschatka.

- On doit courir souvent de grands dangers, ajouta le marquis.

- De très grands, effectivement, répondit le commandeur. L'un des plus sérieux auxquels on soit exposé dans ces sortes de voyages, c'est d'être surpris par des ouragans et des trombes de neige épouvantables. On cherche alors un refuge dans le bois le plus proche, où l'on reste souvent une semaine entière avant que le temps soit redevenu serein. 0n se blottit dans des trous de neige que l'on ferme avec des broussailles ; on se cache aussi dans des creux de rochers, et là on se couche dans la neige, qui offre du reste, un lit très chaud. Quand les vents du sud-est, accompagnés d'une neige humide, ou les vents du nord d'un froid aigu, surprennent le voyageur au milieu des grandes plaines, le danger est pour lui beaucoup plus grand, et il lui arrive souvent malheur. Il cherche pour s'abriter quelque énorme tas de neige, aux flancs duquel il se blottit ; mais il n'ose s'endormir, car là neige pourrait tomber sur lui pendant son sommeil en si grande quantité qu'il lui serait impossible de se relever. Il est donc forcé de se mettre debout presque tous les quarts d'heure pour se recoucher ensuite sur la neige nouvellement tombée. Malgré ces précautions, un grand nombre de malheureux périssent chaque hiver, gelés ou étouffés. Mars et avril sont les mois où l'on voyage au Kamtschatka avec le plus d'agrément. Le froid y est encore très vif, mais les naturels du pays en prennent, peu de souci. Ils mangent en compagnie de leurs chiens du poisson sec et gelé, ils se désaltèrent avec des globules de neige ; ils couchent dans la neige où ils dorment paisiblement et se réveillent frais et dispos. Ils ne se décident que très difficilement, pendant les deux mois dont il s'agit à faire du feu. Quand ils allument du feu, dans le cours de leurs voyages; c'est toujours un grand brasier ; s'ils se décident à s'en approcher, il le font tout à fait en grand; c'est-à-dire qu'ils se dépouillent de leurs vêtements et tournent le dos nu à la flamme; s'endormant dans cette position pendant plusieurs heures : ce qui estextraordinaire, c'est que, bien que le braisier s'éteigne longtemps avant le jour, ils ne sont point réveillés par le froid et ne se plaignent en aucune façon de sa rigueur.

- Brr! fit M. Dubois en frissonnant, vous me donneriez la chair de poule avec votre description. Ah çà ! mais, est-ce qu'il n'y a pas d'autre moyen de voyager qu'en traîneau, dans cet horrible pays ?

- Si fait ; les Kamtschadales ne voyagent pas toujours en traîneau, ils vont aussi à pied, même pendant l'hiver. Dans ce cas, ils se réunissent habituellement un certain nombre; mais jamais ils ne marchent plusieurs de front ; ils se suivent un à un en ligne.

- J'aime mieux la France ! dit le baron.

- Et moi aussi, ajouta M. Philippe.

- Oh ! fit le marquis, on est heureux d'avoir vu de pareilles choses, mais on est aussi heureux de les entendre raconter.

Le commandeur s'inclina.

Le baron fit une manoeuvre à l'aide de son couteau. M. Dubois tira aussitôt une tabatière de sa poche et la présenta au commandeur.

- Oh ! oh ! fit celui-ci en riant, vous avez fait toilette, aujourd'hui ; vous avez pris votre boîte en vernis Martin !

- Voici une miniature des plus galantes, ajouta le marquis en se penchant vers la boite que tenait le commandeur.

- C'est une miniature du peintre russe Klingstelt, qu'on appelait sous la Régence le Raphaël des tabatières, dit M. Dubois en se dandinant sur son siège. Aujourd'hui, ces précieuses boites ne sont plus que des bijoux ; alors elles servaient réellement. La tabatière, qui n'est plus qu'un objet d'étagère, était un meuble de poche, que son heureux propriétaire ouvrait, fermait, caressait avec coquetterie, au milieu des conversations, et dont il offrait avec grâce la poudre parfumée, en ne manquant jamais de faire admirer la riche peinture du couvercle.

- Ainsi que vous venez de le faire vous-même, dit le baron en riant.

- C'est vrai, répondit naïvement M. Dubois ; c'est une habitude. Au reste, je vous parlais dernièrement de l'éventail. Les manoeuvres de la tabatière étaient ainsi également réglées. Voici la règle telle que je me la rappelle :

1° Prenez la tabatière de la main droite.
2° Passez la tabatière dans la main gauche.
3° Frappez sur la tabatière.
4° Ouvrez la tabatière.
5° Présentez la tabatière à la compagnie.
6° Retirez à vous la tabatière.
7° Rassemblez le tabac dans la tabatière.
8° Pincez le tabac proprement de la main droite.
9° Tenez quelque temps le tabac dans les doigts avant de le prendre.
10° Portez le tabac au nez.
11° Reniflez des deux narines avec justesse, harmonie et sans grimacé.
12° Fermez la tabatière, éternuez et mouchez.

