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L. Colet : Yolande (1839)
COLET, Louise (1810-1876) : Yolande (1839).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (09.XII.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) de Paris-Londres : Keepsake français publié à Paris par la librairie Delloye en 1839.
 
Yolande

par
Louise Colet-Révoil

~*~

Il est des femmes qui pensent tard, la pensée n’est éveillée en elles que par le sentiment ; elles ne manquent pas d’esprit, mais leur esprit vient du coeur ; avant d’avoir aimé elles n’ont que des idées vagues, leurs désirs sont sans volonté ; l’amour, la passion peut seule leur faire comprendre qu’elles ont un libre arbitre.

Telle était Yolande de Rocmartine, une des plus nobles jeunes filles de la Provence, cette vieille terre de la grande aristocratie. La mère d’Yolande avait émigré ; rentrée en France, veuve et presque sans fortune, elle racheta à grand’peine le vieux château de ses ancêtres qui dominait  un village dont les habitants, autrefois ses vassaux, étaient devenus, par la confiscation et la vente de ses biens, ses co-propriétaires. Le malheur avait rendu la marquise de Rocmartine plus fière et plus hautaine ; ses prétentions nobiliaires, renforcées par une dévotion rigoriste, la faisaient invulnérable à toute idée nouvelle ; elle se croyait encore femme d’un président au parlement et reine de la capitale du comté.

Elle avait deux enfants, un fils, héritier de tous les titres de sa haute maison, médiocre intelligence, qu’elle faisait élever dans un séminaire, et Yolande, plus âgée que son frère, confiée depuis son enfance aux Ursulines de la ville d’Aix. Yolande ne voyait sa mère qu’une ou deux fois par an ; elle avait involontairement pour elle plus de respect que d’amour, de ce respect de crainte qui glace l’âme prête à s’épancher, et non de ce respect de vénération qui nous attire comme un refuge. A dix-huit ans elle sortit du couvent ; son âme sommeillait encore, rien n’aurait pu lui donner l’éveil dans ce cloître aux règles sévères. On avait appris à Yolande assez passablement la grammaire française, un peu de musique et les ouvrages d’aiguille ; en histoire elle connaissait des abrégés arides, renfermant des dates, des noms et peu de faits ; pour toute littérature le poème sur la Religion de Louis Racine. Ce qu’Yolande avait reçu de la nature valait mieux que ce qu’on lui avait enseigné ; elle avait une de ces voix belles et rares dont les vibrations étendues et touchantes faisaient naître l’émotion ; lorsqu’elle chantait pieusement un de ces cantiques où l’amour divin s’exprime parfois en langage profane, elle trouvait des élans de tendresse ineffable vers Dieu, où se trahissait la sensibilité d’une âme qui s’ignorait encore. A dix-huit ans, la seule poésie d’Yolande était sa voix ; en l’écoutant chanter on comprenait que cette femme saurait aimer ; mais si on avait interrogé son coeur on l’aurait trouvé muet. Elle était fort belle ; elle avait de sa mère, ce qui l’avait rendue très fière dans sa jeunesse, une taille élevée et majestueuse, un port imposant, une tête admirablement posée sur un beau cou de cygne, des pieds et des mains aristocratiques, tout ce qui fait dire d’une femme quand elle entre dans un salon : « Elle est d’un haut rang ! » Elle avait de plus que sa mère, pour enivrer et ravir, un de ces teints purs où se reflètent les sensations, où le sang écrit la pensée ; un oeil noir, grand et limpide, qui n’exprimait encore que la candeur et une caressante bonté, mais qui serait irrésistible du jour où il exprimerait l’amour ; puis avec cela la séduisante fraîcheur d’une jeune fille vivant dans un calme insoucieux, sans souvenirs amers, sans prévisions douloureuses.

La bonté, la douceur étaient les seules qualités d’Yolande bien nettement dessinées ; elle quitta avec douleur ses amies d’enfance, et éprouva une sorte d’effroi plein de timidité, en se trouvant seule avec sa mère dans le vieux château seigneurial de Rocmartine.

