Uzèno Ganitrôp de Castel-Ijaldiggu-Baguelonne ?...
Ah ! je pensais alors souvent, très-souvent à
lui, pécaïre, à lui dont la calamiteuse
histoire, quoique datant de l’avant-dernier règne,
vaudrait à mon sens d’être
rapportée aujourd’hui dans les gazettes de la
République ! Encore mineur, ce marmiteux aussi
fort que débonnaire, ce prédestiné qui
n’aurait lésé jamais autrui
s’il n’eût pas été
tant endommagé lui-même, avait
épousé la plus vermeille du bourg natal, une
certaine Zoé La Flûr, tâcheronne
consommée, sémillante autant que vertueuse et
réputée pour telle. Irrémissiblement
amourachés l’un de l’autre, ils
s’étaient voulus malgré leurs proches
qu’un procès discordait, et leur charnel commerce
fructifia si bien qu’ils eurent coup sur-coup plusieurs
blondinets on ne peut mieux conditionnés et quasi pareils
aux anges roses et dodus de Notre-Seigneur. Rien, en ce
temps-là, n’indiquait que cette
béatitude conjugale dût bientôt finir.
Hélas ! elles sont variables comme l’air et
l’eau, les femmes, et quand l’une d’elles
a le feu paillard dans les veines, il faut qu’elle arde
jusqu’au bout. Très-longtemps assidue à
ses devoirs, Zoé, la déplorable Zoé,
se dérégla soudain, et semblable à ces
capricieuses de haute ou de basse qualité,
rassasiées de plaisirs licites et que la flamme impudique
dévore, elle brûla pour un inavouable courtisan et
prit en grippe son prince-consort. Icelui ne songeant
qu’à gagner le pain quotidien, et, dans ce but,
s’employant nuit et jour à la
prospérité de la monte porcine de Bibo-Peiro,
dont le propriétaire, Moussu lou Marquis de Couquopillery,
l’avait nommé régent, se doutait si peu
de son infortune, déjà connue de tous, que sa
légitime étant devenue grosse pour la
cinquième ou sixième fois, il railla
là-dessus avec la plupart de ses chalands. « A la
naissance du
Ninil,
mon dernier, répétait-il sans cesse, on se promit
bien de ne réitérer point et je me suis tenu
parole ; ainsi donc il est clair que cette fois le diable a tout fait,
à moins que la chose n’ait eu lieu par
l’opération du Saint-Esprit ! » Et tout
en affirmant cela, lui de rire à gorge
déployée au milieu de ses porcs, impatients
d’approcher les truies d’alentour. Or, vint une
heure où les gammes de ce jovial ne furent plus les
mêmes. S’étant hissé par un
matin pluvieux d’avril sur la toiture d’une grange,
afin d’en renouveler le chaume, qui, tout pourri, laissait
filtrer les giboulées à
l’intérieur, il aperçut en plein
verger, sous les pommiers déjà fleuris, sa
moitié gesticulant passionnément et le valet du
haras qui la servait Dieu sait comme ! A cette flagrante mimique, notre
Saint-Joseph hurla de douleur, et, le sang lui montant brusquement
à la tête, il faillit à
dégringoler jusques en bas : si ses pieds ne se fussent pas
engagés à point dans une crevasse, pouf et
bonsoir ! au fait cela peut-être eut mieux valu pour
lui… Ravivé quelque peu, le malheureux mortel
ayant repris son équilibre, essaya
d’épier autour de soi ; mais ses yeux, encore
obscurcis, ne le secondèrent point, et force lui fut de se
retirer à tâtons et peinant comme un
damné. « Femme, clama-t-il, une fois descendu du
comble, es-tu là ? » Zoé, rouge comme
braise et le chignon en désordre, émergea
d’un sombre berceau d’hierre : « Ah ! mon
Dieu ! fit-elle au nez de sa dupe qui tressaillait piteusement, le
voilà presque éteint et jaune comme un souci,
qu’as-tu ? » « Je me suis
troublé ; l’échelle a fui sous mes
orteils tout à l’heure et peu s’en est
fallu que je ne m’abîmasse sur les dents de la
herse… ah ça mais ! d’où
sors-tu, toi, dépoitraillée ainsi ? »
« De
l’hort.
