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Ch.-Ph. de Chennevières Pointel : Contes de Saint-Santin (1881)- [1]
CHENNEVIÈRES-POINTEL, Charles Philippe, Marquis de (1820-1889) : Contes de Saint-Santin.- Paris : E. Plon, 1881.-VII-303 p. : ill. ; 25 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (24.VI.2011)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur l'exemplaire d'une coll. part.

Contes de Saint-Santin
par
le Marquis  de  Chennevières

~*~


PROLOGUE

Dans le jardin du petit logis qu’on appelle Saint-Santin, et qui est sis tout à côté de Bellesme en Perche, se trouvait, une fois, rassemblée une troupe nombreuse d’enfants de tout âge, depuis les bambinets jusqu’à ceux qui savent déjà très-bien lire et très-bien écrire, et même jusqu’à ceux qui vont au catéchisme. C’était à l’occasion d’une fête qui se donnait dans la ville en l’honneur des gens des environs qui avaient amené sur le champ de foire les plus belles vaches, les plus beaux chevaux, les plus beaux moutons. On appelle cela un Comice agricole, et l’on en célèbre souvent aujourd’hui dans nos campagnes ; mais celui-là était le premier qu’eût jamais vu la ville de Bellesme, et M. le maire et MM. les adjoints du maire et M. le député de l’arrondissement n’avaient rien négligé pour que les bourgeois et les paysans en gardassent longues années la mémoire. On ne voyait dans toutes les rues que guirlandes de feuillage, et aussi, pour quand viendrait la nuit, des guirlandes de verres de couleur. Sur le champ de foire, un feu d’artifice devait être tiré le soir ; mais pour occuper les curieux jusque-là, et pour que les ivrognes ne restassent pas tout le long du jour dans les cabarets, vers l’après-dînée, un homme devait s’enlever dans un ballon ; et de tous les gens qui étaient venus ce jour-là à Bellesme, de dix lieues à la ronde, je jurerais qu’il n’y en avait pas dix qui eussent, de leur vie, vu s’enlever un ballon. Jugez quelle fête !

Or, comme du jardin de Saint-Santin il est facile à des yeux qui n’ont pas encore besoin de lunettes d’apercevoir, par delà la route neuve, tout ce qui se passe dans le champ de foire, et même jusqu’à la forêt, sans être exposé aux ruades des chevaux ni aux cornes des boeufs, ni à être étouffé par la foule, ni à être brûlé par le soleil, qui était fort chaud, bon nombre d’enfants avaient été amenés dans ce jardin par leurs parents, et ils étaient libres de courir, monter et descendre les allées, jouer à cache-cache dans les tonnelles, derrière les haies et la charmille, en attendant que le ballon se gonflât et quittât terre. Leurs bonnes, qui les gardaient là, commencèrent à courir et jouer avec eux, et ce n’était pas elles qui riaient et qui criaient le moins fort. Elles eussent mieux aimé peut-être conduire les enfants dans la mêlée et s’en aller jasant avec les commères de la ville qui descendaient par bandes le long de la route, et leur montrer leurs bonnets à larges rubans et leurs cols brodés, et leurs belles robes d’orléans, serrées à fine taille, qui auraient fait crever les autres de jalousie, parce que ces robes, ces cols et ces bonnets venaient presque tous de Paris, ou tout au moins de Caen ou d’Alençon ; mais il fallait rester à Saint-Santin et s’y divertir avec les enfants. Elles en prirent pourtant leur parti, d’autant qu’elles aimaient beaucoup chacune leurs nourrissons, encore un peu plus, il faut le dire, que leurs bonnets et leurs robes.

Un goûter avait été préparé, un goûter selon la saison : des pêches, des prunes et une bonne galette sucrée à la mode d’Argentan. On posa les plats et les assiettes sur les bancs rustiques, et l’on s’assit par terre sous le bouquet de sapins.

- Que de monde, Seigneur ! aujourd’hui dans Bellesme ! dit Marie la jardinière ; on ne se retrouve plus sur la place du Château, on ne se retrouve plus sur la place du Marché. Il n’y en avait pas tant, l’an passé, à la Saint-Simon, quoiqu’il fît aussi beau soleil et qu’on n’eût pas vu une aussi belle foire depuis bien des années. En voilà-t-il des allants et des venants ! Si l’on ne parle pas demain d’enfants qui se soient perdus, ce sera grande chance. Le petit de maîtresse Massard se perdit comme ça, l’autre année, le jour des courses à Mortagne. Le meunier d’Aunay le ramenait chez sa mère, à la Menardière, qu’elle était encore à le querir de porte en porte jusqu’à dix heures dans la nuit.

- Moi, si je perdais ce petit gars Henry que voilà, fit une nourrice, j’irais me jeter du haut de la tour de Saint-Sauveur. Qu’est-ce qu’on peut dire à une pauvre mère pour lui expliquer qu’on a perdu son enfant ?

~ * ~

L’ENFANT PERDU

OUI, certainement, – dit Adélaïde, la grosse bonne grêlée qui avait ramené le petit Philippe à Saint-Santin, – ce doit être un cruel chagrin pour une pauvre mère de penser que son enfant est condamné à vivre avec des faiseurs de tours, ou avec des montreurs d’ours, ou des raccommodeurs de casseroles, ou avec des mendiants maraudeurs, et qu’il deviendra vicieux, fripon, débauché, et qu’on le ramènera peut-être dans vingt ans, mourir sur la guillotine, là où il aurait été un bon menuisier ou un bon maître d’école.

Heureusement qu’il s’en retrouve encore parfois sur lesquels on ne comptait plus guère, et voilà, par exemple, le bedeau de l’église du Gué de la Chaîne, qui a été perdu dans son enfance et qui reparut chez ses parents quand ils en avaient presque fait leur deuil. Ma mère m’a bien des fois répété cette histoire-là.

C’était l’année que le premier Empereur passa par Bellesme. Tous les anciens s’en souviennent. Le pays était sens dessus dessous. L’Empereur revenait de voir les ports de mer ; en traversant la forêt, il dit que ses chênes droits comme des peupliers lui feraient de beaux navires ; en traversant la ville, il regarda avec sa lorgnette les aigles vieux comme Henri IV qui décorent le portail de l’église ; et il laissa tout le monde tellement transporté que, quand vint sa fête, le maire de ce temps-là voulut, lui aussi, qu’on ne l’oubliât de mémoire d’homme, et fit venir de Paris un ballon avec son ballonnier. On n’en avait jamais vu dans Bellesme, et depuis ce jour-là jusqu’à aujourd’hui on n’en a plus revu.

L’homme qui devait partir dans le ballon avait choisi, pour préparer son enlèvement, la place au pied du vieux château. Il lui fallut plusieurs heures pour allumer son feu et mettre en train son espèce de cuisine. Le ballon s’enflait et puis se désenflait. Tous les enfants de la ville et des environs étaient là bousculant et écrasant le pauvre homme. Quand il les pourchassait d’un côté, ils le resserraient de l’autre. Il faisait chaud ; il était tout en eau. Les gens de la campagne étaient accourus de dix lieues aux alentours ; il était cinq heures ; les bonnes femmes voulaient s’en retourner dans leurs fermes apprêter leur souper ; on s’impatientait comme aujourd’hui. M. le maire avait quatre fois déjà envoyé dire à l’homme au ballon qu’il fallait partir ou qu’il ne serait point payé. Enfin ce brave homme, tout effaré, voyant le ballon à peu près gonflé, enjamba son petit bateau, fit signe au tambour de la ville de lâcher les cordes qui le retenaient, et s’enleva très-lestement, aux applaudissements de toute l’assistance. Dès que le ballon eut dépassé le niveau des anciennes tours, le vent le poussa du côté de Mamers, et une demi-heure après, chacun retournait chez soi, en se demandant si le ballon s’en irait tomber dans la lune, ou s’il s’accrocherait aux futaies de Vaunoise ou de Chereperrine.

Chacun s’en retournait chez soi, excepté deux pauvres gens du Gué de la Chaîne, nommés les Bruno, qui couraient par la ville, demandant à tout le monde si l’on n’avait point vu leur gars Joseph, et la malheureuse bonne femme de mère était devenue tellement folle que le lendemain matin on fut obligé de la reporter de force au Gué de la Chaîne ; elle ne voulait point quitter Bellesme. Personne, ni le tambour, ni les pompiers, ni le garde champêtre, personne n’avait vu son Joseph. Joseph était un gars très-éveillé qui marchait sur ses onze ans, et n’avait plus depuis longtemps besoin de lisières. On ne le repêcha les jours suivants dans aucun des puits de la ville, dans aucun des abreuvoirs, dans aucun des doués de blanchisseuses. Le commissaire le fit tambouriner, les jours de marché, dans toutes les villes et bourgades aux environs ; il y perdit son latin. Cela ne laissa pas d’inquiéter les gens du pays qui avaient des enfants.

Et savez-vous où était Joseph ? il était dans le ballon. Pendant que ses camarades harcelaient le pauvre ballonnier, lui s’était coulé dans la nacelle sous le paquet des hardes de cet homme, et quand il sortit la tête de sous les hardes, ils étaient à perte de vue en l’air, et passaient justement au-dessus du Gué de la Chaîne. – Hélas ! dit l’homme qui conduisait le ballon, qu’est-ce que tu fais là, garnement, et qu’est-ce que je vais faire de toi ? Ne bouge surtout pas, ou nous tombons en une demi-minute de six cents pieds de haut ; tandis que si tu restes tranquille, nous descendrons à une lieue d’ici, et je te ramènerai chez tes parents dormir en paix. Mais le malheureux s’aperçut au même moment que dans sa hâte à monter lui-même dans la nacelle, il avait oublié son lest, son parachute tout. Et le vent les emportait avec une violence qui faisait pâlir l’homme au ballon. Jugez si Joseph était rassuré. – Nous sommes perdus, répétait à chaque moment son malheureux guide, en se tordant les bras et en se lamentant, et Joseph, sans oser seulement se soulever sur son coude, se lamentait plus fort que lui. Le vent les poussait toujours avec rage ; ils volaient, a dit plus tard Joseph, aussi vite que les oiseaux et que les nuages. La nuit vint, point de relâche. Ils avaient, outre la peur, un froid qui leur faisait claquer les dents. Le lendemain, dès la pointe du jour, ils s’aperçurent qu’ils dominaient un pays tout couvert de grandes et sombres forêts, et dans un certain éloignement à droite était la mer. Impossible de dire l’épouvante qui les prit en songeant que peut-être ils allaient se trouver au-dessus de la mer sans bornes et y tomber ; par bonheur, ils continuèrent à la côtoyer à une quinzaine de lieues de distance. Ils passèrent au-dessus d’une grande ville, et l’homme, touché des inquiétudes qu’allaient éprouver les parents de cet enfant, déchira une feuille de son calepin et écrivit au crayon ces simples mots : « Joseph est avec moi ; l’aérostat s’en va en détresse. » Il lança la feuille au hasard des airs ; mais le billet étant tombé dans une basse-cour, un coq le déchira en pièces avec son bec, et puis vint la servante avec son balai, qui poussa les morceaux sur le fumier. Un homme a dit plus tard qu’il les avait ramassés, mais qu’il n’avait sur ce que cela voulait dire.

Ils allaient toujours, et voilà que la faim s’était emparée de l’homme au ballon, et comme il se parlait à voix haute par suite de l’égarement où le mettait sa position, Joseph entendit qu’il se disait : « Je n’ai pas mangé depuis hier matin ; je comptais si bien souper le soir au Cheval blanc ! Que vais-je me mettre sous la dent ? Il ne faut pas cependant que je laisse s’en aller tout à fait mes forces. » Puis il tomba dans un silence terrible qui dura jusqu’au soir. Enfin, au moment où le soleil se couchait juste devant eux, l’homme, s’adressant à Joseph, lui dit : – Mon pauvre enfant, je ne puis que plaindre pour toi la fâcheuse espièglerie qui t’a poussé dans ma nacelle ; mais comme la nature me défend de me laisser mourir de faim, et que nous ne sommes que nous deux dans ce pays-ci, je suis bien obligé de manger un morceau de ta personne ; je n’en goûterai cette fois que la partie la plus charnue ; défais quelques boutons pendant que je m’en vais affiler mon couteau. Ce qu’il avait dit, il le fit, et c’est pour cela que le bedeau du Gué de la Chaîne, quand il est assis, semble avoir une épaule plus haute que l’autre ; mais il prétend que, soit répugnance de la chair humaine, soit que le morceau n’eût pas été bien nettoyé, l’homme s’en tint à la première bouchée, et ils s’endormirent une nuit encore, épuisés par leurs émotions.

Ils furent réveillés, avant le lever du soleil, par une sorte de grand bruit lointain, et ils virent, à peine à une lieue, l’immense danger, l’instant terrible qui leur était apparu dès la veille. La mer était là, avec ses mugissements, ses vagues écumantes se brisant contre les rochers. L’homme perdit complétement la tête ; il ouvrit de nouveau son couteau, mais ce fut cette fois pour crever d’un grand coup la toile du ballon. A partir de ce moment, le ballon commença à descendre avec une rapidité effrayante. Joseph vit que l’homme, de plus en plus égaré par la frayeur, s’attachait une corde autour du corps et, après l’avoir fixée au ballon, s’élançait lui-même au dehors ; ou plutôt, à partir de ce moment, Joseph ne vit plus rien. Une secousse horrible lui fit perdre connaissance ; – et quand il se ranima, il se trouva au pied d’un arbre, l’homme au ballon, les reins brisés, étendu à ses côtés, et une multitude de sauvages attroupés autour de lui.

Quand je dis de sauvages, – c’étaient des gens habillés comme il n’en avait jamais vu, et qui parlaient un langage dont il n’entendait pas un mot. Ils avaient de grands chapeaux, de grands cheveux, de larges braies de toile, quelques-uns des peaux de bique sur le dos, et les femmes des jupes et des corsages très-éclatants. On amena un curé, qui regarda les deux étrangers avec curiosité et fit tourner et retourner les ruines du ballon dans tous les sens, quoique avec une grande précaution, comme on manierait un instrument dangereux et diabolique ; mais le curé parlait le même langage que ses sauvages, et Joseph ne put point lui conter son histoire. Il fut conduit au presbytère ; sa fameuse plaie fut soignée, et on lui fit manger de la bouillie de sarrasin. Quant à l’homme au ballon, il fut enterré à la porte du cimetière.

Mais le pauvre Joseph ! comment s’en retourner chez ses parents ? Il ne savait où il était ; il ne pouvait faire comprend aux autres d’où il venait. Le curé, qui était un homme charitable, lui donna sa vache à garder et lui faisait entendre bien des choses par signes, comme on parlerait à un sourd et muet.

Un soir que Joseph revenait des champs, il se mit à chanter à plein gosier la chanson que disent les moissonneurs de ce pays-ci quand ils reviennent le soir à la maison :

Tout le long du bois
J’ai vu la lune lever...

Le curé, qui de loin l’entendait, lui fit comprendre, quand il entra dans la cour, qu’il recommençât à chanter ; et comme l’heure de la soupe était venue, le gars entonna l’autre refrain :

Nous dînerons bientôt, maîtresse ?
Dites donc oui.

A ce mot de oui, le curé reconnut que Joseph était de France ; et cela le tira d’une grande inquiétude, parce qu’en le voyant tomber du ciel avec un homme si bizarrement vêtu et un ballon crevé, il s’était imaginé qu’il avait peut-être affaire à des Anglais, et il n’était alors question que des Anglais sur toute la côte. C’est pour cela que le curé avait fait enterrer l’homme à la porte du cimetière, parce que, sorcier ou Anglais, il pensait que les morts du village ne s’en accommoderaient pas pour voisin.

Il faut pourtant que vous sachiez que le ballon était tombé au fin bout du pays de Bretagne, à une vingtaine de lieues de Quimper-Corentin. Le curé savait le latin aussi bien que son évêque ; mais comme il était du pays, et comme il n’avait jamais parlé à ses paroissiens que le patois que lui avaient appris son père et sa mère, il n’entendait point le français, et pas moyen que Joseph lui répondit en breton. Il se mit donc en tête d’apprendre le jargon du gars Joseph, et il se dit que c’était une belle occasion que lui envoyait là le bon Dieu pour apprendre le français, et que le français ne lui serait peut-être pas inutile pour devenir curé d’une des églises de Quimper. Mais devinez ce qui arriva. C’est que Joseph, – vous savez comme les enfants sont singes, – Joseph fut plus vite instruit en breton, qu’il entendait parler à toutes les bonnes femmes de la paroisse, que M. le curé en français. Encore était-ce un bien méchant français qu’il apprenait là du gars ; car vous vous figurez bien que c’était le patois des gens de notre pays, et M. le curé, au bout de cinq mois d’apprentissage, parlais juste comme parlent les galopins de ferme au Gué de la Chaîne.

Il se crut néanmoins assez savant comme cela pour écrire à M. le préfet de Quimper-Corentin ; et il l’informait, dans cette lettre qu’il était tombé des nues dans sa paroisse, le 18 du mois d’août, un grand sac crevé, fait de toile de toutes les couleurs, et contenant un homme habillé en paillasse de foire, lequel homme s’était tué dans la chute, et un petit paysan qui paraissait très-fâché d’avoir quitté ses père et mère, et qui était d’une ville qu’il appelait le Gué de la Chaîne.

Bien qu’on fût accoutumé dans ce temps-là à des choses extraordinaires, le préfet de Quimper-Corentin se frotta les yeux en recevant la lettre du curé. Jamais il n’avait vu un si drôle de français, une si drôle d’orthographe ni une si drôle d’histoire. Il alla montrer la lettre à Mgr l’évêque, et Monseigneur ne put s’empêcher d’en rire, en lui certifiant cependant que le curé était un très-honnête homme incapable de menterie. – Il n’y a qu’une chose qui m’émerveille, dit Monseigneur, c’est que le curé sache un mot de français ; mais envoyez deux gendarmes, ils éclairciront l’affaire : si l’on s’est moqué de vous, ils ramèneront le coupable ; si le curé a dit vrai, ils ramèneront l’enfant. – Les gendarmes partirent en effet, et quatre jours après, car les chemins n’étaient pas bons, le curé amenait chez le préfet Joseph et le ballon dans une charrette.

– D’où es-tu ? dit le préfet au gars. - Du Gué de la Chaîne, répondit Joseph. – Là-dessus le préfet chercha dans tous les grands livres de la préfecture : pas plus de Gué de la Chaîne que dans ma poche. – De quel département ? lui demanda le préfet. Mais le gars ne savait point ce que c’était qu’un département. Tous les commis étaient sur les dents à feuilleter leurs paperasses et leurs pancartes peinturlurées où sont marqués les villes et les cantons. Il s’approcha d’eux et leur dit : –C’est tout à côté de la forêt. Le préfet ne savait comment le sortir de là. Il lui demanda si le maire avait une belle maison. Le gars lui dit : – Je ne l’ai point vue ; elle est à Saint-Martin. – Mais il y a bien des Saint-Martin dans ce bas monde, et le préfet n’était guère plus avancé ; enfin il s’avisa de lui demander : – Y a-t-il de belles foires dans les environs ? – La plus belle, lui répondit Joseph, c’est la Saint-Simon, à Bellesme.

Pour le coup, on chercha Bellesme dans les livres, et on le trouva. Mais le préfet ne comprenait pas que l’enfant eût pu venir de si loin dans un ballon. Il fit reconduire Joseph de brigade en brigade, en croupe derrière un gendarme, de Quimper-Corentin à Bellesme. – Il y a bien cent lieues de pays ; – et encore, au lieu d’arriver par Mamers, il arriva par la route du Mans. Il reconnut bien tout de même l’église de Saint-Sauveur et les restants du vieux château, d’où il s’était envolé six mois auparavant ; et quand M. le maire lui annonça qu’il allait le faire tambouriner dans les rues comme un chien perdu, le gars lui dit : – Ça n’est pas la peine, je retrouverai bien mon chemin à cette heure ; seulement j’ai peur, parce que mon père va me donner une fessée du diable, pour être resté si longtemps hors de chez nous. – Eh bien, lui dit M. le maire en riant de bon coeur, c’est moi qui vais te reconduire pour qu’on ne te corrige pas trop. – Malgré cela, lorsqu’ils eurent dévalé de Bellesme et qu’ils arrivèrent au haut de la petite côte qui domine le Gué de la Chaîne, Joseph recommença à devenir tout pâle et à trembler autant de peur que de contentement. Les premiers enfants du village qui le reconnurent se mirent à suivre M. le maire et lui, en se criant les uns aux autres à demi-voix : – Tiens, voilà le gars Joseph qui est retrouvé. Les grandes personnes aussi se mirent par curiosité à les suivre de loin. Lui, à mesure qu’il avançait, changeait du blanc au rouge, du rouge au blanc. Ses pauvres parents, depuis qu’il était perdu, passaient toute la journée sur leur porte, à regarder aux deux bouts de la route pour voir s’il reviendrait ; ils usaient leurs yeux à cela et à pleurer. Ils demeuraient, eux, en haut du village, à l’endroit où le chemin tourne. Une voisine, qui avait pourtant aperçu avant eux M. le maire et le gars Joseph, dit à la bonne femme : – Mais voyez donc, la Bruno, c’est bien lui cette fois, c’est votre Joseph. – Ah ! mon Dieu ! oui, dit-elle, c’est bien lui, le malheureux ! – Tiens, Bruno, le voilà. Et elle n’eut seulement pas la force de se lever. Et quand le gars, poussé par M. le maire, courut à eux, ils se mirent tous à sangloter, à pleurer, à le tant tourner et retourner, qu’on crut que la pauvre femme allait en mourir de joie. Ils ne songèrent seulement pas à faire asseoir M. le maire. Mais il avait encore de bonnes jambes dans ce temps-là, et il s’en revint content.

Quelques jours plus tard, M. le maire apprit aux Bruno l’adresse du brave curé de Bretagne qui avait sauvé Joseph, et que M. le préfet lui avait fait connaître. Ils lui firent écrire par M. le vicaire du Gué de la Chaîne une longue lettre de remercîments ; ils lui annonçaient l’envoi d’un beau couple de poulets ; mais il paraît qu’il y a si loin, si loin, et les chemins sont si mauvais, que les volailles n’ont jamais pu arriver ; et Joseph reçut, deux ou trois ans après, juste l’année de sa confirmation, un beau livre qu’on lui envoyait de Quimper : c’était un livre pour apprendre le français aux ecclésiastiques bas bretons dans les grands séminaires ; mais ce français-là ne parut point bon en tout à M. le vicaire du Gué de la Chaîne, et il fit remarquer aux Bruno que le livre n’avait pas l’approbation de Mgr l’évêque de Quimper. Quoique Joseph fût déjà enfant de choeur, et que le père Bruno fût très-bien avec M. le vicaire, il ne peut s’empêcher de lui dire : – Ah ! monsieur l’abbé, vous n’en feriez peut-être point autant en breton !


On avait fait cercle sous les grands sapins pour entendre le récit d’Adélaïde, et chacune alors s’étant mise en goût de dire un conte, les plus bavardes se disputèrent la parole.