« Je vous marie dans quinze jours, lui dit la marquise ; préparez-vous à ce grand acte avec piété. L’homme que je vous ai choisi est croyant, noble et riche ; je bénis Dieu de m’avoir dirigée. »

Yolande écoutait avec étonnement et sans bien comprendre ce qu’on lui annonçait.

« Ce sont des voeux éternels que vous allez faire, continua la marquise ; Dieu vous protégera si vous les tenez. »

L’idée d’une novice qui prend le voile se présenta involontairement à l’esprit de la jeune fille ; elle ne s’en effrayait point ; rien ne la préoccupait alors. Le vieux château de Rocmartine prit un air de fête, l’étiquette l’exigeait. Le frère sortit du séminaire pour assister au mariage de sa soeur ; quelques nobles familles furent conviées. Ce mouvement charmait Yolande par sa nouveauté et l’empêchait de penser ; on lui avait présenté son fiancé ; elle avait été surprise, mais rien de plus.

L’époux que la marquise destinait à sa fille était un type de gentilhomme campagnard, impayable pour exciter l’hilarité d’un Parisien blasé qui va chercher aux champs quelques éléments de cette franche gaîté, délassement des fatigues et des tourments de l’intelligence.

Le comte de Villabren, héritier du domaine de ce nom qui lui rapportait quinze mille francs de rente, était un homme court et replet qui, à cinquante ans, ne se sentait pas vieilli, et dont le visage fortement coloré tenait de la pomme d’api et de la betterave. Son oeil petit et rond semblait goûter à ce qu’il regardait, si je puis m’exprimer ainsi ; sa lèvre épaisse était friande et pleine de convoitise ; on voyait que cet homme avait des sensations, mais de sentiments point. L’instinct de ses intérêts remplaçait en lui l’intelligence ; il avait certaines connaissances en agriculture ; nul ne vendait mieux que lui ses huiles et ses vins ; il chiffrait assez bien, mettait l’orthographe à demi, et avait lu en sa vie quelques volumes dépareillés de Voltaire, dont il parlait fort plaisamment. En fait d’art il connaissait à fond l’art culinaire ; il en aurait remontré à sa cuisinière sur l’assaisonnement d’un civet ou d’une brandade. La chasse était sa passion, non cette noble chasse du Nord où l’on combat avec ardeur, où l’on poursuit à cheval le cerf ou le sanglier, mais la chasse timide du piéton indolent et gourmand qui épie, couché dans les hauts blés, la caille ou la juteuse perdrix rouge qu’il voit en perspective sur sa table. Jusqu’à cinquante ans les plaisirs de la chasse et de la table remplirent la vie du comte de Villabren ; il quittait peu ses terres. Dans les rares visites qu’il faisait à Aix, à ses parents, gentilshommes provençaux, il avait cherché à se marier ; il tenait à l’argent et aux titres, et les jeunes filles, riches et nobles, ne voulaient pas de lui. Cependant, craignant de voir s’éteindre l’illustre race des Villabren, et s’apercevant que ses cheveux grisonnaient, il rechercha Yolande de Rocmartine qui était titrée, mais sans fortune. Ce choix le posa bien dans l’estime des gentillâtres campagnards ; on le proclama tout-à-fait bonhomme, éloge banal qu’on donne aux êtres qui n’ont que des qualités négatives. Yolande vit le comte de Villabren avec indifférence, comme tous les hommes qui avaient passé devant elle.

Le jour du mariage était arrivé, la marquise de Rocmartine, après avoir présidé à la toilette de sa fille, l’avait quittée pour donner des ordres ; Yolande était restée avec deux de ses cousines, jeunes filles insouciantes comme elle, mais dont l’esprit, quoique peu cultivé, avait pourtant des jets lumineux qui les éclairaient déjà sur la vie. Tout en nouant le large ruban qui serrait la robe de tulle et de satin de la mariée, tout en posant sur son sein la rose blanche, dans ses cheveux l’oranger virginal et le beau voile en point d’Angleterre qu’elles admiraient avec envie, les jeunes filles rieuses jetaient à Yolande quelques images bouffonnes sur l’homme qui lui avait donné tous ces beaux atours et dont elle allait devenir la femme. Yolande riait à son tour et restait sans émotion ; elle se tenait debout, la main appuyée sur le riche livre d’Heures dans lequel elle allait prier durant la consécration du mariage ; elle était ainsi parfaitement noble et belle, mais un peu inerte. En la voyant on eût deviné qu’on la dirigeait et qu’elle allait obéir sans regret comme sans entraînement. Le bruit des pas d’un cheval fit bondir à la fenêtre une de ses cousines.

