COPPÉE, François
(1842-1908) : Un accident
(1902).
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électronique de la Médiathèque
André
Malraux de Lisieux (04.V.2012)
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Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx
: Norm 852) de l'Annuaire Almanach du
Lexovien, 4e année, imprimé par Morière à Lisieux en 1902
Un accident
par
François Coppée
~*~
Saint-Médard, la vieille église de la rue Mouffetard, qu'ont jadis
rendue si célèbre le diacre Pâris et les Convulsionnaires, est une très
pauvre paroisse. Le « Faubourg Morceau », comme on dit par là, n'a pas
beaucoup de religion, et le conseil de fabrique doit avoir assez de
peine à joindre les deux bouts. Le dimanche, aux heures des offices, il
y a bien peu de monde, et rien que des femmes, ou presque : une
vingtaine de bourgeoises du quartier et des servantes en bonnet rond.
Comme hommes, on n'y rencontre guère que trois ou quatre vieillards, à
vestes de paysan, qui s'agenouillent à cru sur la pierre, auprès d'un
pilier, leur casquette sous le bras, et roulent un gros chapelet entre
leurs doigts en remuant les lèvres et en levant les yeux vers les
ogives, avec des physionomies de donataires de vitrail.
Mais en semaine, plus personne. Les jeudis d'hiver, les bas côtés
résonnent un instant d'un clapotis de galoches quand arrivent et s'en
vont les élèves du catéchisme; quelquefois encore, une pauvresse à
madras, traînant après elle un ou deux enfants et portant un nourrisson
sur les bras, vient faire brûler un petit cierge sur l'if de la
chapelle de la Vierge ; ou bien c'est, du côté des fonts baptismaux,
des hurlements de nouveau-né qu'on baptise ; ou plus souvent,
l'enterrement d'un misérable, une bière en sapin, recouverte d’un drap
noir et posée sur deux tréteaux, qu'un prêtre bénit à la hâte, devant
un très petit groupe de femmes, les hommes étant libres-penseurs et
attendant la fin de la cérémonie devant le comptoir d'en face, où ils
jouent des litres au tourniquet.
Aussi le vieil abbé Faber, l'un des vicaires de la paroisse, est-il sûr
de ne pas trouver de pénitents, deux fois sur trois, auprès de son
confessionnal, et n'a, la plupart du temps, à entendre que les aveux
peu intéressants de quelques bonnes femmes. Mais c'est un homme de
devoir, et les mardis, jeudis et samedis, à sept heures précises, il se
rend régulièrement à la chapelle Saint-Jean, sauf à faire un bout de
prière et à s'en retourner s'il n'y a personne.
*
* *
Un soir de l'hiver dernier, luttant contre une bourrasque avec son
parapluie ouvert, l'abbé Faber remontait péniblement la rue Mouffetard
pour aller à la paroisse, et, presque certain de se déranger
inutilement, il regrettait, à part lui, le bon feu qu'il venait de
quitter dans son petit logement de la rue Lhomond et le Bollandiste
in-folio qu'il avait laissé ouvert sur la table, en posant dessus sa
paire de lunettes. Mais c'était un samedi soir, jour où les vieilles
veuves, qui grignotent leurs petites rentes dans les pensions
bourgeoises d'alentour, viennent quelquefois chercher l'absolution,
pour communier le lendemain. Le brave prêtre ne pouvait donc se
dispenser de s'installer dans sa guérite de chêne et d'ouvrir,
caissier, plein d'exactitude, ce guichet où les dévotes, pour qui la
confession est une sorte de caisse d'épargne du paradis, font leur
versement hebdomadaire de péchés véniels.
L'abbé Faber était d'autant plus fâché de sortir, que ce samedi-là
était un samedi de paye et qu'ordinairement alors la rue Mouffetard
grouillait de monde, et d'un monde assez mal disposé pour sa soutane.