» « Té, le soleil doit
fièrement taper au jardin ; tu sues à flots.
» « Eh ! j’ai tiré du puits
plus de soixante seaux d’eau pour abreuver nos
cochons… » « On a, je pense, un gagiste,
et cette besogne le regarde ; où donc est-il ? »
« Henriq vaque sans doute à ses affaires, je ne
l’ai pas vu d’aujourd’hui. »
Tant d’aplomb en imposa à
l’engeigné. « Parfois on prend des
ombres pour des corps, se dit-il, et nul n’est à
même de garantir que ses organes ne l’ont jamais
abusé ; cornard, moi ? non, non ! et pourtant…
» En dépit de l’évidence, il
se serait peut-être entièrement
tranquillisé si les bonnes gens de la paroisse eussent
été tout autres à son égard
: on le nasardait en maintes circonstances, et cela lui remettant sans
cesse la puce à l’oreille, il étudiait,
taciturne, les postures des deux suspects ; oui, mais si chauds
qu’ils fussent, ceux-ci, sur leurs gardes, se
comportèrent avec tant de froideur apparente et de
réserve qu’il ne réussit point
à les pincer en branle. «Allons, allons, il
s’était trompé !.... Cependant il avait
vu ! » De guerre lasse, il résolut, pour en finir,
de leur tendre un de ces traquenards où se laissent choir
souvent les plus madrés lubins. « On me mande
à Cahors, annonça-t-il un beau jour à
son monde ; il faut que je parte demain : notre maître, le
noble marquis, exige que je remplace au plus vite nos vieux porcs de
pays par de jeunes barris anglais ; ayez l’oeil
à tout pendant mon absence qui, j’en ai peur,
durera beaucoup plus que je ne le désire ; enfin, je compte
sur votre zèle ! » Il y comptait si bien, en
effet, que le lendemain soir, entre chien et loup, après
avoir sanglé sa valise, il enfourcha son bidet et quitta
Castel-Ijaldiggu. Trop lascifs étourneaux ! A
peine seuls, ils s’en donnèrent sans doute
à tel point que le sommeil les gagna. Certainement ils
auraient bien entendu , s’ils n’avaient point dormi
dans les bras l’un de l’autre, un cheval
hennissant, qui, deux heures avant l’aurore, traversait
ventre à terre la plaine de Garonne, et, probablement, ils
se fussent demandé quel pouvait être le voyageur
assez imprudent pour se risquer ainsi la nuit en ces parages
déserts où vagabondait un
assassin-détrousseur, Marco-Ninhios,
l’incendiaire, récemment
évadé du bagne de Brest. Hélas !
hélas ! une clameur effrayante comme le tonnerre de Dieu les
réveilla. Qu’était-ce donc ? Avant
qu’ils eussent eu le temps de se reconnaître,
ô sancta Maria ! la porte de la chambre en laquelle ils
étaient couchés
côte-à-côte, craqua sur ses gonds,
s’abattit, et flamboyant, pâle, terrible, une
torche au poing, apparut Ganitrôp.