« Est-ce un hôte qui nous arrive ? dit-elle en regardant à travers les vitraux gothiques du vieux châssis ; Dieu le veuille ! Votre noce, ma chère Yolande, est bien triste ; pas un danseur, pas un jeune homme. Mais voyez, ajouta-t-elle vivement, j’ai deviné ; c’est un beau cavalier. »

Les trois jeunes filles se penchèrent à la fenêtre et aperçurent, à cheval, un jeune homme d’une tournure distinguée, et dont le visage pâle et triste était couronné de cheveux blonds que le vent soulevait sur son front ; il passa devant le château et ne s’y arrêta pas.

« En vérité, c’est fâcheux, dit l’autre cousine ; il est bien, très bien, mais peut-être va-t-il nous attendre à l’église. »

Yolande suivit du regard ce cavalier qui fuyait ; elle n’avait distingué qu’imparfaitement ses traits, mais elle avait compris en le voyant ce charme de l’élégance dont toutes les femmes ont l’instinct.

La marquise vint rappeler les deux cousines et dit solennellement à sa fille :

« Dans une heure vous serez aux pieds des autels ; priez, recueillez-vous en songeant au grand acte que vous allez accomplir. » Et elle laissa Yolande seule.

La pauvre fille resta près de la fenêtre où, comme une apparition, venait de passer l’inconnu ; l’image de l’homme, jeune et beau, beau par l’intelligence, se dessinait confusément à sa pensée et l’attristait comme une crainte. Elle fermait les yeux pour échapper à cette vision et elle entendait le vent gémir comme une voix qui la plaignait. Son coeur avait froid et peur ; elle éprouvait une douleur si vague, si inintelligible pour elle, qu’elle pensait dormir et être dans le monde des songes. Elle sentait d’abord glisser dans ses cheveux, sur sa bouche, sur ses yeux fermés, sur ses épaules nues, un souffle odorant comme une brise qui a couru sur des fleurs ; des rayons d’une lumière douce la caressaient aussi, et ces attouchements de l’air et du soleil lui causaient d’ineffables sensations. Tout à coup le rêve devint cauchemar ; un sable épais sembla se dresser vers elle et la menacer comme un flux qui monte ; elle le sentait venir ; ses pieds d’abord étaient ensevelis ; puis le sable, lourd et compacte comme la terre d’un cimetière, emboîtait progressivement son corps, il gagnait sa poitrine qu’il enserrait, il touchait à sa gorge qu’il étouffait, et déjà elle le sentait monter jusqu’à ses lèvres qui se desséchaient. Sa tête allait disparaître, ses yeux se fermer sous ce linceul si lourd qu’elle ne pouvait soulever, lorsqu’elle fit un cri qui l’éveilla ! Le comte de Villabren était devant elle et lui tendait galamment sa main rouge et calleuse. La marquise était auprès de lui.

« Qu’aviez-vous ? dit-elle froidement à sa fille ; d’où vient que votre robe et votre voile sont froissés ?

- Je ne sais, répondit Yolande ; j’ai dormi ou je me suis évanouie.

- Est-ce ainsi que vous priez ? » reprit sévèrement sa mère.

La jeune fille revint à la réalité sans douleur : le souvenir de son rêve s’était effacé.

Le mariage fut célébré, et le soir même le comte de Villabren emmena Yolande dans sa vieille maison seigneuriale, restaurée pour la recevoir. La jeune femme eut froid et peur, comme dans son rêve, en entrant dans ces chambres gothiques mal chauffées et faiblement éclairées, qui devaient servir de prison à sa fraîche jeunesse ; car en se mariant le comte de Villabren avait déclaré qu’il ne quitterait plus la campagne ; il voulait doubler pour ses enfants, disait-il, le revenu de ses terres et en surveiller lui-même l’exploitation.

