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J. Claretie : Marie-Marion (1899)
CLARETIE, Jules (1840-1913) : Marie-Marion (1899).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (31.III.2007)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.) du Livre des Nouvelles : Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en 1899.


Marie-Marion
par
Jules Claretie
de l’Académie française.

~ * ~

ET moi aussi, j’ai chanté la chansonnette, mademoiselle Marion Gervais, » dit le général C…

Ils étaient seuls dans le petit boudoir où la divette, avant de quitter l’hôtel du Louverchal, se reposait, ôtant ses longs gants, respirant un peu et voulant être seule après le grand succès qu’elle venait de remporter dans ce salon mondain.

Elle regarda le général en riant : « Comment, vous, général ? Oh ! racontez-moi cela !

Figurez-vous qu’un soir, à Toulouse, j’étais sous-lieutenant de chasseurs à pied, je regardais une famille de pauvres gens qui jouaient du violon sans faire le sou, sans qu’on les écoutât même… Ils avaient l’air si triste, si navré, que, ma foi, en pleine place du Capitole, je me mis à attaquer la romance de Lucie, puis l’air de Charles VI, et à amasser le monde… Et quand j’eus fini, vite de tendre mon képi : Pour une pauvre famille de chanteurs, s’il vous plaît, et de verser entre les mains des pauvres gens ébahis les pièces de cuivre et mêmes les pièces blanches qu’on avait données au sous-lieutenant. Puis de me sauver, vous comprenez. Eh bien ! voyez-vous, ce souvenir de jeunesse m’est resté cher comme un joli rêve. Je comprends qu’on donne son talent, quand on en a, à ceux qui souffrent. Vous a-t-on conté l’histoire de Déjazet, entendant des ouvriers chanter la Lisette dans une goguette de la rue et entrant en leur disant : « Mes enfants, ce n’est pas ça du tout. Je vais vous chanter ça, moi, Déjazet ! «  et le faisant ? Je parie que vous avez des souvenirs de ce genre-là. »

La divette sourit, regarda le général et dit gentiment :

« Vous gagneriez le pari, général ! Comme une bataille !

- Alors… voyons ce souvenir ! Pendant qu’on officie, là-bas, sur l’autel de Wagner.

- Eh ! bien, général, dit Marion Gervais, mon souvenir le plus curieux ou le plus touchant comme vous voudrez, c’est celui de mon début à l’Alhambra d’été. Oh ! il est tout frais. Il date de quinze jours. Du dernier jour de mai. Débuter en plein air, chanter en plein vent ! J’étais très inquiète. J’avais pris l’habitude des salles closes, des cafés-concerts où la voix porte, et le brouillard même, la poussière de ces tabagies me plaisaient.

« Quand je pense, mon cher général, que, moi qui vous parle, j’avais rêvé de jouer Célimène, d’agiter l’éventail de Mademoiselle Mars ! Oh ! l’ambitieuse ! Là-haut, à Montmartre, je regardais Paris, du haut de la butte, et je me disais, dans ma petite tête de quinze ans : « Il y a une place pour moi, là-dedans, une place de grande comédienne ! » Et toutes mes chimères m’avaient conduite, après avoir été refusée au Conservatoire, à jouer les utilités dans les revues de fin d’année, aux Variétés, où on me trouvait trop maigre et où on m’appelait la Laryngite, à cause d’un enrouement… Là j’en ai eu des crève-coeur !... Un soir, comme je sortais du théâtre, triste à me demander si je n’allumerais pas un réchaud, voilà que j’entends deux petites femmes prononcer, en marchant, le nom d’une chanteuse, aujourd’hui morte, et qui gagnait, disaient-elles, des mille et des cent dans un concert du faubourg Saint-Denis. « Et pas l’ombre de talent, ma chère ! Au théâtre on n’en voudrait même pas ! » Ça me parut drôle. Ces paroles, entendues par hasard, il me semblait qu’elles avaient été dites pour moi. Puisque le théâtre n’eût pas voulu la chanteuse applaudie, pourquoi le concert ne voudrait-il pas de moi que le théâtre faisait souffrir ?