GUILLAUME SANS PEUR

IL y avait une fois, – dit à son tour Élisa, en regardant fixement un certain personnage en culotte, haut comme ma botte, et qui tout aussitôt devint rouge comme un coquelicot, – il y avait une fois un petit garçon de sept ans, qui s’appelait Guillaume et qui était très-poltron. Il avait peur des chiens, il avait peur des chats, il avait peur des mulots et des grenouilles, il avait peur des vaches et des ânons, il avait peur des guêpes et des sauterelles, et quand son père déchargeait dans le jardin son fusil  sur un merle, il eût voulu se cacher dans un trou de souris. Vous ne l’auriez pas fait descendre le soir dans la cave, même avec un lanterne, quand vous lui auriez promis toute une bouteille de vin sucré, et Dieu sait pourtant si ce peureux aimait le vin sucré ! Ses parents en étaient honteux et avaient tous les jours envie de lui ôter ses culottes pour lui mettre un cotillon, tant il ressemblait plutôt à une petite fille timide qu’à un traîneur de sabre. Heureusement qu’il lui arriva une épreuve qui le corrigea à tout jamais de toutes ses poltronneries.

Ses parents, un soir d’octobre, devaient aller dîner chez des amis à une campagne voisine ; mais au moment de monter en voiture, il se souvint que dans ce château-là il y avait un gros chien qui aboyait de toutes ses forces devant les chevaux quand il entrait une voiture dans la cour. Il n’en fallut pas davantage pour le faire renoncer à son beau dîner, et il dit, en câlinant, à sa mère qu’il aimait mieux rester à la maison avec sa bonne. Le jour allait tomber, l’air du soir s’annonçait vif ; ses parents furent enchantés de sa sagesse et partirent seuls, le croyant déjà remonté dans la chambre de sa bonne.

Mais sa bonne, – que je connais bien et qui m’a tout conté, – Guillaume voulut lui jouer un petit tour, et, au lieu de venir la rejoindre tout droit, il s’avisa d’aller se cacher un moment dans la chapelle. Sa bonne, elle, le croyait roulant bien loin, et raccommodait ses chausses, tranquille comme Baptiste, et songeait même à part elle qu’elle ferait endêver son M. Guillaume, le soir en le couchant, à propos du chien et de la chatte de ce château là-bas.

A peine s’était-il approché de l’autel pour regarder les fleurs des vases et les images des canons, que voilà la vieille femme chargée des clefs de la chapelle, qui, six heures sonnant à Saint-Sauveur, vient, selon l’habitude, donner son tour de clef, et s’en retourne chez elle, toujours branlant la tête, sans se douter qu’elle a pris un oiseau au trébuchet.

Ah ! le pauvre oiseau ! mon Dieu ! Sa bonne entendit bien de loin un enfant qui criait ; mais elle se dit que c’était sans doute le petit du jardinier. La jardinière, qui arrosait ses choux au clair de lune, entendit bien aussi des hurlements d’enfant ; mais elle se dit que c’était sûrement un galopin de la Croix-Blanche qui avait reçu une bonne fouaillée, et elles continuèrent gaiement leur besogne. Mon Dieu ! mon Dieu ! si elles avaient su ce que c’était !

Quand il avait eu bien cogné aux deux portes, le pauvre Guillaume, et quand il y avait eu bien usé ses petits poings et ses petits pieds, et tous les cris de sa poitrine, il s’était mis dans un coin sans plus oser bouger, et toujours criant, et toujours gémissant, mais absorbé par sa peur plus encore que dans le premier moment. Il regardait partout, à droite et à gauche, avec des yeux effarés, s’il ne sortirait point de sous les marches et de sous les pavés et s’il ne tomberait point de la voûte noire des crapauds, des serpents et des monstres ailés. Il n’osait s’asseoir nulle part ; il cachait ses mains dans ses poches. Une certaine confiance qu’on lui avait dit d’avoir dans la Sainte Vierge le poussa à se rapprocher de l’autel ; mais à peine au fin haut apercevait-il la statue de la Vierge et de l’Enfant Jésus, tandis que le Christ en croix, tout pâle, peint au-dessous entre les colonnes, semblait le menacer, et que les têtes sculptées des chérubins semblaient voler contre lui, comme des chauves-souris, avec leurs petites ailes blanches.

Il commença, tout haletant de ce qu’il voyait là, et déjà la sueur froide au front, à se reculer de l’autel et de la chapelle haute, pour descendre dans la nef, où il ne voyait qu’un grand vide. Mais là les murs et les fenêtres devenaient plus hauts, et il lui semblait qu’il fût descendu un étage plus bas dans les choses terribles. Les rats couraient le long des murailles vertes et poussaient un petit cri en frôlant ses jambes. A ce moment il aperçut, entre les deux escaliers qui montent à la chapelle haute, une porte entrebâillée et une lucarne par lesquelles s’échappait un certain jour brillant. Devait-il crier plus fort ? Devait-il s’approcher de cette porte ? Quoique son petit coeur lui battît à rompre sa poitrine, l’idée qu’il trouverait par là une sortie de la chapelle le poussa vers le caveau ; il descendit les marches. La porte cria dès qu’il y mit la main, et en voulant s’enfuir en arrière il tomba assez rudement assis sur un degré. La veille il aurait crié ; mais il n’avait plus de voix, et personne pour le plaindre, et, ma foi, il se releva. Il se rapprocha de la porte, et comme il y avait juste assez de place pour qu’il entrât, il aventura d’abord sa petite tête et ne vit personne derrière la porte ; il s’y glissa tout entier. Rien d’abord ne le frappa de plus effrayant que dans l’autre chapelle, et pourtant au bout d’un instant il se sentit bien autrement ému. La lune pénétrait à plein par les soupiraux aux deux côtés de cette chapelle basse. Mais au milieu de ces deux soupiraux semblaient grimper des chenilles gigantesques, et peu à peu il remarqua que s’agitaient par la lucarne de droite des grandes pattes d’araignées monstrueuses. Il recula encore, les cheveux hérissés ; mais cette fois, au lieu de sortir du caveau, il repoussa la porte avec son dos et s’y trouva renfermé. Son talon venait de butter contre une grande pierre, et dès qu’il y jeta les yeux, il reconnut les deux tombeaux dont on lui avait raconté l’histoire. Un vieux bonhomme était enterré là, et une tête de mort était gravée sur la pierre. Les gens du pays croyaient que son fantôme revenait la nuit, et disaient que quand on leur donnerait son enclos, ils n’oseraient pas rester dans la chapelle jusqu’au matin. Juste à ce moment Guillaume entendit un bruit de griffes contre le mur, et il vit se dresser à l’une des petites fenêtres un être tout gris qui la remplit presque tout entière et se mit à le regarder avec des yeux brillants. Les frissons couraient au pauvre enfant de la plante des pieds à la pointe des cheveux ; il voulait crier encore et n’avait plus de voix ; mais presque aussitôt l’apparition s’évanouit. Ne sachant plus que devenir, et presque sans connaissance, il alla s’asseoir au pied du vieil autel qu’on lui avait dit consacré à sainte Madeleine. Il regardait de là malgré lui vers les tombeaux, épiant s’il n’en sortirait rien ; il cherchait dans sa pauvre tête comment il se défendrait contre le fantôme et ce qu’il ferait encore si l’apparition du soupirail revenait. Il mit la main sur une grosse pierre toute ronde, qu’il entrevoyait à demi, posée sur l’une des tombes ; il la souleva et la roula auprès de lui ; mais quand elle fut dans le rayon de la lune, jugez de son épouvante : c’était une tête avec des joues rouges, des cheveux et une barbe noirs ! Ah ! pour le coup, le fantôme aurait pu venir, le pauvre petit Guillaume l’eût pris pour son sauveur.

Il racontait plus tard à sa bonne que comme il en était là, et croyant bien qu’il allait mourir, il se mit à faire sa prière, mais des lèvres seulement, car il ne pensait plus à rien, et pendant qu’il disait son Notre Père, il entendit le bruit d’un ronron qui rôdait autour de lui : c’était le chat de la maison, auquel il avait donné quelquefois ses os, et qui, le reconnaissant, venait se frotter à ses jambes et puis de là contre la tête aux cheveux noirs, et puis de là sautait d’un tombeau à l’autre, et puis enfin repassait par la lucarne sans que les grandes pattes d’araignée et l’énorme chenille qui la fermaient parussent lui faire obstacle. Quand il fut parti, Guillaume se sentit plus soulagé, – d’abord parce qu’il n’était plus là, – et puis il se mit à regarder tout ce qu’avait touché le chat avec un peu moins de terreur. Il crut reconnaître que l’apparition aux yeux brillants pourrait bien être une première visite du chat lui-même, qui venait à la chasse aux rats ; et puis que les pattes d’araignée pourraient bien être des tiges de lierre se glissant du dehors dans le caveau et agitées par le vent ; et puis les chenilles monstrueuses, de larges barreaux de fer serpentant avec des pointes pour défendre l’entrée des soupiraux ; et puis la tête coupée ? une autre toute blanche et mutilée qu’il vit sur l’autel de sainte Madeleine, et qui avait appartenu à un ange, lui donna à entendre que celle-ci pourrait tout aussi bien être la tête cassée d’une vieille statue de saint Léonard ; – et quant au tombeau, il en vint à se rappeler qu’on lui avait dit que ce bonhomme, de son vivant, n’était point si méchant pour les enfants et pour les pauvres, et que, quand même il aurait, étant chirurgien des armées, coupé vingt-cinq mille jambes et trente-cinq mille bras à des militaires, il avait planté dans l’enclos tant de bons pommiers, tant de beaux poiriers, tant d’excellents agriotiers, dont toute l’année on mangeait les fruits, qu’en vérité pour un enfant de la maison il était plus à aimer qu’à craindre.

Tous ces raisonnements-là, comme bien vous pensez, n’avaient point passé par la cervelle si troublée de Guillaume aussi prestement que je vous le dis là. Les quarts d’heure lui paraissaient encore furieusement longs, et de temps en temps il lui reprenait des envies de trembler ; mais peu à peu le courage reprenait le dessus, et il arriva même, – ce que vous n’auriez peut-être pas fait, vous autres, – qu’une chauve-souris s’étant introduite par l’une des fenêtres dans le caveau, ou plutôt, comme l’appelle M. l’agent voyer, dans la crypte, et la chauve-souris s’étant mise à tournoyer autour de l’enfant, il l’abattit avec son mouchoir et l’écrasa avec son pied. Quand il eut fait cela, il se dit, avec raison, qu’il n’avait plus rien à redouter dans le monde, et il se mit à regarder par la lucarne vers les promenades de la ville.

Il n’y avait pas vingt minutes qu’il était là, quand il entendit rouler la voiture qui s’approchait de la grande porte. A peine eut-on mis pied à terre, que la bonne et la mère de Guillaume s’entre-demandèrent ce qu’elles avaient fait de leur enfant. – Guillaume ! Guillaume ! Guillaume ! Mais aussitôt on entendit une voix qui sortait de bien loin, derrière les sapins, et qui s’écriait : Par ici, mère, par ici ! je suis enfermé dans la chapelle, allez chercher la clef !

On réveilla la bonne femme aux clefs, qui fut bien étonnée, elle aussi ; mais le plus étonné de tous, ce fut le père de Guillaume, quand, à peine sorti de son caveau, celui-ci dit au cocher : Pierre, voulez-vous que j’aille au grenier chercher sans chandelle une botte de foin pour le cheval ? – et à son père : Mon père, demain, si vous voulez, j’irai à la chasse avec vous, je porterai votre poudre et votre carnassière.

Depuis ce temps-là, on ne l’appelle plus que Guillaume Sans peur.


Le maître du logis remontait, en humant l’air, l’allée qui longe les sapins. Il vit que sa fille Gabrielle avait à ce moment la tête tournée vers le point de la forêt où elle enserre les premières maisons de la Brière. – Que regardes-tu de ce côté ? lui dit-il. Te demandes-tu si le gars Guillot va revenir de là au comice avec la singulière compagnie dont il fit rencontre l’autre mois dans la futaie de Saint-Martin ? Asseyons-nous ici, je vais te raconter cela :


LA FOIRE DE LA BRIÈRE

LE 4 juillet, fête de la Translation de saint Martin, il s’est trouvé que le même jour, jour de grande chaleur, en vérité, il y avait première communion à Bellesme, et foire à la Brière. Le petit gars Guillot, l’enfant du pauvre faiseur de balais de la Croix-Blanche, était l’un des communiants. C’est lui qui avait récité, et sans broncher, l’Acte de Bon Propos.

Il était venu après la messe nous apporter l’entame de son pain bénit, en remercîment de la casquette neuve qu’on lui avait donnée. Il était flambant neuf, et rayonnait de contentement, comme si la sainte Hostie lui sortait par tous les pores. Après le dîner, et les vêpres, et le renouvellement des voeux du baptême, et la procession à la chapelle de l’Hospice et à celle de Saint-Santin, où il tenait l’un des cordons de la bannière et chantait à tue-tête les cantiques : Bravons les Enfers, et Jésus paraît en vainqueur, et Du Roi des rois je suis le tabernacle, et tout cela si faux que les chiens hurlaient rien que de l’entendre, ses parents l’emmenèrent, avant l’heure du souper, à la foire de la Brière. Jamais la foire n’avait été si belle ni si fournie ; dès le matin, on avait vendu les bêtes de boucherie ; après midi les bêtes de labour et les chevaux, dont il y avait si grande foison qu’on ne savait où les faire courir, et qu’on les essayait jusque dans la forêt, sur la route de Chesnegalon. A droite du Quinconce, en avant des maisons, on trouvait, comme chaque année, les attablées de buveurs, et les boutiques de couteaux et de faïences coloriées, et de jouets, et sous son grand parapluie rouge le crieur d’étoffes, et la lanterne magique du siége de Sébastopol, et la somnambule qui disait aux gars de village s’ils tireraient un bon numéro. L’oncle du petit gars était là aussi, qui vendait aux marchands de chevaux des bâtons et des manches de fouet ; car toute cette pauvre famille vit, tu sais bien, de la forêt, et il lui donna la plus fine houssine de son paquet, en lui disant : Tiens, Pierre, voilà mon cadeau ; avec cela et de l’honnêteté, tu peux faire ton chemin et passer partout ; et prends-le toujours par le bon bout, mon garçon.

Le père Guillot avait une si grosse soif, tant le soleil lui avait échauffé le palais, qu’il ne put résister à l’envie de s’asseoir au bout d’une des tables où se pressaient les avaleurs de cidre ; mais, d’autre part, il se sentait bien fier d’avoir, ce jour-là, un saint dans sa maisonnée, ce qui ne lui arrivait point toutes les semaines, et, par respect, de peur de boire devant lui un coup de trop, il lui dit : Va-t’en donc voir, mon gars Pierre, pendant que nous allons nous reposer là une heure avec les amis, va-t’en voir, en suivant la lisière de la forêt, si la bruyère a poussé du côté du Carrouge et s’il fera bon par là dans quelques mois pour les balais.

– Et prends garde, lui dit sa mère, de verdir ta belle culotte et la belle écharpe que tu as au bras.

Pierre Guillot quitta donc la foire, en traversant ce qui restait encore, pêle-mêle, de bidets, de vaches et d’ânons ; il sauta le fossé et entra lestement dans la forêt, tirant vers la gauche, par la grande futaie de vieux hêtres. Il la connaissait presque aussi bien que son père, la forêt. Mais jamais il n’y était entré sans une espèce de tremblement, car son père et lui, les pauvres, n’y pénétraient guère, jusqu’à la veille, qu’avec idée de fraude et de contravention, et ils ne touchaient guère à une branche de houx, ni à un pied de fouteau, qu’en regardant autour d’eux pour voir si les gardes et les gendarmes n’étaient point là de l’autre côté du fourré. Cette fois, Pierre se voyait tout libre et net par l’absolution de M. le curé ; son écharpe faisait son coeur blanc comme neige et insensible à toute crainte. Le bon Dieu, entré par ses lèvres, lui courait dans tout le sang. Il avait encore la mémoire fraîche d’avoir chanté, dans ses Complies, les versets du psaume : Je te délivrerai parce que tu as espéré en moi et que tu as connu mon nom ; tu marcheras sur l’aspic et le basilic, et tu fouleras aux pieds le lion et le dragon.

Après avoir fait craquer sous ses souliers neufs et agité de sa houssine les feuilles sèches de l’hiver passé, il tourna toujours vers la gauche par la clairière déserte où les grands chênes commençaient à se mêler aux hêtres, et d’où l’on voyait, à travers les branchages, les mulons des verts prés qui entourent Saint-Martin et les coteaux qui remontent vers la ville. Il n’avait pas fait trois cents pas dans ce chemin roide et serpentant, entrecoupé de racines et de cailloux, qui descend vers le fond, quand il aperçut, trottant devant lui, un petit être habillé juste comme les pantins de la foire, et si petit, si petit, qu’il crut d’abord que c’était un nain faisant des tours, comme il en vient quelquefois dans nos assemblées : un plumet rouge à sa casquette, une veste rouge garnie d’épaulettes, et une culotte qui, ma foi, n’était point de ces plus propres. Pierre s’imagina que le petit bonhomme s’était égaré dans le bois, et courut après lui pour le remettre en bon chemin ; mais aussitôt l’autre se sauva plus fort, et tout à coup, se voyant serré de près, se mit à grimper à un vieux chêne, par la mousse et les menues branches, juste de la même façon qu’eût fait le plus leste des écureuils de la forêt. Pierre fut bien ébahi, comme on pense, et en regardant les grimaces que lui faisait de là-haut le monseigneur barbu, commença à croire qu’il pourrait bien avoir affaire à un singe, d’après ce qu’on lui avait rapporté de ces bêtes-là, car il n’en avait point vu de ses yeux, et les gens de la Croix-Blanche n’ont pas tous le moyen d’aller à Paris se promener au Jardin des Plantes. Pierre l’appela et lui fit des signes, et voyant qu’il ne faisait point mine de descendre, il tira du fond de sa poche quelques miettes de son pain bénit du matin. A la vue des miettes blanches, aussi prestement qu’il était grimpé, notre animal dégringola, et de la première branche sauta sur l’épaule de Pierre, et avec ses petits doigts noirs il commença à cueillir dans la main de Guillot une miette et puis une autre, et cela si brusquement et en le dévisageant avec tant d’effronterie, qu’un autre moins sûr que le gars de la force du bon Dieu n’eût jamais osé, comme il fit, happer ce vilain camarade par la ceinture de sa culotte. Mais la bête, qui avait apparemment l’habitude d’être tenue par là, n’y fit point de résistance, et Pierre s’apprêtait à la ramener à la foire, où il pensait qu’était son maître, quand, en se baissant pour ramasser sa houssine, il lâcha par mégarde monsieur le singe, qui se remit à trotter, mais sans presse, devant lui, en tournant le dos, vous m’entendez bien, à la Brière, tant ces bêtes-là ont de malice. Comme le gars Pierre redevalait donc de nouveau à sa poursuite le sentier qui tombe dans le chemin du prieuré de Saint-Martin, il entendit au haut d’un hêtre un grognement qui lui fit lever la tête, car il ne se rappelait point en avoir jamais entendu un semblable.

– Qu’est-ce que ce gros charbonnier velu ? pensa-t-il, et pourquoi me fait-il des signes avec sa grosse main noire et en hochant sa vilaine mine pointue ? Si mon oncle, le crépu, n’était pas à la foire, je croirais que c’est lui qui me jette des vieilles faînes par moquerie, et qui, par son geste, voudrait me faire peur des gendarmes ; mais aujourd’hui je n’ai peur de rien, ni des gendarmes, ni du diable, ni du loup, ni du commissaire. – Ohé ! ohé ! mon bonhomme, cria-t-il en cinglant l’arbre de sa houssine, vous ne faites point de la bonne besogne là-haut, m’est avis ; descendez vite, M. le commissaire n’est pas loin : je viens de le voir flânant sous les arbres, auprès des barrières de la foire, et s’il s’écartait par ici, il pourrait vous dresser un bon procès-verbal.

Au cinglement de la houssine, commença à descendre à reculons et en se balançant, des hautes branches du hêtre, un bel ours tout noir, car c’en était un ; mais le gars Guillot n’en fut pas plus troublé que ne l’eût été M. le curé portant le saint Sacrement, ou saint Antoine lui-même face à face d’un monstre de sa tentation. Dès que la grosse bête eut mis patte à terre, Pierre agita de nouveau sa houssine, et l’ours aussitôt, par je ne sais quelle habitude, se dressa debout et se mit à danser autour de lui une danse si comique, que le gars ne put s’empêcher d’en rire. En même temps, le singe, qui était bien aise, j’imagine, de retrouver une connaissance, se rapprocha au galop et s’élança sans façon à cheval sur les épaules de Martin-bâton. Pierre, pour s’assurer encore une fois que ces bêtes-là n’étaient point possédées du diable, tira de sa poche deux bouchées de pain bénit, et comme elles ne firent aucune difficulté de les avaler et même d’en redemander des yeux, il s’apprêtait à les chasser devant lui vers la foire, quand, à cinquante pas de là, toujours du côté de Saint-Martin, il entendit un rugissement si terrible, qu’il n’en eût pas fallu la moitié, ma chère, pour glacer la moelle de tes os.

Même les hommes les plus fermes eussent hésité à s’en aller au-devant d’une bête qui rugissait de la sorte avec une simple baguette de houx dans la main ; mais Pierre se disait : Tant que j’aurai au bras l’écharpe qui est signe devant tous les diables de mon état de grâce, je n’ai rien à craindre dans tout ce bas monde de Satan ni de ses aides, et pas une de leurs embûches ne prévaudra contre moi ; – et il marcha vers le rugissement, suivi, à trois pas en arrière et sans laisse, par les compagnons qu’il venait de racoler.

Au plus bas fond du ravin, là où la sente vient presque toucher la haie d’aunes qui sépare la forêt des prés, il y a, tu sais, une méchante mare à grenouilles toute remplie de roseaux, de moussailles et d’herbes vertes. Eh bien, justement, entre le bord de cette mare et la pente escarpée de la futaie, au beau milieu du sentier, étendus en travers, au plus chaud du soleil, se trouvaient deux animaux terribles : une panthère et un serpent, mais un serpent long comme d’ici là-bas, au moins dix ou douze pieds de la tête à la queue. A voir la façon dont ils se tiraillaient d’un air dolent, il était aisé de juger que l’affreux rugissement de tout à l’heure était plutôt bâillement d’ennui que cri de colère, et il n’était que trop clair que les féroces bêtes se plaignaient l’une à l’autre de leur sort présent.

– Hélas ! disait le serpent, quoiqu’il fasse assez tiède aujourd’hui, j’ai eu grand tort de quitter par ces vingt-cinq degrés de chaleur la bonne grosse couverture de laine sous les plis de laquelle on me tenait si douillettement. Et puis, j’ai l’estomac si vide, n’ayant gobé depuis douze heures que quelques piètres grenouilles, que je n’ai pas encore fait mon somme de digestion. Je n’ai pu fasciner qu’un ou deux pinsons morts de soif ; ni lièvres ni lapins ne foisonnent dans les broussailles ; pas le moindre serpent de ma famille ; on crève de faim et d’engourdissement dans ce pays-ci.

– Et moi aussi, disait la panthère, les frimas de cette province et la mousse humide de leur forêt m’ont tellement rouillé les vertèbres, que je ne me sens plus la moindre ardeur à la chasse. J’ai déjeuné ce matin de deux quartiers de renard et d’une poule échappée de la ferme voisine. J’entends depuis la pointe du jour, là-bas vers le levant, des moutons qui bêlent, des cochons qui grognent, des ânes qui braient, des vaches qui mugissent, des chevaux qui hennissent ; mais en même temps, de loin en loin, des cris d’hommes et des coups de fusil ou de pistolet, comme aux foires, et cela suffit pour m’écarter de cette pâture-là. En vérité, il est bien plus commode qu’on nous apporter notre déjeuner tout dépecé, un bon gigot de cheval ou des abattis de brebis clavelées.

