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Miguel de Cervantes y Saavedra - Don Quijote de la Mancha - Ebook:
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L. Delattre : Le Jeu des petites gens en 64 contes sots (1908)
DELATTRE, Louis (1870-1938) : Le Jeu des petites gens en 64 contes sots illustrés par Lemmen.- A Liège : Chez Aug. Benard, 1908.- VIII-217 p. : ill. en coul. ; 19,5 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (08.X.2010)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros] obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur l'exemplaire d'une collection particulière.

Le Jeu
des petites gens
en 64 contes sots
par
Louis Delattre

Le jeu des petites gens (couv)

~ * ~

DÉDICACE

CHACUN a son ver-coquin dans la tête. En voici une pleine poignée d’un bon quarteron et demi ; quarteron de quarante à la mode de Fontaine, quand on vend ses poires.

Il est vrai, Dieu merci ! que je ne les ai pas tirés tous, un à un, de ma cervelle, comme autant de « caracoles » poivrées minutieusement extraites de leurs coquilles, à la pointe de l’épingle. Non. Ce qu’ils ont de plus plaisant est la fleur à peine rajeunie, d’un drôlet vieux petit livre imprimé, il y a quelque trois cents ans, par un Jean de Lattre qui doit être bien sûr de mes parents, comme dirait Bilboquet, puisqu’il me plaîrait tant qu’il en fût.

Et je dédie - dirai-je par goût de l’incongru ? cette râtelée de novelettes qui sont bien les plus folles, fantasques, éhontées et impossibles que jamais mauvaise plume ait craché sur du papier, - je dédie ces contes sots, brides à veaux, pets de chats, noix grolières, pierres de cerises et sèches écaflotes, aux plus dignes, aux plus graves, aux plus respectables de mes amis, MM. Paul Houyoux et Célestin Baudoux.

Qu’ils me pardonnent ma fantaisie en faveur de mon affection. On fait ses prières comme on peut. Et Saint Barnabé de Compiègne, le pauvre jongleur de foires, jadis ne fut pas repoussé de Dieu, encore qu’il ne lui offrît, en guise d’oraison, que des culbutes et des cumulets.

L. D.
________

LE COQ

MA tante Babette-Zoé d’Habay-la-Neuve, qui attendait sa belle-fille à dîner, le dimanche de la Trinité, se décida à tuer son vieux coq pour le bouillon.

Elle mit du petit blé en une forme à pain, monta sur le fumier dans la cour et cria : « Tou-tou-tou-tou... » Les poules s’approchèrent, le coq suivit digne et fier de sa barbe rouge, et tante Babette s’en saisit.

Ensuite, elle fut prendre, dans le tiroir de la table, son plus menu couteau à peler les pommes de terre ; l’aiguisa au passage sur une marche des montées ; et tenant le coq serré entre ses genoux, elle cherchait le bon endroit où lui couper la gorge. Mais le coeur lui manqua. Elle rejeta la bestiole qui s’enfuit tout criant, aussi hagard et farouche, à présent qu’il était lâché, qu’interdit et penaud l’instant auparavant. Et il courait deci delà, le cou penché en avant.

Mais tante Babette reprit courage. Et peu après, ayant mis ses lunettes, en marchant sur ses bas, elle s’approcha du coq par derrière, son sabot à la main, lui en asséna un grand coup sur la tête et l’oiseau tomba assommé. ________

Elle fut quérir, dans la gueule du four, la mannette où elle séchait sa provision de plume. Puis, pour ne pas salir la chambre fraîchement curée et le carreau passé au rouge, elle s’installa dans l’allée et se mit à la besogne. Elle pelait le duvet du ventre ; elle mouillait son pouce de salive pour les plumes du dos ; elle tirait à deux mains pour avoir les pennes des ailes.

En travaillant, elle était, tour à tour, triste que son vieux coq fût tué, et satisfaite qu’il fût si beau, si bien en chair, avec la cuisse où il juchait grosse, sans mentir, comme un poing d’enfant. Souvent elle s’arrêtait pour le soupeser, l’estimant à quatre livres, une fois ; et à cinq, la fois d’après. Elle se disait aussi, avec plaisir, qu’il en resterait, après le dîner, pour sûr de quoi manger froid à souper.