Le sort de Yolande s’accomplit ; un mois après son mariage elle vivait encore dans une sorte de somnolence douloureuse qui l’empêchait d’apprécier sa position. Le comte était tout rajeuni, il soignait sa cuisine, mangeait mieux que jamais, se couchait à la nuit et se levait à l’aube ; il passait la journée à la chasse ou auprès de ses paysans avec lesquels on le confondait pour la rudesse de son teint et la carrure de sa taille. Il avait plié Yolande à sa vie ; elle dormait à ses heures, s’éveillait et vivait machinalement. Pour distraction elle avait les soins de la basse-cour, la surveillance du jardin ; elle passait des journées entières sous une allée de tilleuls qui entourait le modeste parterre, tout diapré de roses et de giroflées. En respirant les aromes de ces fleurs, la première partie de son rêve ressaisissait son coeur ; son oeil s’attachait aux lames de lumière dont le soleil perçait le feuillage des arbres, son âme se dilatait ; elle pressentait une transformation de son être, et, pour exprimer ce qu’elle éprouvait, elle chantait de sa voix pure et sonore une de ces mélodies passionnées que Spontini avait créées dans la Vestale. La vibration de sa voix l’attendrissait, en s’écoutant chanter sa tête s’abaissait, et une larme tombait sur sa rêverie. Les objets intérieurs ne pouvaient la distraire de l’enfantement douloureux de son âme à la pensée, au sentiment ; la campagne autour d’elle était aride et desséchée ; c’étaient ces tristes terres de houx, de pâles oliviers et de cailloux dont la Provence est couverte. Le soir le comte de Villabren reprochait souvent à sa femme sa taciturnité ; jovial et bavard il aimait à causer en soupant ; Yolande restait silencieuse et ne mangeait pas.

« Par ma foi ! lui dit-il un jour, c’est comme si j’étais seul ! Tâche de t’égayer un peu ; j’ai demain un hôte, et je ne veux pas qu’il pense que j’ai épousé une sotte. C’est un petit monsieur fort roturier, mais qui vient de Paris et qui s’y connaît ; il veut vendre les terres que son père lui a laissées en mourant, et comme elles me conviennent je veux tâcher de traiter avec lui ; ainsi songe à être aimable. »

Le lendemain, lorsqu’Yolande entra dans la vieille salle à boiseries de chêne où l’on servait le déjeuner, elle trouva son mari causant avec un jeune homme qui la salua gracieusement. En arrêtant son regard sur lui elle pâlit et fut près de s’évanouir ; c’était le cavalier inconnu qu’elle avait vu passer le jour de son mariage.

« Mon Dieu ! » dit-elle en se jetant sur un siége, et elle expliqua cette exclamation par une douleur subite qui l’avait saisie.

« C’est un point de côté, » dit lourdement le mari.

La première pensée d’Yolande fut de fuir ; mais une ardente curiosité, un indicible besoin de connaître cet homme l’arrêta.

« Monsieur, dit-elle courageusement avec une sorte d’assurance dont elle ne se serait jamais crue capable, n’étiez-vous pas à Rocmartine le jour de mon mariage ?

- Oui, madame, j’ai traversé ce jour-là le village pour me rendre au cimetière.

- Au cimetière ! s’écria avec étonnement le comte de Villabren ; est-ce que vous osez y aller ? Pour moi je me tins toujours à distance de cette fatale terre !

- Cette terre est sacrée, monsieur, surtout quand on a un père qui y repose !

- Ah ! c’est vrai, votre pauvre père, ce vieux maître d’école de Rocmartine, brave homme, il faut en convenir.

- Intelligence peu comprise, monsieur ; homme de bien que seul je puis pleurer comme il mérite de l’être. »

Yolande écoutait avec intérêt.

« Et vous n’étiez pas auprès de lui quand vous l’avez perdu ? dit-elle.

- Hélas ! non, madame ; il est mort seul. Et moi, pour qui il avait tout sacrifié, je suis arrivé trop tard pour lui fermer les yeux.