« Toute la nuit je pensai à cela et, le lendemain, j’allai droit au café du faubourg. Je demandai le directeur. Je lui chantai un couplet qu’on m’avait coupé dans la revue des Variétés, il le trouva drôle et, zeste ! me voilà engagée ! Comment ai-je réussi, là-bas ? Je n’en sais rien. Peut-être parce que j’étais maigre et longue et drôle, avec des cheveux que j’ébouriffais et des gants blancs montant jusqu’à l’épaule, pour faire pendant aux gants noirs d’Yvette, peut-être à cause de ma fameuse laryngite qui parut amusante, originale, est-ce qu’on sait ? Au concert, il vint des journalistes, des dessinateurs. Ils trouvèrent piquant d’inventer une étoile. On me dessina, on m’interviewa, on me biographia. A la fin de l’hiver j’étais célèbre et lorsque, à la réouverture, je me montrai dans ce costume que vous avez vu sans doute sur les murs de Paris - caraco jaunâtre, jupe noire collante, coiffée en cheveux et autour du cou un foulard rouge, pâle, traînante, les mains dans les poches, oh ! alors, général, ce fut du délire ! Je créai un genre, le genre mauvais genre, la Parisienne peuple, l’enfant de la rue, la rôdeuse, et - vous allez rire - les journaux socialistes déclarèrent que j’avais trouvé la note moderne, poignante, le cri des souffrants en cette fin de siècle.

« Ah ! ils m’en ont fait chanter des chansons lugubres, ils peuvent s’en venter ! Des refrains où l’on entend tous les râles et toutes les colères. Tantôt c’est une malheureuse qui demande l’extrême-onction, à Saint-Lazare, tantôt une pauvresse qui tousse en chantant, au coin d’une rue ! C’est là qu’il m’a servi, mon enrouement ! Ma laryngite, c’est ma carrière ! Mais le plus drôle, c’est que ma voix s’était guérie et qu’elle était devenue superbe ! Je pourrais, au besoin, chanter une Valkyrie.

« Mon plus grand succès ç’a été le Coup du père François, une scène réaliste où je contrefais, en les parodiant, les appels désespérés d’un bourgeois attaqué par les rôdeurs de nuit. Elle fit tant d’effet, cette chanson-là, qu’elle devint la chanson-type ; on la redemanda partout, on la refit sous toutes les formes, et Clara Gigolette, celle que je viens de chanter pour la Princesse, cette Clara qui dit à Galurin : « Voilà le pante, apprête ton surin ! »  Clara Gigolette, que tout Paris chante à m’en assourdir moi-même, est née du Coup du Père François… Le pante, général, c’est la victime qu’on attend ;  le surin, c’est le couteau du rôdeur…

- Je sais, je sais, dit le général C… Il faut aujourd’hui apprendre l’argot, comme autrefois le latin.

- Ah ! j’en suis loin de Célimène, avec Clara Gigolette ou avec Une soirée dans le monde :

            Aïe ! Aïe ! Aïe !
            Je vais dans le monde
            Aïe ! Aïe ! Aïe !
            Et je sens l’ail !

« Mais enfin, cela plaît. Chacun fait ce qu’il peut. Je ne peux pas débiter du Molière, je vends de la gigolette. En veux-tu ? En voilà ! Et à ce métier, je suis populaire. On se me dispute chez les banquiers, on m’offre le Potose en Amérique comme si j’étais Rachel, mieux que si j’étais Rachel ou Mademoiselle Mars. Et je fais fortune. La petite Montmartroise souffreteuse chante chez des duchesses qui lui remettent le prix d’une chanson dans un portefeuille à son chiffre. Eh ! bien, général, tout cela me fait l’effet d’un rêve. Je me dis : « Cela durera-t-il ? Est-ce que c’est toi, ma petite Marion, cette Marion Gervais dont la photographie est partout, à côté de celle de Bismarck et de M. Gladstone ? »

« Et j’ai la peur de voir tomber, tomber tout à coup ce beau château de cartes. Aussi, tenez, l’autre soir, lorsque j’ai quitté le concert du faubourg pour débuter à l’Alhambra des Champs-Elysées, d’avance je tremblais, oui, je tremblais comme la feuille. Un nouveau public, une nouvelle scène ! Les Parisiens les plus difficiles, ceux qui vont aux concerts d’été comme ils iraient à un mardi de la Comédie ! J’avais des envies folles de rompre mon engagement, de retourner au nid plein de fumée d’où j’étais sortie ! Et c’est là que se place le souvenir dont je vous parle et qui me suivra toujours… Une dernière fois, le 31 mai, - je débutais le soir même - j’étais allée à l’Alhambra étudier la scène, la porte d’entrée, la façon de paraître et de saluer et je sortais, regardant à travers les arbres le petit théâtre en plein vent, tout blanc dans les arbres verts où j’allais me montrer le soir.

