I
Au temps de Louis XIII, alors que M. de Schomberg, maréchal
de
France, était gouverneur de la province du Limousin, le
bourg de
Solignac, dont l’abbaye, aujourd’hui à
peu
près en ruines, possédait encore un
château
seigneurial, élégant et superbe, avec son donjon
gothique
et ses deux façades extérieures du plus charmant
style
Renaissance. Jean Bullant, ce maître artiste tout
inspiré
des chefs-d’oeuvre italiens, et qui avait bâti le
château d’Ecouen pour le connétable de
Montmorency,
puis, sur l’emplacement actuel de la
Halle-aux-Blés de
Paris, cet hôtel de Soissons flanqué
d’une tourelle
du haut de laquelle la reine Catherine, la Médicis,
l’usurière de Florence, allait interroger les
astres et
faire de l’astrologie bizarre après de sinistre
politique,
Jean Bullant avait été appelé
à
édifier cette magnifique demeure par le baron de Bersac, au
moment où sa baronnie fut érigée en
comté
par Henri III. Depuis, M. de Bersac, qui n’avait jamais pris
le
titre de Solignac, était mort laissant une fille dont la
destinée douloureuse devait se terminer à
Solignac
même.
Le château de Solignac était
célèbre.
L’admirable château qu’Antoine
Fontant
construisait, vers la même époque, en Angoumois,
pour le
comte François II de La Rochefoucauld,
n’était pas
plus admiré et son donjon roman était moins
pittoresque.
De cette demeure, il ne reste aujourd’hui nulle trace, et
bien
des gens soutiendront à cette heure que le château
de
Solignac n’a jamais existé. Ce qui est certain,
c’est que l’abbaye, où saint Eloi, qui
la fonda,
avait placé comme abbé un dévot
personnage,
Rémacle, évêque de Maëstrich
qui figure
à son tour dans la légende des saints et dont on
conservait à Solignac un des bras, envoyé par les
moines
de Stavello - deux saints pour une abbaye - sans compter le corps de
saint Martial, patron de Limoges, qu’on y transporta un
moment,
s’est transformée, depuis plusieurs
années, en une
fabrique de porcelaines. Les fours chauffent maintenant où
jadis
s’élevaient, mystérieux, les
prières et les
psaumes.
Quant au château, nul ne s’en soucie. Il a
dû
s’écrouler, un beau jour, comme un
château de cartes
et ses pierres ont sans doute rejoint les cailloux de la Briance qui
coule, pittoresque et claire comme toutes les rivières, aux
bords charmants du Limousin.
Du temps où M. de Schomberg gouvernait, il fallait une
heure,
à cheval, pour se rendre de Limoges au château de
Solignac. Là vivait, dans une solitude relative, entre une
italienne du nom d’Annunziata et une vieille gouvernante,
dame
Barbe, un jeune homme de noble naissance, mais romanesque, et qui, sans
le tenir de ses ancêtres, portait le nom de chevalier de
Solignac.
Vingt-six ans, un oeil fier, une taille souple, un jarret
d’acier, le chevalier, menant large vie, portant le feutre
à la mode et le pourpoint bien taillé,
n’avait pas
d’ailleurs besoin de titre.
Il en portait un, flatteur et conquérant, inventé
par les
femmes, accepté par les hommes, et pouvait hardiment se
nommer
le beau
Solignac. On ne l’appelait jamais autrement. De
Limoges
à Bordeaux, et de Bordeaux à
Périgueux, sa
beauté, qui n’avait rien de fade, était
passée en proverbe. L’amour avait souri
à sa
naissance et à son berceau.
Il était grand, bien fait, avec un de ces airs souriants qui
semblent attirer la fortune. De longs cheveux blonds encadraient son
visage coloré et, sous de petites moustaches
fièrement
relevées, des lèvres rouges d’un sang
vif
laissaient éclater la saine blancheur de dents superbes.