Le soir tomba et tante Babette, en été, n’allume pas sa lampe. Elle déposa donc le coq plumé sur la planche du dressoir, se proposant d’en achever la toilette demain, avant Messe. Elle secoua les folles plumes de ses vêtements, gratta les petits poux de volailles qui couraient dans ses rides, réchauffa une jatte de café, soupa, et monta se coucher.

Or, au matin, avec le jour, tante Babette se leva, fit son lit et, son pot à la main, descendit. Pour allumer son feu, elle jetait dans l’âtre quelque menu bois, quand elle poussa un cri perçant. Couchée sur une corbeille à pain, serrée sur elle-même, se tenait une petite bête extraordinaire à peau jaune et bleue, sans plumes ni poils, avec de gros os saillants, des bras en moignons, des griffes écailleuses, un derrière pointu et un long cou fripé. Alors tante Babette aperçut aussi un bonnet rouge-vif et flottant et de petits yeux dorés qu’elle avait déjà vus ; et elle joignit ses mains.

C’était son vieux coq mal assommé et tout plumé qui, vivant encore, avait sauté, la nuit, du dressoir ici et se chauffait. Elle n’eut pas seulement l’idée de l’empêcher de nouveau de vivre. Tante Babette n’avait voulu que manger son coq et non lui faire du mal. Et à présent, il était si peineux que ce fut en pleurant qu’elle l’enveloppa d’un fichu, le lui nouant autour du ventre avec le noeud sur le croupion.

Elle lui fournit du grain en abondance et de l’eau. Elle le soigna au coin du feu comme un malade et ne le laissa voir à personne, pas même aux poules, en cette minable guise. Et lui, durant l’été, il se rempluma de léger duvet. Il put sortir. Sans sa queue, content de vivre, il continua de chanter de son mieux.

Mais le dimanche de la Trinité de cette année-là, tante Babette-Zoé n’offrit à sa bru que du bouillon de boeuf.

Tel est vif,
Qu’on croyait mort.

________

LA POISSONNIÈRE

QUOI que l’on fasse, on n’évite pas sa destinée. Une pauvre poissonnière, l’hiver dernier, vendait son poisson à la porte du marché, par un matin de si grand froid et terrible bise, qu’elle en eut, sans le sentir, son pauvre nez gelé. Si bien que, pensant se moucher, elle se l’arracha tout net du visage et le jeta à terre avec la roupie qui pendait au bout.

Un canard qui se trouvait là on ne sait comment, en barbottant l’aperçut, le saisit et l’avala tout de go. Cela ne doit pas vous faire rire. Car en arrivant à sa maison, ce fut pitié de voir ses enfants qui ne la reconnaissaient pas s’enfuir loin d’elle, pleurant et criant de peur, comme de jeunes chiens qui ont touché les braises. Enfin, peu à peu, leur père les rassura en jurant que c’était leur mère sans nez. Et les petits enfants, s’enhardissant à la regarder, ne pouvaient se retenir tantôt de rire et tantôt de pleurer.

La difformité du visage
N’abat l’honneur du personnage.

______

LE PETIT HOMME ENGONCÉ

IL y a, allant venant, à certain coin que je connais d’une rue près de la gare, un petit homme qui a l’air d’être au dimanche, quelque jour de la semaine qu’on le rencontre.

Son visage ne dit pas grand’chose et il ne le montre au surplus quasi pas. Sa casquette lui descend jusqu’aux yeux et le collet de sa veste lui monte jusqu’aux oreilles. Un costume de velours à côtes, d’une couleur verdâtre et d’une coupe vigoureusement rabotée, le recouvre d’une écorce rugueuse, à larges plis. L’ouvrière du Marché-au-Charbon qui le cousit n’avait plus vu d’homme depuis longtemps, peut-être ; mais certes il est si solide qu’il tiendrait debout tout seul. Les coins d’un foulard noué à son cou, et d’un bleu éblouissant, flottent derrière lui, tels des pans de ciel entre les nuages.