« Je regardais, devant l’entrée, sous les marronniers, la double rangée d’affiches aux couleurs tapageuses qui formaient, jusqu’au portique, une haie de clowns et de pitres, et moi, en Clara-Gigolette, grandeur nature, la tignasse ébouriffée et le foulard au cou, pâle, misérable, - terrible, ma parole, terrible… Deux ouvriers gaziers, montés sur une échelle double, posaient au-dessus du portique d’entrée les lettres de gaz qui devaient faire flamber là mon nom, dans quelques heures. Ils faisaient tourner et vissaient chaque lettre sur chaque bec à allumer et j’épelais instinctivement le nom, comme si c’eût été celui d’une autre : « M, A… ma… RION… Marion ! Marion Gervais ! »

« Était-ce drôle, tout de même ! Et je restais là, en songeant aussi que, ce soir-là, ce n’était pas tout de briller en lettres de feu, il fallait encore briller et crânement devant le public. Et voilà qu’en me retournant pour partir, j’aperçus, debout comme moi, épelant comme moi ces lettres, une à une, un prêtre, un vieux prêtre en cheveux blancs, que je reconnus tout de suite et qui était l’abbé Chambaudouin, le vicaire de Saint-Pierre-Montmartre, celui qui m’avait fait le catéchisme là-haut, autrefois…

« L’abbé Chambaudouin, était-ce étrange ! Le vieux vicaire que je n’avais jamais revu depuis tant d’années et que je retrouvais là, le jour de mes débuts, devant le tire-l’oeil de ces affiches !.. Il avait vieilli mais n’avait pas beaucoup changé. Toujours cette bonne figure douce, souriante, ces cheveux blancs, très longs, qui faisaient dire à grand-maman : « Il ressemble à Béranger, à Béranger que j’ai vu à Montmartre, venir dîner chez la mère Saguet, avec M. Thiers et M. Charlet. » Si bien, que ce bon abbé Chambaudouin, avec maman et papa, nous l’appelions sans qu’il le sût, l’abbé Béranger. Non, il n’avait pas vieilli. Un peu plus voûté dans sa longue soutane usée et s’appuyant peut-être sur une canne un peu plus forte. Toute mon enfance revivait dans ce prêtre que j’apercevais là, tout noir, sur le sable gris rosé de l’allée.

« Le vieil abbé ! C’était lui qui avait donné à mes parents, très pauvres, de quoi m’acheter mes gants et mes bottines de communiante. Bon comme le pain, l’abbé Chambaudouin ! Et le sort l’amenait là, un jour comme celui-là, et j’avais envie de lui dire : « Bénissez-moi, monsieur l’abbé, car je débute ce soir ! »

« Non, je n’aurais pas osé le lui dire ; mais le saluer, lui demander de ses nouvelles, oh ! cela, oui, j’allais l’oser ! Je m’approchai. Il ne me voyait pas. Il regardait les ouvriers gaziers qui étudiaient si les lettres s’adaptaient bien, sans fissures. Alors, je l’appelai par son nom, je le saluai respectueusement et je lui dis, très, très émue : « Vous ne me reconnaissez pas, monsieur l’abbé ? »

« Il avait ôté son chapeau, voyant une belle dame lui parler, et je revis sa tête blanche, qui nous dominait comme celle d’un patriarche du catéchisme.

« - Je vous demande pardon, madame… Non… Je ne crois pas… Je ne sais pas….

« - Marie Gervais, monsieur le vicaire, la petite Marie Gervais de la rue des Abbesses…

« - Ah ! c’est… vous ? » Il avait hésité un instant ; « C’est vous, mon enfant ?

« - Moi, monsieur l’abbé. Et bien changée. »

« Il regardait à présent ma robe bleue garnie de dentelles, mon chapeau tout couvert de plumes.