- Ah ! voilà ce que c’est, dit sottement le comte, d’envoyer ses enfants à Paris pour en faire de grands messieurs. S’il vous avait gardé auprès de lui il ne serait pas mort seul. »

Le jeune homme sourit avec dédain et ne répondit pas. Yolande se sentit humiliée du langage de son mari.

« Votre père était un homme éclairé, dit-elle avec bonté, et, si je n’avais pas été au couvent lorsqu’il est mort, je lui aurais donné des soins.

- Vous êtes un ange, murmura-t-il.

- Ainsi vous voulez vous défaire de vos terres ? reprit le comte qui en revenait à ses moutons.

- C’est à regret, dit le jeune homme ; mais le climat de la Provence achève de ruiner ma santé ; ce soleil ardent, ce vent âcre et sec du Mistral me tue.

- Quoi ! vous êtes malade ? dit avec une sorte d’effroi Yolande.

- Je suis poitrinaire, madame, et j’irai languir et mourir en Suisse. »

Yolande ne répondit pas ; elle sentait une oppression douloureuse qui l’étouffait.

« Bah ! bah ! chassez ces tristes idées, dit le comte en buvant une copieuse rasade, et venez entendre ma femme nous chanter un air nouveau ; vous me direz ce que vous pensez de sa voix. »

Le jeune homme offrit le bras à Yolande pour passer au salon, et il sentit sa main qui tremblait.

Elzéard Duval, fils d’un modeste instituteur villageois, avait montré dès son enfance une haute intelligence ; son père, homme simple, mais éclairé, sentit tout ce qu’une culture habilement dirigée pourrait donner de développement à cet esprit ; il se jugea incapable de cette mission d’enseignement et résolut d’envoyer son fils à Paris, où toute science a son grand-prêtre, où tous les arts ont leur représentant. Elzéard répondit à l’espérance de son père ; à vingt ans son esprit était grand et fort, et son âme en s’éclairant ne s’était point souillée. Paris lui avait jeté ses lumières et non ses fanges. Il aimait l’humanité et méprisait la société. Si son corps avait secondé son âme, Elzéard eût fait de grandes choses ; mais à mesure que son esprit devenait plus fier et plus vivace il sentait ses forces physiques s’anéantir ; il se voyait mourir, mais il marchait à la mort avec courage. Une seule pensée l’accablait, celle qu’il n’aurait pas connu l’amour, ce complément de la vie de l’homme. Son âme aspirait ardemment à ce bienfait et il l’attendait comme une dette de Dieu.

Elzéard était assis ; la tête cachée dans ses mains, il écoutait chanter Yolande. Elle avait choisi, non à dessein, mais irrésistiblement, un air passionné, cet air célèbre de Fernand Cortez :

    Je n’ai plus qu’un désir, c’est celui de te plaire ;
    Je n’ai plus qu’un besoin, c’est celui de t’aimer.

Sa voix, d’abord tremblante, se raffermit en s’élevant comme une passion qui, timide à sa naissance, grandit fière et résolue, et fit entendre tous les accords saisissants de cette mélodie brûlante. Son âme courait dans sa voix et la rendait plus puissante. Comme un instrument qui se détend, en cessant de chanter elle éprouva une extrême faiblesse ; tout son corps tremblait. Son émotion éclata par des sanglots.

Ils étaient seuls ; le comte de Villabren était sorti pour aller surveiller ses laboureurs. Elzéard en entendant pleurer Yolande leva la tête ; il avait lui aussi des larmes dans les yeux. L’expression de son attendrissement rendait son noble visage plus beau encore ; il était pâle ; son oeil avait la double flamme du génie et du sentiment ; une légère veine azurée partageait son front intelligent ; sa bouche était pure et charmante ; tous ses traits réunissaient au plus haut point la seule beauté de l’homme que je comprenne : la beauté intellectuelle.

Yolande aussi était irrésistible ; jamais Elzéard n’avait vu de femme si belle, et elle était là devant lui, tendrement émue, et son coeur lui disait que cette femme pourrait l’aimer !!! Il était enivré. Tout à coup une pensée l’arracha à son extase :

« Eh ! vous avez pu épouser cet homme, s’écria-t-il, et vous êtes réellement sa femme ! » Puis il sortit comme s’il eût voulu fuir une grande douleur.