- Très joli ; s'écria le commandeur. Ce cher Dubois n'est pas un homme, c'est une chronique vivante du dernier siècle !

- Un causeur charmant ! ajouta le marquis.

- La tabatière, reprit M. Dubois sans paraître avoir entendu les éloges qui lui étaient adressés, la tabatière était trop un meuble de conversation pour ne pas chercher à être spirituelle. Beaucoup, sous leur forme ou sous leur couleur cachaient une malice; on les appelait des tabatières à épigrammes. Du temps du ministre Turgot, dont les réformes économiques furent tant moquées à la cour, on en fit en carton, qui étaient très plates et, pour montrer qu'elles étaient suivant la mode de ce ministre économe, on les appela des platitudes ou turgotines. Quand le cardinal Louis de Rohan eut été déchargé de toute accusation de complicité dans la funeste affaire du collier le public, qui ne croyait pas à cet arrêt d'innocence, mit son opinion en chansons et en tabatières. On en vit paraître qui, sauf un petit point blanc au milieu, étaient toutes rouges comme une robe de cardinal; cela s'appelait : le cardinal blanchi jusqu'à un certain point.

- Au reste, dit le baron, les tabatières n'étaient pas alors les seules confidentes et complices de la malice publique. Mille choses : des écrans, des galons d'habits, des chapeaux de femmes colportaient, pour leur part, une dose de satire. Citons quelques exemples : Louis XV eut longtemps pour ministre de la guerre M. le marquis de Monteynard, qui maintes fois reçut sa démission, et toujours se retrouva ministre comme devant. On le renvoyait, il ne voulait pas se croire renvoyé et, comme le roi était moins obstiné que lui, il restait. Le public s'amusa, toujours à sa manière, de ce singulier jeu de bascule ministérielle. Il mit à la mode des écrans, qu'il appela écrans à la Monteynard, parce qu'ils tombaient et se, relevaient d'eux-mêmes. A l'époque de l'exil du chancelier Maupeou on fit des galons en imitations d'or ; qui furent appelés galons à la chancelière. Pourquoi ? Parce qu'ils étaient faux et ne rougissaient pas. Enfin, un peu plus tard, en 1781, vint la mode des chapeaux à la caisse d'escompte. Pourquoi encore? Parce que, comme ladite caisse, ces chapeaux n'avaient pas de fond. C'est bien en ce temps-là, convenez-en, qu'on mettait de l'esprit partout.

- C'est vrai, dit M. Dubois en soupirant.

Le marquis ne dit rien ; mais il paraissait jouir d'une félicité parfaite.

- Charmant charmant! murmura-t-il ; c'est là ce qu'il me faut. Cette famille est adorable, et je veux...

Il s'interrompit pour offrir du pâté de foie gras à son voisin, le baron de B***.

- Ah ! fit celui-ci en acceptant, chaque fois que je mange de ce mets délicat, je songe au maréchal de Contades.

- Pourquoi ? demanda le marquis.

- Comment, vous ne savez pas l'histoire du maréchal et celle des pâtés de Strasbourg ?

- Non !

- Racontez-nous cela, dit le commandeur.

- Volontiers ! fit le baron. Figurez-vous, messieurs, que le maréchal de Contades, commandant militaire de la province d'Alsace depuis 1762 jusqu'en 1788, craignant, à ce qu'il parait, de se compromettre à la cuisine d'une province si nouvellement française, amena avec lui son cuisinier en titre. Il s'appelait Close et était Normand ; il conquit dans la haute société de cette époque  la réputation d'un habile opérateur. Le cuisinier normand avait deviné, par l'intuition du génie, ce que le foie gras pouvait devenir dans une main d'artiste et avec le secours des combinaisons classiques empruntées à l'école française.

« Il l'avait, sous la forme de pâté, élevé à la dignité d'un mets souverain, en affermissant et en concentrant la matière première, et l'entourant d'une douillette de veau haché que recouvrait une fine cuirasse de pâte dorée et historiée. Le corps ainsi créé, il fallait encore lui donner une âme. Close la trouva dans les parfums excitants de la truffe du Périgord. L'oeuvre était complète.