« - Changée, oui, c’est vrai, mon enfant… changée.

« - Mais toujours la même, monsieur le vicaire, et reconnaissante des bontés d’autrefois !... Marie ou Marion, je suis toujours la petite Marie !

« - Marie-Marion ? » dit le vieux prêtre étonné.

« Et ses bons yeux, sous leurs paupières ridées, allèrent vers les grandes lettres que les gaziers avaient achevé de poser.

« - Oui, monsieur le vicaire, c’est moi !... Vous n’auriez jamais deviné lorsque je chantais des cantiques… »

« Jamais je n’oublierai le regard surpris, un peu triste d’abord, puis souriant, indulgent, - je vais dire une bêtise, général, presque orgueilleux - du bon abbé… Il hochait la tête, il frappait le sol de sa canne, il disait :

« - Marion Gervais !... C’est vrai, j’aurais dû deviner quand je lisais dans le Petit Journal !… Marion Gervais !.... Il aurait dû me frapper, ce nom !... Vous aviez la folie… je dis la folie du théâtre et votre mère me le répétait… Pauvre femme ! Elle voulait faire de vous une ouvrière comme elle ! Enfin, murmura-t-il, la vie dispose souvent des êtres malgré eux, et il y a une part de hasard dans la Providence… Je veux dire… »

« Il essayait de s’expliquer et me regardait toujours. Et moi, muette, je l’écoutais, entendant le murmure d’un jet d’eau, tout à côté, accompagner les paroles du prêtre ; puis, doucement, autour du bassin, nous marchions, lui me racontant sa vie, moi n’osant pas trop lui parler de la mienne. Elles avaient passé, les années, et il était toujours vicaire, là-haut, à Saint-Pierre : M. le curé était très vieux, mais il était toujours là, disant sa messe. Il officierait encore ce soir, pour le dernier jour du mois de Marie. Bien souvent  on avait offert à M. Chambaudouin de quitter Montmartre, de prendre une cure à Belleville, ou à Batignolles, il n’avait pas voulu. Il aimait son Montmartre.

« Le malheur c’est qu’il y avait, là-haut, comme partout, beaucoup, beaucoup de pauvres et qu’on ne pouvait pas consoler, aider toutes les misères. Ah ! si les malheureux se résignaient ! Mais il est facile pour ceux qui ne souffrent pas de prêcher la résignation aux autres !

« - On m’accuse parfois d’être socialiste, moi, le croirez-vous, mon enfant ? » dit le vicaire.

« Mais en l’écoutant parler de ce mois de mai qui, ce soir-là, finissait, en entendant ces mots : le mois de Marie, une idée m’était venue.

« - Ah ! monsieur le vicaire, si vous vouliez !

« - Quoi donc, mon enfant ? » me dit le brave homme, voyant que je m’arrêtais et que je n’osais pas.

« - Ces pauvres, vos pauvres, si vous me permettiez de leur faire une aumône ? Écoutez, ce soir je chante ici pour les désoeuvrés et les riches. Laissez-moi chanter là-bas, chez vous, pour les malheureux. Je n’ai pas oublié l’Ave Regina coelorum ». A l’Alhambra ce sera Marion, à l’église ce sera Marie et il me semble que le cantique de Montmartre portera bonheur à la chanteuse des Champs-Elysées ! »

« Le vieil abbé resta un moment sans me répondre. Puis, de sa voix lente : « Il y a un peu de superstition dans votre idée, ma chère fille, me dit-il ; il faut faire le bien non pour le bonheur qu’il peut rapporter, mais pour le bien lui-même. Quoi qu’il en soit, ce que vous m’avez dit part du coeur. J’annoncerai à M. le curé que, ce soir, une chanteuse chantera et que c’est Marie Gervais, sa communiante de… de quelle année ?

« - Oh ! je ne suis pas coquette ! de 1864… Et Marie Gervais chantera bien, je vous le jure, monsieur l’abbé, pour que la quête soit fructueuse et que les pauvres aient leur part !... D’ailleurs, voulez-vous me permettre de vous envoyer d’avance le cachet de mon début de ce soir ici ?...

« - Votre cachet ? Si ce n’est pas vous priver trop !