Yolande demeura anéantie ; l’humiliation pesait sur elle comme ce linceul de sable qui l’avait couverte durant son rêve. Une clairvoyance soudaine lui montra l’horreur de sa destinée ; tout son être fut ébranlé. Elle eut une fièvre ardente pendant plusieurs jours ; quand elle revint à la vie, la transformation de ses sentiments était accomplie. Elle aimait avec passion Elzéard, elle avait conscience de cet amour, elle le jugeait fatal, mais irrésistible. Elzéard n’avait pas reparu. Le comte de Villabren ne comprit rien à l’indisposition de sa femme.

« Or çà, dit-il un matin, notre jeune homme est bien singulier ; il voulait me vendre ses terres et je n’entends plus parler de lui ; il faut que j’en finisse de cette affaire, et puisqu’il ne revient pas j’irai le trouver. » Et après un déjeuner copieux le gentilhomme campagnard monta sur sa mule et prit la route de la ferme d’Elzéard.

Cette ferme était un des rares oasis de ce désert de la Provence qu’on appelle la Crau, vaste plaine de cailloux où la végétation n’apparaît que par accident. On dirait le lit d’une mer qui s’est retirée, et tout porte à croire que la Méditerranée s’avançait autrefois sur ces terres. Du château de Villabren à la ferme d’Elzéard on voyait se dérouler durant plusieurs lieues, à perte de vue, le sol semé de pierres.

Le comte fit cette course en homme qui a l’habitude du pays, et revint le soir sans fatigue. Pour la première fois Yolande l’attendait avec anxiété ; qu’allait-elle apprendre d’Elzéard ?

« J’ai fait une bonne affaire, dit le comte en rentrant chez lui et en se frottant les mains, mon marché est conclu. Le jeune homme en a passé par où j’ai voulu. J’ai ses terres ; il sera payé ce soir, et il part demain.

- Il part demain ! dit Yolande d’une voix brisée.

- Oui, demain soir, pour éviter la chaleur ; et je crois, par ma foi ! qu’il fait bien de quitter le pays. Il avait raison, ce climat ne lui vaut rien ; depuis le jour où nous l’avons vu il a sensiblement dépéri. Je ne jurerais pas qu’il vive assez pour se rendre en Suisse. »

Yolande était attérée ; le comte lui parlait beaucoup sans qu’elle répondît, et la croyant endormie il la laissa sur le fauteuil où elle était assise et sortit.

Elle passa la nuit dans une de ces veilles préparatoires qui affermissent les âmes pour les grandes résolutions.

Le lendemain le ciel était en feu ; la terre avait des étincelles allumées par le soleil ; on faisait les moissons, et le comte restait aux champs depuis l’aube jusqu’au soir ; il y prenait ses repas avec les moissonneurs.

Yolande partit.

Où va-t-elle, seule, à pied, sous cette zone brûlante ? Elle marche sans guide, sans appui sur cette mer aiguë de cailloux enflammés qui se prolonge devant elle ; l’instinct la conduit, la passion l’entraîne. Ses pieds saignent et ne fléchissent pas ; elle est bien forte, elle aime !... Elle marche… elle marche longtemps ; sa vue, affaiblie par la lumière éclatante qui se répercute sur les cailloux polis et qu’aucune ombre ne voile, croit distinguer au loin des arbres, une blanche maison ; mais n’est-ce pas un mirage ?  Elle avance dans cette direction ; son espoir se ranime. Ses pas foulent une prairie ; elle atteint les bords d’une source. Puis le paysage et le ciel tournoient à sa vue ; sa force est épuisée, son coeur s’arrête ; elle tombe. En recouvrant ses sens elle vit autour d’elle des femmes de la campagne qui lui prodiguaient leurs soins. Yolande était connue et aimée par toutes les pauvres familles du pays.

« Quoi ! par ce temps de feu, vous ici, madame la comtesse ! » dit une vieille moissonneuse dont elle crut reconnaître la voix. C’était une bonne femme renommée comme garde-malade, et qui s’était offerte au château de Villabren pour veiller quelques nuits au chevet d’Yolande lorsque la fuite d’Elzéard l’avait laissée mourante.