Ils en étaient là quand Pierre Guillot parut avec ses deux acolytes : Tiens, dit-il, voilà une belle anguille et un beau chat sauvage ! Et depuis quand restent-ils là si tranquilles, côte à côte, et depuis quand les chats ne mangent-ils plus les anguilles ? Moi qui n’avais jamais vu dans ce coin des Ventes que des orvets longs comme deux doigts ! Il paraît que les chasseurs qui ont loué la forêt y ont mis du gibier de toutes les sortes et qu’on n’y connaissait point anciennement. Mais en fait, mon gars Pierre, il en sera de ceux-là comme des autres : tu marcheras sur l’aspic et le basilic. – Et, en répétant cela, il cingla l’air de sa baguette, et si fièrement, que, tout en sifflant, en hurlant, et ouvrant leurs gueules à longues dents, au point d’effrayer l’ours et son cavalier, lesquels reculèrent de trois pas, les deux monstres livrèrent passage au gars Guillot, qui les regardait avec colère et frappait du pied comme pour les écraser, et leur montrait à tour de rôle son écharpe et sa houssine.

Il ne voulut pas néanmoins que le bon Dieu pût penser qu’il avait menacé des animaux par pure malice, car, fouillant encore au fond de sa poche, il en retira deux morceaux de son pain bénit, déjà durcis, et les jeta, l’un à la panthère et l’autre au serpent, qui en firent tout autant de cas qu’en avaient fait l’ours et le singe (il faut croire que les Guillot, les pauvres gens, n’avaient point, pour ce grand jour, ménagé le beurre dans leur pain salé), et voilà les quatre animaux suivant Pierre à la débandade dans les derniers détours du sentier jusqu’au chemin des Forestiers, – et cahin-caha, sans se piquer, se griffer ni se mordre, ils semblaient tous d’anciennes paires d’amis. Ils eurent même l’air d’être très-joyeux en apercevant au milieu du chemin un magnifique chameau à deux bosses paissant l’herbe au bord des ornières, et qui ne fit aucune mine de s’enfuir.

Pierre avait continué de ce côté, parce qu’il avait entendu une voix lamentable qui appelait au secours, et les cris partaient de l’autre grande futaie en face.

Il était environ six heures de relevée, et le soleil descendait déjà derrière les troncs noirs de ce massif et transperçait son vert feuillage. Belle futaie, bien touffue et bien drue, que celle du Prieuré ! et les hêtres et les chênes en sont si hauts et si droits, que la flèche neuve de Saint-Martin, s’ils l’entouraient, ne dépasserait point leurs têtes. C’est à ce moment qu’au milieu des rayons qui éclataient à travers la verdure, Pierre vit une femme d’une taille immense (elle avait bien, si je ne m’abuse, la taille de deux militaires), laquelle, toujours criant, toujours appelant, arpentait à grandes enjambées les hautes herbes, les bruyères, les genêts et la mousse qui gazonnent la forêt, glissant entre les troncs, se cachant derrière les plus gros, – et tout cela pour échapper à une bête énorme, à crinière fauve, qui semblait un chien monstrueux, et la poursuivait par sauts et par bonds.

Le gars Guillot, il l’a bien avoué lui-même, eut un moment d’appréhension. Il regarda par-dessus l’un des buissons de fouteaux entremêlés de fougères et de ronces fleuries qui bordent le chemin où il venait de déboucher, et il a même avoué qu’il avait ressenti comme un frissonnement en jugeant que la femme, tout immense qu’elle fût, avec ses gros bras, ses gros mollets et ses jarretières à rubans tricolores, ne ferait pas trois bouchées à la terrible bête. Pourtant, il faut être juste, il se ravisa aussitôt : Tu fouleras le lion et le dragon ; – et, sans plus regarder si les bêtes le suivaient, il sauta le fossé, courant vers la malheureuse, et, mettant deux doigts dans sa bouche, il siffla le lion, – car il l’avait reconnu pour un lion par la ressemblance des images, – il siffla le lion du sifflet le plus aigu qui eût jamais fait frémir la forêt, tout en le menaçant de la terrible houssine qu’il agitait comme un possédé :

– Ici, vilaine bête ! lui criait-il à vingt pas ; allons, arrête-toi et viens ici, entends-tu ? Tout beau ! tout beau !

En effet, dès qu’il l’avait entendu, ne voilà-t-il pas que le bonhomme de lion avait cessé de courir après la femme et s’approchait en rampant du gars Pierre.

– Ah ! mon bon petit mignon monsieur, doux sauveur de mes jours, dit en s’essuyant à plein mouchoir et en soufflant de toute son énorme poitrine la géante aux grandes enjambées, il vous connaît donc, pour qu’il vous obéisse si bien, ce brigand de Sahara ! J’ai cru qu’il me tenait et que je sentais déjà ses dents à trois pouces dans mes épaules.

– Point du tout, madame ; je ne connais ni celui-ci ni ceux qui sont restés là-bas ; mais aujourd’hui, voyez-vous, je porte en moi le bon Dieu, qui depuis ce matin m’a délivré du mal, comme dit le Pater ; il n’est donc point de mal qui puisse m’atteindre, ni de bête maligne qui me puisse faire trembler ni déranger de mon chemin.

– Je n’entends rien, mon garçon, répondit la géante, à cette manière de dompter les bêtes féroces, ni mon homme non plus, qui s’y est donné tant de peine. Qu’aura-t-il dit, Dieu de Dieu ! quand il se sera réveillé ? Moi, je n’ai plus la force de remuer pied ni patte. Cette bête m’a fait tant de peur, que j’ai quasiment envie de me trouver mal.

– N’en faites rien, lui dit le gars ; mais avalez-moi cette bouchée de pain bénit, en faisant, comme de raison, le signe de la croix, et cela vous mettra du baume dans le sang, et je vous ramènerai où vous voudrez.

– Imbécile de géante ! se disait pendant ce temps-là maître lion, tirant la langue d’essoufflement, m’a-t-elle assez fait courir après elle, moi qui avais si grand’peur de la perdre de vue et de me trouver égaré de nouveau dans cette insupportable forêt, où il n’y a ni désert de sable ni grottes de rochers ! Ils ne sauront jamais, par bonheur, de quel morceau j’ai fait mon repas du matin.

Le gars Guillot, voyant qu’en effet l’émotion avait à ce point atterré la femme géante qu’elle ne pouvait plus mettre un pied devant l’autre, et que l’une des moustaches qui ombrageaient sa lèvre en était devenue grise sur l’heure, alla chercher dans le chemin le chameau à deux bosses, et le bon animal, dès qu’il se trouve en face de l’énorme dame, plia les genoux comme pour l’inviter à monter sur son dos. Mais la chose n’était point si commode, car le gars pouvait bien dompter des bêtes avec son écharpe et sa baguette, mais il n’était guère de taille à servir d’étrier à une cavalière  qui pesait pour le moins trois ou quatre cents livres. Il y réussit pourtant, avec la grâce de Dieu, et revoilà de nouveau le régiment en route : le petit Pierre, ouvrant la marche, fier comme Artaban, avec sa houssine au poing et son écharpe au coude gauche ; derrière lui, haute comme une montagne, la géante à caliberda sur son dromadaire ; puis le lion, puis l’ours ; après l’ours, la panthère ; après la panthère, le serpent, dont le singe s’amusait à agacer la queue.

C’est au détour du chemin, là-bas où il s’arrête dans une espèce de fondrière où nous avons vu, je ne sais quelle année, une hutte de sabotier, qu’ils rencontrèrent deux longs chariots attelés de pauvres haridelles affamées ; les premières mouches de la saison les avaient si fort tourmentées, qu’elles avaient cherché un refuge dans les fossés, où elles avaient mêlé leurs traits, et tondaient comme elles pouvaient des coudres et des herbettes. Les chariots, distribués en cages, étaient grillagés de barreaux solides ; les portes de ces cages étaient ouvertes, et, couché par terre, presque sous l’une des roues, et gémissant à fendre un chêne et comme noyé dans un de ces torrents de larmes qui ne coulent que de l’oeil tendre des ivrognes, un homme se lamentait, appelant entre deux hoquets tantôt Pélagie, sa femme géante, tantôt son lion, tantôt son ours et tantôt son serpent.

Quand il vit approcher la troupe, le petit Pierre en tête, l’homme se releva sur ses genoux et se mit à frotter ses yeux, les essuyant du revers de sa main.

– Ah ! Pélagie, dit-il, comment as-tu fait pour les retrouver ? Je les croyais bien perdus aux quatre coins de la forêt, et il nous aurait fallu payer à la justice tous les gens qu’ils auraient mangés. Qu’est-ce donc qu’ils m’avaient fait boire, hier soir, à l’auberge du bourg d’Igé, pour que l’idée me soit venue d’ouvrir la volière de mes moineaux et de prendre ce cul-de-sac-là pour le chemin de la Brière ? Un, deux, trois, quatre, cinq, six ; quel est donc celui qui me manque ? C’est mon loup, mon pauvre loup noir des bois de Saint-André, près de Falaise. Quel dommage ! on battrait les quatre coins de cette forêt, et celles d’Écouves, et de Perseigne, et de la Trappe, et du Val-Dieu, et d’Andaine par-dessus le marché, pour en trouver un pareil !

– Gueux d’ivrogne ! dit Pélagie en se laissant glisser de sa monture, et elle montra encore une fois ses jarretières. – Tu es bien heureux que ce bon petit bourgeois les ait rencontrés les uns après les autres dans sa promenade. Tu n’en aurais pas revu un seul ; il a trouvé moyen de s’en faire suivre par un secret qu’il a, et s’il n’avait pas entendu mes cris juste au moment où ton gros lion vorace voulait me mettre en morceaux, tu n’aurais seulement pas revu la semelle de mes souliers.

– Comment ! reprit l’homme, regardant le monsieur Guillot avec une certaine révérence ; comment, c’est ce petit jeune homme habillé comme pour la noce ? Qui donc, mon garçon, vous a appris le grand secret ?

– Le grand secret ? répondit l’autre ; je ne sais que celui que m’a appris M. le curé : le Pater noster et la sainte Hostie.

L’homme n’en revenait point.

– Le Pater noster, la sainte Hostie, continuait le gars, et un morceau de ce pain bénit bien appliqué. Tenez, voilà la dernière bouchée ; goûtez-en avec un signe de croix, et allez trouver M. le curé pour le reste.

L’homme, tout hébété par l’assurance de cet enfant, se signait comme il pouvait et avalait sa bouchée, et encore un coup, ne savait que dire.

– Puisque mes bêtes vous connaissent si bien, reprit-il enfin, et vous obéissent au premier commandement, voulez-vous, mon garçon, vous en venir dans les foires et les marchés avec Pélagie et avec moi ? Vous ne mourrez point de faim ; tout ce que mes bêtes mangent, vous en mangerez, et je vous habillerai en Turc, et vous passerez parmi les gens de la campagne pour celui qui a pris Sahara dans les pays du désert.

– Merci de votre Turc, répondit Pierre ; je suis bon chrétien de ce pays-ci et Turc ne serai de ma vie, et mon père m’a déjà loué moyennant douze écus à un fermier de la Chapelle-Souëf pour garder ses vaches et toucher ses chevaux. Tenez, refermez donc les cages de vos animaux ; ils sont rentrés tout seuls et sans se faire prier ; ce sont de bonnes bêtes et bien douces, et dont on a bien tort de dire tant de mal, et dont il faut avoir grand soin. Bonsoir, la compagnie, fit-il là-dessus à la géante, à son homme et aux bêtes, qui le regardaient une dernière fois à travers les barreaux de la ménagerie ; quand vous serez revenus tout au bout du chemin, derrière l’église et le cimetière, vous tournerez à gauche et puis encore à gauche. Et lui-même regagna en grimpant à travers la mousse et les cailloux, les hauteurs de la futaie et de là la foire, où le père Guillot était toujours assis devant la même table, et où les violons commençaient à faire danser les filles et les garçons au fond des cours, sous les pommiers.

L’homme avait une minute suivi Pierre Guillot des yeux, et puis il avait dit à Pélagie, en se toquant le front du doigt :

– Il est fou, ce pauvre petit bourgeois-là. Comment le laisse-t-on aller tout seul dans le bois avec sa maladie ? Il devrait être à l’hospice.

– Je ne sais point si c’est un malheureux privé de raison, dit Pélagie en retirant son bonnet pour refriser son gros chignon (autant friser une queue de cheval) ; mais ce que je sais, c’est que tu ne feras jamais valeter tes bêtes curieuses comme il les faisait tontonner et pirouetter, et aller ici et là, et tout beau, ni plus ni moins qu’un sergent à des conscrits ou un berger à ses moutons.

– Voilà-t-il pas un beau miracle ! reprenait l’homme quasi piqué ; tu sais bien comme l’humeur des bêtes est singulière : ça se laisse manier et tirer la queue et ouvrir la gueule par des enfants de deux jours. Si nous autres en approchons, il faut le collier de force ou la cravache. Je penserai tout de même à ce qu’il dit de son bon Dieu, et de son écharpe, et de son hostie ; si nous en volions quelques-unes ce soir en passant près de l’église, cela pourrait bien nous servir un jour ou l’autre.

On ne tarda point à répandre dans le pays le bruit qu’une ménagerie avait, en traversant nos contrées, laissé échapper un loup énorme, d’autres disaient un loup avec sa louve ; les uns disaient noir, les autres blanc, et durant quelques jours les fermiers de Bellavilliers, et ceux de la Perrière, et ceux d’Origny, ne furent point tranquilles. Mais un garde, celui qui demeure justement à la Brière, à l’entrée de la forêt, trouva un matin les pattes de derrière et le bout de la queue d’un loup noir, dans le fourré, à mi-chemin de Chesnegalon, et il les a cloués à la porte de son étable.

Quant à l’homme de la ménagerie, il est allé à la foire du Mesle, et de là à celle de Séez. J’imagine qu’il attend toujours des nouvelles de son loup. Il n’est point de jour qu’il n’en parle devant Pélagie et ses autres animaux ; mais, dès qu’il est question du loup, le lion tourne la tête et a l’air de penser à autre chose : on dirait qu’il ne se soucie point de causer de ce chapitre.

Moi, quand on me parle de l’histoire du gars Guillot, je ne branle point la tête si fort, comme l’homme de la ménagerie ; je me dis que Daniel, pour avoir eu confiance en Dieu, n’a point été dévoré par les lions de la fosse, et puis je me dis aussi que celui qui sent Dieu en lui, ne fût-ce qu’une journée, est bien autrement fort cette journée-là que celui qui n’y sent qu’un homme ; je me dis que dans les Flandres, qui ne sont pas bien loin d’ici, il est connu que le bon Dieu accorde aux enfants pieux les souhaits du jour de leur première communion ; qu’une âme chrétienne, pour parler ou approchant comme un docteur, est maîtresse du corps qu’elle anime ; et puis enfin, je me dis qu’il y a lions et lions, ours et ours, celui qui se lèche, celui qui ne se lèche point, et qu’avec patience et volonté vous ferez manger dans votre main le petit apprivoisé d’une bête fière et sauvage. Hélas ! hélas ! mes enfants, chez les bêtes comme chez les gens, quand par telle baguette ou telle autre nous sommes domptés et convenablement asservis, la liberté ne nous dit plus rien ; si nous la retrouvons une heure, cela nous gêne ; on n’en veut plus. Et dans les pays même d’où viennent les éléphants, les lions et les panthères, n’a-t-on pas vu des peuples s’enivrer de servitude, comme on s’enivre d’opium, jusqu’à la mort ?


On revenait de temps en temps jeter un coup d’oeil vers le champ de foire et la forêt, pour voir s’il ne se passait rien de nouveau de ce côté.


LES CAPRICES DE MANETTE

Moi, – dit Rose, la grande fille au tablier de soie, et qui était la bonne de Charlotte, – j’y ai fait plus de pas en vingt jours, dans cette forêt de Bellesme, que vous n’en ferez toutes en vingt ans, en mettant vos courses les unes au bout des autres.

La Charlotte que voilà avait été malade ; elle avait eu une mauvaise fièvre qui l’avait réduite à rien : ni chair ni peau, rien que de pauvres petits os, menus, menus comme cela, – et elle montrait un fétu de paille. Le médecin, quand elle eut monté et descendu les allées du jardin pendant huit jours, et quand l’appétit lui fut bien revenu, dit qu’il fallait l’envoyer tous les jours boire un verre d’eau à la fontaine de la Herse, qui est là-bas au milieu de la forêt, sur la route de Mortagne. Maître Pierre, le fermier, acheta chez un de ses voisins une belle bourrique qui s’appelait Manette, et qu’on lui dit tranquille et douce comme un mouton, et il l’amena à la maison. On la trouva superbe ; les oreilles si droites et si bien faites, les pieds si mignons, le poil d’un si joli gris bien ras, que tout le monde en raffolait, et on commanda pour elle, chez le meilleur bourrelier, une bâtine à dossier, recouverte d’une housse bleue avec des glands et des passementeries rouges, jaunes, de toutes les couleurs ; c’est-à-dire que tout le monde, quand la bête passait, s’arrêtait pour regarder son habillement.

Le premier voyage qu’on fit à la fontaine, tout alla bien : on suivit la grande route ; la mère de Charlotte était assise sur la bâtine, Charlotte en croupe derrière elle ; son père, avec un bon bâton, gouvernait Manette, et moi je marchais à côté d’eux, ne m’inquiétant de rien, admirant Manette, comme chacun faisait, trouvant que les montées dans la forêt étaient commodes, les chênes et les hêtres bien ombreux, les jardins autour de la fontaine bien sablés et bien fleuris, et que le clocher de Bellesme était à deux pas de la source.

Monsieur, en rentrant, me dit : Rose, vous connaissez maintenant la fontaine et ce qu’il faut que Charlotte y boive ; mais, comme vous êtes du pays, vous savez aussi qu’il y a bien des chemins qui y conduisent, et pour divertir l’enfant, vous irez tantôt par une route, tantôt par une autre, tantôt par Saint-Martin, tantôt par la Bruyère, tantôt par le Faux-Pavé, tantôt par le sentier qui débouche à Perigny, tantôt par le Tertre ; vous retomberez toujours par la droite ou par la gauche dans l’un des grands chemins de la forêt qui se rabattent vers la route de Mortagne. Manette est si douce ! elle obéit au bruit de la baguette.

Le lendemain, en effet, je retournerai avec Charlotte à la Herse, en suivant la grande route comme la première fois, et tout se passa pour le mieux. Mais le troisième jour l’envie me prit d’aller par Saint-Martin, pour regarder, chemin faisant, l’église neuve et la statue de sainte Anne, patronne des charpentiers. Manette commença à faire des grimaces pour passer le petit ruisseau, et puis elle voulut brouter des branchettes le long d’une haie, et puis, quand nous fûmes à côté de l’ancien presbytère, elle tourna tout à coup dans la cour d’une maison. Il y avait là, devant la porte, quatre ou cinq femmes, des jeunes et des vieilles, qui faisaient du filet à la mode du pays. L’une d’elles reconnut la bourrique, qui était venue une fois là à la noce avec son ancienne maîtresse, la fermière de la Gaudinière, et on se mit à causer. Toutes ces femmes travaillaient à des ouvrages différents : celle qui avait reconnu Manette faisait des grands rideaux à ramages ; une autre faisait une couverture de lit ; une autre en était à son troisième filet de soie bleue et noire pour des têtes d’enfant ; une autre faisait un hamac ; une autre enfin était occupée à un filet très-singulier, grand comme un cabinet, et où il n’y avait d’autre entrée qu’un trou juste assez large pour y couler un enfant par les deux épaules.

– Qu’est-ce que vous faites donc là ? leur demandai-je. – Ma fille, me dirent-elles, nous travaillons toutes pour un grand monsieur à barbe rousse, qui est venu nous demander tout cela il y a un mois. – Et pour où ? – Pour le château de la Pilière, a-t-il dit. – Et pour quand ? – Pour la Saint-Matthieu.

Le lendemain, nous allâmes par la Bruyère. Quand nous fûmes à la montée, Manette rencontra un troupeau de mulets qui revenait de la ville prendre une charge chez les bûcherons, et se mit à les suivre. J’avais beau tirer sa bride et la scionner de ma trique, elle nous mena comme cela, malgré nous, vers des charpentiers qui travaillaient devant les dernières maisons qui touchent à la forêt. Les uns faisaient de grandes tables, les autres faisaient des bancelles.

– Pour qui donc travaillez-vous ? leur dis-je en les remerciant de ce qu’ils m’aidaient à remettre la bourrique dans son chemin ; est-ce que c’est déjà pour les auberges de l’assemblée ? – Non, me dirent-ils, c’est pour le château de la Pilière. – Où est-ce donc ça, la Pilière ? – De l’autre côté de la forêt. – Mais je ne connais poins de château par là. – Ça nous est égal ; la besogne est payée. – Et pour quand ? – Pour la Saint-Matthieu.

Le jour suivant, au bas de la première côte de la grande route, nous prîmes à travers la forêt, et nous n’avions pas fait trois cents pas sous la futaie, que nous tombâmes au milieu des loges des sabotiers. Ils étaient là, dégrossissant avec leur hachette et leur doloire des quartiers de hêtre, et puis les évidant avec leur tuyère ; et cric ! et crac ! un sabot était fait. J’en remarquai un tout petiot, blond et maigre comme un jeune fouteau et qui n’avait pas plus de quinze ans ; il avait l’air bien avisé, et, tout en jouant de la doloire, il chantait gaillardement, et il en faisait à lui tout seul autant que deux autres plus anciens. Les écailles de bois lui pleuvaient aux pieds dru comme grêle. Il avait déjà posé à côté de lui trois paires de petits sabots grands comme ma main, mais si gracieux, avec des enjolivements si finement découpés, qu’on eût dit qu’ils étaient faits pour trois princesses ; et il travaillait à une quatrième paire. Il y avait une de ces paires-là qui allait à Charlotte comme un gant. Je lui demandai : Voulez-vous me céder pour cette enfant la paire que voici ? – Non, mademoiselle, me répondit-il ; elle m’a été commandée. – Et cette autre ? – Et ces trois aussi. – Pour qui donc ? – Pour le château de la Pilière. – Et quand devez-vous donc les livrer ? – Le jour de la Saint-Matthieu.

Un autre jour, au sortir de la forêt, comme nous revenions de boire notre gobelet d’eau de la Herse, la maligne ânesse, qui jusqu’à cet endroit n’avait pas bronché, enfila au grand trot le sentier qui mène à la tuilerie. Une fois là, le contre-maître, qui était venu souvent à la maison et qui connaissait Charlotte, voulut lui montrer comment on faisait des tuiles et puis des briques, et puis la mena dans l’autre bâtiment, où l’on fait des assiettes et des cruches, et des pots à beurre, des faïences de campagne de toute sorte. Ce qui m’y frappa le plus, ce fut une paire de grands vases en terre, plus hauts que cette chaise, en vérité ; ils étaient tout blancs, ma chère, peinturlurés de feuillages et de diables, et d’oiseaux tout bleus. – Pour qui donc ces vases-là, monsieur Michel ? – Pour le château de la Pilière, ma bonne. Nous devons aller les placer le jour de la Saint-Matthieu.