Et voilà que, pour marcher, le petit homme avance un pied, le colle à terre sur sa vaste semelle, l’aplatit, l’essaye, le fixe au sol comme s’il allait y prendre un élan, ou se mettre à danser. Et alors, mais seulement quand il est certain que la terre ne cède pas, s’appuyant dessus, il lance l’autre pied en avant. En sorte qu’il fait, somme toute, peu de pas, mais qu’il les marche bien en détail, et que c’est tout plaisir. C’est dans la manière.

Sa tête qui repose non pas seulement sur son cou, mais au large sur ses deux épaules, ballotte en mesure, à droite, à gauche, droite, gauche. Ses petits yeux gris, dans les broussailles des sourcils, clignotent, chacun à son tour, une oeillade. Sa bouche s’ouvre silencieuse, en un bon rire rouge et luisant accroché par les coins à ses deux oreilles.

Il ne lui manque rien ; lui ne demande rien. Cent pas d’un côté, cent pas de l’autre, il va sur le trottoir des mêmes boutiques en se dandinant, et martelant le pavé, la nuque heureuse, renversée dans ses épaules roulantes. Mais dans son ample veste, ce sont ses mains qui sont le plus à l’aise, enfoncées jusqu’aux coudes en ses poches. Et parfois il a l’air d’un homme enfoui sous les couettes de plumes de son lit, à écouter dehors pleurer la bise qui ne peut l’atteindre.

Comme un manchot, aussi, abrité dans un tonneau défoncé, le petit homme empoté flotte dans la foule passante. Il va, vient, se balance, vire parmi ceux qui le bousculent, le pressent, le contournent, le dépassent. Il a le temps ; tandis qu’eux tous courent trop vite pour savoir où il va et ce qu’il fait.

Un brusque écart, et il gravit les deux marches d’un seuil humide de crachats. Plus vivement que jamais, ses yeux clignotent des oeillades ; ses épaules sont plus hautes par-dessus ses oreilles ; ses mains plus loin dans ses goussets.

Le genièvre gonfle ses joues, dilate ses narines, déplisse ses paupières, agrandit ses yeux. Une petite langue, qu’on n’aurait jamais cru pouvoir sortir si fraîche et rose d’un rustique costume de velours vert, va cueillir les gouttelettes qui pendent en rosée aux poils de sa moustache.

Et il repart achever ses pas sur le trottoir, recommencer de sourire dans sa nuque engoncée, sourire silencieusement d’être tranquille, de ne rien voir, de ne rien dire, de se balancer régulièrement, et de tenir loin enfoncées ses mains dans ses goussets. Et sourire de donner, d’heure en heure, à son rêve bien au chaud, une belle grande goutte, paf, comme on donne à un ami, sur le derrière, une bonne tape inattendue, sonore et joyeuse.

Mieux vaut se taire que folie dire.
___________

LE BUCHERON

L’HIVER dernier, qui fut un terrible hiver, un homme du village alla à la forêt et monta tout en haut d’un grand hêtre pour faire du bois. Mais en abattant quelque branche, sa hache lui échappa et tomba à terre.

Le bûcheron en fut fâché, car il lui déplaisait de descendre la chercher, et puis encore remonter. Tout musant et maugréant, il lui prit un besoin et il fit, du haut en bas, juste sur sa cognée.

Or, en coulant, l’eau gela par l’horrible froidure du temps, au grand ébahissement de l’abatteur de bois. Celui-ci pourtant, en homme avisé, saisit le bout du glaçon, attira la hache attachée à l’autre extrémité comme à un cordon, et se remit à sa besogne.

 Ce qu’on peut tenir en la main,
Le mettre à terre est incertain.