« Où est-il ? ne le verrai-je plus ? A-t-il succombé ? murmurait Yolande éperdue.

- De qui parlez-vous, ma bonne dame ? dit une des paysannes.

- Elzéard ! Elzéard ! s’écriait l’infortunée encore en proie à une sorte d’égarement.

- Laissez-nous, » ajouta la vieille moissonneuse qui paraissait exercer une sorce d’autorité sur ses compagnes.

Elles s’éloignèrent.

« Oh ! madame, c’est d’Elzéard que vous parlez, c’est mon enfant, de ce brave jeune homme que j’ai nourri de mon lait. Oh ! je le savais bien que vous l’aimiez comme il vous aime. Pendant la nuit que j’ai veillé près de vous, je vous l’ai entendu nommer dans le délire de la fièvre ; je le lui ai dit pour adoucir son chagrin. Il m’a fendu le coeur ; il avait l’air si malheureux quand il est parti !

- Parti ! s’écria Yolande en bondissant comme une jeune panthère ; que dis-tu ? Tu me trompes… Parti ! Il ne savait donc pas qu’il me tuerait en me quittant ainsi. Oh ! je le vois bien, il me méprisait, il ne m’aimait pas.

- Il ne vous aimait pas ! Ah ! vous ne l’avez pas vu pleurer, dit la pauvre nourrice en essuyant elle-même ses larmes. Savez-vous que lorsque vous avez été malade il a passé les nuits près du château de Villabren ? savez-vous que c’est qui m’a dit : Va, ma bonne Marianne, va te proposer pour veiller la comtesse, et viens chaque jour à l’aube me parler d’elle, dans le champ d’oliviers où je t’attendrai ?

- Il m’aimait et il est parti ! répétait Yolande avec désespoir.

- Il disait qu’il le fallait, qu’il ne pouvait rester près de vous sans vous rendre malheureuse. Si tu la revois, ma bonne Marianne, m’a-t-il dit bien bas en partant, si elle te parle de moi, remets-lui ceci. » Et portant la main à son corset la paysanne en tira une lettre.

« - Et tu la gardais ! Oh ! donne, et que je voie si je dois vivre ou mourir. »

Elle lut, les yeux brillants de larmes :

« Vous m’aimez, Yolande, et je pars, je pars avec la pensée que je mourrai bientôt, que je ne vous reverrai jamais. Si j’ai ce courage, c’est que je vous aime avec désespoir, c’est qu’un remords m’irrite contre moi-même. Je n’ai pas arrêté votre destinée quand il en était temps, et de quel droit le ferais-je aujourd’hui ? Moi qui vous ai laissé vous livrer au malheur, de quel droit vous dirais-je : Crois en moi ! Ecoutez mon aveu : j’arrivai au village de Rocmartine le jour de votre mariage ; en apprenant qui vous épousiez je me dis : Cette jeune fille est vendue ou sans âme. Je vous vis, je m’arrêtai sous votre fenêtre. Vous étiez si belle, si touchante, je ne vous crus plus que malheureuse. Ramené vers vous je passai encore et je vous surpris plongée dans une rêverie douloureuse dont les impressions se reflétaient sur vos traits. Oh ! s’il était vrai, me dis-je, si elle souffrait, si elle sentait sa destinée, je l’arracherais au martyre ! Je me cachai pour voir passer le cortége qui vous conduisait à l’église, je résolus de vous sauver du malheur ! Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? Votre sérénité m’abusa ; vous passâtes en souriant ; vous aviez l’air vaine et satisfaite, vous n’étiez qu’insouciante. Pauvre enfant sans expérience, on vous trompait. Je me dis : La vanité l’a desséchée, elle n’a plus de coeur ; et, désespéré, je fus pleurer sur la tombe de mon père. J’eusse voulu ne jamais vous revoir et votre souvenir me poursuivait toujours. Une circonstance se présenta, je ne pus résister. Nos âmes instinctivement attirées s’unirent en se rencontrant. Yolande, quand vous pleurâtes devant moi, je compris ce que j’avais perdu et je vous jetai des paroles de blâme par excès d’amour. Adieu ; j’ai laissé faire le mal et ne puis le punir. Devant tous, celui dont vous portez le nom a des droits sacrés. Il étouffe votre âme sans s’en douter… Il vous tue sans dessein… Il n’est pas meurtrier !... On ne se venge pas sur la pierre qui tombe et nous écrase. Yolande ! pardonnez-moi le passé… pardonnez-moi d’avoir douté de vous… J’en mourrai !... A présent, je le vois, vous avez un coeur… vous m’aimez, et il est trop tard. »