Une autre fois encore, l’orage nous força à entrer dans la maison du garde, qui est vis-à-vis de la fontaine, à côté de l’étang. Manette, à chaque éclair, à chaque coup de tonnerre, s’arrêtait toute frémissante et ne voulait point marcher, et puis les premières gouttes d’eau commençaient à tomber, et puis, sous les charmilles de la source, nous n’aurions point été trop bien à couvert. Quand la fille du garde fut venue nous chercher et nous eut fait asseoir, je vis par une porte entr’ouverte que la chambre à côté était remplie de très-beaux meubles rustiques tout à fait curieux et composés avec des morceaux de bois point pelés et tordus ensemble, avec leurs noeuds apparents et des ornements en pommes de pin, et tout cela bien verni et luisant.

– C’est mon père qui a fait cela, dit la fille du garde. Il y a un mobilier complet : des chaises, un banc à dossier, des fauteuils, une belle table à huit pans, des jardinières, des escabeaux, des supports de lampe, et jusqu’à des cadres pour y mettre des images. Il y travaille jour et nuit. – Ils ne sont donc pas pour vous, ces meubles-là ? – Non, non, me dit-elle ; – il faut qu’ils soient tous portés, et bien secs, au château de la Pilière, le jour de la Saint-Matthieu.

Le château de la Pilière ! c’était comme une sorcellerie dans la forêt. On rencontrait un monceau de charbon de bois qui cuisait ; on demandait au charbonnier : Pour qui ce charbon que vous faites ? il vous répondait : Pour le château de la Pilière, à la Saint-Matthieu !

Enfin, je n’oublierai jamais ce fameux jour : c’était un mardi ; il faisait beau comme aujourd’hui. Nous avions d’abord suivi la sente qui longe le prieuré de Saint-Martin. Arrivées dans la forêt, Charlotte avait pris plaisir à cueillir des mûres d’abord et puis des fraises. Nous avions grimpé avec bien de la fatigue par cette futaie magnifique qui rejoint le chemin de Bellavilliers au-dessus de la Bruyère ; voilà que nous entendons sous les hêtres des tintements de clochettes : c’étaient les vaches des forestiers. Parmi ces vaches, il y avait des veaux, qui, tout en voulant jouer, se mettent à gambader vers la bourrique ; la bourrique, l’enfant et moi, nous voilà prises de peur et criant ; Manette, poussée par ces cris et galopant de plus belle ; moi, courant sur ses talons, tout essoufflée ; les chiens de Chesnegalon et de la Rigaudière nous donnant la chasse ; enfin, à travers champs, à travers prés, nous arrivons au bord d’un ruisseau qui bordait un petit bois. Nous entendions de ce côté, depuis longtemps déjà, une multitude de voix et un tapage de marteaux, comme s’il y avait eu deux cents machines à brésiller du chanvre. Nous ne pouvions pas manquer de rencontrer du secours pour nous remettre en bon chemin. Mais quand nous eûmes franchi la rigole et la lisière du petit bois, c’est là, mes enfants, que nous nous trouvâmes au milieu d’un curieux spectacle ! Il était arrivé dès le matin une douzaine de charrettes à la queue leu leu ; on les avait rangées depuis la ferme jusqu’à l’entrée du bois, le long de la haie où sont les grosses trognes de chêne. Elles étaient toutes chargées de planches : des planches, des planches, encore des planches, rien que des planches ; mais toutes les planches étaient numérotées. Le maître (c’était bien l’homme à barbe rousse dont nous avaient parlé les bonnes femmes de Saint-Martin) était là avec un de ses amis, un homme de moyenne taille, de fraîche mine et gaie, habillé tout de gris, et que tout le monde appelait monsieur l’architecte. Ils avaient pris chacun par un bout une corde avec deux piquets, et ils s’étaient promenés dans le haut du bois, avançant, reculant, regardant vers la forêt, cherchant un bon endroit. Quand ils l’avaient eu trouvé à leur goût, ils avaient planté leurs piquets, et puis deux autres en carré, et puis ils avaient fait signe aux charrettes d’avancer. Alors chacune des douze charrettes était venue déposer sa charge à côté du carré, et elles étaient reparties vides, sans qu’on s’inquiétât de quel côté. Il y avait une treizième charrette, celle du fermier, qui avait déposé, elle, une bonne pipe de cidre, et après qu’on l’eut mise en perce, vingt-cinq charpentiers se mirent à l’ouvrage tous ensemble ; ils firent quatre trous pour les quatre encoignures et commencèrent à dresser la maison. Ils prenaient les planches numérotées, les ajustaient ensemble au moyen de chevilles toutes préparées, et cela allait un tel train que l’on eût dit que le diable s’en mêlait : juste comme un château de cartes que les enfants construisent. Ce qui m’amusait le plus, c’était de voir déboucher de toutes parts vers le bois les gens qui apportaient au château ce qui leur avait été commandé pour ce jour-là : ceux-ci les rideaux, ceux-là les billots de cuisine et des bancelles, ceux-là les vases, ceux-là les sabots, ceux-là le charbon, ceux-là les chaises, fauteuils, cadres, tables, etc. ; et à mesure qu’une salle était faite, comme les fenêtres avaient été apportées avec leurs carreaux et leurs ferrures, tout aussitôt les bonnes femmes accrochaient leurs rideaux, les bûcherons plaçaient leurs gros meubles, les charbonniers vidaient leurs sacs, les faïenciers remplissaient des placards d’assiettes, de soupières et de dames-jeannes ; si bel et si bien qu’avant que quatre heures sonnassent à l’horloge placée dans le fronton du château, les vingt-cinq ouvriers avaient attaché leur bouquet à la girouette qui couronnait le magnifique bâtiment.

Et quel bâtiment, Jésus Marie ! Quatre tours carrées aux quatre coins ! En bas, une grande salle où tous ceux qui avaient travaillé au château et à son ameublement étaient invités à un dîner qui ressemblait aux noces de Cana ; – dans les tourelles : la cuisine, la chambre de la cuisinière, la laiterie et un cabinet pour les jouets des enfants ; – au premier étage, la grande chambre des maîtres, sur laquelle ouvraient dans les quatre tours les chambrettes des quatre enfants. Au haut de la fenêtre de l’une de ces chambrettes, je remarquai qu’on avait accroché à une poulie le filet singulier que j’avais vu faire à Saint-Martin. Comme Charlotte le regardait beaucoup aussi, M. l’architecte s’approcha d’elle et lui dit, en lui caressant les cheveux : Tu ne sais pas pourquoi cela est fait, ma mignonne ? Le hamac que tu vois là-bas, déjà attaché à deux jeunes chênes, est pour balancer les trois petites filles de ce château, parce qu’elles sont très-sages ; mais quand le petit garçon sera méchant, on le fera entrer par les épaules dans ce grand filet et on le pendra à cinquante pieds en l’air, jusqu’à ce qu’il demande pardon à sa mère ou à sa bonne.

Charlotte en devint toute rouge d’émotion et ne demanda plus qu’à s’en aller. Mais avant de détacher Manette de l’arbre où elle languissait depuis si longtemps, je voulus, comme je voyais tout le monde le faire, monter jusqu’au plus haut du château, dans les chambres des domestiques. Quelle belle vue, mes amis ! Du haut de la tour de Saint-Sauveur, on n’en a certainement pas une plus belle. On avait devant soi, à droite, à gauche, à perte de vue, les noirs massifs inégaux et comme veloutés de la forêt couvrant tous les versants des collines de l’horizon, et entre les murailles grises de l’ancien prieuré de Chesnegalon et le bois de la Pilière, des prés séparés par des haies de chênes, de saules et de peupliers, ou des pommiers sur des champs de trèfle. Mon Dieu ! la belle vue que c’était !

Quand nous fûmes rentrées en ville, on nous gronda d’être restées si longtemps dans notre promenade. On avait commencé à être inquiets de nous. Mais lorsque j’eus raconté ce que nous avions vu, mes maîtres se mirent à rire et à soutenir que l’eau de la Herse nous faisait déraisonner. – Venez-y plutôt voir, leur dis-je. – Et en effet, le lendemain, madame monta sur la bourrique, comme la première fois, Charlotte en croupe, et monsieur et moi marchant par derrière. Dès que nous débouchâmes à Chesnegalon, nous nous mîmes à regarder vers la Pilière ; mais nous n’aperçûmes rien. Je crus qu’il y avait des arbres du bois qui nous masquaient le château. Et monsieur disait : Il n’a pas pu s’envoler, votre château. C’est égal, ajoutait-il, c’est une bonne farce pour ces ouvriers de Bellesme, qui sont si lambins et qui mettent dix ans à finir une masure.

Enfin, nous arrivâmes dans le bois de la Pilière ; mais quelle ne fut pas ma surprise, quand là où j’avais vu la veille une si magnifique habitation, je ne trouvai plus absolument rien ; – rien, mais rien, pas même la trace ! Quatre sapins, tout frais plantés, remplissaient les trous des quatre pieux d’encoignure. Mes maîtres me regardèrent d’un air presque colère. J’eus beau leur jurer par tous les saints du paradis que je n’avais pas inventé un conte. Je courus à un petit gars de la ferme que j’aperçus dans un champ, où pâturaient les poulains. Je lui dis : Qu’est-ce qu’on a donc fait du château qu’on avait mis là hier ? – Il me répondit : Notre maître, en se réveillant ce matin, a trouvé qu’il y avait trop loin pour aller chercher de l’eau à son ruisseau, et que le soleil, en se levant, regardait sa maison de travers ; il a envoyé quérir tous les mulets qu’on a pu ramasser dans la forêt ; on lui en a ramené trente-six. Il a fait démonter sa maison, en a mis les planches sur leurs bâts de bois : il n’y a pas un quart d’heure que le dernier mulet est parti. – Et de quel côté sont-ils allés ? – Monsieur a dit qu’il irait planter sa maison à vingt lieues d’ici, dans un pays d’herbages qu’on appelle la Harlière.

Comme pour donner raison au petit gars, Manette, à ce moment-là, apercevant au bout des champs de la Radonnière, au détour de la route, le dernier mulet qui disparaissait avec sa charge, se mit à braire de toutes ses forces et faisait mine de vouloir le suivre. Mais mon maître, d’assez mauvaise humeur, lui appliqua sur la croupe deux ou trois bons coups de bâton et lui retourna la tête du côté de Bellesme. Nous nous en revînmes bien mortifiés, et depuis cette affaire-là je n’ai jamais pu regagner la confiance de mes maîtres. Toutes les fois que je leur raconte une chose qui n’est pas claire comme le jour, ils ne manquent pas de hausser les épaules et de me répondre : Taisez-vous donc, Rose, c’est comme votre château de la Pilière.


LE PETIT SABOTIER

JE l’ai bien connu, votre petit sabotier, dit Julie ; il s’appelle le petit Jean, n’est-il pas vrai ? Il a travaillé plus de deux ans dans la forêt, sous la même loge que mon fils, et quand il était tout petiot, je le voyais courir par nos rues. C’était un Parisien, que la Renaude rapporta du bureau. Vous vous la rappelez bien, la Renaude, Joséphine ? Je ne sais pas comment elle avait escroqué dans le temps à M. le maire un certificat. Elle était toujours soûle, et si sale que son cochon et ses nourrissons n’avaient, pour ainsi dire, que la même auge, la même pâtée et le même tas de paille. Il y a bien des nourrissons dans Bellesme, il y en a bien dans la rue du Theil, dans la rue du Faux-Pavé, dans la rue Haudinière, dans la rue de la Sablonnière, dans la rue de Rémalard, à la Croix-Blanche, partout ; eh bien, nulle part il n’y en avait d’aussi abandonnés, crasseux, meurt-de-faim, comme ceux de la Renaude. Sans couverture, sans lait leur content, sans feu l’hiver, pourris dans leur ordure, les pieds nus dans la crotte dès qu’ils pouvaient se tenir debout : ça faisait pitié à tout le monde ; et plus il lui en mourrait, plus il lui en revenait. Ce petit Jean, quand il arriva, on crut qu’il ne durerait point huit jours. Sa mère était une pauvre servante de Paris, qui avait bien de la peine à payer les douze francs et ne pouvait jamais faire un si grand voyage pour voir son gars ; aussi la Renaude ne s’en gênait guère. Ah ! si les mères des nourrissons voyaient cela ! Heureusement que les nourrices comme la Renaude sont rares ; il n’en faudrait pas beaucoup comme ça pour ruiner le pays.

Il fallait que le petit Jean fût en vérité bien bâti, car il n’en mourut point tout de suite ; il criait comme un gorin qu’on saigne, et la Renaude lui bouchait le bec avec un chiffon trempé dans de la vieille eau panée, et elle le laissait là sur la paille pour aller mendier de porte en porte. Les voisins l’entendaient piailler du matin au soir, le pauvre petit, sans pouvoir le secourir ; et c’est bien à la Renaude qu’il doit d’être demeuré chétif pour le restant de ses jours. Le bon Dieu permit qu’un jour qu’elle était allée avec son homme à la foire de Mamers, le médecin du bureau passât par là. Il frappa à la porte ; personne ne lui ouvrit. Il appela la Renaude et n’entendit que l’enfant qui geignait de toutes ses forces. Les voisines auxquelles il s’adressa ne lui répondaient qu’en s’apitoyant sur l’enfant. Le médecin envoya chercher le serrurier. On trouva le petit Jean attaché sur son berceau, c’est-à-dire sur son fumier, avec des cordes qui l’étouffaient ; ses petites joues toutes jaunes et creuses, ses méchants membres tout décharnés de faim. Quand on dit au médecin que la Renaude était partie pour la foire de Mamers, il n’en fit ni une ni deux : il tira lui-même l’enfant de son berceau, le débarbouilla avec de l’eau dans la maison la plus proche et porta le nourrisson droit chez la Polyte, en lui disant que c’était elle qu’il en chargeait dorénavant. La Renaude ne revint que le lendemain, et Dieu sait combien de chopines elle avait bues !

Elle alla faire tapage à la porte de la Polyte ; mais le commissaire de police, qui n’était pas loin, vint lui dire que, si elle ne se tenait tranquille, il lui ferait goûter de ça, – en lui montrant les murs noirs de la prison.

A partir de ce moment-là, le petit Jean, bien nourri, bien nettoyé, se raccrocha à la vie. La Polyte n’en put jamais faire un grassouillet ; mais comme il était naturellement dégourdi, jamais grimaud, tout le monde, dans nos rues, lui faisait amitié. Un jour, les douze francs n’arrivèrent plus, et on ne sut plus ce qu’était devenue sa pauvre mère de Paris. Mais, ma foi, la Polyte s’était attaché au petit Jean, et elle ne le ramena point à l’hospice. Seulement, comme son homme et elle n’étaient point riches, dès qu’on put occuper l’enfant, on vous l’envoya en forêt. D’abord, il accompagna son père nourricier, qui allait couper des bâtons et des manches de fouet pour les bourreliers ; plus tard, il fut employé par les gardes pour les plantations pendant l’hiver ; plus tard, il travailla avec les chaufourniers et puis avec les bûcherons pour exploiter les ventes ; enfin il apprit à tailler les sabots, et quand vous l’avez rencontré, dit la vieille Julie en se tournant vers Rose, il ne faisait pas encore ses quinze à vingt paires de sabots dans sa journée comme mon garçon, mais il en faisait bien une douzaine, et personne, à ce qu’il paraît, ne connaissait les recoins de la forêt comme ce furet-là.

Mais avez-vous appris ce qui lui est arrivé, au petit Jean, dans ces derniers temps ? reprit Julie en se croisant les mains ; toutes les loges de sabotiers ne causent que de cela. Vous avez bien entendu dire que M. le sous-préfet fit faire, il y a quelques mois, des fouilles dans la forêt, du côté de la Perrière, à l’endroit qu’on appelle le Châtelier, pour y retrouver je ne sais plus quels vieux fossés ou quels vieux restants de murs d’avant Jésus-Christ. Le petit Jean fut l’un des terrassiers qu’on prit pour ces fouilles, et tout le monde s’accorde bien à dire qu’il ne travailla pas moins que les autres.

Mais voilà que deux ou trois semaines après que les fouilles eurent été abandonnées et que les sabotiers furent rentrés dans leurs loges, on s’aperçut que le petit Jean n’avait plus reparu dans celle de son patron. Un de ses camarades alla chez les Polyte chercher de ses nouvelles ; mais les Polyte n’en savaient pas plus que les camarades. Le petit Jean leur avait dit que M. le garde général lui avait donné une commission pour Alençon. Il ne tarda pourtant point trop à revenir à Bellesme, et il rapporta pour sa mère nourrice une robe bien chaude et pour son père nourricier une bonne veste de laine et une bonne culotte ; tout cela, disait-il, acheté sur ses pourboires. Bien des gens ne crurent pas à ces pourboires-là, et l’on commença à mal parler du pauvre petit gars. Croiriez-vous que le plus enragé contre lui était l’homme à la Renaude ? L’homme et la femme n’avaient jamais pu souffrir cet enfant, comme si ce n’était pas à lui à leur en vouloir, et comme s’il leur avait pris dans leur poche les douze francs par mois qu’ils n’avaient pas su gagner avec lui. Le père Renaud se mit donc sur les talons du petit Jean, questionnant les uns et les autres, le guettant dans la forêt et comptant toujours surprendre son secret ; car le petit Jean laissait trop voir qu’il en avait un, et M. le commissaire lui-même, prévenu par les Renaud, n’était pas loin de le faire surveiller par les gendarmes. Ils en seraient tous encore à le soupçonner, tant il était leste et prudent, s’il ne s’était pas livré lui-même par bon coeur.

La Polyte tomba malade des fièvres malignes, et M. le docteur de l’hôpital la soigna si doucement et lui donna de si bons remèdes, qu’elle en guérit presque tout de suite. Le petit Jean, ne sachant comment remercier M. le docteur, s’en alla chez lui et, tirant de sa poche une belle monnaie d’or, lui dit : Monsieur le docteur, on m’a dit que vous aimiez les antiquités ; j’ai voulu vous en offrir une. – C’est vrai, dit M. le docteur, que j’aime les antiquités ; mais dis-moi, gars, où tu as trouvé celle-là ; elle est furieusement belle et vaut plus d’argent que tu ne crois. – Or ou argent, monsieur le docteur, reprit le gars, ça m’est égal si elle vous fait plaisir ; je l’ai trouvé dans un talus de la route de Mauves. Là-dessus, il mit son chapeau sur sa tête et n’attendit pas son reste.

Mais M. le docteur en parla à M. le greffier ; M. le greffier en parla à M. le juge de paix ; M. le juge de paix en parla à M. le maire ; M. le maire en parla à M. le garde général ; M. le garde général en prévint M. le sous-préfet ; M. le sous-préfet fit venir mon petit Jean. Il n’y en avait pas un d’eux tous qui ne crût que le petit Jean avait trouvé un trésor dans les fouilles de M. le sous-préfet et qu’il n’en arrivât mal pour lui, ayant pris là le bien d’autrui. M. le sous-préfet, en brave homme, n’y alla pas par quatre chemins : Est-ce dans mes fouilles que tu as trouvé ta pièce ? dit-il à Jean. – Non, dit l’enfant. – Est-ce dans la forêt ? – Oui, monsieur le sous-préfet. – Veux-tu me vendre ce que tu as trouvé dans le même trou que ta pièce ? – Le gars répondit tranquillement : Je ne demande pas mieux. – Il vit bien tout de suite, a-t-il raconté, à qui il avait affaire, et M. le sous-préfet aussi. – Mais, monsieur le sous-préfet, observa-t-il, si je vous mène à ma cachette à l’heure où les bûcherons sont dans la forêt, je ne serai plus maître de mon secret, et s’il y a encore des trouvailles à faire, les autres en profiteront. – C’est juste, dit le sous-préfet, et il garda Jean à Mortagne et lui fit faire un bon souper. Ils partirent à quatre heures du matin, et il faisait à peine petit, petit jour, quand ils descendirent à l’entrée de la forêt. Jean conduisit M. le sous-préfet, à travers les fourrés, les ronces et la boue, jusqu’au bord du ruisseau qui descend de la Herse, à environ deux cents pas de la fontaine. Là, M. le sous-préfet vit le petit Jean écarter quelques bourrées, qui semblaient n’avoir jamais été empilées ailleurs, et tirer d’un trou presque à fleur de cette terre molle et verdoyante qui encaisse le ruisseau roussâtre, et où il plongea le bras, deux ou trois petits vases très-anciens, et puis un vieux miroir tout couvert de vert-de-gris, et puis encore un méchant sac de toile, où le gars avait serré les autres pièces d’or qu’il avait trouvées là, des bagues, des boucles d’oreilles et un magnifique collier tout en or, enrichi de pierres de toutes les couleurs. Quand M. le sous-préfet vit cela, il se mit, tout sous-préfet qu’il était, à pousser des cris de joie, à danser comme un fou et à embrasser petit Jean ; et comme le jour s’était levé, ils travaillèrent tous deux à dégager et à gratter la pierre qui recouvrait le tombeau où ils avaient recueilli tant de choses précieuses. – Comment as-tu rencontré tout cela ? dit M. le sous-préfet. Moi, dit le petit Jean, c’est un jour en bosquillant par là : un coup de ma hache, en débitant un mauvais petit chêne, a fait résonner sous mes pieds le tombeau, qui était mis presque à nu par les courants des grandes pluies. Avec le dos de ma hache j’ai cassé un coin du couvercle ; j’y ai tout de suite aperçu du reluisant ; j’en ai porté un essai à Alençon, et je gardais le plus beau pour Paris. – Sois tranquille, lui dit M. le sous-préfet, je me charge de l’y envoyer. – Et enfin, après avoir frotté, gratté, lavé, décrassé la pierre, ils trouvèrent, à ce qu’il paraît, toute une histoire de la personne enterrée, écrite là-dessus, dans le même genre que les mots qui sont creusés sur les pierres de la source. On y racontait que c’était une belle princesse du temps des anciens Romains, qui était venue aux eaux de la Herse pour se guérir d’une longue maladie, et qui y était morte dans la fine fleur de sa jeunesse.

Comment tout cela a-t-il fini ? – Il est arrivé que M. le sous-préfet a emporté dans son cabriolet les pièces d’or, les boucles d’oreilles, le miroir, les vases et le magnifique collier de la princesse ; qu’il est allé à Paris montrer tout cela à l’empereur ; que l’empereur a donné beaucoup d’avancement à M. le sous-préfet et trois cents pistoles au petit Jean, et qu’il a fait cadeau du collier à l’impératrice, qui l’a mis dans son plus beau coffre à bijoux ; et que le petit Jean, avec ses mille écus, au lieu de faire des sabots, en fait faire aux autres, et qu’il est très-aimé de ses sabotiers, et qu’il ne refuse du travail à personne, pas même au père Renaud. Quelle bonne chance ils ont, les Polyte, d’avoir élevé ce garçon-là ! – Et ce qu’il y a de bien heureux encore pour les ouvriers du pays, dit Julie en finissant, c’est que tous les messieurs sous-préfets vont faire à cette heure des fouilles dans la forêt de Bellesme.


Le jardinier de Saint-Santin, maître Lehoux, c’était son nom, l’air triomphant, car il avait déjà en poche sa prime du comice, le menton bien rasé, et qui avait coulé pour la fête sa blouse bleue luisant neuve, se tenait là, derrière les servantes, adossé à un sapin. Voulant conter, lui aussi, son histoire, il s’adressa à la bonne qui apportait sur la table du goûter une assiettée de bonbons en sucre tout frais sortant de chez le pâtissier. Chacun crut que ce serait une histoire de chasse, car on savait qu’en dehors de son jardin il n’avait la tête qu’au braconnage.