Épouvantés à l’aspect de ce
porte-flambeau, l’épouse adultère
s’arracha les bras de son couard amant qui claquait des
dents, et s’étant agenouillée au bord
du lit : « Uèno, supplia-t-elle,
épargne-moi ! » Secouant son front hagard
empourpré par les rayons de la branche en flammes
qu’il avait fichée dans le trou d‘un
escabeau, lui, le mari, s’approcha de la couche nuptiale
où les deux fornicateurs imploraient miséricorde,
et, sans proférer la moindre parole, en ayant pris un dans
chaque main, il leur serra le cou. Bientôt ils
grimacèrent affreusement entre les tenailles qui les
étranglaient, et de blafards qu’ils
étaient naguère, ils devinrent verts, et de verts
cramoisis, et de cramoisis bleus, et de bleus noirs ; et lorsque,
agonisants, ils furent sur le point de rendre l’âme
au créateur, l’inexorable justicier les regarda
dans le blanc des yeux et les collant ensemble, face contre face, il
leur cracha ce sauvage salut aux oreilles : « Accouplez-vous
une dernière fois, crapauds infects, et voyez comme vous
êtes jolis en faisant l’amour ! » Ils
moururent ainsi, se baisant non de gré comme jadis, mais de
force ! et dès que leur meurtrier sentit qu’ils
roidissaient sous son étreinte, il les traîna nus
et blêmes, aussi froids que des glaçons,
jusqu’à sa cave et les abandonna là,
tels quels, pitoyables cadavres, à la merci des mille-pieds
et des salamandres. « On avisera tantôt
», dit-il en se retirant, et calme, il alla recevoir des
pratiques matinales attendant à sa porte avec une troupe de
femelles vouées aux mâles du porcil. Ils
étaient vraiment aussi gros que des baudets poitevins, ces
verrats noirs du Quercy qui, poussant des cris féroces et
brandissant leurs longues oreilles tombantes ainsi que leur queues
tirebouchonnées, s’excrimèrent
à l’envi tout le long du jour. Accomplir si
fréquemment l’oeuvre naturelle, rude
besogne ! et, ma foi, qu’ils eussent après tant
d’agissements une faim dévorante, ça se
conçoit sans difficulté ; mais quelle pitance ils
trouvèrent dans l’auge ce soir-là ! Ni
farine, ni son, ni pommes de terre, ni truffes, ni citrouilles, ni
glands, ni raves ; autre chose : un plat tout nouveau. Si goulus
qu’ils fussent et quoique carnivores, ils
reculèrent devant cette étrange pâture,
et ne fut qu’au bout de quarante-huit heures qu’ils
se résignèrent, ayant déjà
rongé la paille de leur litière et le bois de
leur crêche, à remplir enfin leur ventre
affamé. Quelle polenta ! quelle cocagne ! quel
régal ! Ils digérèrent tout ; et le
lendemain du festin ils s’acquittèrent avec tant
de fougue de leur tâche ordinaire, que la
clientèle, ravie, se récria
d’admiration : « Oh ! les portées seront
belles cette année-ci ! » «
J’en suis sûr, ripostait invariablement
l’entraîneur de la monte, et si, par cas, on
s’enquérait de ses deux suppléants
disparus, il ajoutait d’un air bizarre en
désignant son noir troupeau de provingneurs : «
Est-ce que je sais, moi, ce qu’est devenu ce couple
intéressant ; adressez-vous à mes petits soyeux
qui sont peut-être à même de satisfaire
votre curiosité. » Cette répartie,
ainsi que d’autres non moins équivoques,
éveillèrent les soupçons, et chacun
s’alarma bientôt en pays agenois de
l’absence prolongée des galants. Avaient-ils
déserté la région ou bien celui
qu’ils trompaient depuis longtemps
s’était-il enfin aperçu de leurs
secrètes relations et les en avait-il punis ? Si
l’on comméra, le Sempiternel se le rappelle ! et
les langues en vinrent à bruire si fort qu’on les
ouït du parquet de Montauban. « Il y a lieu
d’examiner ça, conclurent après
réflexions ceux de la judicature : or donc, qu’on
prévienne la force publique, et transportons-nous
incontinent à Bibo-Peïro. » Dare, dare,
au déclin du jour, une sournoise caravane se mit en route,
et, le lendemain à l’aube, la pie fut prise au
nid. Il dormait encore, le gérant du haras, quand les
enquêteurs, magistrats et greffiers, escortés de
deux brigades de gendarmerie, descendirent de carosse au ras de sa
demeure et heurtèrent à sa porte : «
Ouvrez, au nom de la loi ! » Sans se troubler, il
obtempéra de bonne grâce, et les perquisitions
commencèrent immédiatement, tandis
qu’on l’interrogeait. « Ah ! monsieur
l’instructeur, répondit-il d’abord au
rêche olibrius qui l’accablait de questions,
où sont passés Henriq Quoundalma, mon domestique,
et Zoé La Flûr, ma femme, je l’ignore,
et si vous me l’appreniez, je vous donnerais bien un sou.
» « Personne ne les a vus sortir de cette maison et
tout le monde croit qu’ils ne l’ont pas
quittée. » « Eh bien, cherchez-les-y :
s’ils y sont, je veux être pendu. »
« Prenez garde ! » « Et vous aussi.
