DELARUE-MARDRUS,
Lucie ( 1874-1945)
: La Mort du furet
(1941).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (12.4.2019) [Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00. Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire d'une coll. part. de Le Coeur sur l'Ardoise dans l'édition donnée à Rouen par Maugard en 1941 LA MORT DU FURET par LUCIE DELARUE-MARDRUS _____ C’ÉTAIT au temps où nous étions six petites filles dont l'aînée n'avait pas douze ans. L'ouverture imminente de la chasse remplissait d'agitation le vieux manoir normand, enfoncé dans ses bois balsamiques. Vous voyez, grande et sombre, avec son odeur ancienne, la salle à manger de chez nous, encombrée d'attributs passionnants. Ce sont des carnassières et des filets pendus de-ci, de-là, des tire-cartouches, des guêtres, des gourdes, des fusils débordant de la vaste table du milieu. II y a des boîtes entr'ouvertes d'où s'échappent des cartouches de différentes couleurs, amusants et dangereux jouets qui tentent, mais dont on a très peur ; il y a des laisses neuves pour accoupler les chiens courants, un collier de force pour la jeune griffonne qui va débuter cette année... Mais ce qu'on regarde surtout, le cœur battant, ce sont les carnassières. Les deux sœurs aînées sont fières de les toucher avec des mains savantes. Aux jours qu'on les emmenait à la chasse, elles partaient à l'heure où le soleil va se lever au-dessus des champs trempés et blafards. Parmi les trois invités, le garde, les onze chiens, elles marchaient bien droit derrière le père un peu courbé. Quelquefois, elles sont revenues, après une longue journée de fatigue à travers bois d'automne ou champs moissonnés, portant sur l'épaule une de ces carnassières appesantie d'un lièvre ou de deux perdrix ou de quelque trois lapins. Les mailles, légèrement ensanglantées, laissaient par endroits une touffe de ces plumes ou de ce poil triomphaux. Qu'elles étaient toutes deux importantes, ces aînées, et combien les plus petites les enviaient ! Or, ce jour-là, veille de l'ouverture, il n'était pas neuf heures du matin qu'on tournait déjà de la sorte autour de la table, dans la salle à manger. L'intérêt qui, annuellement, surexcitait les six petites, s'augmentait, cette fois-ci, d'un événement capital. Le garde venait, après mille courses et démarches difficiles, de faire l'acquisition d'un furet dont le vendeur avait dit merveille en le livrant. C'était la première fois qu'on se servait au manoir de cette nécessaire bête puante. Depuis quinze jours on parlait du furet. Il y avait eu de longues délibérations pour savoir où on le logerait. On craignait qu'il ne fût volé par Quesnel, l'ennemi, le braconnier, celui qui tendait des collets au gibier et des boulettes aux chiens, et qui, surpris plusieurs fois et poursuivi en justice, couvait une rancune silencieuse contre le garde et les habitants du manoir. Les six petites papillonnent donc autour des préparatifs cynégétiques. Cependant, une arrière-pensée les tourmente. Elles savent exactement dans quelle cage à lapins, près du chenil, on a enfermé la bête de leurs rêves, ce furet qu'elles ne connaissent pas encore et qu'on leur a dit être petit, mince et méchant. Un danger complexe règne autour de cette cage, près de laquelle le père leur a défendu d'aller. D'abord, tout au loin, dans le vague des horizons, c'est, comme un fantôme haineux, le visage grisonnant de Quesnel, dont la seule pensée fait frissonner. Un peu plus près, ce sont les domestiques ou la nurse qui vont et viennent et qui pourraient vous surprendre si l'on approchait de la cage. Plus proche encore, ce sont les chiens, dont les cris peuvent avertir. Puis, tout contre la porte défendue, c'est le loquet qu'il faut soulever, c'est, dans l'ombre, l'ennemi inconnu, le petit fauve tellement redoutable et précieux qu'on craint même de vous en laisser approcher. Alors, tout cela transforme ce simple furet en une sorte de dragon comme il en est dans les contes de fées. Les six jolies demoiselles, court vêtues, mollets nus, avec leurs identiques six rubans noués de côté dans des cheveux légers, tout en tournant autour de la table, ouvrent leurs yeux les plus innocents. Mais dans chacune de leurs petites