LES ŒUFS DE PAQUES

UNE nuit de l’hiver où passèrent tant d’oies sauvages, – c’était justement la nuit de la mi-carême, – le maître de musique et le suisse, non point le suisse de notre église, mais celui qui fait les petits pâtés et les bonbons, le suisse et le maître de musique traversaient la forêt de Bellesme. Bien que la lune fût en son plein, comme elle avait à percer la vapeur de la saison, il ne tombait du ciel qu’une lueur tout à fait vague, ni plus ni moins qu’il n’en faut à des compères bien repus pour se guider sur une grande route entre deux hautes futaies. Les nôtres marchaient d’un bon pas, en gens pressés de rentrer à la ville, et, tout pressés qu’ils étaient, ils s’égosillaient à chanter et à rire. Ils s’en revenaient à cette heure avancée du château d’Ep...., où, pour couper gaiement le carême, on avait fait grande fête et grasse. Le suisse y avait été mandé avec trois ou quatre de ses plus beaux moules pour y apprêter et dresser les pâtisseries ; quant au maître de musique, on l’avait appelé pour faire danser au piano les invités du dîner. Tous deux avaient été bien régalés, selon l’habitude de la maison, réforcés encore et encore de manger et de boire ; et, de fait, le musicien n’avait guère moins bu que le suisse, car il faisait plus chaud, s’il est possible, au salon qu’à la cuisine.

Les voilà donc, comme nous disions, au beau milieu de la nuit, traversant la forêt ; quand ils passèrent devant la Herse, ils avaient le verbe si haut, que les chiens et la femme du garde en furent réveillés. La femme crut même reconnaître les grelots d’un attelage de roulier ; c’était le carillon des moules à gâteaux que le suisse rapportait ballants sur son épaule. A quelques enjambées de là, il leur vint l’idée, tant ils étaient allègres, de couper à travers bois par le petit sentier que l’on trouve vers la droite et qui s’en va aboutir auprès du chemin de Saint-Martin, et tout cela pour éviter le méchant coude de la grande route ; mais les gens qui ont bien soupé ne craignent point les fondrières.

Quand ils commencèrent à s’avancer dans les détours de ce sentier, leur langue se calma comme par enchantement, car ils avaient assez à faire pour ne pas mettre les pieds dans les flaques de boue et dans les ornières gluantes et pour sauter proprement les fossés ; et puis, de pas en pas, les bourgeons de mars leur fouettaient les yeux. Ils arrivèrent bien crottés, je vous jure, et bien aises, entre nous, de sortir de cette ombre qui ne leur disait plus rien de gai, au bord de la grande clairière, où il y avait encore en ce temps-là plus d’herbes sèches et de fougères que de pousses de hêtres. Ils allaient essuyer leurs bottes aux premières touffes de bruyères, quand ils entendirent dans le lointain, devant eux, des cris d’oiseaux qui se rapprochèrent à tire-d’aile aussi vite que le vent ; et jugez du frisson qui courut de la tête aux pieds des pauvres compères, quand ils virent que la volée qui s’abattait à cinquante pas d’eux, dans les herbes et sur les jeunes baliveaux, ne leur laissant que le temps de s’accouver derrière un gros trochet de chênes sur la lisière du fourré, – c’étaient des oiseaux qui n’étaient ni chair ni os, mais dont le plumage était comme transpercé de cette lumière pâle et sourde que nous savons tous être celle des fantômes. Ils étaient si nombreux, qu’on ne pouvait point les compter ; il n’y manquait pas une espèce de nos pays ; il y en avait des centaines et des centaines, des petits, des gros, des énormes, et pas un qui ressemblât à son voisin ; cette fourmilière d’oiseaux ne furent pas plutôt posés dans la clairière, qu’ils commencèrent, en battant leurs ailes livides, un ramage si triste, si aigu et si lamentable, qu’il eût tiré des larmes d’un sourd. Le pâtissier, se penchant à l’oreille du musicien, lui dit : – Mais, Dieu me damne et que le loup me croque, je les reconnais : ce sont les oiseaux empaillés de défunt M. Abel !... Et que font-ils là, à une lieue de leur pavillon ? – Taisez-vous, je les écoute, répondit le musicien. Et il se boucha l’oreille gauche.

Il faut que vous sachiez que ce pauvre maître de musique avait un jour perdu son oreille droite sur la route de Nogent. La diligence, où il occupait un bon coin, avait versé juste auprès de la borne du département, et, quand les voyageurs se relevèrent, le musicien s’aperçut que la vitre de la voiture lui avait très-proprement coupé l’oreille, comme saint Pierre à Malchus. Mais, d’autre part, vous n’ignorez pas que, dans les fermes de basse Normandie, on coupe les oreilles des chiens de garde pour qu’ils entendent mieux, dit-on, les rôdeurs. La preuve qu’on a raison dans les fermes, c’est que, depuis le jour de sa mésaventure, le musicien de Bellesme, quand il écoutait de son oreille droite en bouchant bien l’oreille gauche, entendait le langage des oiseaux et des cigales. – Savez-vous ce qu’ils chantent ? fit-il tout bas au suisse.

        A couver !            Glousse ! Glousse !
        A couver !            Coque rousse
        Qu’on nous donne        Serait douce
        A couver !                    A trouver
        Minuit sonne,            Sur la mousse.
        Et personne            Glousse ! Glousse !
        Ne  nous donne            A couver !
        A couver.            A couver !

- Que veulent-ils dire, les malheureux ? dit le pâtissier. Les revenants ont de si curieux caprices ! Les esprits des oiseaux vont donc à la forêt comme les grenouilles vont à la mare ? Ils sont si tranquilles le jour dans les armoires de leur pavillon neuf, au bas de la rue Saint-Michel, et c’est ici qu’ils viennent la nuit faire leur sabbat ! A couver ! à couver ! Mais comment pourrait-on les contenter, ces pauvres petits esprits en peine ? Pourvu qu’ils ne nous voient pas ! Je les ai pourtant tous connus par leur nom, les oiseaux de M. Abel ; chacun à son tour m’a passé par les mains ; c’est moi qui les ai vidés pour l’empaillage, et j’ai fait avec leur chair de bien jolis pâtés. Tenez, j’avais l’habitude de les cuire dans ce moule-là.

Le geste que fit le suisse pour montrer son moule agita tous ceux qu’il avait pendus à son cou ; le cliquetis des cuivres effaroucha en un clin d’oeil le pâle essaim des jolis petits fantômes ; ils s’enlevèrent, en criant, comme une nuée lumineuse, avec le bruit effroyable d’un gros tourbillon, et les deux compagnons eurent à peine le temps de les voir disparaître vers Bellesme, par-dessus le massif de la forêt, plus rapides que des étoiles filantes.

Ils restèrent un moment à calmer leurs coeurs battants ; puis, après s’être regardés dans la nuit en silence, ils reprirent leur chemin, se creusant la cervelle sur une telle apparition. – A couver ! à couver ! – Coque rousse, – sur la mousse, – répétait à voix basse le musicien. – Des oeufs rouges, marmottait le pâtissier, moi, je n’en connais qu’à Pâques, et encore ils sont durs. Cela ne saurait leur convenir, d’autant que ces oeufs-là sont tous de poules ou de canes, et que ce serait une moquerie d’en offrir de pareils à un roitelet et à une mésange ou bien à un cygne ou à la fameuse oie qui a mérité aux oies de notre province la médaille du concours entre toutes les oies de France.

– Mais, dit le musicien, vous qui faites de si jolies fleurs et des pipes et des chiens en sucre, que n’essayez-vous de faire pour ces pauvres oiseaux des oeufs en sucre rouge, qui seraient juste de la taille de ceux qu’ils ont coutume de pondre et de couver ?

– Je le veux bien, répondit le suisse ; on peut toujours essayer pour deux ou trois douzaines. Si cela ne leur va point, la perte ne sera pas grande, et si la nichée leur convient, Dieu sait ce qui en sortira.

Ils remontèrent la côte de Bellesme sur cette bonne idée. Leurs femmes leur trouvèrent la mine un peu défaite ; mais ils jurèrent que c’était le froid de la nuit après un si bon souper ; et personne ne se douta de ce qu’ils avaient vu dans la forêt.

Le lendemain soir, à nuit tombée, le suisse et le maître de musique s’en retournèrent à pas de loup vers la clairière avec des oeufs en sucre plein leurs poches, et ils les éparpillèrent avec soin sous les plus beaux pieds de fougères ou dans les broussailles ;  il y en avait trente-cinq, et de toutes les tailles, les uns pas plus gros que des noisettes, les autres comme des pommes, un ou deux comme de petits melons de Bonnétable, tous en sucre rouge et très-bien imités. Et quand ils furent posés à souhait, les deux compères s’en revinrent à la ville, ne se souciant point d’attendre là le coup de minuit, et se jurant de n’y mettre les pieds que trois semaines après, la veille de Pâques, et ils tinrent parole.

Cependant, à propos de pain bénit, le pâtissier trouva l’occasion d’entrer un jour avec le musicien, qui le dimanche jouait de l’orgue à Saint-Sauveur, chez M. le président de la fabrique, et ils se glissèrent dans le jardin, vers le pavillon où reposaient, chacun sur son petit perchoir, les oiseaux de défunt le bon M. Abel. S’ils avaient été francs, ils se seraient dit l’un à l’autre que le coeur leur battait plus vite que d’habitude.

Quand ils entrèrent dans le pavillon, il leur sauta au nez je ne sais quelle fade odeur de vieilles plumes enfermées, ayant besoin d’être secouées au grand air. – Les fines mouches, pensèrent-ils, ont dirait qu’elles ne font pas chaque nuit leur tour en forêt. Et par où donc peuvent-elles passer ? Les portes sont bien jointes, et point de vitres cassées ; mais, au fait, pour des fantômes, il suffit du trou de la serrure ou du tuyau du poêle. – Puis, s’approchant des rayons sur lesquels étaient rangés, selon leurs familles et leurs tailles, les paons, les hérons, les chardonnerets, les bouvreuils, les geais, les merles, les martins-pêcheurs, les chouettes, les corbeaux, les pluviers, les rouges-gorges, les pics-verts et toutes les espèces de volatiles qu’un chasseur de nos pays peut rencontrer au bout de son fusil, soit en hiver, soit en été, soit en plaine, soit en forêt, il leur sembla que certains de ces oiseaux les regardaient de leurs brillants yeux d’émail avec une tendre reconnaissance et faisaient mine, à leur vue, de battre des ailes leur beau plumage bariolé. D’autres les envisageaient d’un oeil morne, et leurs plumes semblaient hérissées et comme découragées. Les deux visiteurs se touchaient de temps en temps du coude sans oser se faire part des signes qu’ils observaient. Enfin, ils sortirent du pavillon neuf, ne sachant trop, au demeurant, si leur semaille de la forêt donnerait récolte et s’ils ne s’étaient pas fait là plus d’ennemis que d’amis.

Enfin, arriva la veille de Pâques. Les trois semaines de couvaison étaient écoulées. Le soir du samedi saint, le suisse et le musicien se remirent une dernière fois en route pour la clairière. Ils retrouvèrent les oeufs où ils les avaient nichés, parmi les fougères, les bruyères, les herbes et les buissons : un, deux, trois, quatre... ; mais ils ne purent jamais trouver le trente-cinquième.

Au premier qu’ils relevèrent, figurez-vous leur surprise : ils entendirent, en l’agitant à leurs oreilles, qu’il n’était point vide comme le jour où il avait été posé, et leur curiosité fut si grande qu’ils ne purent attendre leur retour à la ville pour apprendre ce qu’il contenait. Par bonheur, la lune était claire, et avec la pointe de son couteau, le suisse, qui connaissait, pour les avoir moulés lui-même, l’endroit sensible de ses oeufs, en ouvrit un délicatement juste par la moitié, et que trouva-t-il dedans ? Un jeu de dominos, si petit, si petit, qu’il ne pouvait servir qu’à des poupées. Les deux hommes s’entre-regardèrent bien confondus, et, dans son émotion, le maître de musique, qui était un brin gauche, laissa tomber de ses mains un autre oeuf, qui se cassa du coup, et au milieu des morceaux on trouva un jeu de quilles, lesquelles n’avaient pas un pouce de long. – C’est pour le plaisir des fées que les fantômes des oiseaux de M. Abel ont couvé vos oeufs, dit le musicien. – Ne parlons point de fées, répondit tout bas le pâtissier, et tâchons de tirer bon profit de la couvée. Tenez, pendant que nous sommes là en paix, prenons chacun nos seize oeufs dans nos poches. Vous ferez des vôtres ce qu’il vous plaira, vous les distribuerez à vos écolières ; moi, j’en parerai demain matin ma boutique, on fera queue pour m’acheter mes oeufs à surprise, et je les vendrai au poids de l’or. – Nous ne pouvons point remettre la main sur le trente-cinquième ; eh bien ! tant mieux : on laisse toujours un vieil oeuf au poulailler ; celui-ci en fera revenir de nouveaux.

Le lendemain, comme le suisse l’avait annoncé, toutes les bourgeoises de la ville, sortant de la grand’messe, avisèrent à la devanture des oeufs rouges énormes et tout banderolés de rubans bleus ou blancs. Chacun s’empressa d’en acheter, et on en rapporta quatre à Saint-Santin : mademoiselle Thérèse ouvrit le sien et y trouva un petit nécessaire : mademoiselle Gabrielle, un chapelet ; mademoiselle Madeleine, une poupée baigneuse, et M. Henri, un petit livre, qu’il se mit à lire à l’envers, ne sachant point lire à l’endroit.

C’est ainsi qu’est venue dans notre ville la mode des oeufs à surprise qu’on achète la semaine de Pâques. Tous les ans, la nuit de la mi-carême, le suisse porte en forêt une panerée de gros oeufs vides, et le samedi saint il les rapporte pleins. Et si vous en voyez de pareils dans les autres pays, c’est qu’il y a là des pâtissiers qui ont su entendre la chanson des oiseaux fantômes.

Mais il faut pourtant bien que je vous apprenne ce qu’était devenu l’oeuf que le suisse et le maître de musique avaient tant cherché et qu’ils n’avaient pu trouver. Cet oeuf-là, ils l’auraient cherché longtemps : il était déniché depuis l’autre nuit ; c’est le garde de la forêt qui avait mis la main dessus. Dans la nuit du vendredi saint au samedi, ce garde rôdait avec son chien à travers bois pour tâcher de surprendre des coupeurs de jeunes plants, quand, en approchant de la grande route, il entendit de son oreille qui était si fine le bruit roulant d’une innombrable volée d’oiseaux ; il se précipita par-dessus le fossé et n’aperçut d’abord qu’une sorte de nuée pâle qui se rabattait derrière la forêt ; mais presque aussitôt s’enleva à trois pas de lui, d’un creux de vieille racine, l’ombre attardée d’un chat-huant, dont le cri et la vue firent une telle peur au chien, qu’il s’enfuit loin de son maître avec un hurlement étranglé. Un garde forestier, cela ne s’effraye point aisément ; celui-ci, aussi vite qu’un éclair, ajusta le revenant entre ses deux ailes, lâcha une détente, puis l’autre, pan ! pan ! et courut pour saisir la bête, comme s’il eût été sûr de son coup. Point du tout : le fantôme poursuivit son vol en huant le chasseur. Notre garde siffla en vain son chien, qui était blotti derrière un arbre ; d’ailleurs, qu’aurait flairé le nez du chien, puisque les ombres n’ont point de piste ? Mais le garde lui-même s’étant mis en quête et étant venu au creux du vieil arbre d’où s’était élevé le fantôme de l’oiseau, il ramassa l’oeuf qu’il couvait, et après s’être étonné qu’il ne fût point chaud, mais d’une couleur singulière, il le mit dans sa carnassière et le rapporta tout joyeux à sa fille.

Je vous dirai une autre fois ce que la pauvre enfant trouva dans l’oeuf qu’avait couvé l’esprit du chat-huant, et les malheurs qui lui en advinrent.


Les bonnes se transportèrent alors dans la salle de verdure que les enfants appellent la Maisonnette, et la nourrice de Marie leur raconta ainsi son histoire :


MARIE LA PETITE BERGÈRE

MES maîtres, il y a trois ans, partirent pour un grand voyage. Le père de madame était employé par l’empereur dans le pays des Turcs ; il était ce qu’on appelle consul, à sept ou huit cents lieues d’ici, de l’autre côté de la mer, et tout à coup on apprit qu’il était très, très-malade, en danger de mort. Mes maîtres, sans attendre une minute, firent leur malle, et les voilà en voiture.

– Vous resterez là toutes deux, Marie et vous, me dit madame ; vous ne la contrarierez en rien ; elle sera maîtresse du logis, et excepté de se jeter dans la citerne, vous la laisserez faire tout ce qui lui plaira. – C’est entendu, – et fouette, cocher.

Marie avait bien écouté, elle aussi, les ordres de madame, et au lieu de pleurer quand sa mère l’embrassa, elle prit tout de suite un petit air de dame ; – elle avait quoi ? bien près de neuf ans ; – et l’on entendait encore le trot des chevaux et le bruit des roues, quand elle se retourna vers moi et me dit en sautant : Ma Françoise, nous allons bien nous amuser.

Je lui en voulais un peu de son mauvais coeur, et je lui répondis : Fais tout ce que tu voudras, tu es la maîtresse.

Et je pensai que sa mère la gâtait trop, et que Marie était toujours à lui dire : Pourquoi veux-tu que je fasse ci ? pourquoi ne veux-tu pas que je fasse ça ? sans jamais se rendre aux bonnes raisons qu’on lui donnait. L’occasion était belle pour lui laisser éprouver le bien ou le mal des choses, et, ma foi, j’en profitai, justement parce que je l’aimais comme ma propre fille.

Les épreuves ne se firent pas attendre : Françoise, me dit-elle, je voudrais manger tous les jours, tous les matins, tous les soirs, tout ce que j’aime le mieux : des fraises, beaucoup de fromage à la crème, du boudin blanc, des prunes, des gâteaux de plomb, des noisettes, de la soupe au lait de beurre ou à la citrouille, comme vous en mangez à la cuisine. – C’est bien facile, mademoiselle. Et je lui fis un dîner de tout ce qu’elle venait de me demander là.

Elle n’en était pas encore au dessert, quand il me fallut la délacer, et bientôt elle devint toute pâle, et mal de coeur, et mal de ventre, et tout ce qui s’ensuit. Je lui fis bien vite avaler du tilleul, et me bornai à lui dire : En veux-tu encore demain, Marie, des bonnes fraises, du bon fromage à la crème, du bon gâteau de plomb, des belles noisettes ? Je vais t’en aller chercher, et jusqu’au ras de ton assiette. Souviens-toi seulement que, si madame et moi t’en refusions parfois, c’est que les mères et les nourrices ont appris cela de leurs mères et de leurs nourrices : autant de gloutonneries, autant d’indigestions. Elle fut gourmande encore deux fois ou trois ; deux fois ou trois le médecin lui donna des drogues amères, si bien qu’elle ne voulut plus manger que ce que je lui accommodai. Mais aussi quelles bonnes petites tartes sucrées, quelles omelettes aux confitures j’apprêtais pour son dîner !

Marie avait beaucoup de robes ; une armoire en était pleine, et plus belles les unes que les autres : elle en avait des bleues, des blanches, des gris-perle soutachées, des vertes, des noires, des violettes, à basques, à volants, à dentelles, et ses poupées en avaient autant qu’elle. Elle voulait que toute la ville les connût, et tous les jours elle m’entraînait par les rues, chez tel marchand, chez tel autre, de façon que l’univers entier lui fît des compliments sur ses chapeaux, ses mantelets, ses broderies, ses bottines. Le plus souvent, j’en avais honte. – Je veux être la plus belle au champ de foire ce soir ! – C’était sa préoccupation dès le dimanche matin ; et si les autres petites filles des riches bourgeois avaient quelque affiquet neuf, plus frais ou plus élégant que les siens, elle en pleurait de chagrin.

Le jour de la fête de la Sainte Vierge, qui était aussi sa fête, comme la grande procession de la ville devait venir en station à Notre-Dame-du Vieux Château, je me mis en devoir d’habiller la statue de la Vierge avec une robe et des ornements dorés qua ma maîtresse avait faits elle-même pour ce jour-là avant son départ. Quand Marie vit cette robe et cette couronne toute brillante, elle qui n’avait qu’une très-jolie robe blanche à trois volants, brodée au plumetis, elle entra dans une colère horrible. – Non, je ne veux pas que tu fasses la bonne Vierge si belle, elle serait plus belle qu moi. – Mes cheveux, en vérité, se dressèrent sur ma tête quand je lui entendis prononcer une telle abomination, et je lui dis très-durement : Écoutez-moi bien, mademoiselle ; c’est pour marquer à la bonne Vierge que nous l’aimons beaucoup et la remercier de ses grâces, que nous nous appliquons à lui faire de beaux habits ; autrement elle ne se soucie ni de nos robes d’or ni de nos rubans de soie ; elle est plus belle sans nos parures que la plus belle des belles, parce qu’elle est la meilleure des bonnes, et soyez sûre que le plus pauvre va-nu-pieds, tout en loques, du quartier de la Croix-Blanche, s’il est pieux et sans vanité, est plus joli à ses yeux que vous avec votre insolence. Craignez, craignez, mademoiselle, que l’Enfant Jésus ne veuille venger sa Mère, dont vous êtes jalouse.

Et c’est ce qui ne manqua pas d’arriver : car le jour même une mauvaise mouche la piqua sur le nez, qui devint gros comme un potiron ; et en descendant l’escalier du perron, son pied glissa et prit une entorse ; de sorte qu’à l’heure de la procession, quand toute la ville l’aperçut devant la grande porte, un emplâtre sur le nez et le pied dans un gros chausson, ce fut une grimace générale, et sa belle robe, qu’elle avait voulu garder, la faisait paraître plus laide et plus ridicule encore. La confusion qu’elle en eut la rendit plus simple ; et quand je lui eus fait comprendre qu’au lieu de déchirer les vieilles robes de sa mère pour en habiller ses poupées, elle ferait mieux de donner les bons morceaux aux pauvresses du quartier pour s’habiller, elles et leurs enfants, qui grelottaient tout nus, elle commença à ne plus avoir tant d’horreur pour les pauvres gens.

Ce n’est pas qu’elle eût mauvais coeur, ma petite maîtresse : quand elle voyait un chagrin, soit à sa mère, soit à moi, elle pleurait et nous caressait de toutes ses forces ; mais je ne sais comment lui était venue une espèce de mauvaise fierté qui l’écartait des mendiants et des infirmes, et elle ne se rendait pas compte de ce qui leur manquait dans cette vie pour être heureux et rassasiés comme elle.

Elle aimait à la folie son chat Mistigri ; c’était, il faut bien le dire, un beau petit chat blanc et noir, qui lui avait été donné tout petit par une bonne religieuse, et qui suivait Marie dans toutes les allées du jardin. Les plats n’étaient jamais assez grands pour la pâtée de Mistigri ; elle lui aurait donné des poulets et des gigots tout entiers, et dès le réveil il lui fallait une jatte de lait comme pour un veau. Indignée de voir tous les bons et gros morceaux qu’elle lui jetait un soir sous la table, je lui dis : Ma fille, vous faites absolument ce que vous voulez, mais regardez vous-même si ce que vous faites est très-juste. Voilà un Mistigri qui est gras comme une loche, et qui mange tant de viande que ses oreilles sont toutes rouges et qu’il aura un jour la gale comme les chiens, tandis qu’à côté d’ici il y a un pauvre homme et une pauvre femme, le Guillochon et la Guillochonne, qui ne mangent pas à eux deux, dans toute leur semaine, autant de viande que votre chat dans un seul de ses déjeuners, et pourtant un chat, qui encore ne prend jamais de souris, ne vaut pas tout à fait un homme.