________

LES DENTS CASSÉES

AU hameau des Wespes, le Grand-Sec, cloutier l’hiver, maçon l’été, ne rentra pas à sa maison, du dimanche ni du lundi. Le mardi au matin, en ouvrant la porte, sa femme le trouva couché, ronflant sur le seuil. Elle le tira par les pieds dans la chambre et ainsi qu’elle avait coutume quand il avait bu un coup de trop, elle lui versa dans la bouche un ample bol de café chaud et noir, chaud comme l’enfer, noir comme le diable, et fortifié d’une poignée de gros sel.

L’autre avala, s’éveilla, cracha ses biles et sautant tout à coup sur ses pieds, sans paraître ouvrir ses paupières que le sommeil collait encore, sans desserrer les dents, en poussant seulement un profond mugissement, il se mit à faire tourner ses bras de toutes ses forces et à abattre à ses pieds, aussi vite et raide qu’un faucheur sciant du blé, les chaises, la table, sa femme, la vaisselle, et tout.

Aux Wespes, la maison du Grand-Sec est la dernière ; la femme savait qu’il n’y avait personne dans l’environ pour l’entendre. Elle se tut, ramassa les morceaux de ses dents que le coup de poing venait de lui casser, un à un, minutieusement, comme le principal d’une commission qu’elle avait à faire et s’enfuit par le jardin. Sa bouche était pleine d’une chose fade, salée et chaude, qu’elle n’osait cracher de peur de voir que c’était du sang.

L’homme, loin de lui courir sus, prit l’autre porte et s’en alla par le chemin qui monte la côte au-dessus de la rivière.

Enfin, la femme osa rentrer. Elle fut, au débris de miroir pendu au chambranle, regarder de près sa mâchoire endommagée. Elle vit qu’elle avait les deux palettes coupées net, et sa langue apparaissait à la brèche. Elle jura de colère le nom de cinq cent mille milliasses de diables, et s’aperçut que sa voix sifflait. Enfin elle recueillit les objets du ménage jonchant le plancher, remit droit les meubles, brassa un marabout de café et, les verroux tirés, l’avala à petites gorgées sucrées avec du pain beurré.

Le Grand-Sec ne revint pas de la journée, ni jamais ; du moins sur ses quilles. On le trouva noyé dans une petite crique de la Sambre profonde à peine d’un pied, assis parfaitement droit sur les deux fesses, le buste penché dans l’eau comme s’il avait voulu y puiser. Il fut rapporté dans un tombereau du fermier de l’Espinette, sur une belle botte de paille d’avoine que, vivant, certes on ne lui eût jamais donnée.

La femme ouvrit au bruit de l’attelage arrêté devant la porte. Le conducteur ne savait comment s’y prendre pour lui annoncer ce qu’il amenait. Comme il ne parlait pas et voulait entrer, la femme lui dit qu’il se trompait et qu’elle ne vendait point à boire. Alors le conducteur, en deux mots, voyant qu’il le fallait bien, lui apprit le malheur :

- Voilà ce que c’est. On a repêché le Grand-Sec dans la Sambre, au tournant de la Jambe-de-Bois...

La veuve répondit, les deux mains sur les hanches :

- Ah ! le vaurien. Devait-il pour cela me casser mes dents de devant ?

Femme rit quand elle peut,
Et pleure quand elle veut.

_________

LE CHAPELET

UNE jeune femme toute friquette, parée et ornée, allant un matin à la messe, rencontra, sur son chemin, un charretier qui menait cinq chevaux attelés à un grand chariot chargé de paille. Mais comme elle passait devant, voilà que la voiture commença de reculer, entraînant de force les chevaux ; et les fétus de voler des gerbes en si grande abondance que la dame en fut couverte en un instant.

Et plus elle allait, plus vers elle le chariot reculait. Quand elle s’arrêtait, il s’arrêtait aussi, au grand étonnement du pauvre diable de charretier qui ne pouvait comprendre que son attelage fût empêtré en un si beau chemin, et ses chevaux traînés par derrière tout en faisant feu des quatre pieds. Et l’homme de crier : « Et hue, et dia ! » et de cracher, et de jurer.