On a beau être un saint homme, il est peu agréable d'être forcé de
baisser les yeux devant les regards malveillants et de se boucher les
oreilles aux paroles injurieuses saisies au passage. Il y avait une
certaine boutique de liquoriste que l'abbé redoutait particulièrement,
une boutique toute flambante de gaz et lançant une odeur alcoolique par
sa porte ouverte, d'où l'on pouvait voir une perspective de tonneaux
ornés d'étiquettes : Absinthe, Bitter, Madère, Vermout, etc. Là, debout
devant le « zinc », se tenait toujours une bande de gaillards à longue
blouse et à haute casquette, qui saluaient le pauvre abbé, filant vite
sur le trottoir, d'un « croua ! croua ! » tout à fait offensant.
Pourtant, ce soir-là, le mauvais temps faisant le désert dans la rue,
l'abbé Faber arriva sans encombre à son église. II mouilla son index au
bénitier, se signa, fit une brève révérence au maître-autel et se
dirigea vers son confessionnal. Du moins, il n'était pas venu pour rien
et un pénitent l'attendait.
*
* *
Un pénitent mâle ! C'était chose rare et exceptionnelle à Saint-Médard
; mais, en distinguant, à la lueur rouge de la lampe pendue à l'ogive
de la chapelle, le court bourgeron blanc et les semelles à gros clous
de l'homme agenouillé, l'abbé Faber songea que c'était quelque ouvrier
ayant gardé sa foi de paysan et de bonnes habitudes de pratique
religieuse. Sans doute la confession qu'il allait entendre serait aussi
banale que celle de cette cuisinière de la rue Monge qui, après s'être
accusée d'avoir fait danser l'anse du panier, se récriait toujours au
seul mot de restitution. Le prêtre souriait même, en se souvenant de la
formule sommaire employée par un faubourien qui venait lui demander un
billet de confession pour se marier : « Je n'ai ni tué ni volé.
Fouillez dans le reste. » Aussi le vicaire entra-t-il très
tranquillement dans son confessionnal et, après s'être accordé une
copieuse prise de tabac, ouvrit-il sans aucune émotion le petit rideau
de serge verte qui fermait le guichet.
- Monsieur le curé, balbutia une voix rude qui s'efforçait de parler
bas.
- Je ne suis pas curé, mon ami... Dites votre Confiteor et
appelez-moi mon père. L'homme, dont l'abbé Faber ne pouvait pas voir le
visage baigné d'ombre, ânonna lentement la prière qu'il semblait se
rappeler avec difficulté, puis il reprit sourdement :
- Monsieur le curé... non... mon père... Enfin excusez-moi si je ne
parle pas comme il faut, mais je ne me suis pas confessé depuis
vingt-cinq ans, oui, depuis que j'ai quitté le pays... Vous savez ce
que c'est... un homme, à Paris... Et puis je n'étais pas plus mauvais
qu'un autre et je me disais : Le bon Dieu doit être un bon enfant...
Mais aujourd'hui, ce que j'ai sur la conscience est trop lourd à porter
tout seul, et il faut que vous m'écoutiez, monsieur le curé... J'ai tué
un homme !
L'abbé sauta sur son banc. Un meurtrier ! Il ne s'agissait plus ici des
distractions à l'office, des mauvais propos contre le prochain et
autres bavardages de vieilles femmes qu'il écoutait d'une oreille
distraite et qu'il absolvait de confiance. Un meurtrier ! Ce front qui
était si près du sien avait conçu et porté la pensée d'un crime ; ces
mains jointes sur son confessionnal étaient peut-être encore souillées
de sang ! Dans son trouble, où il 'y avait un peu de terreur, l’abbé
Faber ne trouva que des paroles machinales :
- Confessez-vous, mon fils... La miséricorde de Dieu est infinie.
- Écoutez donc toute l'histoire, dit l'homme avec un accent où vibrait
une profonde douleur. Je suis ouvrier maçon et suis venu à Paris, il y
a plus de vingt ans, avec un « pays «, un camarade d'enfance... Nous
avions déniché des nids et appris à lire à l'école ensemble. Quasiment
un frère, quoi... Il s'appelait Philippe... moi je m'appelle Jacques...