– Mais comment faire ? me dit-elle ; la Guillochonne n’est point toujours là sous ma main, et je vois à chaque moment Mistigri qui me demande à manger. – Sois tranquille, mon enfant, lui répondis-je, si tu veux m’en charger, je saurai faire la part de chacun ; il y a moyen de rendre la vie douce aux bêtes qui nous aiment et de soulager de son superflu les chrétiens qui souffrent, et je trouverai encore sur le lot de Mistigri une bonne assiette de gras et d’os mal épluchés pour la famille du jardinier, qui travaille depuis le point du jour jusqu’à la nuit et ne mange de la viande que deux fois par semaine.

C’était l’habitude dans la maison de faire tous les samedis l’aumône aux pauvres de la ville et des environs. Marie voulut donner elle-même, et je lui remis le sac de sous qu’elle distribuait à la porte. Je la regardais par une fenêtre, et elle ne tarda pas à rentrer avec son sac vide et me dit qu’il y avait encore la moitié des pauvres qui n’avaient rien eu. Je lui répondis : Ma fille, il y en avait pour tout le monde dans le sac ; mais il est des pauvres gens que leur pauvreté rend malhonnêtes et qui ont volé les autres en te dupant toi-même. Comme tu ne connais pas bien leur visage à tous, les bonnes femmes s’en allaient là-bas derrière la haie, je les ai bien vues, et changeaient leur mante et revenaient te tendre la main, et puis elles t’ont envoyé leurs enfants et leurs petits-enfants, et même ceux qui n’ont pas besoin. Il ne faut pas que les vrais pauvres pâtissent pour les mauvais ; seulement, pour bien faire l’aumône, il faut connaître son monde ; on sait alors ce qui revient à chacun : le plus qu’on peut à ceux qui n’ont rien, très-peu de chose aux moins nécessiteux et aux fainéants ; c’est pour cela que tu me vois quelquefois donner deux sous à l’un et deux liards à l’autre. – Oh ! ma Françoise, me dit Marie, tu me diras ce qu’il faut à chacun, et c’est moi qui donnerai. – Je ne demande pas mieux, ma fille ; les pauvres aiment bien à recevoir de la main des enfants ; les sous leur en semblent plus jolis, et, pour les parents, un sou que leur fille met dans la main du pauvre leur paraît mieux donné, parce qu’il apprend à l’enfant à être bon coeur et généreux.

J’étais déjà plus contente d’elle ; pourtant, un jour, nous nous fâchâmes.

Marie aimait beaucoup le jardinage, et je ne lui en voulais pas pour cela ; mais quand elle avait planté, déplanté et même arrosé ses fleurs, elle s’en allait dans les plates-bandes à côté ravager les choux et les oignons du jardinier. Je la surpris un matin qui arrachait de belles betteraves dans le potager pour les repiquer dans son parterre. Je lui retirai son piquet des mains, et elle se mit dans une telle colère rouge, qu’elle leva la main sur moi en criant et me frappa sur le bras. Aussitôt je lui dis : Mamselle, je ne suis plus ni votre nourrice ni votre servante ; voilà du pain dans ce buffet et de l’eau dans ce pot ; arrangez-vous comme vous voudrez. Et je me retirai dans ma chambre.

Qui fut penaude ? Ce fut Marie. J’avais resserré dans le garde-manger la viande, dans le fruitier le dessert, et quand arriva l’heure du dîner, il fallut bien se contenter de pain et d’eau, parce que j’avais défendu à la jardinière de rien donner, ni poire, ni pêche. Par amour-propre, elle ne voulut rien me demander ce soir-là, et elle se coucha toute seule, sans pouvoir ôter son corset.

Le lendemain, au déjeuner, même régal : du pain et de l’eau, et le pain devenait dur. Enfin, elle vint frapper à la porte de ma chambre et me promit qu’il ne lui arriverait jamais plus de me battre, et qu’elle était bien fâchée de ce que je ne l’aimais plus. Je l’embrassai, et ce fut fini.

Le boucher de la ville avait loué, au-dessous du jardin, un champ où il envoyait paître les vaches, les veaux et les moutons qu’il devait tuer la semaine suivante. Marie passait des heures à regarder ces pauvres bêtes, et quelquefois elle me demandait : Qu’est donc devenue la vache rousse, ou bien le petit veau tout jaune, ou bien le joli mouton qui était là hier ? Alors, je lui répondais qu’on l’avait mené à l’abattoir, et que c’était avec ces malheureux animaux-là qu’on faisait les côtelettes, ou le gigot, ou les grillades qu’elle mangeait à dîner. Un jour, elle me dit : Ma bonne Françoise, voilà deux jolis petits agneaux, l’un blanc, l’autre noir ; je ne voudrais pas que le boucher les tue, je les trouve si gentils, si gentils ! et s’ils étaient à moi, je leur ferais manger l’herbe du verger. Je ne fis pas grande attention à ce qu’elle me disait là ; mais quand le boucher vint le soir chercher ses bestiaux dans le champ, Marie l’appela du haut du chemin : Monsieur Vaudron ! monsieur Vaudron ! est-ce que vous allez les tuer aussi, ces petits agneaux mignons ? – Mon Dieu, oui, mamselle, dit Vaudron ; demain matin, leur affaire sera faite. – Est-ce que vous ne voudriez point me les vendre ? lui demanda-t-elle. – Le boucher se mit à rire. Combien donc m’en donneriez-vous ? – Ma plus belle poupée et sa grande voiture bleue. – C’est fait, dit l’homme ; et, faisant le tour de l’enclos par la ruelle, il lui amena les deux agneaux dans la cour.

J’avais bien tout entendu de loin, et, ma foi, je leur avais laissé conclure leur marché. Je fis signe au boucher qu’il pouvait abandonner ses bêtes et emporter la poupée avec le carrosse, et que j’irais régler tout de bon le compte chez lui. Quant à Marie, elle ne se connaissait plus de joie. Il fallut tout de suite aller chercher du lait dans l’étable de la jardinière pour faire boire les deux agneaux, et puis trouver dans les vieux chiffons de madame des rubans de soie jaune et rouge pour leur faire des colliers, et puis les mener dans le verger, sous les pommiers, manger de la luzerne fraîche, et puis les faire coucher dans un coin de l’étable, mais sur une paille bien triée pour qu’il n’y eût pas d’épines. Ces agneaux avaient-ils eu bonne chance de venir paître dans le champ de Vaudront !

A partir de ce jour-là, Marie passait toutes ses journées à conduire ses deux moutons, tantôt dans le verger, tantôt dans les allées du jardin, où ils faisaient bien un peu de dégât en broutant les branches d’arbres et les bordures de fraisiers ; mais je fermais les yeux pour ne pas la rendre trop malheureuse ; et quand elle sortait avec moi dans la ville, il fallait entraîner après elle, tantôt l’un, tantôt l’autre ; et c’est de là que lui vint le surnom de Petite Bergère, parce que jamais on ne la voyait sans un mouton. Ses deux bonnes bêtes l’aimaient bien ; elles la suivaient sans cordes, et jamais elles ne songèrent à lui donner de ces coups de tête dont il faut se défier avec les moutons.

Elle avait souvent rencontré dans nos chemins creux de pauvres vieilles femmes qui menaient paître leur vache le long des haies, au bord des fossés. Une fois ou deux, elle s’échappa imprudemment de la maison avec ses deux animaux pour leur faire manger aussi l’herbe de ces chemins verts. Mais je n’eus qu’à lui dire qu’en allant là elle s’exposait à perdre ses moutons, qui pourraient lui échapper ou peut-être être mangés par le loup, et surtout qu’elle faisait tort aux pauvres bonnes femmes, qui n’avaient pas d’autre herbe pour leurs vaches ; elle n’y retourna plus.

Pendant ce temps-là, comme vous le pensez bien, l’étude et la lecture étaient très-négligées ; au lieu de s’instruire, elle oubliait ce que sa mère lui avait appris ; elle était devenue d’une paresse honteuse. Comme moi je n’ai jamais su lire ni écrire, parce que mes parents n’ont pas été assez riches pour m’envoyer à l’école, je ne pouvais pas lui continuer ses leçons, et je lui avais proposé de faire venir la religieuse qui lui avait donné son chat Mistigri, et dont elle n’avait pas peur, pour achever de lui apprendre non-seulement à lire l’écriture, mais ce que tous les enfants de son âge savent sur le bout du doigt. Marie avait refusé. Il n’en avait plus été question.

Par bonheur, un beau jour, une lettre arriva. Elle était toute criblée de cachets, si bien que je devinai qu’elle venait de madame. Mais comme la faire lire ? Je l’ouvris et la montrait à Marie ; elle eut beau la tourner et la retourner, épeler deux ou trois mots et par-ci par-là une ligne, elle ne put jamais en venir à bout. Quand j’eus bien joui de son embarras, j’allais chercher le petit Louis, l’enfant du jardinier, qui n’était guère plus âgé qu’elle. Je lui remis la lettre entre les mains, et le petit Louis me la lut tout couramment. Qui fut honteuse ? Ma Marie. Le lendemain, elle ne demanda pas mieux que j’allasse appeler la religieuse, et tous les matins elle étudiait deux heures comme un ange : la lecture, l’écriture, l’histoire sainte, la grammaire, elle ne boudait plus à rien ; et quand arriva la seconde lettre de sa mère, on n’eut plus besoin d’aller chercher le petit Louis.

Cependant, l’un des fermiers qui venaient chaque semaine s’enquérir des nouvelles de nos maîtres, ayant dit à Marie qu’il allait commencer la moisson, elle désira beaucoup aller voir faire des gerbes, et nous convînmes du jour. Le fermier était à une lieue et demie de la ville ; elle voulut emmener toute sa ménagerie, son chat et ses deux moutons ; et le fermier, qui aimait beaucoup Marie, malgré tout ce que je lui en dis, les emporta dans sa carriole ; les gens de cette ferme étaient de bons paysans tout à fait complaisants. Ce que j’avais prévu ne manqua pas d’arriver. Les moutons, quand le cheval se mit à trotter, tombèrent presque aussitôt dans une espèce d’abattement, et Marie fut très-inquiète, parce qu’elle croyait que ses moutons étaient malades. D’un autre côté, son chat commença à s’agiter, cherchant à s’échapper de la voiture. Elle eut beau le prendre sur ses genoux, il lui glissait entre les mains, et nous fûmes obligés de l’enfermer dans le panier aux provisions, dont j’avais retiré son goûter. Mistigri faisait là dedans un tapage horrible, et Marie finit par convenir avec moi que les chats et les moutons n’étaient point faits pour voyager en voiture.

Enfin, quand on eut mis pied à terre dans les champs, Marie marchant devant et traînant ses moutons, et le chat trottant derrière eux, voilà que vint à passer le vrai troupeaux des vrais moutons de la ferme, et derrière le troupeau le vrai berger avec les vrais chiens du troupeau, lesquels, apercevant les deux bêtes de la petite bergère, se mirent à courir après avec de grands aboiements, les prenant pour des moutons égarés du troupeau. Marie criait comme si elle avait déjà été dévorée, et je criais aussi fort qu’elle ; et les chiens, ayant vu Mistigri, lâchèrent les moutons pour courir au chat ; et Mistigri, aveuglé par la frayeur, se prit lui aussi à s’enfuir de toutes ses forces, et je crois bien qu’il aurait été étranglé s’il n’avait pas dans le champ fait rencontre d’un pommier, sur lequel il grimpa très-lestement. Alors le berger, qui ne savait pas ce que tout ce bruit voulait dire, rappela ses chiens ; on eut bien de la peine à calmer Marie et encore plus à calmer ses moutons, et, pour Mistigri, il ne consentit à descendre de son pommier que quand il eut vu le troupeau à un quart de lieue de là, rentrant dans la cour de la ferme.

Arrivés dans le champ où les moissonneurs liaient les gerbes, tout alla mieux ; les moutons se mirent à brouter les branches des coudriers de la haie, Mistigri fit la chasse aux mulots, et Marie et moi, après avoir vu travailler les aoûterons, comment ils formaient les gerbes, comment ils les entassaient, nous nous mîmes à glaner dans les sillons vides. Bientôt Marie eut rassemblé une glane plus grosse qu’elle, et dans sa journée elle en recueillit trois. Quand l’heure vint de repartir, elle voulait les offrir à la fermière ; mais la maîtresse Richard, comme elle s’appelait, lui dit : Mademoiselle, les glanes sont pour les pauvres gens, et comme je sais qu’il n’en manque pas autour de votre maison, à la ville, emportez celles-là, et vous les donnerez à ceux qui en ont le plus grand besoin. Marie fut très-fière de sa journée ; seulement, elle se promit, quand elle irait dans les fermes, de ne plus emmener ses chères bêtes, parce que les chiens de garde n’y entendent pas la plaisanterie et ne savent pas reconnaître les animaux bien élevés.

Le lendemain, c’était le jour de la fête de madame. Nous allâmes à la messe, et, en revenant de l’église, Marie appela une demi-douzaine de petites pauvresses, en leur disant qu’elle avait à la maison quelque chose à leur donner et qu’elles vinssent dans l’après-midi. Elles n’y manquèrent pas, comme bien vous pensez. Elles trouvèrent un bon goûter préparé sous les arbres verts ; au milieu de la table était un gros bouquet, cueilli par Marie en l’honneur de sa mère absente. A la place de chacune de ses petites convives, elle avait posé une glane, – la moitié de chacune des trois grosses glanes qu’elle avait cueillies elle-même la veille, et puis une bonne tranche de viande, parce qu’elle savait qu’elles n’en mangeaient pas tous les jours, et une part énorme de galette ; des fruits à l’avenant, du cidre sans eau et même un petit verre de vin sucré. Comme on en était à la galette, j’entendis sonner à la grande porte. J’allai ouvrir : c’étaient mes maîtres qui arrivaient de leur voyage. – Où est Marie ? – Je les conduisis dans le jardin. Jugez de la surprise ! Quand on apprit à madame que c’était elle qu’on fêtait de la sorte, pensez comme elle embrassa Marie. Elle présida elle-même à la fin du goûter, et puis donna aux petites pauvresses une pièce blanche pour leurs parents, et puis les congédia bien contentes.

Mais ce fut bien mieux encore quand elle se fut aperçue du changement miraculeux dans les habitudes et le caractère de sa fille. – Mais, Françoise, me disait-elle, qu’est-ce que vous lui avez donc fait ? – Je n’ai rien fait du tout, madame, lui répondais-je. Demandez-le vous-même à Marie. Elle a toujours été la maîtresse, comme vous me l’aviez ordonné. C’est Marie qui s’est corrigée elle-même. – Et madame en revenait toujours à dire : Mais, ma bonne Françoise, comment vous y êtes-vous donc prise ? Elle n’est plus ni gourmande, ni coquette, ni colère, ni paresseuse ; elle est bonne pour les pauvres et pour les bêtes. En vérité, c’est une perfection. Aussi je vais lui donner tout de suite tous les joujoux et toutes les parures que j’avais apportés pour elle des pays étrangers. – Et, en effet, elle tira d’une grande caisse des robes, des colliers, des rubans, des poupées habillées à l’italienne, à la grecque, à la turque, je ne sais plus à quoi ; il y en eut pour deux jours de déballage.

J’avais peur que madame ne trouvât mauvais que j’eusse introduit dans l’étable les deux moutons de Vaudron ; mais, ma foi, quand Marie lui eut expliqué son marché, madame fut la première à dire qu’elle ne voulait point les renvoyer au boucher. Lorsqu’il n’y avait plus assez d’herbe dans le verger, on les conduisait dans le champ de Vaudron, qui les tondait quand venait la saison, et de leur laine Marie faisait des matelas pour ses poupées ; ils vivent encore, et jamais dans la ville on n’en a vu de plus beaux ni de mieux peignés.

Juste au moment où la nourrice de Marie terminait son histoire, voilà qu’un immense brouhaha s’éleva du champ de foire. Tous les yeux se tournèrent de ce côté. Le ballon venait de s’enlever comme une  flèche, et se trouvait déjà presque à perte de vue. L’homme qui était monté dans la nacelle se livrait dans les airs à des tours de force qui faisaient frémir ; il tournait autour d’un trapèze comme s’il eût manoeuvré à trois pieds de terre, et il en était à plus de trois cents pieds. Enfin il se rassit dans la nacelle, lança aux assistants des poignées de petits papiers et du sable de son lest, dont à peine pouvait-on apercevoir les traînées sur le fond du ciel bleu. Le ballon fut entraîné par le vent du côté du Carrouge. Au bout d’un quart d’heure, il commença à baisser ; mais il semblait si loin, qu’à peine les meilleurs yeux pouvaient-ils le suivre. Enfin, sans attendre qu’il fût tout à fait descendu, les innombrables assistants de la fête s’éparpillèrent pour aller prendre leur dîner ; ils n’avaient que juste le temps avant le feu d’artifice du soir.   

Jamais on ne vit un dîner si vite bouilli, si vite rôti, une nappe si vite mise ni si vite enlevée. Les enfants ne tenaient pas en place, les servantes non plus ; il semblait que le feu d’artifice allât partir avant que le soleil fût couché. On n’avait, par toute la maison, faim et soif que d’amusements. Je ne sais pas si la vache du jardinier, dans son étable, eut elle-même son contentement d’herbe ce jour-là. Quant au maître du logis, il voyait, sans les pouvoir retenir, paraître et disparaître les soupières et les compotiers, et regrettait amèrement de n’être pas allé prendre place au banquet du comice, dans la grande salle de la mairie, magnifiquement décorée de drapeaux, d’écussons peints et de guirlandes de lierre, de branches de sapin sur des tentures de calicot blanc.

C’est là que, sans perdre un coup de dent, on entendait les discours et les toasts : A vous, monsieur le sous-préfet ; – à vous, monsieur le maire ; – à vous, monsieur le député ; – à vous, monsieur le curé ; – à vous, messieurs les primés ; – à vous, messieurs les membres du comice. – Il y en avait pour tout le monde, et tous mangeaient comme des sourds, les vieilles gens surtout, dont le dîner de deux heures avait été cruellement retardé. Tout ce monde-là était si fatigué d’avoir piétiné, la journée entière, dans la poussière, sous le soleil ; ils se trouvaient si bien assis à cette bonne table, et les aubergistes de Bellesme avaient si bien joué de la casserole, que le plus grand nombre, j’imagine, auraient donné leur part du feu d’artifice pour une heure de  plus de café, de rincette et de pousse-café. Mais il n’est si bonne table qu’il ne faille quitter, et les commissaires de la fête voyaient eux-mêmes avec regret s’allumer aux fenêtres de la place Saint-Sauveur les premiers feux de l’illumination.

– Père, mère, disaient depuis deux heures, à droite, à gauche, les enfants de Saint-Santin, est-ce qu’on ne va pas placer sur la terrasse les lanternes vénitiennes et les chandelles à la fenêtre du pignon ?

Il faisait, ma foi, grand jour encore quand on les mit en place, les lanternes et les chandelles, et déjà commençaient à remonter vers Saint-Santin, et les enfants, et leurs parents, et leurs bonnes, qui avaient vu de là, avant dîner, s’enlever le fameux ballon, et venaient maintenant y attendre les merveilles du feu d’artifice. En  moins d’une heure, les allées du jardin fourmillaient de nouveau des galopins de l’après-midi. D’abord, ce furent des cris et une turbulence à s’en boucher les oreilles. Mais à mesure que le jour commença à tomber et l’ombre à se faire, les fillettes et les garçons se rapprochèrent tout doucement de leurs bonnes et se mirent à tourner autour de leurs cotillons et à leur demander des histoires comme celles du matin.

Des histoires, grand Dieu ! Il en courait à ce moment dans tout l’air de Saint-Santin ; on en contait à la fois dans le salon aux sombres tapisseries, entre les parents, éparpillés auprès de la fenêtre qui s’ouvre vers la forêt ; – dans la cuisine, entre les servantes de la maison et la jardinière, qui venait chercher les eaux grasses pour ses gorins ; – les plus belles, dans le jardin, sous les arbres verts, entre les bonnes et les nourrices, assises sur le talus de gazon, les pieds ballants, dans l’allée qui longe le massif, et d’où elles ne pouvaient manquer d’apercevoir l’éblouissante fusée qui donnerait le signal.


LE FILS DU GENDARME

Ah ! mes enfants, dit le curé de Marcilly à trois méchants garçons qui, tentés comme notre mère Ève par l’appât d’une platée de prunes restée sur le bahut de la salle à manger, s’apprêtaient à enjamber la fenêtre basse pour en remplir leurs poches, gardez-vous de ces polissonneries que vous-mêmes sentirez n’être qu’à demi honnêtes. La bonne renommée du nom que vous portez, et qui, tout petits que vous êtes, vous fait regarder par les passants avec complaisance et presque avec respect ; cet honneur que vos parents et grands-parents vous ont entretenu brillant comme un acier poli, une étourderie de vous, cervelles éventées, peut le ternir en un instant jusque sur le front de votre père et de votre mère, et le faire à tout jamais aussi noir que le péché mortel lui-même.

Je vous en citerai un exemple terrible, et je n’irai pas le chercher bien loin.

Dans cette grande vieille maison de la rue Villeclose, qui avait autrefois appartenu à la famille Billard, et qu’habitaient les gendarmes avant d’occuper le vilain bâtiment tout neuf que l’on voit d’ici, je venais souvent, il y a quinze ans, visiter un de mes cousins qui était gendarme et qui s’appelait Gautier, Marin Gautier. Nous étions cousins du côté de sa femme, car lui n’était pas du pays ; il était de Picardie, et je puis dire, sans crainte qu’on ne démente, qu’il n’y avait pas dans tout l’arrondissement un homme plus entêté d’honnêteté que cet homme-là. D’ailleurs, si un gendarme n’était pas honnête, qui donc le serait, Seigneur Dieu ? Et il était de ce côté-là le roi des gendarmes. Ses camarades avaient, en plaisanterie, baptisé son cheval le Devoir, parce que, répétait-il toujours, il faut être à cheval sur le devoir. Il en était d’une susceptibilité gênante, à ce point de refuser le verre de cidre qu’on lui offrait de bon coeur dans les châteaux quand il venait porter de la part de M. le sous-préfet une dépêche à MM. les maires ; il ne voulait pas que ce verre de cidre le gênât dans les procès-verbaux qu’il pourrait avoir à faire à ces messieurs au mois de septembre, à l’époque des délits de chasse. C’est pour vous dire qu’il poussait la probité jusqu’au scrupule. Très-complaisant malgré cela et bon camarade, mais trop soucieux de la consigne pour entendre la plaisanterie.

Or, ce brave homme, Marin Gautier, avait un petit gars de douze à treize ans, qui n’avait pas, en vérité, plus de malice que son père ; seulement, vu son âge, il était un peu plus espiègle ; il s’appelait Adolphe, et le gars m’appelait son oncle. Il ressemblait comme deux gouttes d’eau à sa mère, la gaieté même, et qui le gâtait plus que le père n’eût voulu. Il allait à l’école, et il était de toutes les farces qu’on faisait au maître : un fils de militaire, ça doit être brave, et on le mettait toujours à la tête des mauvaises expéditions.

La rage qu’il avait de faire des farces avait bien failli lui faire retarder sa première communion ; il ne pouvait s’en tenir même au catéchisme.

