Seul, car, en ce
monde, où sont les amis qui vous escortent quand on souffre
? je gravissais mélancoliquement les pentes internes du
cimetière de l'Est.
- Trente-septième division, huitième section,
neuvième ligne? demandai-je au fringant gardien qui se
rengorgeait dans sa tunique bleu de ciel en face du sépulcre
où ne geint plus le poète tant
ulcéré, des entrailles duquel avaient autrefois
jailli ces vers si simples et si touchants, inscrits là,
depuis lors, par ses fidèles, au-dessus de son coeur enfin
apaisé :
« Mes chers amis, quand je mourrai,
Plantez un saule au cimetière,
J'aime son feuillage éploré,
La pâleur m'en est douce et chère,
Et son ombre sera légère
A la terre où je dormirai... »
- Prenez l'escalier que vous avez devant vous, me riposta le faraud, et
puis obliquez à droite ; au bout de cent cinquante
à deux cents pas, vous rencontrerez là-haut une
chapelle en marbre noir où sont gravés des
pigeons et des triangles d'or ; c'est par là.
- Bien !
Et je quittai ce bellâtre souriant à des
odalisques imaginaires et leur distribuant des mouchoirs... Il
était trois ou quatre heures de relevée ; un vif
soleil automnal épandait indifféremment ses
rougeâtres rayons divergents sur les riches
mausolées qui protégeront toujours les ossements
du mondain qui naguère était quelqu'un, et sur la
fosse commune où pêle-mêle gisent
provisoirement les reliques des humbles qui ne furent rien ni personne
ici-bas. L'égalité, cette chimère,
pour qui tant de héros sombrèrent, ne
règne pas même là ? Pourtant, dans
cette vaste nécropole, l'astre qui luit pour tous
éclairait avec autant d'impartialité la
poussière des petits que celle des grands...
- Halte ! dit une voix brève, sortie de je ne sais
où, nous y sommes ; la neuvième ligne commence
à ce poteau.
Renseigné de la sorte, je me glissai dans une
étroite allée ourlée d'ifs, et,
près d'un groupe de cyprès, moi, qui ne puis
croire à la résurrection des êtres
anéantis, je m'inclinai douloureusement devant la pierre
tombale, au-dessous de laquelle, bien que je n'aie pas plus que tant
d'autres mérité ce privilège !
reposent les cendres sacrées de ceux qu'après me
les avoir donnés, l'aveugle nature m'a repris. A jamais
inertes les lèvres maternelles ! Et ce front filial
à jamais glacé !... Combien de temps demeurai-je
auprès de mes regrettés défunts,
inconscient de l'heure et de moi-même ? je l'ignore ; un
sanglot lourd et profond m'éveilla. Je levai la
tête et, non loin d'un pompeux cénotaphe
érigé à la mémoire d'un
illustre palinodiste, j'aperçus une femme du peuple, belle
et jeune encore qui, guidant ou plutôt entraînant
deux garçons en bas âge, vêtus de noir
comme elle et comme elle ayant à la main des bouquets
d'immortelles, marchait, roide et rapide vers un bas-fond herbu,
borné d'une sombre muraille, excoriée dans toute
sa largeur et criblée de trous.
- Ah ! voilà l'endroit ; ici, mignons,
arrêtons-nous ; ici, c'est ici !
- Quoi, maman, interrogèrent ensemble les deux innocents
blondins, saisis de trouble par ses sanglots, quoi donc ?
- Ce mur !...
- Eh bien ?
- Ils étaient plus de mille ceux qui périrent
là, voici déjà six ans, par une triste
matinée de mai ; parmi ces victimes du Devoir et du Droit se
trouvaient mon unique frère et celui que, dans vos berceaux,
enfants, vous m'avez tant de fois réclamé.
- Papa ?
La plébéienne tressaillit et pâle,
toute frissonnante, s'étant placée sur un tertre
recouvert d'un amas de feuilles enlevées par les brises
d'octobre aux arbres dont ce champ funéraire
était bordé dans tout son circuit, elle contempla
religieusement le terrain inégal et tourmenté qui
l'environnait...
- Oui, répondit-elle enfin, en pressant contre sa maigre
poitrine haletante les têtes de ses fils ; oui, l'heure est
venue de vous dénoncer cette infamie. Il vous souvient,
n'est-ce pas, de ces longs jours de famine où, transis de
froid, vous pleuriez tous les deux en me demandant du pain... Ah ! vous
étiez si petits alors, que vous avez peut-être
oublié cela ; mais vous vous le rappelez,
lui, quand, de
loin en loin, il revenait tout sanglant et tout boueux
d'au-delà des remparts.
S'il nous aima fort, il aima plus encore, et je n'en étais
pas jalouse, la République ! « On ne nous la
ravira pas, affirmait-il souvent, elle est à nous, c'est
notre récompense et nous ne l'avons pas volée !
»
Hélas ! il crut bientôt qu'elle était
menacée, et pensant la défendre, il ressaisit ses
armes qui se rouillaient dans un coin, sous notre toit, depuis que des
Français indignes d'un tel nom avaient capitulé
secrètement et remis les clefs de Paris à la
Prusse.