« L'invention de Close resta un mystère de la cuisine de M. le maréchal de Contades, tant que dura son commandement en Alsace, le pâté de foie gras ne franchit point sa table aristocratique. Mais le jour de la publicité et de la vulgarisation approchait avec l'orage révolutionnaire qui devait déchirer tant d'autres voiles et entraîner tant d'autres secrets. L'on était en 1788, M. le maréchal de Contades quitta Strasbourg et fut remplacé par le maréchal de Stainville. Close, fatigué de servir un grand seigneur, prévoyant peut-être que les grands seigneurs allaient finir, aspirant d ailleurs à l'indépendance et amoureux par dessus le marché, se décida à rester à Strasbourg. Il fit la cour à la veuve d'un pâtissier français nommé Mathieu, qui demeurait dans la rue de la Mésange, et l'épousa. Il confectionna pour le public et vendit officiellement depuis lors les pâtés qui avaient fait les délices secrètes de M. de Contades. C'est de ce modeste laboratoire que le pâté de foie gras est parti pour faire le tour du monde.

« Close n'avait cependant que jeté les fondements de sa grande découverte. Un autre cuisinier, congédié par la Révolution, devait la compléter et la perfectionner.

« Les Parlements venaient de disparaître avec tout l'ancien régime. Leurs premiers présidents n'avaient plus guère de goût pour les plaisirs de la table. Celui du parlement de Bordeaux, M. Leberthon, licencia sa cuisine. Le chef de ce laboratoire célèbre vint au hasard chercher fortune à Strasbourg. Il était jeune, intelligent, ambitieux, et formé dans les meilleures doctrines. Il se nommait Doyen.

« Après avoir débuté par les plus modestes confections, notamment par les « chaussons de pommes », dans lesquels il excellait, il s'adonna aux « chaussons de veau haché ». Il gagna une fortune assez ronde qui le mit en état de faire concurrence à Close. J'ignore où était le premier siège de son industrie, mais elle devint hautement florissante lorsqu'il la transporta dans l'ancienne tribu des orfèvres, dite à l'Échasse, rue de Dôme.

« Doyen perfectionna savamment et consciencieusement l'oeuvre de Close, et il doit être considéré comme le second fondateur du pâté de foie gras, comme celui qui en a le plus glorieusement répandu la célébrité et affermi l'empire. Il est le docteur et le pontife de cette phalange de pâtissiers habiles et heureux : les Jehl, les Fritsch, les Müller, les Biot, les Artzner, les Hummel, les Henry, qui soutiennent encore aujourd'hui avec éclat le vieux renom de l'invention succulente de Close le Normand.

- Délicieux ! ravissant ! inimaginable !!! s'écria le marquis en se levant. Jamais je n'ai fait un déjeuner aussi agréable ! Messieurs, votre conversation si fine et si variée m'a mis dans l'enchantement.

- Il y aura un supplément pour cette séance! glissa le baron à l'oreille du commandeur et de M. Dubois, tandis que ces messieurs passaient dans le salon ou était préparé le café.

Très bien ! répondit M. Gyrloskoff.
   
- La mémoire est toujours bonne ! ajouta orgueilleusement M. Dubois.

Une heure après, les trois convives prenaient congé du marquis, et celui-ci, sonnant à tour de bras, demandait ses chevaux au plus vite.

Le coupé attelé, le gentilhomme se fit conduire chez la baronne de Sainte-Marie, l'amie de la belle veuve, et escaladant lestement les trois étages, il se rua dans l'appartement plutôt qu'il n'y pénétra.

La vieille dame était seule et parut fort surprise de l'irruption du visiteur.

- Bon Dieu ! qu'y a-t-il ? s'écria-t-elle en levant les bras au ciel.

- Il y a, dit le marquis, que je suis dans l'enchantement, dans le ravissement, dans l'extase ?

- A quel sujet ?

- Au sujet de mon prochain mariage !

- Comment, c'est décidé ?

- Je viens d'en prendre la résolution dans ma tête.

- Vous vous mariez avec Mme de Zermès ?
 
- Avec Mme de Zermès si toutefois elle daigne m'accepter.

- Mais...

-Oh! pas d'objection !

- Cependant permettez-moi de vous demander d'où vient cette résolution si promptement arrêtée, vous qui hier encore sembliez hésiter.

- C'est le déjeuner de ce matin qui m'a décidé irrévocablement.

- Comment ! quel déjeuner?

- Celui que j'ai donné aux parents de Mme de Zermès.

- Marquis ! je ne comprends pas !

 - Je vais vous expliquer ma conduite, qui doit effectivement vous sembler bizarre...

- Et l'histoire de l'éventail ? dit la    vieille dame en riant.

Le front du marquis se rembrunit.

- Ne me parlez pas de cela ! fit-il en détournant la tête ou plutôt si, parlons-en ! reprit-il en changeant de ton. Je vais, d'un seul et même coup, vous donner la clef de l'énigme.

- J'écoute ! dit la vieille dame.



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