C'était un grand et beau garçon ; j'ai toujours été lourd et mal
bâti... Pas de meilleur ouvrier que lui, tandis que je ne suis qu'un «
sabot », et bon, et brave, et le cœur sur la main... J'étais fier
d'être son ami, de marcher à côté de lui, fier qu'il me tapât dans le
dos en m'appelant grosse bête... Je l'aimais parce que je l'admirais,
enfin ! Une fois ici, quelle chance ! on nous embauche tous les deux
chez le même patron... mais le soir, il me laissait seul, les trois
quarts du temps ; il allait s'amuser avec les camarades... C’était bien
naturel, à son âge... il aimait le plaisir, il était libre, il n'avait
pas de charges, au lieu que moi, je ne pouvais pas... J’étais forcé
d'épargner, car j'avais encore ma mère infirme au pays, à cette
époque-là, et je lui envoyais mes économies... Pour lors, je prends mes
habitudes chez une fruitière de la maison où je demeurais et qui
mettait le pot-au-feu pour les maçons... Philippe ne dînait pas là, il
s'était arrangé ailleurs ; et, pour dire le vrai, la cuisine n'était
pas fameuse... Mais la fruitière était une veuve, point heureuse, à qui
je voyais que ma pratique rendait service ; et puis, il faut être
franc, j'étais tout de suite tombé amoureux de sa fille... Pauvre
Catherine ! Vous saurez tout à l'heure, monsieur le curé, ce qu'il en
est advenu... Je suis resté trois ans sans pouvoir lui avouer que
j'avais de l'amitié pour elle ; je vous l'ai dit, je ne suis qu'un
médiocre, ouvrier et le peu que je gagnais était à peine suffisant pour
moi et pour ce que j'envoyais à la maman ; pas moyen de songer à
s'établir... Enfin, ma brave femme de mère s'en alla au ciel, je fus un
peu moins gêné, je mis quelque argent de côté, et, quand il me sembla
qu'il y en avait assez pour me mettre en ménage, je parlai à Catherine
de mon sentiment...
« Elle ne dit d'abord ni oui ni non. Parbleu ! je savais bien qu'on ne
me sauterait pas au cou ; je n'avais rien d'un séducteur... Pourtant
Catherine consulta sa mère, qui m'estimait comme ouvrier rangé, comme
bon sujet, et le mariage fut convenu... Ah ! j’ai eu quelques heureuses
semaines. Je voyais que Catherine ne faisait que m'accepter, qu'elle
n'était pas entraînée vers moi ; mais comme elle avait bon cœur,
j'espérais bien me faire aimer d'elle un jour, à force, à force !...
Bien entendu que j'avais tout raconté à Philippe, que je voyais chaque
jour sur le chantier, et quand Catherine fut ma promise, je voulus la
lui faire connaître… Vous avez peut-être déjà deviné la suite, monsieur
le curé... Philippe était bel homme, très gai, très aimable, tout ce
que je n'étais pas, et sans le faire exprès, bien innocemment, il
rendit Catherine folle de lui... Ah ! c'est un franc et honnête cœur
que celui de Catherine, et dès qu'elle eut reconnu ce qu'elle
éprouvait, elle me le dit tout de suite... Mais, là, tout de même, je
n'oublierai jamais ce moment-là ! C'était le jour de la fête de
Catherine et, pour la lui souhaiter, j'avais acheté une jeannette d'or
que j'avais bien arrangée dans une boîte avec du coton... Nous étions
seuls dans l'arrière-boutique et elle venait de me servir ma soupe. Je
tirai ma boîte de ma poche, je l'ouvris et je lui montrai le bijou.
Alors, elle fondit en larmes.
« - Pardonnez-moi, Jacques, me dit-elle, et gardez cela pour celle que
vous épouserez... Moi, je ne peux plus devenir votre femme. J'en aime
un autre... J'aime Philippe. »
*
* *
« Certes, j'ai eu du chagrin alors, monsieur le curé, j'en ai eu tout
mon soûl. Mais que pouvais-je faire, puisque je les aimais tous les
deux ? Ce que je croyais être leur bonheur, pardi ! les marier
ensemble; et comme Philippe avait toujours fait un peu la fête et qu'il était près de ses pièces, je lui
ai prêté mon magot pour s'acheter des meubles.