Or, un passant aperçoit la voiture renversée et la petite dame ébaubie au milieu de tout ce beau ménage. Il s’arrête, marche sur elle, lui desserre la main et lui découvre un beau grand chapelet à grains de l’ambre jaune le plus fin. Or vous savez que la pierre d’ambre ou succin attire la paille. Le gros patenôtre avait retenu l’attelage, fixé les chevaux et jeté bas les gerbes ! Tout cela !...

Il fallut que la jeune dame, avec complaisance, cachât son chapelet dans la fente de son corsage, entrât dans la maison la plus proche et s’y laissât enfermer. Alors le charretier releva son chariot, rassembla ses bêtes, et joyeusement poursuivit sa route en faisant claquer son fouet.

La beauté avec l’ornement
Mettent le coeur en grand tourment.

_________

LE SOUPER

LE riche M. Kakenfluit, marchand de couleurs et vernis, retiré dans le haut de la ville après fortune faite, a invité à souper la tablée entière qui buvait, ce jour-là, le lambic gueuse avec lui, dans la courette de briques rouges du cabaret de *l’Étrille*. Et il a fait un long clin d’oeil vers M. Amédaye en disant : « Venez seulement ! Ça sera chouette ! On ne regardera à rien. On aura des asperges de Malines grosses comme ça (et il montre son pouce), quand même il faudrait les acheter chez Stuckens. »

Il répond qu’il en sera, M. Amédaye ! C’est un diable de petit homme trapu, à la face rose barrée de la moustache grise, ébouriffée sous son gros nez avec l’air terrible pour rire d’une barbe de général de marionnettes. Ses bons yeux bleus baignent dans un liquide brillant autant que les larmes aux paupières des enfants émus. Sa tête, sur son large torse, est plantée droite comme s’il voulait adresser un cordial salut aux nuages du ciel. Sa voix grave et grasseyante roule sa musique de gai tambour et sautille avec le ronflement joyeux d’un bon *rommelpot* de la Flandre ancienne. Désinvolte et radieux, il n’a pas d’âge. Toute sa vie, son coeur léger cherche au-dessus de quoi bondir en saut-de-mouton.

« Il y aura des asperges de Malines, grosses comme cela ! »

Ce soir donc, les amis de M. Kakenfluit sont réunis en la salle à manger du digne amphytrion et, en buvant le vermouth, ils peuvent admirer, accrochée dans un large cadre doré, l’oeuvre de M. Kakenfluit lui-même. C’est une étoile, ou plutôt un rayonnant soleil dessiné par la juxtaposition d’un nombre infini de ces boîtes rondes de couleurs « prêtes à peindre » (marque déposée), qui couvrent un pan entier de la muraille du plafond au plancher. On dirait une énorme roue de baraque à porcelaine qui va tourner en cliquetant.

Enfin, voici la soupe ! A table ! - Attaquons, corbleu ! - Quel potage ! - Cinq livres d’os et de queue de boeuf ont mijoté là-dedans, mes amis ! Vous ne le feriez pas pour dix francs, s’écrie M. Kakenfluit en lapant ce coulis. A moi, ça me revient à quelques centimes, grâce à un boucher qui me laisse les os à trois sous la livre...

La suite ! Une queue de cabillaud au four.

- Bigre ! - Bouffre ! - Peste ! - Diable ! - Ah, ah ! dit à son tour M. Kakenfluit. Ah ! ah !

Il dépèce le large et épais triangle rissolé qu’embaument le citron, l’échalote et le vin de Rhin. M. Amédaye, à la première bouchée, tend les bras et s’écrie transporté :

- Je veux embrasser la cuisinière !

- Ah ! mes amis, répète l’hôte. Ah !... » en s’essuyant la bouche et gloussant comme s’il allait encore dire quelque chose. Mais il se remet à manger. Puis enfin, il éclate. « Eh bien ! moi, savez-vous, dites, à combien me revient ce cabillaud, citrons et Rhin compris ? Dites ? Dites ? A quatre francs cinquante, mes amis. » Et d’un coup d’oeil circulaire, l’ancien marchand cueille le triomphe de cette adresse qui lui fournit une merveille de la bouche, à ce prix.