« Au revoir et peut-être adieu ! me dit-il une on
deux heures avant le suprême combat ; elle vivra ou je
mourrai. »
« Mais eux ! criai-je, lui montrant la couche où vous
autres, mes mignons, sous sommeilliez côte à
côte, eux, les pauvres ? »
Il s'approcha de vous, tout tremblant ; tandis qu'il baisait vos
fronts, de grosses larmes jaillirent de ses yeux et
roulèrent sur vos lèvres closes qui
s'entr'ouvrirent et les burent. Elles étaient bien
amères ces larmes dont aussi, moi, j’eus ma part,
ah ! bien amères ! Soudain, il s'arracha de mes bras qui le
retenaient et descendit dans la rue, où pendant toute la
journée il lutta sans répit avec ses
frères, les ouvriers, contre des frères aussi,
les soldats, des paysans.
A la tombée de la nuit, quelles angoisses ! un
faubourien de nos amis, blessé, poursuivi, se
réfugia dans notre maison. « Ils triomphent,
râla-t-il tout crispé, les ruraux triomphent ! Un
contre dix d'abord, contre cent ensuite , contre mille, dix mille
enfin, mon bataillon a tenu jusqu'à la dernière
cartouche et tous ceux de mes compagnons qui n’ont pas
été tués pendant la bataille sont
prisonniers ? » «
Où les a-t-on mis et qu'en a-t-on fait ? » Etourdi
de ma question, l'homme me regarda. Je
compris son regard et sortis en courant. Un monceau de payés
rougis et derrière lesquels s'étageaient force
cadavres m'arrêta.
Comme j'essayais de le franchir :
- Rebrousse chemin, citoyenne, ou tu seras prise et jetée
dans le tas, là-bas, en haut, me dit un vieillard qui se
soulevait entre des trépassés et des agonisants.
- Eh quoi! m'écriai-je, en reconnaissant dans celui qui
m'avertissait ainsi l'un de nos voisins, vétéran
de 1830 et de 1848, c'est vous, ancien, ah ! c'est vous.
- Oui, ma fille ; oui, moi ; si les miens sont encore debout, tu les
embrasseras de ma part en leur disant que je suis mort comme j'ai
vécu, sans peur et sans reproche.....
Un hoquet terrible lui coupa la parole et c'est à peine s'il
eut la force de m'apprendre ce qu'était devenu le plus
vaillant de la compagnie détruite qu'il avait
commandée, celui que je cherchais.
Sitôt informée, ô douleurs des douleurs
! je m'élançai vers ce lieu-ci, dont un cordon de
cavaliers et de fantassins défendait rigoureusement
l'accès. Ils eurent beau faire, je m'y glissai
dès les premières lueurs de l'aurore. Ecoutez !
au moment même où j'y
pénétrais, après en avoir
escaladé la clôture au péril de ma vie,
une série de détonations aigres et
brèves déchira l'air et je crus ouïr les
plaintes de toute une armée vaincue et livrée au
massacre. Hé ! je ne me trompais point. Arrivée
de croix en croix jusqu'au champ où nous sommes, oisif
alors, à quinze ou vingt pas de cette vieille muraille que
voici, je vis... enfants, pauvres enfants ; il était
là, lui ! Sous mes yeux, le dernier, il succomba.
Bien que couvert de blessures et
couché sur le flanc, il protestait toujours et j'entends
encore l'adieu dont il salua la Vérité qui luira
demain, lorsque, rompant les rangs épais des
exécuteurs, à moitié folle, je me
précipitai vers lui. Tombée mourante à
ses côtés, je me ranimai de moi-même,
et, tant que je respirerai, dussé-je vivre mille ans et
plus, cette horreur restera gravée sur mes prunelles !....
je le vis enfouir ainsi que tous ses frères d'armes, dans
l'immense fosse creusée d'avance, et peut-être en
leur présence, sinon par eux-mêmes. Il est
là, sous nos pieds, il est là, ce
fidèle ! A genoux, fils, à genoux, et baisez avec
moi la terre où s'est consumé le corps de votre
père !
Obéissant au saint désir de leur mère,
dont la voix vibrante et grave sonnait encore à mon oreille,
les orphelins, prosternés sur le sol, le baisaient avec
piété, quand tout à coup
éclata cette brutale injonction :
- Hors d'ici ! C'est le coin des fusillés, on ne
s'arrête pas là ; filez ! Aucun stationnement
n'est permis où ne se trouvent ni tertres, ni
bâtisses, ni dalles !
Se relevant froide et fière, la veuve étreignit
ses petits dont l'aîné, montrant de ses poings
serrés le fastueux monument au faîte duquel,
cerclée d'or, rutilait l'effigie d'un ministre
prévaricateur et concussionnaire du second empire, cracha
ces mots au soldat de police qui, peut-être six ans
auparavant, orné du brassard tricolore, avait
participé à l'égorgement des braves
enterrés là pêle-mêle :
- Oh ! sachez-le, vous, mon père, qui ne servit jamais les
tyrans, était plus digne que ça d'avoir ici son
tombeau !
Quoique tout ému, le plus jeune des frères se
roidit, et blême, indigné, tout en haussant les
épaules, ajouta :
- Dame ! oui, sergot.
Très pensif, frappé, je suivis longtemps des yeux
ces deux énergiques enfants de Paris, qui, comme tant
d'autres déshérités, seront hommes
dans quelques années, c'est-à-dire
bientôt, c'est-à-dire demain...
2
Novembre 1877