« - Bah ! quinze cents francs sont vite gagnés ! »

« Il hocha plus que jamais la tête, le pauvre abbé. Quinze cents francs ! En un soir et pour chanter Clara-Gigolette :

        Allons, mon petit Galurin,
        Je suis contente,
        V’là le pante !
        Allons, mon petit Galurin,
        Vite apprête ton surin !

« Je quittai l’abbé Chambaudoin enchanté. Et j’étais heureuse ! Je lui avais dit : « A ce soir ! » - Marion Gervais débutait à dix heures ; le mois de Marie finissait à neuf. Marie Gervais avait le temps de chanter son cantique avant d’entrer en scène. Ah ! je vous dis, j’étais contente, contente ! J’avais eu envie de reconduire le vicaire dans mon coupé, mais je n’osai pas. Je le vis s’éloigner, traînant le pas, sous les marronniers où les ifs en verre dépoli, qui brilleraient ce soir, faisaient des taches blanches…

« Tout ce 31 mai, un mercredi, je le passai à fredonner, me sentant gaie, utile, rajeunie ! Marie-Marion ! J’avais envie de prendre ce nom à l’avenir et la fillette croyante que j’avais été revivait dans la boulevardière que je suis. C’était délicieux. Le soir, à l’heure du service, j’étais là, laissant mon cocher devant l’église et l’organiste, prévenu, m’attendait avec le bon vicaire pour me conduire à la tribune de l’orgue, devant l’autel que j’aperçus, tout illuminé - comme les ifs des Champs-Elysées, - au bout de cette vieille église aux pierres grises où j’avais tant prié enfant.

« Elle était pleine de monde, la vieille église. Et là bas, devant moi, sur une grande draperie bleu de ciel, des étoiles en paillon étincelaient comme un pan de ciel encadrant une statue de Marie auréolée d’un nimbe où des lettres étaient tracées… Ave, Maria

« Je me mis à genoux et je priai. Oh ! je priai longtemps, jusqu’à ce que l’orgue chantât et que l’organiste, doucement, à l’oreille - comme le régisseur tout à l’heure - me dit : « Cela va être à vous, madame ! Pour le solo ! »

« Alors je me relevai. Et pendant que l’orgue accompagnait la voix des enfants de choeur, je regardais, de là-haut, la vieille église toute remplie de monde, avec ce grand fond tout illuminé, là-bas,  les cierges qui brillaient, brillaient et faisaient comme une couronne à la statue de la Vierge toute blanche et les mains jointes… C’était tout blanc, cet autel, paré de fleurs artificielles auprès desquelles il y avait, toutes fraîches, d’énormes touffes de fleurs vivantes… Blanches aussi, ces fleurs, toutes blanches comme la statue de Marie, comme les cierges, comme le surplis des enfants de coeur, comme l’aube du prêtre et comme les cheveux blancs du vieux curé qui officiait à cette même place où j’avais communié jadis…

« Alors tous mes souvenirs d’autrefois, mon enfance triste, mes frissons de petite fille quand j’entrais là et que je prenais l’eau bénite dans les vasques de pierre, près du pilier gris, les longues, longues messes du temps passé, tout me revenait, me prenait au coeur… J’avais peur de ne pouvoir chanter, tout à l’heure, quand le choeur se tairait. Je me revoyais assise sur la marche du confessionnal de chêne qui portait peut-être encore le nom du prêtre à qui j’avais conté mes pauvres petits péchés d’enfant. Il me semblait que, moi aussi, dans toute cette blancheur des fleurs, des nappes, des surplis, de l’autel, j’étais redevenue toute blanche, dans ma robe de communiante que maman - la chère maman - avait passé la nuit à coudre. Je me revoyais avec mon long voile, mes gants de fil et le petit livre de messe en velour bleu de ciel cerné d’argent que m’avait donné une vieille dame veuve qui demeurait dans la maison et aimait à peigner mes cheveux blonds, en souvenir d’une fille de mon âge qu’elle avait perdue…

« Et mes tremblements devant la prière, mes terreurs et ma foi au temps du catéchisme, les cantiques que je chantais jadis, les prières oubliées que je n’avais jamais redites… c’était comme une bouffée de quelque chose de respiré autrefois qui me revenait, et c’était très doux… et ça me donnait envie de pleurer !