» Le ciel s’était allumé
durant cette interrogatoire et le soleil ayant d’un pas
égal escaladé les nues, soudain plana sur cette
ténébreuse et solitaire bâtisse
où se promenaient tant d’yeux clairvoyants. A
midi, toutefois, on n’avait rien découvert, bien
qu’on eût fureté dans mille recoins, et
tout semblait devoir tourner à la confusion de cette bande
d’intrus, lorsque le procureur du roi, sorti depuis un gros
quart-d’heure de la monte, y rentra, suivi de ses auxiliaires
: « Silence ! ordonna-t-il en s’introduisant dans
la pièce où le prévenu, toujours
tranquille comme Baptiste, causait de la pluie et du beau temps avec
les gens de la maréchaussée, qui le surveillaient
; Uzèno Ganitrôp, ajouta-t-il d’une voix
solennelle dès que les bouches furent closes, avouez-vous
enfin votre crime ? » « Hein ! »
« On vous tiendrait compte de l’aveu. »
« Plaît-il ? » « Le mieux pour
vous serait de confesser aujourd’hui… »
«… que vous êtes fin comme
l’ambre ! » « Ecoutez-moi, la justice a
des preuves patentes de votre culpabilité. »
« Voyons-les, où sont-elles ? »
« Ici même ! » et quoi disant
l’accusateur étendit la main droit vers un
argousin qui fourra sous les narines de l’homicide une pelle
à feu où s’entremêlaient de
longs cheveux de femme adhérant à des morceaux de
crâne et quelques ossements souillés de fange
qu’entouraient des lambeaux de chair putride. « O
diantre ! s’écria le
verratier,
à l’aspect de ces affreuses reliques qui
témoignaient contre lui, mes porcs, ces béjaunes,
n’avaient pas tout avalé ! » Puis,
fonçant sur les assistants terrifiés de sa
révélation involontaire, il leur distribua
quantité de calottes, s’ouvrit un passage au
milieu d’eux, enfila la porte et détala.
« Qu’on l’arrête !
empoignez-le, gendarmes ! » Oui, mais avant que ceux-ci,
claqués et reclaqués, eussent ramassé
leurs chapeaux à cornes et se fussent remis en selle, il
avait gagné la Garonne, distante de trois à
quatre cents mètres, et couru vers des gabarres
alignées au bord de l’eau ; la meute,
attachée à ses trousses, l’atteignit
comme il sautait dans une yole dont il avait rompu l’amarre.
Armé déjà des avirons, il en heurta
les assaillants, et leur ayant fait mordre la glaise, il leur passa sur
le corps ; après quoi, renonçant à
franchir le fleuve, il s’était enfoncé
parmi des champs de froment et de sarrazin, où
l’on eut tant de peine à le suivre qu’on
ne le rejoignit qu’à la nuit tombante au fond
d’une carrière, et là, quoique
acculé dans le roc, il s’était
défendu comme un sanglier pendant plus de deux heures ;
enfin, écrasé par le nombre, il tomba sur les
poitrines sanglantes de cinq à six pauvres diables
à demi morts dont il avait lacéré les
buffletteries et cassé les sabres ainsi que les mousquetons
; on le prit sans désemparer ; à
défaut de chaînes et de cordes, on le lia de joncs
limoneux arrachés d’un marécage ;
ensuite, ainsi garotté, couvert de branches de saules, un
maréchal-des-logis lui tenant la gueule d’un
pistolet aux tempes, un brigadier la pointe d’un bancal au
coeur, il fut emporté dans un tombereau au
chef-lieu de la province, où plus d’une personne,
actuellement, serait à même de citer les paroles
que lors de son jugement, dès qu’il eût
entendu prononcer contre lui la peine capitale, il envoya
d’aplomb au bec du ministère public qui
l’avait au cours de l’instruction,
agonisé de sottises : « Libre à toi de
te carrer insolemment dans ta simarre, homme enfiellé, qui
réclamais ma tête, sois content, elle cherra ;
mais, écoute : il se peut que, tôt ou tard, ta
femme te fasse cocu ; le cas advenant, tu serais indigne du nom de
Français si tu ne la massacrais pas ; au revoir ailleurs,
ami ! Dieu préserve ton front, et tâche de finir
aussi carrément que je finirai, moi qui te parle, le jour
fatal venu !... » Ce fut, hélas ! un lundi,
pendant l’été ; je m’en
souviens trop bien. « Ambrôsi, me dit ma
mère au moment où je partais avec notre jeune