Roger
de Solignac n’avait cependant rien du bellâtre. Il
fixait
résolûment et franchement sur les hommes et les
choses son
grand oeil bleu, profond et doux, sans se soucier de donner
à son regard une expression séduisante. Il
appuyait
bravement sa main gauche sur la garde ciselée de son
épée sans chercher à faire valoir
l’exquise
finesse de ses doigts enfermés dans leurs gants de buffle.
Le
charme particulier de ce beau jeune homme consistait justement dans un
certain laisser-aller, dans un naturel exquis. Il plaisait par une
sorte de rayonnement joyeux, par un éclat
irrésistible de
jeunesse, de vitalité, de belle humeur et de
santé. Les
envieux disaient tout bas qu’il avait évidemment
reçu de l’Italienne Annunziata, dont la
présence au
château paraissait mystérieuse,
quelqu’un de ces
philtres qui font aimer. Mais les seuls philtres du beau Solignac,
c’étaient la franchise de son regard, la hardiesse
de son
front, le courage de son coeur et la force de son bras.
ll y avait cependant en lui, il y avait sous son magnifique sourire,
une cause dissimulée de mélancolie. A le bien
considérer, on pouvait remarquer sur son front, à
la
racine du nez, un pli profond, une ride largement creusée
par
les réflexions douloureuses et les amères
songeries.
Solignac c’était un nom de terre ; ce
n’était
pas un nom de famille. Les armoiries du beau Solignac portaient,
semblable à une estafilade sur la face d’un homme,
une
barre de bâtardise qui coupait en deux
l’écusson. Le
chevalier, il est vrai, ne s’en préoccupait pas
outre
mesure. Il était de ceux qui, confiants dans leur propre
valeur,
se présentent au monde la poitrine découverte et
le
regard clair. S’il s’attristait parfois en repliant
sa
pensée sur lui-même, sur sa naissance,
c’était, à coup sûr, beaucoup
moins par
colère contre le sort que par désespoir de
n’avoir
point connu de parents qu’il eût aimés.
Et de quoi
se fût, en vérité, plaint le beau
Solignac ? Il
était riche, et du haut de son château
somptueusement
meublé, tapissé et orné, il pouvait
apercevoir des
maisons de villageois où partout son nom était
prononcé avec reconnaissance. Aussi loin que ses chiens en
chassant le pouvaient entraîner à
l’entour du
donjon, il ne risquait jamais de rencontrer une de ces bornes de pierre
armoirées se dressant comme pour dire : « Ici, tu
entres
chez un autre ! » Il était libre, il
était
maître, il était roi dans son domaine.
Annunziata, qui se piquait d’être devineresse,
répétait parfois au chevalier que le bonheur
était, pour lui, à Solignac et non ailleurs, et
que tout
changerait peut-être lorsqu’il serait
tenté de
quitter la Bréance pour la Seine. A ces
prédictions de
méchant augure, Solignac se contentait de
répondre par
son beau et confiant sourire. Il embrassait au front
l’Italienne,
qu’il aimait comme une mère, et comme une
mère
encore jeune et toujours belle, ou bien encore il disait, en la
regardant avec confiance :
- En ma qualité de réformé, madre
Annunziata, je
ne crois, vous le savez, qu’aux choses appuyées
sur la
raison, et vos prédictions me font moins de peur que votre
dévouement passé ne m’a
causé de joie. Et
puis, quoi, la peur, qu’est-ce que cela ? Une idée
! Une
chimère ! ajoutait-il en se tournant vers un jeune homme de
son
âge qui lui servait d’écuyer.
- Une fumée ! répliquait l’autre.
Et Annunziata, tout en hochant la tête, était bien
forcée de ne plus parler de ses craintes. Elle retournait
à ses rosaires et à ses tarots et cherchait
à
savoir si vraiment les cartes ne se trompaient pas.