« Comment, au moment voulu, lorsque ce fut à moi de chanter le solo, me mis-je, en effet, à chanter sans que l’organiste ni personne eût eu même besoin de me faire un signe ? Je ne sais pas. Mais je fus comme étonnée moi-même d’entendre ma voix monter sous la voûte, un peu tremblante, ma voix, mais si émouvante et - je rirais volontiers du mot - si pure et si inspirée que, dans la foule, des têtes se retournèrent, levant les yeux du côté de l’orgue pour voir, là-haut, qui pouvait bien chanter ainsi… Une soeur, une bonne soeur, le front penché jusque-là sur son paroissien, regarda même, la curieuse, du côté de la tribune… Car je voyais tout, j’entendais tout et cependant il me semblait que ce n’était pas moi qui chantais là, qui faisais monter ce Salve Regina jusqu’aux voûtes où, il y avait seize ans, je poussais, de ma petite voix grêle de communiante, le « Esprit Saint, descendez en nous ! »

« Oui, ce Regina, c’était une autre qui le chantait, une autre que j’écoutais et dont la voix profonde, avec des accents mouillés, allait m’amener des larmes… Pauvre bon M. Chambaudoin, il ne sait pas qu’elle émotion il m’a donnée !

« Mais ce fut bien pis lorsque, dans la fumée de l’encens, le prêtre se leva, dressant au-dessus des têtes courbées l’ostensoir, avec son hostie au milieu, toute blanche, rendue transparente par la clarté des cierges qui brillaient derrière. Cette fumée sortant de l’encensoir, qui faisait entre les mains de l’enfant de choeur une tache rouge, une tache de feu, elle me rappelait la fumée des tabagies où j’avais chanté et rechanté tant de refrains qui n’étaient pas des cantiques et la tache de feu de l’encensoir c’était, dans cette fumée sainte, sacrée, jolie à voir comme un fin nuage de printemps, c’était le souvenir de ces rougeurs de pipes et de cigares qui trouaient l’autre fumée, celle du café-concert. Je m’étais mise à genoux, comme tous ces croyants, devant l’hostie. Ah ! cet ostensoir éclatant sur le fond bleu des draperies, ces cheveux blancs du prêtre, cette foule immobile, ces bas-côtés plus sombres où la lumière du dehors entrait encore, avec un brin de jour ou une caresse de nuit claire !  Si je savais dire ce que je ressentais à ce moment-là ! Le théâtre, le tapage, les planches, les bouquets, les bravos, tout me semblait si loin, si inutile, si vain, si bête !... On a de ces minutes de renoncement qui ne durent pas, heureusement. Il faut bien vivre.

« Le prêtre abaissa l’ostensoir, l’orgue joua une marche et alors, doucement, ces hommes, ces femmes, ces enfants qui avaient assisté, comme moi, au dernier jour du mois de Marie, de se retirer, de s’écouler, ruisseau sans bruit, coeurs très simples, de très vieux ou de tout petits, qui emportaient un peu de foi, grâce au prêtre et - qui sait ? - grâce à mon Salve Regina, un peu de poésie !

« J’attendis que le dernier soupir de l’orgue finit, comme le râle de quelque chose qui mourrait, d’une sensation achevée, perdue. Et le gosier serré, je descendis… Le grand air, sous le porche, me fit du bien… Le ciel brillait, criblé d’étoiles, comme la tenture de l’église, tout à l’heure. Il y avait, autour de moi, des fillettes en robes sombres et en petits chapeaux de paille noir que des religieuses alignaient deux par deux, comme autrefois, quand je revenais ainsi du mois de Marie et que nous rentrions chez les soeurs. Je les suivis jusqu’à la place du Tertre, où les acacias de mon enfance sont toujours verts, puis je les laissai s’éloigner vers la rue qui descend, disparaître…

« Peut-être serais-je restée là, sous les acacias, longtemps, longtemps, toute troublée et étonnant les passants, je pense… Neuf heures !... L’horloge de l’église Saint-Pierre me rappela à moi. Et l’Alhambra d’été ! Près d’un débit de vins de la rue du Mont-Cenis, François attendait avec le coupé. « Aux Champs-Elysées, vite ! »

« Il fouetta le cheval. J’aperçus, en contournant l’église nouvelle qu’on bâtit, une sorte de mer trouée de lumières, en bas, très loin : - Paris ! Puis, plus loin encore, la banlieue, dans la nuit très claire. Il me semblait que je voyageais dans un pays inconnu, lointain. Et cependant, ce coin de Paris c’était celui où j’avais passé mon enfance. Me reconnaissait-il ? Je ne le reconnaissais pas.