voisin Claude Anzelayr pour la cité, n’y va point
; à Caylus, jadis, j’ai vu périr un
nommé Bôs, si tu savais la douleur que tu te
prépares ! » Elle avait bien raison, la
prévoyante vieille, et je le pressentis à
Montauban, aussitôt que nous fûmes
installés, mon compagnon et moi, sur la place des Jars,
auprès du ruisseau La Garrigue, où devait avoir
lieu l’exécution. Il y avait là, sans
mentir, autour des bains Millet, trente ou quarante mille personnes,
soufflant toutes à la fois, et, vraiment, il me semble que
j’entends encore aujourd’hui ce grand
bourdonnement. On eût dit la mer quand elle commence
à se mettre en colère, ou le vent qui secoue les
arbres à la cîme des montagnes ! et le blanc
soleil d’août , tombant d’aplomb sur le
peuple assemblé dans cette large place, allumait toutes les
vitres aux façades des maisons, blanchies à la
chaux, qui la bordent, et recuisaient les tuiles rouges des toits
luisants comme des miroirs. « Si nous pouvions gagner ce tas
de moellons, me dit mon camarade, aussi piètre que moi, tout
irait bien, nous verrions admirablement de là-haut !
» Talonnés, talonnant, il nous fallut une bonne
demi-heure pour atteindre à cet amas de décombres
; enfin nous nous y juchâmes et, là, nos yeux
jouirent d’un rare coup d’oeil. Une
fourmilière de citadins se pressaient à notre
droite dans les rues étroites et longues de la
Cité-Vieille, et des queues interminables de campagnards
débouchaient à chaque instant du faubourg
Ville-Nouvelle. Oh ! que d’amateurs aux fenêtres et
sur les toitures ! Il y en avait force au-dessus des parapets du pont
de la Garrigue et beaucoup aussi dans les branches des
mûriers trois fois centenaires alignés sur le
cours avoisinant. « Ambrôsi, té, regarde
ça ! » Machinalement je portai mes regards
à gauche et subito je frémis de fond en comble
à la vue d’une affreuse mécanique que
gardaient à vingt pas de nous des chasseurs à
pieds et des dragons à cheval. « On l’a
mise à l’essai ce matin, articula
quelqu’un, il paraît qu’elle ne marche
pas trop ; on a eu toutes les peines du monde à
décapiter quelques moutons amenés ici par les
maîtres bouchers de la ville. » Il est de fait
qu’avec ses misérables charpentes branlantes, son
couteau massif ajusté tant bien que mal entre deux montants
unis par une traverse, et son escalier sans rampe piqué des
vers, cette espèce de faucheuse, peinte en rouge, avait
l’air bien fatiguée. On se montrait,
accrochées une à chaque poteau, deux lanternes
éteintes à la lueur desquelles, pendant la nuit,
trois honnêtes ouvriers de la cité, contraints
d’obéir à qui de droit, avaient
dressé ces antiques bois de justice, et l’on
remarquait aussi que cet engin de mort, y compris la planche
à bascule munie de méchantes courroies de cuir
ainsi q’une vieille manne d’osier pleine de son ou
de bran de scie et posée sous la lunette, était
tout criblé, madriers et fers, de grosses taches brunes qui
pouvaient bien être du sang caillé,
desséché, provenant de ceux qui jadis avaient
péri là. « Je la reconnais, sanglota
tout près de nous un vieillard fort cassé, cette
gueuse sert depuis l’an II et c’est la
même qui tronqua, sur le parvis des couverts Mont-Auriol,
Ondral, le parfait citoyen Ondral, ami de Robespierre…
» Une sourde rumeur étouffa tout-à-coup
la voix de l’ancien en culottes courtes et cinquante mille
bras au moins se levèrent en même temps vers la
haute tour carrée de la succursale de Saint-Joseph dont la
grande horloge marquait midi. C’était
l’heure ! On écouta tinter le métal
:… Huit, neuf, dix, onze !... Au douzième coup de
battant, tous les yeux se braquèrent sur la rue des Lixes
par où devait arriver la noire procession. « O
Claoudou, j’ai peur, retournons-nous-en ! »
« Il est trop tard ! tu m’ennuies,
écoute donc ce que raconte ce godelureau. » Je
tendis l’oreille, et telles furent les paroles qui me vinrent
: « Un hercule tel que lui, méfiez-vous, gens !