Roger de Solignac était donc protestant. Sa mère,
l’héritière du comte de Bersac,
l’avait
confié en mourant à cette Italienne,
qu’elle avait
recueillie au lendemain de la proscription de la Galigaï et de
l’exil de Marie de Médicis, et qui semblait
vouloir payer
en dévouement absolu au fils la dette de reconnaissance
qu’elle avait contractée envers la
mère. Roger
n’était encore qu’un enfant lorsque
Annunziata
était entrée au château, mais il se
rappelait que
l’Italienne avait tout d’abord remplacé
sa
mère, morte bien tôt d’une de ces
étranges
maladies anonymes qui sont les fruits mortels de la douleur. Cette
Florentine, venue en France à la suite de la fille de
Médicis, avec Concini et les autres,
s’était
éprise de cet enfant blond si beau, et qu’elle
avait vu,
pour la première fois, souriant et fier, entre les bras
d’une pauvre et charmante femme souffreteuse, comme
un
bambino
de Filippo Lippi sur les genoux de la Madone. Peut-être cette
Annunziata n’avait-elle jamais aimé,
peut-être
regrettait-elle au contraire quelque petite créature
née
de son sang et enlevée par la mort ; elle se donna, ce qui
est
certain, tout entière, corps et âme, à
cet enfant,
dont Mlle de Bersac lui avait confié le sort.
La dernière volonté de la mourante avait
été que Roger de Solignac fût
élevé
dans la religion réformée. Quant à
elle, elle
mourait catholique, comme les Bersac, et la dernière de sa
race,
le petit Roger n’ayant point le droit de porter le titre et
le
nom de son aïeul maternel. Annunziata respecta le voeu de
Mlle de Bersac. Italienne crédule, catholique
superstitieuse,
elle ne croyait pourtant pas qu’on pût se
soustraire
à la volonté d’un mort. Roger de
Solignac grandit
en huguenot, conduit au prêche de Limoges par le vieux
Jacques
Castoret, le serviteur de sa mère, et qui était
papiste.
Mais, quoique le Limousin fût alors, dans la presque
totalité de ses habitants, fidèle aux doctrines
de la
cour de Rome et qu’il détestât les
huguenots, qui
avaient tant de fois guerroyé autour de Magnac-Bourg et de
Saint-Junien, le
beau
Solignac était aimé, et son
château ne risquait point d’attirer les dangers qui
menaçaient encore à cette époque les
demeures des
réformés. C’était au surplus
un calviniste
sans sévérité que le chevalier de
Solignac.
Quoique huguenot, le beau Roger ne croyait pas qu’il
fût
indispensable de porter la sombre livrée des
réformés. Il affectionnait plus volontiers la
soie que le
buffle, et on l’avait vu, tout jeune homme, à ses
débuts, guerroyer en Poitou et en Guyenne avec M. de Soubise
et
M. de Rohan, sans cuirasse et en pourpoint de velours. Au lendemain de
la prise de La Rochelle sur les protestants, Roger de Solignac avait
d’ailleurs engagé sa parole qu’il ne
tirerait plus
l’épée contre le roi de France, et
tandis que le
duc de Rohan et les députés de Nîmes et
des
Cévennes demandaient pardon à Louis XIII et
signaient la
paix de Montpellier, le beau Solignac rentrait pacifiquement en son
château, satisfait d’avoir bataillé pour
sa foi,
mais plus heureux encore d’avoir achevé de verser
le sang
français. Le chevalier avait alors vingt-deux ans.
Désormais, ce ne fut plus que contre
l’étranger
qu’il tourna son courage. On l’avait vu, lors de
l’affaire du Pas de Suse, guider à travers les
neiges les
gardes françaises qui hissaient les canons au haut des
Alpes, et
forcer, le lendemain, l’épée
à la main,
l’entrée de la gorge que défendaient
les
Piémontais avec un acharnement farouche. Trois
maréchaux
de France, ce jour-là, marchaient à la fois, en
simples
soldats, contre l’ennemi. Mais devant Schomberg, devant
Bassompierre et devant Créqui, on avait vu ce jeune homme
ardent
et superbe, le beau Solignac, devançant les mousquetaires
à cheval, la garde suisse et la noblesse volontaire, et
poursuivant jusqu’à Suse le duc de Savoie en
personne,
qu’il eût fait prisonnier de sa main, sans le
dévouement d’un lieutenant espagnol qui donna sa
vie pour
sauver la liberté du duc.