Un jour qu’il revenait de l’école avec toute la bande de gamins du quartier Saint-Sauveur, ils virent sur l’une des deux fenêtres de la mère Bonnard, à côté de ses vieilles rouenneries, deux paniers, l’un rempli de morue, l’autre de beaux harengs saurs ; ils s’avisèrent de lui voler un de ces harengs, pour le plaisir, – devinez de quoi ? – d’aller le manger tout cru, à douze qu’ils étaient, le long des murs de la rue Haudinière.

Je ne sais pas si la bonne femme s’aperçut cette fois tout de suite de la tricherie ; mais le lendemain les vauriens, en débouchant de derrière l’hospice, retrouvèrent encore leur panier de harengs, et crac ! Adolphe souleva son hareng, mais non pas, ce coup-là, sans que la bonne femme lui eût montré le poing et lui eût crié : Ah ! gueux, je le dirai à ton père. – Jugez s’ils couraient à toutes jambes.

Cela ne le corrigea point, et deux jours après, au sortir de l’école, un troisième hareng saur disparut du panier, et la mère Bonnard jura depuis ses grands dieux qu’elle avait vu, de ses yeux vu, le gars Adolphe allonger la main vers sa petite fenêtre et se sauver comme un possédé avec tout le tourbillon des galopins criant.

Cela faisait trois harengs saurs ; à deux sous le hareng, car ils étaient beaux, et l’on était en carême, c’était six sous. – Six sous, mes chers enfants ! Adolphe n’aurait pas pris six sous dans la poche de la mère Bonnard ; mais trois harengs, il trouvait cela une bonne farce, et tous ses camarades comme lui.

On est très-pillard dans notre pays, maraudeur sans vergogne ; mais la justice humaine n’entend pas de cette oreille-là. Elle se dit que l’oeil du bon Dieu, traversant de part en part le coeur des hommes, peut bien discerner le petit voleur du grand voleur ; mais que, pour elle, si elle laissait chacun se colorer à soi-même de telle ou telle fausse raison le vol qui le tente, elle ne pourrait plus en sortir.

C’est pour cela que justement, ce jour-là, M. Artaud, qui était le brigadier de gendarmerie, et Marin Gautier, ramenaient de la forêt le pauvre diable de Jean Michel, qu’ils avaient surpris coupant quelques plants de jeunes chênes pour en faire des bâtons. Comme ils avaient eu de la peine à mettre la main sur lui dans le taillis, ils lui avaient lié les mains derrière le dos, et il traversait toute la ville à pied entre les deux cavaliers ; il était pâle, ses cheveux gris hérissés, son pantalon et sa blouse en loques ; il faisait peur à voir. Chacun s’était mis sur sa porte pour les voir passer, et les commères jacassaient d’un côté de la rue à l’autre. Quand ils vinrent à défiler devant la maison de mère Bonnard, elle monta les deux marches de sa porte basse et cria à Gautier, de sa voix qui déjà dans ce temps-là n’était pas douce : Voilà-t-il pas un homme qui a fait un grand tort, que vous emmenez-là en prison, monsieur Gautier ! Vous feriez bien mieux d’y mener votre gars Adolphe, qui m’a volé trois fois dans ma boutique !

Tous les voisins, à dix maisons aux environs, avaient entendu les paroles de la mère Bonnard, et Gautier aussi les avait entendues, et son cheval avait déjà fait vingt pas qu’il entendait encore derrière son dos la bonne femme répéter aux commères : Son gars Adolphe, c’est fiéffé voleur !

Gautier était devenu plus pâle que Jean Michel ; il sentait qu’il ne pouvait plus se tenir sur sa monture ; ses yeux ne voyaient plus rien. Le brigadier eut beau dire en plaisantant : Qu’est-ce qu’elle chante donc, cette vieille coupe-un-liard-en-six de mère Bonnard ? Gautier ne répondit pas. Et Jean Michel n’osa pas rire, quoiqu’il en eût bien envie.

On laissa le prisonnier à la prison, et les gendarmes avec leurs chevaux regagnèrent l’écurie. Chacun sous le porche se demandait : Est-ce que M. Gautier a reçu un mauvais coup de Jean Michel ? A-t-il l’air effrayant ! Gautier se laissa tomber de cheval plutôt qu’il n’en descendit ; il était défait comme un mort. M. Artaud, qui le connaissait bien, le voyant dans cet état, lui dit : Mais, malheureux, que voulez-vous qu’il ait fait, votre gars Adolphe ? Ne voyez-vous pas que c’est quelque farce qu’il aura jouée à la mère Bonnard ?

Mais Gautier lui répondit : Brigadier, vous savez que, dans ma vie, je n’ai jamais commis une faute contre l’honnêteté ; je ne veux pas qu’on puisse dire que, chez moi, il y a un voleur.

Par habitude, il dessella son cheval, l’essuya, lui donna du foin et puis retraversa la cour en s’appuyant sur son bancal, et monta en trébuchant les degrés usés du vieil escalier tournant. Le brigadier était inquiet et voulut monter avec lui. Ils trouvèrent ma cousine, la femme de Gautier, qui mettait la marmite sur le feu pour le souper. Gautier s’assit sur la première chaise qu’il trouva là auprès de la fenêtre.

– Où est Adolphe ? dit-il, pouvant à peine parler.

– Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que tu as ? lui demanda sa femme, n’osant s’approcher de lui, et regardant tantôt son homme et tantôt le brigadier.

– Où est Adolphe ? répéta-t-il.

– Je ne sais pas, dit la pauvre femme.

– Va le chercher.

– N’y allez pas, lui dit M. Artaud, il lui ferait du mal. La vieille folle de mère Bonnard vient de lui dire qu’Adolphe l’avait volée ; elle a rêvé ça ! C’est elle qui vole ses pratiques. – Le brigadier n’osait pas dire autre chose, ne sachant pas ce qu’il pouvait y avoir de vrai, quoiqu’il connût Adolphe pour un bon garçon.

Gautier se leva, alla vers la porte et cria dans l’escalier d’une voix terrible :

– Adolphe !

Adolphe, heureusement, ne répondit pas ; - heureusement, car son père aurait, à cette heure-là, levé son sabre sur lui aussi tranquillement qu’Abraham sur Isaac.

La pauvre mère, – elle n’avait jamais vu Gautier dans cet état, lui qui aimait tant son garçon, et qui était si calme et si brave homme ; – la pauvre mère, en entendant ce cri, se mit à trembler de tous ses membres, et pourtant c’était une femme courageuse, – et elle lui dit, en le retirant par son bras :

– Mais qu’est-ce donc que tu veux lui faire, à cet innocent ?

– Puisqu’il a volé, lui dit le furieux, il faut que lui et moi nous mourrions ! J’ai toujours été un gendarme honnête ; je ne veux pas qu’il y ait de voleurs du nom de Gautier !

Il se mit à crier dans l’escalier et vers le jardin :

– Adolphe ! Adolphe !

Et, son sabre tapant contre les murs, il s’en allait de porte en porte. Les autres gendarmes et leurs femmes, attirés par ces cris extraordinaires, sortaient de leurs chambres et lui demandaient ce qu’il y avait.

– Avez-vous vu Adolphe ? leur répondait-il. L’un d’eux eut la simplicité de lui dire : Adolphe ? il n’y a pas longtemps qu’il jouait auprès du puits.

Gautier descendit vers le puits ; il descendit dans les grandes caves de la vieille maison ; il regarda derrière toutes les pipes et tous les poinçons.

– Il est dans le grenier, sous le foin, disait pendant ce temps-là ma pauvre cousine Zoé au brigadier. – Ah ! monsieur Artaud, sauvez-nous. La bouchère a couru m’avertir, et j’avais bien prévu qu’il aurait de la colère ; mais il veut le tuer, monsieur Artaud !

– Ne faites semblant de rien, pauvre femme, dit M. Artaud, et quand même il irait du côté du grenier, ne vous trahissez pas.

Il remonta en effet, et, de guerre lasse, croyant pour le moment l’enfant hors de la maison, il vint retomber sur une chaise, et, la tête dans les deux mains, il se mit à sangloter, mais des sanglots si terribles que la chambre en tremblait, – et que le brigadier lui-même en était ému.

– Moi, gendarme, honnête homme !... Un fils voleur !... J’ai été militaire dix ans, pas une consigne, pas une réprimande !... l’estime de mes chefs, adieu ! Tout le monde qui m’estimait, bonsoir ! Gautier voleur !... Qu’est-ce qui lui manquait ? Ni le boire, ni le manger, ni parents honnêtes !... Mon fils, moi gendarme, lui en prison !... Tous les Gautier étaient honnêtes ! L’honneur, adieu !...

– Vous êtes fou ! dit le brigadier, lui secouant doucement l’épaule ; un gamin de douze ans en prison ! Je vais voir où il est, cet Adolphe, et je saurai bien ce qu’il a fait à la mère Bonnard. Soupez tranquille. – Allons, madame Gautier, trempez-lui sa soupe et versez-lui un verre de vin avant qu’il se couche.

– Il faut qu’il meure et moi aussi, répétait-il, sans plus écouter sa femme que si elle n’était pas là, et si je ne le retrouve pas, ce voleur, je mourrai tout seul !

Il ne mangea pas une miette, lui qui d’ordinaire avait si bon appétit ; il ne mangea ni ne but. Il resta un moment à regarder les tisons, puis il se leva, alluma sa lanterne comme pour aller à l’écurie et descendit.

Dès qu’elle l’avait entendu traverser la cour et tourner le loquet de l’écurie, sa femme était grimpée, sans chandelle, au grenier avec du pain et du lard et des poires, pour que l’enfant ne mourût pas de faim. Elle était encore si troublée qu’elle faillit se perdre dans ce grenier immense, dont elle connaissait pourtant toutes les poutres.

– Où es-tu ? Tais-toi, ne fais pas de bruit, soufflait-elle à voix basse ; es-tu par là ? Tiens, voilà de quoi manger. Quoi que tu entendes, ne réponds que si je t’appelle. Vite, recoule-toi sous tes bottes ; je crois que je l’entends.

Elle s’avança à pas de loup, et en tâtonnant, vers la fenêtre du grenier, d’où l’on a une si belle vue vers la forêt ; elle s’aperçut, à la lueur de la lanterne de Gautier, qu’il faisait sortir de l’écurie son cheval tout harnaché, et qu’il était lui-même tout équipé comme pour une tournée. Elle se douta, ma pauvre cousine, de quelque mauvaise résolution de son homme ; elle descendit quatre à quatre et le trouva qui remontait lui-même l’escalier au-devant d’elle.

– J’ai besoin de prendre l’air, lui dit-il avec une certaine tranquillité ; le brigadier a reçu des rapports sur un braconnier qui tend ses collets vers le Tertre : je vais aller passer le restant de ma nuit à l’affût ; j’emporte ma carabine, ajouta-t-il, parce que ces gens-là sont armés et qu’il faut leur faire peur. Si je ne rentre pas de bonne heure, ne t’inquiète pas. – Il l’embrassa avec force et commença à descendre l’escalier.

Elle comprit qu’il lui mentait et lui répondit, en usant de détours, elle aussi : Marin, je ne veux pas que tu sortes avant que le brigadier soit rentré et ait ramené Adolphe et ait vu madame Bonnard ; tu t’en iras l’esprit plus paisible, et puis, sortir à cette heure-ci sans son ordre, pendant qu’il s’occupe de nous, ça te donnerait une mauvaise note dans ses papiers.

L’idée qu’il allait désobéir à son chef parut faire sur Gautier une certaine impression ; mais presque aussitôt il descendit le reste des marches, en disant : C’est plus fort que moi ! – prit les guides de son cheval et leva la barre de fer qui fermait la porte cochère. Quand elle entendit cette barre qui retombait sur le pavé, la pauvre femme se mit à crier de toutes ses forces, comme si elle entendait déjà le mousqueton de son mari. Ses cris firent avancer deux hommes qui détournaient du coin de l’abreuvoir et qui barrèrent passage au cheval de Gautier. C’était M. Artaud et M. le juge de paix. Le brigadier savait que si quelqu’un plus que lui avait empire sur Gautier, c’était M. le juge de paix, et il s’était mis à sa recherche.

Ils prirent Gautier chacun par un bras, et le premier mouvement de M. le juge de paix fut d’aller réveiller la mère Bonnard. La bonne femme eut grand’peur, comme vous pensez, en voyant au pied de son lit M. le juge de paix, M. le brigadier de gendarmerie et Gautier en grand uniforme et le mousqueton au dos.

– Mes bons messieurs, dit-elle tout de suite, pourquoi donc venez-vous à cette heure ? Je n’ai rien fait de mal, je vous assure.

– Allons, allons, madame Bonnard, il faut s’expliquer ! dit avec plus de rudesse que d’habitude notre saint homme de juge de paix ; qu’est-ce donc que cet enfant vous a volé, le petit Gautier ? Expliquons cela au net, que je le mette sur du papier et que vous le signiez ; et cette fois pesez vos paroles.

– Je ne sais pas trop bien signer, repartit aussitôt la bonne femme ; je vous dirai seulement que c’est trois harengs qu’ils ont pris dans mon panier, les garnements de l’école, et le fils de M. Gautier m’en a, j’en jurerais devant Dieu, pris deux sur trois.

– Et c’est pour trois harengs, que vous pouviez vous faire payer par la mère du galopin, en lui faisant administrer une bonne correction, – c’est pour trois harengs, ma bonne dame, que vous insultez, coram populo, le plus honnête homme de la ville et que vous faites avanie à un gendarme à la barbe d’un voleur et de cinquante bavardes de votre espèce ! Écoutez-moi bien, madame Bonnard : n’étaient votre âge et les égards qu’on doit à vos enfants, vous mériteriez une sévère punition publique, comme d’être enfermée pendant deux ou trois fois vingt-quatre heures, – deux ou trois fois vingt-quatre heures, vous m’entendez bien. – Jamais on ne lui avait vu ce ton dur, au juge de paix, surtout envers une vieille femme ; aussi la mère Bonnard fut-elle bien aise d’en être quitte à si bon marché et d’entendre le bruit des bottes descendre son escalier.

– Eh bien ! Gautier, dit le juge en sortant, le voilà donc, ce fameux larron que tu devais toi-même conduire de chez toi en prison ! Faut-il, mes amis, que la ladrerie les rende folles, ces vieilles femmes ! Trois harengs saurs pillés par des gamins au sortir de l’école ! En vérité, il n’y a pas de quoi fouetter un chat !

– C’est égal, il a volé, monsieur Martin, répétait Gautier en hochant la tête, il a volé ; sa main a pris le bien d’autrui ; je n’oublierai jamais ma honte !

– Tais-toi, malheureux, finit par lui dire M. Martin ; si tu m’en parles encore, je te ferai mettre au Bon-Sauveur. Ta femme portera demain matin six sous à la mère Bonnard ; elle tirera les oreilles à ton pauvre petit vaurien, et je veux que ce soit elle qui les tire, parce que toi tu pourrais l’écorcher, et qu’il n’en soit plus parlé. Mets-toi bien dans ta tête de mule qu’à la première faute, qu’il s’agisse d’honneur de garçon ou d’honnêteté de fille, les parents doivent toujours pardonner ; à la seconde seulement ils ont le droit d’être sévères.

M. le juge de paix et M. Artaud ramenèrent Gautier jusque dans sa chambre. Devinez ce qu’ils y trouvèrent : Zoé avait fait descendre l’enfant du grenier, l’avait déshabillé et couché comme d’ordinaire, et puis elle s’était étendue sur le même lit, lui tenant la tête dans ses bras et le cachant de tout son corps ; et quand les trois hommes entrèrent, la mère et l’enfant pleuraient en silence.

– Allons, c’est fini, madame Gautier, dit M. Martin ; voilà votre mari que je vous ramène tout à fait sage. – Jure-moi, reprit-il en s’adressant à Gautier, que tu ne penses plus à rien de mal.

– Il vivra tant que Dieu voudra, répondit Gautier ; mais c’est égal, monsieur Martin, il me semblera toujours que les mains de ce gars-là sentiront le hareng jusqu’au jugement dernier. Un voleur et un gendarme, c’est comme chien et chat ; ça ne peut guère vivre sous le même toit. Quel malheur, monsieur Martin ! Hier encore, j’étais si honoré, et tout cet honneur-là, c’était pour lui !

On n’en put venir à bout ; Gautier fut pris d’une tristesse incurable. Il s’était mis en tête que personne ne l’estimait plus, tandis qu’à cause de la pitié qu’on avait de son mal, chacun l’estimait bien davantage. Il ne pouvait plus voir son pauvre étourdi d’enfant, qu’il caressait tant autrefois ; son idée fixe était qu’on l’envoyât sur mer, au bout du monde, tant loin que les vaisseaux pourraient aller. M. le juge de paix recommanda l’enfant à M. le commissaire de police de Brest, qui était de nos pays, et M. le commissaire lui trouva un bon embarquement. Toute la ville s’intéressait à ce pauvre être, qui n’était pas méchant et à qui les trois harengs de la mère Bonnard avaient causé tant de chagrin et à sa malheureuse mère aussi.

Il ne reparut dans Bellesme que plus de dix après, et il était devenu homme, et bien hâlé encore ! Il avait fait le tour du monde ; des histoires plein son sac, et je serais resté des nuits à l’écouter. Il m’avait même rapporté de Chine, en manière de souvenir, la peau d’un de nos missionnaires que les mandarins avaient écorché vif ; et je l’ai offerte à Séez, au reliquaire de saint Latuin.

Le père Gautier le reçut bien ; mais, pendant ces dix ans, le bonhomme s’était tout cassé, et la pauvre mère, quoique Adolphe lui écrivît souvent, en était morte de langueur. Il n’y avait que cette peau dure de mère Bonnard qui eût résisté au temps et aux reproches de M. le juge de paix ; tous les matins, en allant à l’hospice, il lui rappelait la malheureuse affaire comme un remords incarné.

Et c’est à coup sûr pour apaiser ce remords que la bonne femme voulut à toute force donner en mariage à Adolphe la fille aînée de sa fille, avec une dot qui ne l’enlaidissait point. Avait-elle dû en vendre, de la morue et des rouenneries, la mère Bonnard, pour cacher tant de gros sous dans sa paillasse !

Les mariés sont allés demeurer à Granville, et c’est Adolphe maintenant qui, devenu commandant d’un bâtiment pêcheur, envoie à la vieille, vieille grand-mère de sa femme, ce qu’il faut à son commerce de morue salée et de harengs saurs. Il y a toujours trois barils de harengs qu’il ne met pas sur le compte ; il prétend que ce sont les trois harengs d’il y a quinze ans qui ont fait des petits. On dit que la vieille Carabosse ne les recède pas pour cela gratis à ses pratiques.

Je ne sais par qui était revenu dans ce pays-ci le bruit qu’Adolphe avait fait la farce d’épouser, aux îles Marquises, une cousine de la reine des sauvages ; mais il paraît que ça n’était pas sérieux.


L’ENFANT CHANGÉE EN NOURRICE

ON ne la voit plus au marché le jeudi, votre belle-soeur la Gardin, disait la jardinière à la maîtresse Alexandre, la fermière de la Radonnière, qui avait profité de la fête pour venir, brillante comme un astre, apporter elle-même une couple de canards et du beurre.

– Hélas ! répondit la maîtresse, elle est bien dans le souci, la pauvre Geneviève ; elle court après sa fille qui a voulu quitter le pays. Il n’y a plus aujourd’hui à cacher l’histoire ; en ont-ils assez marmotté depuis quinze ans, sans trop savoir au juste, les gens de Bellavilliers ! C’est bien elle-même, la pauvre Geneviève, qui a cherché son malheur ; mais la voilà à tout jamais dans un si grand, si grand deuil, qu’on ne sait plus en vérité, si la peine ne passe pas la faute.

Quand ils eurent cette enfant-là, Geneviève était forte et dodue, et le médecin lui répétait souvent que, si elle voulait prendre un nourrisson, il lui en chercherait un qui fût d’un bon profit. Ils n’étaient pas dans l’aisance, les Gardin, et ils se laissèrent tenter. Le médecin ne tarda pas à dire à Geneviève qu’il avait trouvé son affaire et qu’il fallait partir pour Paris ; elle sevra sa petiote, la donna à sa mère à elle, pour qu’elle l’élevât au petit pot, et du jour au lendemain elle prenait la diligence qu’on appelait les Jumelles ; – vous vous en souvenez bien, des Jumelles ? il n’y a pas si longtemps.

Que de fois nous a-t-elle raconté tout ce qu’elle avait vu dans Paris durant les trois jours qu’elle y passa ! elle en avait encore la tête perdue : des maisons à dix étages avec des balcons tout dorés, toutes les boutiques dorées et illuminées chacune par des centaines de chandelles, des carrosses traînés par des chevaux tout harnachés d’or, des militaires tout brodés d’or remplissant toutes les rues, toutes les dames vêtues de soie de toutes les couleurs ; on était venu la chercher elle-même à la diligence dans une belle voiture dont les coussins étaient de soie ; les bourgeois qui l’avaient mandée demeuraient dans un appartement tout décoré d’or et de glaces, et de rideaux de soie, et de fauteuils couverts de soie, et les armoires et les tables et toutes les commodes en acajou ; on ne la faisait manger qu’avec des cuillers d’argent, et elle buvait que du bon vin ; la rue, au-dessous de ses fenêtres, était plus large que la route de Mortagne, et le bruit des voitures et des milliers de milliers de passants était si grand, qu’elle n’avait pu fermer l’oeil pendant les trois nuits qu’elle avait couché là. Ces bourgeois avaient déjà eu plusieurs enfants, mais ils les avaient tous perdus, et on leur avait dit qu’à Paris ils ne pourraient jamais en élever ; c’est pour cela qu’ils avaient pris le parti de faire venir du Perche une bonne nourrice qui emporterait leur enfant dans le bon air, et c’est un grand sacrifice qu’ils faisaient de s’en séparer. Elle repartit pour Bellesme, chargée de cadeaux et de robes, et avec une layette, toute du plus fin linge, pour la petite Parisienne, qui s’appelait Elfride.

Mais quand elle rentra dans sa pauvre masure de Bellavilliers, où il n’y avait ni soie ni or, et quand elle vit sa petiote bien soigneusement dorlotée par ma défunte belle-mère, mais coiffée d’un béguin tout déteint qui n’allait plus guère à sa tête, et dans le buffet un méchant morceau de lard qu’on gardait pour fêter son voyage, et plus d’escabeaux de bois que de chaises rempaillées, il lui vint mal au coeur de sa misère, et elle regretta presque d’être revenue si vite de chez les Parisiens. Pourtant elle embrassait sa fille de bon coeur, et elle avait laissé là, dans un coin, la pauvre petite nourrissonne, pour tourner, retourner, déshabiller, rhabiller sa Léontine à elle, qui était, ma foi, il faut le dire, un beau brin d’enfant. Et le soir, quand Gardin, son homme, qui était charpentier, comme vous savez, rentra de sa journée, elle lui raconta en soupant toutes les merveilles qu’elle avait vues dans Paris et les richesses des parents de la nourrissonne.

– Dire, s’écriait-elle, que notre enfant, qui est cent fois plus belle, plus gaillarde, plus gigotante que cette autre-là, n’en aura jamais autant !

Et, avant de se coucher, il fallut qu’elle essayât à sa Léontine tous les jolis petits bonnets et bourrelets, et bavettes et brassières qu’on lui avait donnés pour l’autre, et après qu’elle lui eut tout essayé, elle ne voulut plus jamais les lui retirer. Tout cela n’était pas honnête ; mais ce qu’il y eut de pis, c’est que, dès le lendemain, tant elle était folle de son enfant à elle, elle abandonna Elfride à la vieille grand’mère pour garder tout son lait à sa Léontine.