est capable de rompre ses liens au moment suprême et
d’assommer toute la compagnie : hommes, enfants et femmes ;
soldats, gardes, prêtre et bourreau ! » «
Pas du tout, il ne bougera point, on le prend pour un loup et
c’est un mouton ! » « Nous verrons bien !
» « Oui vous verrez ! » Un cri gronda
dans la multitude au loin, et tous les curieux, perchés sur
les toits d’alentour le
répétèrent en écho.
« Lui, c’est lui, le voici ! » Cette
alarmante clameur roula comme le tonnerre au milieu de l’air
et bientôt, en face de moi, parmi le flot de la population
ouverte et refoulée une troupe de gendarmes
montés sur des chevaux fringants, se montra. Les galons
d’argent de leurs tricornes et les lames d’acier de
leurs sabres étincelaient au soleil. En cet instant,
Anzelayr de la Croix-aux-Boeufs qui serrait mes mains entre
les siennes, approcha ses lèvres de l’une de mes
tempes et murmura d’une voix si basse que je
l’ouïs à peine : «
Ambrôsi, la charrette ! » Un nuage
mouillé me couvrit les prunelles, et pendant une longue
minute, aveuglé, j’écoutai
malgré moi le bruit troublant que font en respirant avec
effort des milliers de poitrines humaines et le profond tremblement qui
remuait toute cette masse de chrétiens réunis.
« Il est là, là, là !...
» Je rouvris les paupières et regardai.
D’abord je ne distinguai rien, ensuite des ombres
m’apparurent confusément, et je vis tout enfin,
oui, tout : les maisons, le peuple, les militaires,
l’échafaud, la charrette, ô mon Dieu !
Cette charrette, escortée de Pénitents-Blancs en
cagoule noire et déchaux qui psalmodiaient un lamentable
cantique et marchaient, tenant chacun une tête de mort
à la main gauche et de l’autre un gros cierge
allumé, cette fatale charrette, dont les roues aux jantes
ferrées grinçaient sur le caillou pointu du
Cours, un mulet, poussif et couronné, la traînait
en renâclant, et trois êtres y étaient
assis côte-à-côte sur une planche
posée à même les ridelles, au-dessus du
timon, trois êtres : un aumônier, le bourreau, puis
LUI ! Fort calme entre les deux funèbres officiants assez
inquiets, il avait les mains attachées derrière
l’échine, sous une veste de cadis bleu, qui,
nouée autour du cou par les manches vides, lui cachait les
épaules. Sans trop faire attention à
l’abbé qui lui passait à tout instant
sous le nez un crucifix de cuivre ou d’or, il branlait
doucement la tête en regardant à droite,
à gauche, et saluait les bonnes âmes
environnantes. Subitement il se rejeta d’un seul coup en
arrière, ayant aperçu devant soi la guillotine,
et je le vis se dresser presqu’aussitôt, terrible,
la bouche béante et les yeux
écarquillés, dans le lit de la charrette
arrêtée. Un géant ! Il avait au moins
cinq pieds six pouces et semblait moulé ! Quel
dommage d’écimer cette plante-là.