« Trop tard, murmura-t-elle, et elle resta immobile, frappée au coeur par ce dernier mot. Oui, trop tard ; je suis un être sans intelligence. Dieu m’a refusé la lumière et j’ai perdu ma vie. »

Elle ne pleurait plus ; une insensibilité morne l’avait saisie, elle se faisait pitié ; elle se sentait humiliée de son organisation qui lui paraissait incomplète. De quel droit mépriserait-elle le comte de Villabren ? Elle aussi était une créature sans pensée, à qui le monde des sentiments avait été fermé.

Elle resta là plusieurs heures sans comprendre les paroles de Marianne ; le bruit des pas d’un cheval la tira de cet égarement muet, tout son sang refoula vers son coeur. Ce bruit c’était le même qu’elle avait entendu le jour de son mariage ; ce bruit c’était le glas de sa vie. Son oeil devint hagard… elle tendit les bras en s’écriant : « Elzéard ! »

Le comte de Villabren parut devant elle. « Vous êtes folle, ma chère petite, lui dit-il gaîment ; vous étiez donc bien pressée de visiter notre nouvelle ferme pour y venir par une telle chaleur ? Il fallait me le dire, je vous aurais fait conduire en carriole.

- Ah ! » fit Yolande presque insensée ; et elle se laissa emmener comme un enfant. Dès ce jour elle devint douce, impassible, inerte ; elle ne parlait que forcément. « En vérité, lui disait souvent le comte, tu m’ennuies fort et tu me fais regretter le célibat. » Il la laissait presque toujours seule, et pour se distraire il se livrait à des excès de bonne chère.

La solitude ramenait l’âme d’Yolande à ses souvenirs. Elle jouissait de sa tristesse, elle était moins malheureuse.

Six mois s’étaient écoulés.

Elzéard avait parcouru la Suisse ; l’air des montagnes avait ranimé sa santé ; il se sentait revivre avec douleur. Il regrettait le climat meurtrier de la Provence, où il serait mort près d’elle. L’ombre d’Yolande marchait sur ses pas. Toujours là, toujours dans son âme, et ne pas la revoir ! S’abandonnant à tous les caprices de son imagination malade, il parcourut les sites les plus agrestes et les plus délicieux de la Suisse. Il suivit le cours du Rhin, et sur ces bords chantés par Child-Harold il répétait avec lui :

        Nor could on earth a spot be found
        To nature and to me so dear
        Could thy dear eyes in following mine
        Still sweeten more these banks of Rhine !

Un jour il contemplait la chute de ce beau fleuve ; le soleil couchant jetait un prisme sur la masse bruyante de ses eaux, dont la blanche poussière montait au ciel comme un encens, ou se répandait en parcelles diamantées sur les arbres, sur les prés et sur les châlets du rivage. Des paysans suisses s’étaient réunis sur ces bords pour célébrer une fête. Fuyant le bruit, assis dans de hautes herbes, Elzéard vit tomber le jour. A cette heure de vague perception, l’image qui ne le quittait pas se dessinait partout à ses yeux ; elle flottait sur ces ondes vaporeuses, elle se glissait dans l’air avec la brise ; elle se perdait dans l’éther couronnée d’un nuage d’or. « Yolande ! s’écria-t-il, oh ! viens, que je te voie, ou je me précipite dans ce fleuve pour te demander à la mort. !... »

Est-ce un miracle de l’amour ? Une voix a répondu… c’est la voix d’Yolande… Yolande est devant lui… Elle était libre ; le comte avait été frappé d’une attaque d’apoplexie.

Quelque temps après ils étaient unis devant Dieu.

  LOUISE COLET-RÉVOIL.


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