cervelles, sans qu'elles se soient concertées, palpite une idée unique. C'est comme un battement continu de cloche : Je voudrais voir le furet. Le furet... Le furet... C'est pourquoi, au bout d'un moment, la plus petite de toutes, qui est aussi la plus silencieuse, se glisse, sans être remarquée, du côté de la porte, et sort. Son caractère de quelques années, déjà établi pour toujours, se manifeste en cette occasion. Elle est peut-être un peu hypocrite, mais c'est parce qu'elle a peur, peur de ses sœurs qui là taquinent, peur des voleurs, peur des revenants, peur du visible et de l'invisible qui menacent jour et nuit son petit être effaré, peur de la vie. Et, cependant, combien elle est déterminée, comme, énergiquement, elle marche tout droit vers ce qui l'a tentée ! Maintenant que la salle manger a été franchie, premier obstacle, il ne reste plus qu'à parvenir jusqu'à la cage à lapins sans être vue, puis à tirer le loquet un peu trop haut placé, puis il faudra encore, après tous ces courages, avoir l'héroïsme suprême d'entrebâiller la porte et de regarder la bête. Le bébé féminin ne tremble pas. La ruse et l'audace fatales de la race suffisent pour soutenir une si petite femme. D'un pas menu, sans tourner la tête, elle se dirige vers le danger. Les chiens n'ont pas crié. Ce sont des camarades pleins tact. Il n'y a ni braconnier, ni nurse, ni domestique à l'horizon. Voici le bois de la porte, voici le loquet trop haut. La petite dernière saute un peu pour l'atteindre. Le loquet a trébuché. Maintenant elle tient la porte sous ses deux mignonnes paumes. Elle hésite encore, puis, avec un grand battement de cœur, entr'ouvre. Juste le temps d'apercevoir la paille ébouriffée dans l'ombre, le bol de lait à moitié chaviré, de respirer une bouffée de forte odeur, et voici que l'animal énigmatique, sans doute à l'affût derrière la porte, se glisse dans l'entrebâillement, montre sa tête rusée où regardent deux yeux rapprochés, allonge sa taille fine, insinue tout son corps blanchâtre, pour, sauvagement, s'échapper par l'interstice inopiné. Une terreur multiple a fait sursauter l'enfant. Avec une exclamation étouffée, elle a vivement refermé la porte. Un instant, la tête du furet, qui s'est trouvée pincée dans ce mouvement brusque, apparaît encore. Puis elle rentre. Le loquet est refermé. Retournée à la salle à manger, la petite dernière se mêle à ses sœurs, tout comme si elle ne venait pas d'avoir une énorme aventure. Elle s'essaie à rire et à crier pour qu'on ne s'aperçoive de rien. Mais le fond de son âme de quatre ans est un peu plus troublé, un peu plus épouvanté encore qu'à l'ordinaire. A-t-elle vraiment blessé ce furet en le serrant ainsi par le cou ? Ses grands veux se dilatent dans le vague ; elle s'arrête de sautiller, s'absorbe dans son inquiétude. Puis, vite, elle reprend l'attitude qui doit tromper tout le monde. Le soir, on se mit à table au milieu d'un silence inusité. On pensa sans doute que les enfants étaient fatiguées de leur journée. Les parents causèrent sans être interrompus, multiplièrent les propos ennuyeux qui intéressent tant les grandes personnes. Pas une petite fille ne soufflait mot. La tête baissée, chacune contemplait son assiette, semblait éviter le regard des autres. Tout à coup, le garde entra. On voit cet homme décomposé, hagard, qui surgit au milieu dîner et qui, tout bégayant, murmure : — Voilà, monsieur ! Le furet est mort. A ces paroles, les six visages des petites filles deviennent six cerises. Mais qui donc y prêterait attention ? Le père a donné un coup de poing sur la table en regardant sa femme avec une stupeur indignée. Alors tous deux ensemble prononcent le nom fatal : C'est Quesnel !.. . — Je l'ai pensé tout de suite, dit le garde. Et ce sont des suppositions, des exclamations, tout un bouleversement dans le manoir. Un peu plus, on oublierait de coucher les enfants. La nurse apparaît pourtant, impressionnée, elle aussi, comme tous. Et c'est un coucher muet, gros d'événements importants et cachés. Or, vers dix heures du soir, comme la maison s'était calmée, notre père, au coin d'un petit feu, lisait son journal, pendant que notre mère, aidée de la nurse, achevait d'ultimes préparatifs pour l'ouverture