Défunt Gardin était un brave homme ; il n’approuvait point cela, il hochait la tête et il disait :

– Prends garde, Geneviève, le médecin va venir un de ces matins ; il te trouvera à l’entour de la tienne, vêtue comme une poupée, et l’autre mal soignée, et tu perdras tes vingt-cinq francs. Seras-tu bien avancée ?

– Je lui dirai que la mienne, c’est l’autre, dit-elle effrontément ; il ne l’a point vue depuis si longtemps ; il ne les démêlera pas ; des marmousettes si petites, ça n’a point encore de figure.

Elle était si agissante, cette Geneviève, qu’elle faisait de sa mère et de son homme tout ce qu’elle voulait.

– Laissez-moi donc, leur répétait-elle, embrouiller les affaires à mon idée. Nous garderons Léontine avec nous jusqu’à ce qu’elle soit grande, grande, en disant toujours aux bourgeois que l’air de Paris la ferait mourir. On nous la reprendra quelques années pour la rendre savante, et puis on la mariera avec un seigneur, et quand elle sera mariée et des écus pleins ses coffres, nous lui dirons qu’elle est notre fille, et elle nous fera demeurer avec elle dans la maison magnifique où ils m’ont fait venir. Pourvu que nous ne laissions point périr l’autre faute de soins, le bon Dieu n’aura rien à nous reprocher.

Elle guetta si bien, l’éveillée, que, le jour où l’on entendit rouler le cabriolet du médecin, elle eut le temps d’envoyer dans les champs la grand’mère avec la Parisienne ; le médecin ne reconnut point Léontine sous ses bonnets à festons superbes ; il fit compliment à la nourrice des grosses joues et de la fraîcheur du poupon, et lui-même prit soin d’écrire aux parents de la petite Elfride que le nourrisson de la Geneviève prospérait à vue d’oeil.

Au bout de trois mois, le père de la Parisienne vint à son tour ; mais au bout de trois mois un enfant ne ressemble guère à ce qu’il est quand il sort du chou, et le pauvre monsieur partit content, sans avoir vu sa vraie fille, que Geneviève avait envoyée, sur les bras de la grand’mère, à Pervenchères.

L’été suivant, la mère vint elle-même avec le père ; ils apportaient plein une voiture de joujoux, de robes pour l’enfant et de cadeaux pour la nourrice.

Comme ils approchaient de la maison, ils virent devant la porte la grand’mère assise sur une bancelle, et elle tenait une petite fille assez pâlotte à qui elle donnait à teter un chiffon emmanché dans une bouteille pleine de lait. La mère tout émue sauta à bas de la voiture et courut à cette enfant. – Ma bonne femme, demanda-t-elle, est-ce que c’est là la petite Elfride ?

La bonne grand’mère, embarrassée devant de si beaux monsieur et dame, et craignant de mentir à la pauvre jeune femme, ne disait mot, quand aussitôt parut Geneviève sur la porte, qui leur dit :

– C’est par ici, madame ; venez donc voir par ici, dans le berceau.

Les parents entrèrent ; la vieille grand’mère s’écarta avec l’enfant, et on ne s’occupa plus que de la fausse Elfride, qui fut couverte de baisers et de caresses et d’attifements de toute sorte, si ce n’est pourtant que la jeune dame laissa pour la soeur de lait de la belle nourrissonne une jolie petite robe en indienne bon teint.

Tous les ans, le père et la mère revenaient ; ils revenaient toujours chargés de bonbons, et de jupes, et de chapeaux, et de corsages, et de manteaux élégants, et tous les ans une bonne petite robe chaude pour la soeur de lait. Cela dura quatre ans ainsi. Chaque année, quand il s’agissait de remmener la fillette à Paris, la Geneviève trouvait moyen de leur faire accroire que sa santé avait encore à gagner à l’air du Perche.

Enfin, la quatrième année, ils reparurent ; et du plus loin qu’elle les aperçut, la petite sauvage que tout le monde appelait Léontine, et qui jouait à ce moment-là dans les copeaux du charpentier, se mit à crier en se sauvant vers la maison :

– Les voilà ! voilà la dame et le monsieur !

On fit un paquet des belles hardes de la nourrissonne ; on laissa pour la soeur de lait tout ce qui était usé ou percé, les vieux souliers, les vieux tabliers, les vieux chapeaux, les vieux jupons, les bas troués, et Geneviève vint encore une fois jusqu’à Paris reconduire l’enfant ; mais cette fois elle pleura et sanglota pendant tout le voyage, et l’enfant aussi criait à tue-tête et ne voulait point se séparer de sa nourrice, et les parents en avaient le coeur tout serré, et on la renvoya avec de l’argent plein ses poches ; mais à tout ce qu’on lui disait pour la consoler, elle repartait de pleurer et de crier, et tous les gens qui la voyaient répétaient :

– Voilà une bonne nourrice !

C’était bien elle qui avait voulu que sa fille allât à Paris, et pourtant elle ne pouvait plus, à cette heure, endurer la séparation. Quand elle fut revenue à Bellavilliers, elle perdit pendant des mois et des mois le boire et le manger ; elle ne pouvait voir la pauvre petite Elfride ; elle rendait la vie dure à son homme, à sa mère, aux voisins, à tout le monde.

– Pourquoi ne me mandent-ils donc pas, comme ils m’avaient promis, des nouvelles de l’enfant ? radotait-elle tous les jours. Quelles gens sans foi, quels coquins que ces bourgeois ! – Oh ! je te ferai payer cela ! disait-elle à la petiote ; et la grand’mère était obligée de garer Elfride des fessées de cette furieuse.

Mais, dans ce temps-là, ma pauvre belle-mère fut prise de la grande maladie qui avait fait mourir tant de monde à Moulins-la-Marche. Pendant qu’on allait lui chercher le bon Dieu, elle nous fit venir, mon homme et moi, et elle nous mit au courant de la vilaine histoire et nous fit promettre à tous deux de nous charger de la petite que Geneviève n’aimait point, tout en nous recommandant bien de cacher le secret, pour que son fils et Geneviève n’allassent pas en prison. Dès que le bon Dieu fut venu et que la mère Alexandre fut morte, nous emmenâmes l’enfant comme pour en soulager ses parents, dont la gêne était devenue plus grande, et Gardin et sa femme demeurèrent tout seuls dans leur maison.

Un beau dimanche, Gardin vint manger la soupe avec nous et nous dit que Geneviève était partie pour Paris et qu’elle allait, avec son bon certificat, y chercher un autre nourrisson. Mais, sitôt que Gardin eut le dos tourné, nous nous fîmes, Jacques et moi, la même réflexion :

– Ça n’est pas pour élever un autre enfant au biberon qu’elle est allée là, la Geneviève ; c’est pour voir sa fille.

Huit jours, quinze jours se passèrent, point de nouvelles ; enfin, au bout de trois semaines, elle reparut ; elle était comme folle, – et point de nourrisson, comme vous pensez bien. – Son homme, qui savait que la pauvre mère Martin nous avait raconté l’affaire, venait nous répéter les lamentations de la Geneviève.

– Je l’ai vue, disait-elle, notre Léontine. Ah ! Seigneur Dieu, comme ils la traitent ! Elle ne m’a quasi point reconnue ; je ne veux point qu’elle reste là ; ils la rendent toute fière ; ils l’empêchent de jouer, de courir et de chanter. Elle est bien vêtue, c’est vrai : on dirait une princesse ; mais ils lui ont, à coup sûr, monté la tête contre moi ; elle rougissait de se promener avec moi dans les belles promenades ; on la tient des journées entières à lire dans des livres ; on lui mesure la soupe et la chair, et tout : elle ne mange point son content, cette enfant-là. On avait l’air de craindre que je ne lui rapprenne à parler comme chez nous. On se moquait de mes façons de dire ; elle a oublié les petites chansons qu’elle savait si bien chanter ; on lui met des robes toutes découvertes des épaules et des bras ; on l’enrhumera. Je faisais la sourde oreille, mais j’entendais bien, au bout de quinze jours, qu’on avait assez de moi. Sont-ils ingrats, ces bourgeois, moi qui leur ai donné une si belle fille, le sang de mon sang, à la place d’une grimaude ! Je ne veux plus qu’elle reste là, la Léontine ; ils me l’abîmeraient avec leurs mauvais soins ; et puis elle ne m’aimerait plus, elle ne voudrait plus de moi pour sa mère ; je ne veux plus qu’elle y reste. Je vais leur rendre la leur et reprendre mon bien ; qu’ils s’arrangent.

Et tout la journée elle ne répétait plus autre chose : – Je ne veux pas qu’elle y reste ; chacun son bien.

Là-dessus, Gardin n’était point sans inquiétude ; il craignait la prison, le brave homme.

– Faut de la patience, disait-il à sa femme ; nous trouverons peut-être un moyen.

Mais elle, elle était comme une lionne, et de patience ni de moyen, elle ne voulait entendre parler.

Il obtint pourtant qu’ils iraient ensemble chez l’avocat de Bellesme, dût-il leur en coûter dix sous, dût-il leur en coûter vingt sous.

Tout en suivant la route à travers la forêt, ils se disaient : – Comment lui conter cela ? Il nous donnera sûrement un bon conseil pour ne pas aller en prison ; mais pourtant faut pas trop lui en dire.

Si bel et si bien que, quand ils mirent le pied sur les degrés de sa porte, ils ne savaient plus trop comment ils allaient s’expliquer ; et c’était bien pis quand la gouvernante les eut fait monter dans la chambre.

– Qu’est-ce que vous voulez ? leur dit l’homme de loi.

– Il y a eu, dit Gardin, il y a eu une erreur de commise.

– Quelle erreur ? leur dit l’avocat en les regardant fixement à travers ses lunettes.

– C’est des nourrissons, répondit la Geneviève. Il y en avait deux, on a rendu l’un pour l’autre ; il n’y a pas grand mal à ça, n’est-ce pas, monsieur ? Mon homme voit toujours tout en noir. Il suffit qu’on reprenne l’un et qu’on rende l’autre, est-ce pas vrai ?

– Ma bonne femme, dit l’homme de loi, si vous voulez que je vous entende, il faut mieux s’expliquer que cela. Quels étaient ces nourrissons ? à qui étaient-ils ?

– Il y avait donc mon enfant, dit la Geneviève, et puis on m’a donné une Parisienne. Les bourgeois ont pris la mienne, croyant que c’était à eux ; ils m’ont laissé leur petiote ; je voudrais à cette heure ravoir la mienne à toutes forces et qu’ils reprennent ce qui leur appartient.

– Mais, madame, dit M. l’avocat, commençant à comprendre et à leur parler très-gravement, si c’est vous qui avez fait le changement, ça n’est pas si simple que cela, et votre homme et vous, selon que vous auriez mis là dedans de mauvaise intention, vous pourriez bien vous être attiré là une peine terrible. L’autre enfant, la Parisienne, où est-elle ?

– Où elle est ? répondit tout de suite Gardin ; elle est chez notre beau-frère, chez les Alexandre, à la Radonnière ; ils en prennent bien soin, et elle est bien gentille, et elle est gaillarde comme il n’y en a pas.

– Bon, dit M. l’avocat ; avez-vous prévenu les parents ?

– Non point, monsieur ; j’voulions vous consulter.

– Et qu’est-ce qui leur prouvera que celle que vous avez gardée ici est bien leur fille et non pas celle qu’ils ont reprise chez eux ?

– Ah ! monsieur, dit la Geneviève, point embarrassée du tout, il fallait que cet homme-là n’eût point d’yeux dans la tête ; il a vu deux fois cette enfant, et elle lui ressemble comme deux gouttes d’eau, tandis que la mienne est bien des fois plus belle.

– Mais quelle raison vous engageait à vous séparer de la vôtre pour la donner à des étrangers ?

– Oh ! pour cela, monsieur, dit Gardin, c’est une idée de ma femme à laquelle je n’ai jamais rien compris. Je fais mon métier de charpentier bien honnêtement, tout le monde vous le dira ; le reste, ça n’est pas ma faute.

– Et les parents, où demeurent-ils ?

– A Paris, dit Geneviève ; et elle lui indiqua l’adresse si clairement, qu’il n’y avait pas à se tromper d’une porte ; on y serait allé, comme elle, les yeux fermés.

– Retournez-vous-en chez vous, leur dit M. l’homme de loi, et attendez de mes nouvelles.

– Il n’y aura point de prison ? demanda Gardin en se retournant, comme il tenait déjà la clenche ;

– Cela ne dépend point de moi, répondit M. l’avocat ; mais je vais faire le plus pressé. Bonsoir.

Et ils revinrent, la tête assez basse, tous deux à Bellavilliers.

Il n’y avait pas quatre jours de cela, je m’en souviens comme si j’y étais encore ; nous étions en train de faner l’herbe dans le pré du fond, le plus vaseux ; nous vîmes M. l’avocat de Bellesme avec un monsieur et une dame et une belle petite demoiselle qui entraient dans le pré par la brèche qui est du côté du moulin ; tout de suite ils demandèrent à la Marguerite, la fille à la Martin, et qui travaillait le plus près de l’échalier, si la petite Léontine n’était pas par là. – La Marguerite se retourna de mon côté et me cria : Cette dame demande où est-ce qu’est Léontine. – Je compris bien sans peine ce que venaient chercher ces gens-là, et je leur dis en m’avançant : Je m’en vais la querir, Léontine ; – et la jeune dame aussitôt, se mettant à marcher aussi vite que moi, me disait : Attendez-moi, la maîtresse, ne la dérangez pas ; je veux aller avec vous ; où est-elle donc ? Que fait-elle ? Est-elle bien portante ? Est-ce une bonne petite fille ? Il ne lui a rien manqué, n’est-ce pas ? Elle ne vous a pas trop tourmentés ?

La pauvre chère dame, on voyait qu’elle aurait voulu courir, et qu’à peine pouvait-elle se tenir debout. Et devinez ce que faisait Léontine : elle avait quitté l’autre pré, celui qui touche notre maison, où elle était censée garder les vaches avec mon gars et ma petiote, pour s’en aller, les galopins qu’ils étaient, secouer les griottes du grand griottier au coin de la cour de la ferme, sur le chemin qui nous sépare de la Pilière. Ma Clémence et la Léontine étaient sous l’arbre qui se barbouillaient de griottes jusqu’aux oreilles, tandis que le gars était grimpé dans le fin haut de l’arbre et en cassait toutes les branches pour en faire tomber les trochets. Quand elle nous vit tournant la haie, j’eus beau l’appeler : Léontine ! Léontine ! la vue de la belle dame et de la petite demoiselle, – elle était si timide ! – la fixa en terre, et elles ne bougeaient, Clémence ni elle, pas plus que deux pieux. Les larmes venaient aux yeux de la dame à chaque pas que nous faisions vers elle, et la pauvre femme se mit à sangloter si fort en embrassant l’enfant, que celle-ci, un brin effrayée, ne put s’empêcher d’en faire autant. – Veux-tu de moi pour ta maman ? lui dit-elle ; tiens, voilà une petite fille qui te dira que j’aime bien les petits enfants et que je les soigne bien, et tu auras des belles robes comme elle, et des bonbons et des griottes comme celles-là tous les jours. – La sauvage, tout effarouchée encore, s’était rejetée la tête dans mon tablier ; mais peu à peu, la dame lui donnant une main et moi l’autre, on la ramena vers notre maison. La voiture dans laquelle ils étaient venus de la ville avait toutes ses poches garnies de joujoux ; on les étala sur notre grande table. Mais, malgré cela, la Léontine n’osait point trop s’écarter de moi, et la mère et le père avaient beau vouloir l’attirer sur leurs genoux, elle en glissait toujours pour revenir se fourrer dans mes jupes. Nous offrîmes à la dame une écuelle de lait et au monsieur un verre de cidre ; la pauvre dame ne songeait qu’à sa fille, et elle me prenait les mains et elle me remerciait de ce qu’elle n’était point morte faute de soins. La petite n’était pas de ces plus pesantes, mais elle n’était pas chétive non plus ; le bon air nourrit dans nos pays, et de ce que mes enfants avaient mangé depuis deux ans, elle en avait mangé sa part. Faut bien être un peu chrétien.

– Voilà, me dit tout bas la dame, en me montrant la vraie Léontine, une enfant que vous rendrez à sa mère ; je ne veux pas la voir, cette femme ; ce qu’elle a fait là mériterait de bien grandes peines, et peut-être que plus tard elle en sera trop punie par Dieu. Si l’enfant perdait sa mère, vous me le feriez savoir, et je me souviendrais toujours qu’elle a été ma fille à moi, et que je l’ai bien caressée, pendant que la vraie mienne, ma vraie petite Elfride, était maltraitée et abandonnée par sa nourrice. – Mais, mon Dieu, reprenait-elle en dévorant sa fille des yeux, faut-il qu’on nous l’ait si bien cachée ! c’est la vraie image de son père !

Il fallut bien que je m’en allasse avec eux jusqu’à Bellesme et que je restasse deux, trois jours avec eux à la Croix-d’Or, pour habituer la sauvage à sa mère. Cela me fit tout de même, comme vous pensez, un gros crève-coeur quand j’embrassai cette enfant pour la dernière fois et quand je vis leur voiture partir pour Rémalard ; elle était craintive, la petiote, mais elle avait le fonds caressant, et, en vérité, entre Clémence et elle, je ne faisais plus grande différence. Les braves gens avaient pourtant fait ces jours-là, pour me consoler et nous payer de nos dépenses, bien des fois plus que nous ne méritions.

C’est la pauvre Léontine, celle à Geneviève, qui avait pleuré, elle aussi, en se séparant de la dame, et il faut dire que la dame, malgré la joie qu’elle avait de retrouver sa fille, n’avait pu s’empêcher de fondre en larmes en laissant l’autre malheureuse enfant entre les mains de mon homme. Elle avait déposé chez nous toute une grosse caisse de hardes et de jouets et tout le bon linge qui jusque-là servait à Léontine. Alexandre prit une brouette et conduisit l’enfant et le bagage chez les Gardin. Ça fut une grande surprise, et Geneviève sauta sur sa fille comme une folle, et dans le premier moment Léontine fut si bien aise de retrouver un visage de connaissance, qu’elle fit bonne mine à sa mère, et quoique  le lard et le fromage ne fussent guère à son bec, elle lui beurrait cela de tant de câlineries et de contes et de chansons, qu’elle vint à bout de la rhabituer au pays, et elle lui fit pour son petit lit une couette qui était haute comme une montagne.

Tout alla bien jusqu’à ce que Léontine eut atteint le grand âge de raison, vers les quatorze, quinze ans. Geneviève avait fait durer tant qu’elle avait pu tous les morceaux de ses belles robes brillantes, et elle ne pouvait s’empêcher de parler tous les soirs de Paris et de ce qu’elle y avait vu, et des beaux meubles et des belles vaisselles, et des belles boutiques, et la petite fille, de son côté, se souvenait de bien des choses ; car ce qu’on a vu à six ans, on s’en souvient toute sa vie. Elle se rappelait les riches demoiselles qui étaient alors ses amies et qui jouaient avec elle dans les jardins des palais du roi, et des couchettes et des commodes de ses poupées, autrement belles et vernies que le lit et la huche de la pauvre Geneviève, et la mère lui disait imprudemment : Ah ! si je ne t’avais pas aimée comme je t’aime, tu aurais eu tout cela. Et la fillette commençait presque à reprocher au fond de son coeur à sa mère de l’avoir tant aimée et de l’avoir, faute de patience, ramenée dans la misère.

– Te rappelles-tu, lui disait Geneviève sans songer à mal, pendant que le soir elles faisaient du filet autour d’un méchant oribus, – et ce filet, entre nous, c’est un métier de perdition, car pendant que va la navette, la tête trotte plus vite encore, – te rappelles-tu cette grande lampe toute dorée auprès de laquelle la bourgeoise et toi regardiez des images et cousiez des petites broderies ?

Ou bien, quand elles revenaient de chercher un paquet de soie et quand elles s’embourbaient avec leurs sabots dans la crotte des chemins de la bruyère, elle lui disait :

– Ah ! si nous avions là un des carrosses de la bourgeoise de Paris !

– On ne les verra donc plus jamais, ces bourgeois ? répétait Léontine ; me reconnaîtraient-ils encore à cette heure ?

Quand elles venaient à la ville apporter leurs paniers de fraises, la petite ne pouvait s’empêcher d’aller rôder sur la promenade à l’entour de la voiture de Nogent. Elle avait appris que c’était par là que venaient les voyageurs de Paris, et l’on eût dit qu’elle attendait toujours je ne sais quoi de ce côté-là. Pierre, le voiturier de Mortagne, a raconté dernièrement à des voisins de chez nous qu’il y a longtemps déjà, il avait trouvé un matin au pied de la côte d’Éperrais, tout à côté du calvaire, une galopine qui tenait un panier de fraises comme ceux-là, et qui lui avait demandé si sa voiture allait à Paris. Pierre, qui aime à plaisanter, lui répondit qu’il y allait, mais par correspondance.

– Voudriez-vous point, lui dit la fille, vous charger de porter ça à ma mère de Paris ?

– Si tu ne les emballes pas mieux qu’avec une feuille de fougère, il n’y en aura plus une seule dans le panier avant d’arriver au Pin, dit Pierre en riant ; et il fouailla sa bête.

Un dimanche que nous sortions de vêpres et que nous causions des marchands de filet, qui ne donnaient plus beaucoup de travail à ce moment-là, elle me dit bonnement :

– Moi, j’ai envie d’aller querir de la besogne à Paris ; je suis sûre que je retrouverais bien la maison où j’ai été élevée ; nous ne sommes point heureux chez nous.

Je n’osai point lui conter ce que m’avait dit la dame en la quittant ; j’avais peur en moi-même qu’il n’en arrivât mal à la Gardin. Depuis la mort de son homme, ils n’étaient point heureux, c’est vrai ; avec ça, la Léontine était coquette et ne pouvait se passer d’attifements. Une fille qui avait porté des loques de soie jusqu’après sa première communion ne pouvait se contenter, comme nous, de méchante cotonnade ; tout leur pain y passait, et si la pauvre Geneviève en geignait tout doucement :

– Il fallait me laisser chez les autres, lui disait la Léontine ; je ne vous plais pas comme ça, eux me trouvaient à leur idée et me comblaient de bien ; il ne fallait pas me reprendre.

On a su par la femme à David, l’aubergiste, qu’elle était venue, il y a six mois, la prier de l’aider à écrire une lettre, parce que chez la Geneviève il n’y avait, comme vous pensez, ni papier ni plume, et qu’elle-même, la Léontine, avait oublié le tout petit brin d’écriture qu’elle avait su dans le temps passé ; et dans cette lettre elle demandait à une dame de Paris de la prendre à son service, quand ce ne serait que pour laver la vaisselle et raccommoder les torchons. Mais, quelques jours après, elle vint faire lire par la femme à David une réponse où on lui disait qu’elle ne devait point quitter sa mère, et que supporter honnêtement la misère en soignant sa mère lui serait un grand mérite aux yeux de Dieu et des gens qui s’intéressaient à elle, et patati et patata, ajoutait la femme à David.

Ce qui devait arriver arriva. Elle y est retournée l’autre semaine, dans son Paris ; elle a dit à celle-ci qu’elle avait une place dans une bonne maison, où toutes les servantes portaient chapeau ; elle a dit à celle-là qu’un voyageur lui avait promis mariage. Hélas ! mes amies, à l’heure qu’il est, Paris l’a peut-être déjà jetée à son fumier, comme on dit qu’il en a jeté tant d’autres.



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