Ce n’était donc pas la seule beauté de
Solignac qui
le rendait célèbre, c’était
aussi sa
bravoure ; Martial Castoret, son écuyer, qui
était
cependant brave, disait même souvent : « Sa
témérité. » Fils
d’un vieux soldat du
Béarnais qui avait enseigné au beau Solignac le
métier des armes, Martial, par un hasard qui
n’était après tout qu’une
bizarrerie,
était né justement le même jour que
Roger.
Elevés ensemble, ensemble grandissant, le chevalier et le
fils
du soldat étaient donc liés par une
étroite
communauté de souvenirs et par une profonde affection,
respectueuse chez l’écuyer, affectueuse et
protectrice
chez le maître. Ce n’était pas tout
encore, et
Annunziata, qui ne renonçait pas à son
goût pour
l’astrologie et qui lisait aussi facilement dans les lignes
de la
main que dans les mouvements des astres la destinée des
mortels,
Annunziata avait vu, clairement vu, lu et prédit que,
nés
le même jour, Roger de Solignac et Martial Castoret
mourraient le
même jour.
- Monsieur le chevalier, disait alors Martial avec un air de conviction
profonde, lorsque Roger éperonnait son cheval du
côté des lignes espagnoles, monsieur le chevalier,
si ce
n’est pas pour vous, soyez du moins prudent pour moi. Votre
écuyer tient à la vie !
Mais le beau Solignac se mettait à rire, d’autant
plus que
parfois son écuyer le devançait dans
l’attaque et
s’enfonçait plus rapidement encore dans les rangs
ennemis.
Puis, l’un et l’autre revenaient, poudreux,
déchirés, nacrés de
salpêtre, couverts de
sang, mais non blessés, et bravant le fer et le plomb avec
un de
ces bonheurs insolents qui font croire à la vertu des
amulettes
et à l’invulnérabilité de
certains
êtres.
Ce temps des guerres était, il est vrai, à demi
passé, et le beau Solignac goûtait depuis une
longue
année au moins le calme bonheur du repos,
lorsqu’on
l’avait vu partir, un matin à cheval,
équipé
comme pour un long voyage et suivi de Martial Castoret, les pistolets
de guerre dans les fontes. Il n’était cependant
pas,
à cette heure, question de bataille prochaine et
l’on ne
pouvait croire que Roger de Solignac partait pour combattre les
Turcomans ou le grand diable d’enfer. S’ennuyait-il
donc en
sa demeure ? Certes, non. Solignac n’était pas de
ceux que
la solitude effraie. Dans ce grand château à demi
gothique, il restait seul avec son écuyer Martial,
Annunziata et
dame Barbe. Il lisait, lorsque la pluie tombait au dehors, dans de
grands in-folios aux reliures fauves ; il chassait, lorsqu’il
faisait beau, sous les châtaigniers pleins d’ombre
ou dans
les champs pleins de soleil, heureux de humer l’air des bois,
de
sentir le vent caresser ses cheveux tandis qu’il
éperonnait son cheval ou de marcher dans l’herbe
fraîche, tandis que chaque grappe couleur de lilas des
bruyères laissait tomber une gouttelette sur ses larges
bottes
de cuir. D’autres fois, le sylvain se faisait citadin, se
rendait
à Limoges aux fêtes de M. Philippe de Pompadour,
lieutenant du gouverneur, et étonnait par sa bonne
grâce,
sa tournure élégante, son sourire et la
façon dont
il dansait les vieilles chaconnes, les belles et les fraîches
Limousines.