Maître de ses nerfs, il contempla fièrement
l’effroyable attirail de mort, après quoi,
promenant de nouveau ses regards sur l’assemblée,
il soutint le feu de tant de prunelles brillantes dardées
sur lui. « Descends ! » lui commandèrent
les valets de potence. Aidé d’eux, il mit pied
à terre et, mouvant péniblement les jambes
à cause des chaînes qui l’entravaient,
il s’avança jusqu’au bas de la hideuse
plate-forme où s’étaient
portés les moines chanteurs. Un beau mâle,
véritablement. A peine si l’aumônier lui
allait à l’aisselle, aux hanches le bourreau. Ce
dernier, appelé Romain Lylyl, haut comme une botte et
vêtu d’une crasseuse soutanelle rouge,
était bossu par devant et par derrière ; un large
tapabor lui tombant aux sourcils et touchant presque à ses
deux bosses recourbées ainsi que des becs de gabarre,
avalait les trois quarts de sa face terne et rase, tout
édentée : on peut dire que cet artisan de deuil
déplaisait au public autant qu’au
condamné. Tout en marchant bras-à-bras,
d’un pas réglé, ce colosse et ce nain
s’envisageaient réciproquement, et quel coup
d’oeil ! Le pauvre chapelain qui les accompagnait,
plus mort que vif, en avait la chair de poule et faisait en son
surplis. Un roulement de tambour retentit, triste,
accéléré, navrant,
lorsqu’ils escaladèrent tous les trois en
même temps les marches vacillantes de
l’échafaud où
l’infâme couteau brillait,
léché par le soleil. La minute suprême
était venue. Autour de la guillotine, derrière
les soldats silencieux, rangés en rond, et les capucins
récitant le
De
profundis, un groupe de femmes à genoux disait
le
Pater
et l’
Ave Maria.
Toujours ferme, celui qui n’avait plus
qu’à mourir embrassa le prêtre
affolé qui l’embrassait, et
s’étant laissé dépouiller de
sa veste, il apparut, énorme et superbe avec ses muscles
incomparables, ses magnifiques chairs bises sous sa chemise
décolletée et sa belle tête riche de
sang encadrée d’une royale crinière
brune coupée ras à la nuque… oh !
c’était un crime de le découronner ! un
tel lion, un si rude chêne aurait vécu plus de
cinquante ans encore. «
Adiou
! Ganitrôp, adiou ! »
crièrent tout près de moi plusieurs paysans.
« Salut à tous, salut ! »
répondit-il d’une voix franche qui fut entendue
des quatre coins de la place, et tandis que les grosses cloches de
Notre-Dame-Montalbanaise et la
barloque
(beffroi) de la ville sonnaient à toute volée, il
mesura des yeux, sans changer de figure, une bière neuve
ouverte gisant à côté de
lui… « Cette caisse-là, dit-il
à l’exécuteur qui venait de le saisir,
est trop courte pour moi ; je t’en préviens,
vermine ! » Au lieu de lui répliquer, Romain Lylyl
le poussa vers deux auxilliaires, debout contre la lunette, et sourit
en indiquant d’un geste que la bière serait assez
longue tout-à-l’heure. Indomptable, le moribond
plein de vie osa rire de cette pantomime atroce et se livra, toisant
avec mépris l’odieux farceur, aux mains brutales
des valets. Un autre roulement de tambour alors résonna, se
mêlant aux dong, dong, dong ! des campanes qui tintaient un
glas d’agonie, et comme le prêtre, devenu plus vert
que l’herbe, offrait une dernière fois le Christ
aux baisers de l’infortuné qui portait toujours la
crête haute, le commandant de la troupe, trop attendri pour
piauler, leva lentement son sabre nu. Tout aussitôt on vit
les bancals s’abaisser vers la terre et l’on
entendit les crosses de fusil s’abattre sur le
pavé, puis les soldats, cavaliers et fantassins,
s’étant découverts,
appliquèrent qui le casque, qui le tricorne, qui le shako,
contre leurs yeux. « Ambrôsi, souffla Claude
Anzelayr entre ses dents clavées, on le boucle…
il est bouclé…. le vois-tu ? » Si je le
voyais, saintes et saints du Ciel ! Une puissance supérieure
à ma volonté me contraignait à tenir
l’oeil sur lui. Quel homme ! ô quel homme
! Ayant examiné la ficelle attenante au ressort et le
déclic aussi : Mayeux ! dit-il hardiment au bourreau, tu
présenteras à ce noble soleil la tête
du brave qui va mourir sous ton rasoir, en te traitant de sale
perruquier… » Aïe ! aïou ! la
planche avait basculé, j’y suis encore, un
éclair jaillit et le triangle de fer tomba. Ce fut un coup
étouffé, gras, sourd, un bruit à peu
près pareil à celui que fait sur son billot le
charcutier hachant du lard, ensuite un cri de bête
qu’on égorge ! Ah ! ce cri… Le couteau
n’ayant agi qu’à moitié,
remontait tout humide, et deux rigoles empourprées
ruisselaient sur le plancher de l’échafaud. On
comprit vite ce qui s’était passé : Les
moines s’étaient trop pressés,
hélas ! d’éteindre leurs cierges et de
dire : «
Amen
! » ensuite : «
Alleluia !