Hourra ! A présent, c’est le poulet de Bruxelles qui fait son entrée.

- Je connais cet oiseau, s’écrie M. Amédaye. Un jour, à l’atelier Portaels, j’en peignis un aussi gros sur la table d’un grand tableau.

Mais déjà le couteau sépare les cuisses dodues, les ailes semblables à des bras croisés. M. Kakenfluit tranche dans les profondeurs de la poitrine carrée que barde une peau rissolée des plus riches tons bruns et or. Sous la lame, la graisse liquide et fine s’écoule des chairs blanches. Chacun des convives qui suivent l’opération des yeux, semble vouloir rattraper de cette sauce aux commissures des lèvres. Alors apparaît la farce truffée dans le ventre qui s’ouvre béant, telles les coquilles d’un gros oeuf de Pâques. Et les coeurs battent dans un silence religieux.

Or, M. Kakenfluit lui-même est ému de la splendeur complète du rôti étalé. Il dépose le couvert à trancher. Il rougit et toussotte.

- Chut ! Ecoutez ! hurle M. Amédaye, tel un héraut à trompette.

- Mes amis, prononce l’hôte d’une voix recueillie, ça, je dois vous dire. Je l’ai trouvé au Marché couvert. Il était si blanc, si dodu, si bien en chair, si bien truffé, que je n’ai pu m’arrêter de l’acheter. Ça, je dois vous dire. (Ici le ton de M. Kakenfluit baisse comme pour avouer une impardonnable faiblesse.) Je l’ai payé douze francs. Mais (la voix se relève), mais potverdeke, si vous en laissez le moindre morceau sur le plat, vous aurez à faire à moi.

Aussi, fourchettes en main, tous s’élancent et transforment, en un tas d’os bleuâtres, le poulet du Marché couvert.

- Ah ! s’écrie Kakenfluit, ainsi, c’est plaisir d’acheter !

Les asperges apparaissent. Et il est dit qu’elles étaient de Malines et n’avaient pas coûté moins de six francs la botte... Une poitrine d’oie fumée à Strasbourg est ensuite réduite à néant : l’Allemande rose de la Petite rue des Longs-Chariots en a demandé neuf francs... Mais la verdurière voisine a abandonné, à un demi-franc le kilo, les belles pommes de courtpendu que le maître offre à croquer. Et les gozettes à la mode liégeoise, de la rue de la Putterie, ne coûtent que sept « cens » la pièce.

Le Nuits de la comète que sert M. Kakenfluit vient d’une cave wallonne qu’enlimonent, chaque année, les eaux débordées de la Sambre. Sur un coin de la nappe, l’hôte opère son calcul. Un, virgule, six ! Le verre de vin lui revient à un franc soixante centimes.

Mais quel bourgogne !

- Bast ! donnez-m’en encore pour trente sous, crie Amédaye qui est peintre, même en tendant son verre. Je crois, en le buvant, lécher les joyaux d’un Gustave Moreau !

M. Kakenfluit en verse d’ailleurs à loisir, et prouve maintenant l’étonnant bénéfice qu’il réalise en achetant par milliers, à Anvers, les maduros qu’il offre à ses amis.

Enfin, il n’y a plus d’heures à l’horloge, quand un père de famille propose de lever la séance par un toast dernier à Kakenfluit, et aux couleurs prêtes à peindre, dont la vente profitable a permis aujourd’hui cette réunion devant une table digne d’un prince de l’Eglise.

- Oui ! au prince des vernis retiré ! s’écrie M. Amédaye en vidant sa coupe.

Débout pour le départ, on voit maintes jambes flageoler. Qu’il faut longtemps pour retrouver les pardessus ! Personne ne reconnaît son chapeau. M. Amédaye cependant, dans le corridor semble rêver, la tête penchée vers ses pieds. Or M. Kakenfluit, qui se figure que son invité contemple le paillasson de coco qui recouvre les dalles, s’écrie :

- Cette natte vient du boulevard ! C’est un solde... Hein, quelle épaisseur ! Elle ne me coûte que deux francs...