- Mais comment faites-vous, chevalier, pour n’avoir pas le
teint
hâlé ? lui répétaient les
nobles dames,
Phébus est pour vous d’une clémence
infinie.
- C’est que je lui donne franchement mes deux joues
à
baiser ; et comme il est bon maître il n’en abuse
pas,
répondait Roger ! Vous ne savez donc point que le grand air
est
un meilleur parfumeur que tous les vendeurs d’essences et de
pâtes de la chrétienté !
Et chacun - et chacune - d’admirer et de choyer ce beau
Solignac
qui dansait si bien ; après avoir si bien guerroyer.
Solignac ne pouvait donc point quitter le Limousin par dépit
ou
par ennui. Il n’y laissait, il est vrai, aucune amante, mais
il
n’y avait trouvé aucune déception.
S’il
partait, c’était qu’un but important
l’attirait hors de la province. On parla beaucoup,
à
Limoges, de ce voyage assez soudain, qui coïncidait justement
avec
une maladie fort grave de l’italienne Annunziata.
Celles des grandes dames qui avaient servi de marraines à
Roger,
et lui avaient décerné le nom « de beau
Solignac
», eurent tôt fait d’inventer un roman
plus ou moins
vraisemblable, dans le goût de l’
Astrée,
des
aventures de Céladon et de l’étranger
Sémère…
On répéta tout bas que le chevalier
était
attiré à Paris par quelque amour puissant contre
lequel
il luttait depuis plusieurs années. On nommait sous le sceau
du
secret, devenu bientôt le secret de la ville
entière, le
nom de celle qu’adorait le beau Roger, et plus d’un
coeur féminin battit de jalousie et plus d’un
grand oeil amoureux, noir ou bleu, se voila à ces
récits
d’une ou deux larmes amères. Puis on essuya les
pleurs, on
étouffa les soupirs, on s’occupa des contestations
élevées entre l’abbé et les
chanoines de
Saint-Martial, des sorciers et sorcières
exécutés
à Limoges, et de la procession superbe en
l’honneur de
l’entrée de Mgr François de la Fayette,
mis au rang
des évêques. Et du beau Solignac il ne
fût plus
question.
On l’avait, non pas oublié, mais
lorsqu’un soir de
septembre, comme le soleil se cachait, la stupéfaction des
habitants et des moines de Solignac fut grande en voyant arriver
lentement, par le chemin de Limoges, un carrosse attelé de
deux
chevaux marchant à pas comptés, tandis
qu’à
côté du char tout poudreux Martial Castoret,
monté
sur son cheval de guerre, ramenait attaché à sa
selle le
cheval de bataille du chevalier Roger de Solignac. Ce groupe inattendu
s’avançait vers le bourg avec une lenteur
funéraire, et les premiers qui
l’aperçurent se
détachant sur le soleil rougi qui allongeait
démesurément les ombres de Castoret, du carrosse
et des
chevaux, ceux-là s’écrièrent
d’un
premier mouvement :
- Le beau Solignac est mort !
- Est-il donc mort ? demandèrent les braves gens
à Castoret en courant au-devant de
l’écuyer.
Le brave Martial hocha la tête :
- Non, dit-il, M. Le chevalier n’est pas mort !
Mais le ton dont ces paroles furent prononcées
était si
triste que chacun eut, dès ce moment, la conviction
qu’un
malheur était arrivé.
Alors un ou deux curieux, en montant sur les talus ou les pierres, se
hasardèrent à jeter un regard dans
l’intérieur du carrosse et là,
étendu
à côté d’un homme
vêtu de noir dont un
grand col de toile blanche tranchait sur le sombre pourpoint, ils
aperçurent, pâle, maigre, l’oeil fixe et
morne
- avec des cheveux blancs aux tempes, dit une commère
désespérée, - celui que quelques mois
auparavant
encore on appelait le beau Solignac.