« Donc ils se marièrent et tout alla bien dans les premiers temps, et
ils eurent un petit garçon, dont je fus le parrain et que je nommais
Camille, en souvenir de ma mère. C'est peu après sa naissance que
Philippe commença à se déranger. Je m'étais trompé sur son compte ; il
n'était pas fait pour le mariage, il aimait trop le plaisir et la
rigolade. Vous vivez dans un quartier de pauvres gens, monsieur le
curé, vous devez connaître par cœur cette triste histoire-là...
l'ouvrier qui glisse peu à peu dans la paresse et dans l'ivrognerie,
qui tire des bordées de deux et trois jours, qui ne rapporte plus sa
semaine et qui ne rentre au logis, tout vanné par la noce, que pour
faire des scènes et pour battre sa femme. Eh bien, en moins de deux
ans, Philippe était devenu un de ces malheureux-là. Dans les
commencements, j'ai essayé de lui faire de la morale et quelquefois,
rougissant dé sa conduite, il a tâché de se corriger. Mais ça ne durait
pas longtemps... et puis mes remontrances ont fini par l'agacer, et
lorsque j'allais chez lui et qu'il surprenait mon regard triste sur la
chambre démeublée par le mont-de-piété et sur la pauvre Catherine,
toute maigrie et pâlie par le chagrin, il devenait furieux... Un jour,
il eut l'audace de me faire, à propos de sa femme, qui est honnête
comme la bonne Vierge, une scène de jalousie, me rappelant que j'avais
été amoureux d'elle autrefois, m'accusant de l'être encore, les bêtises
et des infamies, quoi ! que j'aurais honte de répéter... An ! ce jour
là, nous avons failli nous sauter à la gorge !... Je fis ce que, je
devais faire ; je renonçai à voir Catherine et mon filleul, et quant à
Philippe, je ne le rencontrai plus que par hasard, quand nous avions du
travail sur le même chantier.
« Seulement, vous comprenez bien, j'avais trop d'affection pour
Catherine et pour le petit Camille ; je ne pouvais pas les perdre de
vue tout à fait. Le samedi soir, quand je savais que Philippe était
parti avec des camarades pour boire sa paye, je rôdais dans le
quartier, je rencontrais l'enfant, je le faisais causer et, s'il y
avait trop de misère à la maison, il ne revenait pas les mains vides,
vous sentez. Je crois que ce misérable Philippe savait que je venais en
aide à sa femme, et qu'il fermait les yeux, et qu'il trouvait cela
commode... Enfin j'abrège, car c'est trop affligeant. Des années ont
passé, Philippe s'enfonçant toujours dans son vice ; mais Catherine,
que j'ai secondée autant que j'ai pu, a élevé son fils, et c'est
maintenant un beau gars de vingt ans, bon et courageux comme elle... Il
n'est pas ouvrier, lui : il s'est instruit, il a appris à dessiner dans
les écoles du soir, et il est maintenant chez un architecte, où il
gagne d'assez bons gages. Aussi, quoique l'intérieur soit toujours bien
attristé par la présence de l'ivrogne, ça va déjà mieux, car Camille
est excellent pour sa mère ; et, depuis un an ou deux, quand je
rencontrais Catherine - elle est bien changée, la pauvre femme ! - au
bras de sen garçon habillé en monsieur, cela me réchauffait le cœur.
Mais, hier soir, en sortant de ma gargote, je rencontre Camille et, en
lui donnant une poignée de main, - oh ! il n'est pas fier et il ne
rougit pas de ma blouse tachée de plâtre, - je lui trouve l'air tout
chose.
« - Voyons, qu'est-ce qu'il y a ?
- Il y a qu'hier j'ai tiré au sort, me répond-il, que j’ai amené le
numéro 10, un de ceux qui vous envoient crever de la fièvre aux
colonies avec les soldats de marine ; que, dans tous les cas, m'en
voilà pour cinq ans, qu'il va falloir laisser maman seule, sans
ressources, avec le père, - et qu’il n'a jamais tant bu, qu'il n'a
jamais été plus méchant, - et qu'elle en mourra, mon parrain, et que
les pauvres gens sont maudits ! »
« Ah ! j'ai passé une horrible nuit ! Songez donc, monsieur le curé,
les vingt ans d'efforts de cette pauvre femme détruits en une minute,
par la bêtise du hasard, parce qu'un enfant a fouillé dans un sac et y
a pris un mauvais dé de loto ! Aussi, ce matin, j'étais voûté comme un
vieux par une nuit blanche en me rendant à la maison que nous sommes en
train de construire sur le boulevard Arago. On a beau avoir du chagrin,
il faut travailler tout de même, n'est-ce pas ? Donc je grimpe tout
là-haut, sur l'échafaudage, nous avons déjà monté la maison jusqu'au
quatrième, - et je commence à poser mes moellons. Tout à coup, je me
sens frapper sur l'épaule. C'était Philippe !... Il ne travaillait plus
maintenant que par caprice, et il venait faire une journée pour gagner
de quoi boire, apparemment. Mais le patron, ayant un dédit à payer s'il
ne finissait pas la bâtisse à une date fixe, acceptait le premier venu.