« Et, au pied de la rue Caulaincourt, en passant le pont jeté sur le cimetière, il me semblait que les monuments de pierre qui dominent là le chemin me regardaient. Il y a une tombe, parmi toutes celles-là, où dorment mes vieux disparus ! Ou plutôt non, il n’y a pas de tombe. C’est là qu’on les a portés, papa et maman, mais dans la fosse commune, où se couchent les pauvres. Quand ils sont morts, je n’avais rien au monde. Quand j’ai eu de quoi leur acheter un monument, où retrouver leurs restes, pauvres gens ? C’est à eux que je pensais du fond du coupé en revoyant ce cimetière.

« La vie me reprit au tour de roue suivant, place Clichy : le gaz, le bruit, le mouvement, les omnibus. Sur un grand mur, très éclairé, l’affiche, l’immense affiche que l’abbé Chambaudoin avait tant regardée, moi en robe collante, coiffée en cheveux et le mouchoir rouge autour du cou et sur un transparent de lanterne magique, au-dessus d’une boutique, pour arrêter et amuser les passants, mon nom : Débuts de Marion

Et j’avais peine à me persuader que cette Marion c’était moi, qui, tout à l’heure encore, m’était retrouvée Marie, la petite Marie du bon vicaire.

« Je n’arrivai pas en retard à l’Alhambra d’été mais tout juste.

« J’avais aperçu, en descendant du coupé, mon nom écrit au gaz, en grosses lettres gigantesques, brillant dans le vert des arbres, sous les étoiles, ces mêmes étoiles qui souriaient au départ des fillettes et à l’entrée des filles. J’entendais, du fond de ma loge, le grondement sourd de tout ce public accouru. Il me semblait que je venais de faire un rêve.

Je me déshabillais en répétant encore tout bas, machinalement, quelques notes du Salve Regina. Et je passais ma robe de laine, j’ébouriffais mes cheveux, je nouais autour de mon cou le mouchoir rouge, en revoyant encore la vision blanche et bleue, les fleurs, la tenture, les étoiles d’argent, l’ostensoir d’or, l’hostie…

« Une grande clameur. Des bravos. Quelque chose comme le bruit de la mer. C’était mon nom qu’on insérait dans la pancarte pour annoncer que j’allais paraître.

- Allons, dit mon directeur. Il y a des étoiles au ciel, il en « manque une sur la scène ». Il avait préparé son madrigal.

« Je montai. A travers la porte du petit décor, j’aperçus des milliers de têtes, des chapeaux clairs, des traînées de gaz, des rangées de verrières blanches pareilles à d’immenses colliers de grosses perles ; - je vis le restaurant flambant de feux, la terrasse regorgeant de monde, de jeunes gens, de filles et de rastaquouères… Adieu, Regina !

« Je fis le signe de la croix - oui, le signe de la croix, ne riez pas. - Dans un silence qui allait se changer en tonnerre d’applaudissements, j’attaquai la chanson de Clara Gigolette :

        Allons, mon petit Galurin,
        Je suis contente,
        V’là le pante !
        Allons, mon petit Galurin,
        Vite apprête ton surin !

« Et - vous expliquerez ça comme vous voudrez - pendant que je chantais, je ne savais pas ce que je disais, j’étais à cent lieues de l’Alhambra, de Clara Gigolette et du café-concert !... J’étais, toute petite, en robe de communiante, dans la vieille église aux murs gris et je croyais encore dire, comme tout à l’heure, un cantique à la Vierge blanche.

« … Je n’ai jamais, jamais mieux chanté que ce soir-là.

« Mais j’ai assez fait de psychologie et pioché mes souvenirs, ce soir. Je me sauve. Bonsoir, général ! »

JULES CLARETIE,
de l’Académie française.


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