du lendemain, quand, au bas de l'escalier, contre la porte du salon, on entendit quelque chose comme un frôlement léger. Notre mère ouvrit, surprise. Et voici que, derrière cette porte, à la stupeur générale, elle trouva, debout et en chemise de nuit, avec des yeux immenses dans une figure décolorée, la plus petite d'entre nous, qui, sans parlers se mit à la regarder, puis regarder son père. — Qu'est-ce que tu as ? lui criait-on. Etait-elle blessée, malade, avait-elle eu peur de quelque chose ? Entre les genoux de son père, droite et pâle, cette gosse enfin parla. Combien de temps avait-elle mis à descendre l'escalier à pas de loup dans sa chemise de nuit ? Quelles luttes s'étaient livrées, au fond de sa petite âme complexe mais droite malgré tout, et dans laquelle le sentiment du devoir avait fini par l'emporter ?... Son cœur battait, sous ses côtes étroites d'enfant, comme celui d'un oiseau pris qu'on tient dans la main. Et sans doute cette bambine peureuse et sournoise accomplissait-elle, en cette minute, le plus grand acte de sa vie. Elle regardait le bon visage stupéfait de son père devenir soudain plus redoutable que la face de Dieu. Puis, gravement, sa voix puérile articula tout bas : — Papa, j'ai un secret à te dire... A ce moment, la nurse et la mère se retournent et retiennent un cri. Sur le seuil de la porte, c'est encore une petite chemise de nuit, c'est encore une enfant décolorée qui se tient debout sans parler. Celle-ci, c'est la seconde. Elle fait trois pas dans le salon, puis éclate en sanglots. On n'a pas le temps de l'interroger qu'elle a déjà tout dit : Papa ! Papa ! C'est moi qui ai tué le furet, halète-t-elle. Je suis allée le regarder tantôt, malgré ta défense... Et je lui ai blessé le cou en refermant la porte... parce qu'il voulait se sauver. — Non, c'est moi qui ai fait ça, interrompt la toute petite. Et voilà une troisième voix, puis une quatrième, à travers l'escalier : — Non, c'est moi ! . . . Non, c'est moi !... — Ah ça ! ... dit notre père. Il a posé sa paume sur sa hanche et regarde alternativement tout le monde. Les quatre enfants se regardent aussi avec des yeux ronds ! Personne ne comprend plus rien à rien. Et tout cela est si extraordinaire que l'entrée presque simultanée des deux filles qui manquaient encore ne paraît guère surprenante. L'une pleure déjà, l'autre serre les dents. Mais toutes deux ont le même secret à confier, et chacune des criminelles, qui se croyait seule avec sa conscience, rencontre les cinq autres sœurs, coupables du même assassinat clandestin. La curiosité les a donc conduites, l'une après l'autre, avec cette exactitude mathématique ! On s'explique. Cela devient tout à fait une confession générale. Oui, chacune, agissant pour son propre compte, s'est cachée des autres. Et, six fois de suite, le malheureux furet, obstiné à s'échapper malgré tout, a eu le cou brusquement pincé dans la porte de sa cage. Après la sixième fois, ne devait-il pas mourir ? Quand la vérité a été bien établie, le père juge qu'il doit à ses six filles, causes d'un dommage si irritant, un sévère sermon sur la désobéissance et la curiosité. La nurse a froncé sa figure protestante et croisé ses mains sur sa taille. La mère s'est assise pour écouter. Les six coupables, encore toutes pâles ou toutes rouges selon leur tempérament, attendent, debout et la tête basse, ce qu'elles ont mérité d'entendre. Mais, voici que, devant ces six petites chemises de nuit tellement contrites, tellement solennelles, le père ne peut pas commencer son discours. Une envie de rire le prend, en même temps qu'il est très ému. Elles sont vraiment trop gentilles, ces six chemises sous lesquelles battent six petits cœurs de bonne race, intègres, qui ont combattu bravement contre eux-mêmes pour la vérité. Il ouvre la bouche... et éclate de rire. Ses bras se sont tendus, ses veux se sont mouillés. Car il comprend bien qu'un seul des baisers qu'il distribue à la foule blanche de ses filles efface le dommage, rachète la perte du précieux et pauvre furet, six fois victime de la curiosité, mort après tout, comme la Chimère, d'avoir trop tenté le rêve féminin. LUCIE DELARUE-MARDRUS
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