Le beau Solignac semblait revenir au château comme le gibier
blessé à son gîte, comme
l’oiseau mourant
à son nid. Il y avait déjà, dans le
pas lent et
lourd des chevaux qui le traînaient, quelque chose de
sépulcral. L’homme qui se tenait auprès
de lui,
assis et couvrant en quelque sorte de l’oeil le visage
émacié du chevalier, était un
médecin.
Martial Castoret remarqua, dans la foule peu à peu accourue,
quelques gens effrayés qui faisaient des signes de croix
comme
devant un mort.
Les curieux, les enfants, les commères et les moines se
rangèrent silencieusement, respectueusement, pour laisser
passer
le cortége. Le dos courbé, la mine creuse et
assombrie,
Martial Castoret rendait, sans dire mot et d’une main lasse,
les
saluts qu’on lui adressait. Stupéfaits, les gens
de
Solignac regardaient le carrosse monter, lugubre et silencieux, la
côte qui menait au château dont les vitres, au
soleil
couchant, semblaient sanglantes ou plutôt rougies par un
incendie.
Les deux chevaux dont l’un était monté
et
l’autre traîné par Castoret butaient
tristement
à chaque caillou, comme s’ils eussent compris
l’inutilité de marcher et de vivre.
Arrivé à un coude formé par la route,
le
cortége disparut derrière les
châtaigniers, et les
bonnes gens demeurés sur le chemin se regardèrent
avec
les yeux agrandis de gens qui viennent d’apercevoir quelque
effrayante apparition.
Le soir même, à Limoges, chez M. de Tanois,
chanoine et
official, le bruit courait déjà que le beau
Solignac,
moribond, vieilli de dix ans et méconnaissable,
était
revenu au bord de la Bréance pour y rendre le dernier soupir.
- Ce n’est pas ainsi pourtant, dit une des anciennes
marraines du
chevalier, que doit finir un gentilhomme !
Jamais retour au pays natal n’avait été
aussi
sombre que celui du chevalier. Ce fut sur les épaules du
médecin qui l’escortait et de Castoret
qu’il
s’appuya pour descendre du carrosse. Le malheureux
était
maigre et livide et ses jambes se dérobaient sous lui.
D’ailleurs, silencieux et résolu, il ne dit
qu’un
mot, il ne prononça qu’un nom :
- Annunziata !
Et alors comme un spectre répondant à un spectre,
une
figure de femme apparut, que Roger considéra avec stupeur et
Martial avec effroi, une figure dont les yeux seuls étaient
vivants dans un visage blême et qui répondit
d’une
voix faible soudain raffermie par un violent effort :
- Me voici,
caro
mio. Je n’attendais plus que toi pour mourir !
II.
D’où venait, ainsi brisé, le beau Roger
de Solignac
et quelle épreuve inattendue, quel terrible roc
d’achopement avait-il rencontré en chemin !
Quatre mois auparavant, un soir d’été,
comme le
ciel étincelait, criblé
d’étoiles,
Annunziata avait fait monter Solignac sur la plate-forme du donjon
où elle restait parfois durant des nuits
entières, ses
grands yeux noirs fixés sur les astres :
- Mon enfant lui avait-elle dit, je vais te
révéler le
secret de ta naissance et je vais te dicter ton devoir….
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Jules
Claretie
(1) La vie
littéraire a parfois des hasards étranges :
nous donnons ici le texte primitif et inédit d’un
roman
d’aventures, dont M. Jules Claretie avait d’abord
placé la scène sous Louis XIII, scène
qu’il
a, en fin de compte, transportée sous le premier empire. On
jugera par ce fragment de ce qu’eût
été le
roman que M. Jules Claretie eût continué
à
dérouler en plein XVIIe siècle s’il ne
se fût
souvenu de ces deux redoutables modèles,
le Capitaine Fracasse
et
les Beaux
Messieurs de Bois-Doré. Le roman
définitif
dont l’action se passe en 1806 a obtenu un grand
succès
sous ce titre :
Le
Beau Solignac.