» Tout n’était pas fini.
D’abord atterré, le peuple se remit
bientôt et s’indigna. C’est à
grand peine que les gardes lui barrèrent la route. Il
voulait tuer le tueur qui ne savait pas son métier. Une
seconde fois le tranchet glissa dans ses rainures, descendit en
sifflant et manqua de nouveau. Les aides, étourdis de
l’aventure et tremblant comme la feuille se disposaient
à le hisser encore. « Assez, ordonna la foule en
voyant le patient qui soulevait sur ses épaules le carcan de
bois où sa gorge entaillée était prise
; assez ! assez ! » Obstiné comme une mule, Romain
Lylyl refusa d’obéir. « A mort la bosse
! à mort ! » Tout le monde criait et ramassait des
pierres. Soudain un cheval se cabra, puis un second, un
troisième, et tous, saisis bientôt d’une
peur folle, ceux des dragons ainsi que ceux des gendarmes,
s’ébrouèrent ; et pêle
mêle, ils se prirent à ruer et à
hennir. A ce hourvari, le bourreau, menacé
d’ailleurs d’être lapidé,
perdit la carte, et presque fou, se mit à rôder
comme un imbécile autour de son mauvais outil. Un caillou,
bien lancé, lui frisa la figure, un autre emporta son
chapeau noir à grandes ailes. On le vit alors ce
pelé, ce teigneux blafard et sans dents, ce petit bout
d’homme aux gigues en zig zag, ce double bossu plus laid que
les Sept Péchés Capitaux, sauter à
pieds joints sur le dos de la grosse lame mal aiguisée et,
là, danser comme un perdu, cet abominable pantin ! tandis
que l’autre, le martyr, ayant rompu ses liens, bramait, le
cou scié, comme un boeuf à
l’abattoir, et tâchait, ô Seigneur Dieu !
de déraciner les arbres quasi
démantibulés de la guillotine. En
présence de cela, quantité de gens se sentirent
défaillir ; une vieille moustache, un
vétéran lui-même, chamarré
de décorations, s’évanouit dans les
rangs, sur ses étriers. On ne pouvait en supporter
davantage, il fallait en finir. A ce moment cruel, le
mal-bâti, s’avisant qu’il
n’aboutirait à rien en piétinant sur le
couperet, eut une inspiration et changea de méthode. Une
plane (doloire)
qui sans doute avait servi le matin à raboter les ais de
l’échafaud, se trouvait encore là.
C’est au moyen de cet instrument de menuiserie que
l’épouvantable besogne fut achevée, et
le bourreau, tout aspergé de sang, enfin nous montra la
tête décollée qu’il tenait
par les cheveux !... Oh ! cette tête toute meurtrie, toujours
vivante, quoique coupée, nous la vîmes avec ses
lèvres tordues, ses narines pincées, son front
blêmi, rouler les yeux, remuer la langue, tressaillir,
pendant que le corps décapité, debout contre la
planche à bascule relevée, envoyait en
l’air une double fusée écarlate. A ce
tableau, le peuple irrité qui gravissait la guillotine
après avoir culbuté capucins et gendarmes, recula
d’horreur, s’enfuit, entraînant tout sur
son passage, et je ne m’explique pas encore
aujourd’hui comment Anzelayr et moi, nous nous
trouvâmes tous les deux hors ville au bord d’un
étroit chemin raboteux où passa, laissant
après elle de grosses gouttes rouges tombées du
cercueil y contenu, la maigre charrette mortuaire, qui portait au
cimetière des suppliciés les restes encore
palpitants d’Uzèno Ganitrôp de
Castel-Ijaldiggu-Baguelonne : « Ah ! par exemple ! articula
d’une voix rauque mon ami de la Croix-aux-Boeufs en
foulant la terre arrosée de larmes vermeilles ; on peut dire
que celui-là, vraiment, avait du sang dans les veines !
»
Léon
Cladel.