*
* *
Je n'avais pas vu Philippe depuis assez longtemps et j'eus peine à le
reconnaitre. Brûlé et séché par l'eau-de-vie, la barbe toute grise, les
mains tremblantes, ce n'était plus qu'un vieillard, une ruine.
« - Eh bien, lui dis-je, l'enfant a donc tiré un mauvais numéro ?
« - Après ? me répondit-il d'une vois rauque, avec un méchant regard.
Est-ce que tu vas aussi m'embêter avec ça, toi, comme Catherine et
Camille ? ... Le garçon fera comme les autres, il servira la patrie...
Parbleu ! je sais bien ce qui les chiffonne, ma femme et mon fils... Si
j'étais mort, il ne partirait pas... Mais, tant- pis pour eux ! je suis
encore solide au poste et Camille n'est pas fils de veuve.
« Fils de veuve !... Ah! monsieur le curé, pourquoi a-t-il eu le
malheur de dire ce mot là ? La mauvaise pensée m'est venue tout de
suite, et elle ne m'a pas quitté pendant toute cette matinée où j'ai
travaillé côte à côte avec ce malheureux. J'ai imaginé ce qu'allait
souffrir la pauvre Catherine, quand elle n'aurait plus son garçon pour
la nourrir et la protéger et qu'elle resterait toute seule avec ce
misérable ivrogne, tout à fait abruti maintenant, devenu féroce,
capable de tout... Onze heures sonnèrent à une horloge voisine et les
compagnons descendirent tous pour déjeuner. Nous étions restés les
derniers, Philippe et moi ; mais, en s'engageant sur l'échelle pour
descendre, à son tour, ne voilà-t-il pas qu'il me regarde en ricanant
et qu'il me dit avec sa voix éraillée par le fil-en-quatre :
« - Tu vois, on a toupied marin... Camille n'est pas près d'être fils
de veuve, va ! »
Alors je reçus au cerveau comme un coup de sang et de colère ! Je
saisis dans mes deux mains les montants de l'échelle à laquelle
Philippe s'accrochait en criant : « A moi ! » et, d'un seul effort, je
la fis basculer dans le vide.
« Il a été tué raide et l'on a cru à un accident, mais maintenant
Camille est fils de veuve et il ne partira pas !...
« Voilà ce que j'ai fait, monsieur le curé, et ce que j'avais besoin de
dire à vous et au bon Dieu. Je m'en repens et j'en demande pardon,
c'est clair... Mais il ne me faudrait pas voir passer Catherine, dans
sa robe noire, tout heureuse au bras de son fils ; je serais capable de
ne plus regretter mon crime...
« Pour éviter ça j'émigrerai, je m'embaucherai pour l'Amérique.
« Quant à la pénitence... tenez, monsieur le curé, voici la jeannette
d'or ? que Catherine m'a refusée quand elle m'a avoué qu'elle était
amoureuse de Philippe ; je l'avais toujours gardée, en souvenir des
seuls bons jours que j'aie eus dans ma vie... Prenez-la et vendez-la...
l'argent sera pour les pauvres.
*
* *
Jacques se releva-t-il absous par l'abbé Faber ? Ce qui est certain,
c'est que le vieux prêtre n'a pas vendu la jeannette d'or. Après en
avoir versé le prix ou à peu près dans le tronc de l'église, il a
suspendu le bijou, comme un ex-voto, sur l'autel de la chapelle de la
Vierge, où il va souvent prier pour le pauvre maçon.
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