- Peuh ! répond M. Amédaye avec une inattendue intonation de dédain. Peuh ! J’ai fait d’autres marchés que celui-là, moi, Kakenfluit ! Peuh !... Dites, hein nous avons joliment soupé ensemble ? J’ai, sous mon gilet, une bonne bosse de poulet, de truffes, et d’asperges, pas vrai ? Il me semble même sentir un amusant petit plumet de bourgogne, de fameux bourgogne, Kakenfluit ! Et bien, savez-vous à combien me revient ce baltazar ? Hein ? A rien du tout, Kakenfluit ! hurle M. Amédaye, bondissant et gesticulant. Pas une chique, pas un radis, pas çà !

Et l’ongle de M. Amédaye claque sous sa dent.

Buvons !
Jamais nous ne serons si jeunes.

__________

LE RAT

LA servante ayant, l’autre jour, tendu la souricière pour un rat qui l’empêchait de dormir, écoutait s’il   mordait à la couenne de l’appât. Elle entendit tout à coup le piège se détendre, et y courut joyeusement, en deux temps, trois mouvements.

Mais en la voyant approcher, le rat qui n’était pris que par la queue s’enfuit, la trappe au derrière. La servante en criant se mit à sa poursuite ; les gens de la maison et les voisins accoururent au bruit ; et tous ensemble de jeter au fuyard, balais, bâtons, pincettes et tisons ; de renverser tables et chaises ; et de commencer un hourvari de sifflets, huées, bruits de poêles et de chaudrons, à briser les vitres.

La bête, tout en traînant la ratière, réussit pourtant à grimper aux poutres. Par un trou du mur, elle gagnait la gouttière. Le pied gauche de devant lui manqua ; elle tomba à terre et un jeune garçon lui mit la semelle dessus. Mais il ne fit que couper, dans les dents du cep, la queue du rat, qui, tout courtaud, continua sa course à travers la cour. Il allait toucher à l’égout : un vieux coq l’arrêta, et d’un coup, l’avala sans cérémonie.

Or quoi ? Trouvant devant lui le chemin libre jusqu’au croupion, le rat ne fit que passer. Les gens de rire, les gens de se remettre à courir. Tout étourdi et refrogné de l’algarade, le rat pensait se sauver encore, quand il se jeta dans les griffes d’un maître chat qui était là en embuscade et qui, vous le pinçant par le dos, fut, en grondant, en faire ses choux gras dans un coin.

Le trou et l’occasion
Invitent le larron.

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L’ÉCOLIER DE VILVORDE

IL y avait un joli petit écolier de Vilvorde, fin comme une fillette, aux traits doux, et bien sage. Il s’en venait, par le chemin de fer, tous les matins, à l’école Saint-Louis, et s’en retournait à la brune. Dans sa poche, recouvert d’un étui de soie, il tenait son abonnement de première classe.

Rien qu’au modèle de son col à dentelles tombant sur ses épaules, et bien plus sûrement encore à la vue de sa lavallière bleue à pois blancs, on savait que sa maison, dans la petite ville, était précédée d’une grille à grosse sonnette et d’un parterre de géraniums rouges rehaussé d’une boule de verre argenté ; et aussi que sa soeur écrivait pour lui ses devoirs les plus difficiles.

Et voilà. Et il monte aujourd’hui encore dans le train ; il s’assied bien doucement dans un coin du compartiment occupé, à l’autre bout, par un herculéen roux et rose Anglais, un de ceux-là pour qui l’univers entier n’est qu’une selle pour leur séant.

Or, l’Anglais, une loupe à la main, suit le texte menu et serré d’un journal de son terroir, où il semble qu’on ait économisé jusque la place du titre, pour mettre plus de nouvelles. Mais il n’en passe rien, ne lève pas les yeux ; le train se met en marche sans qu’il ait paru s’apercevoir de la présence du garçonnet.

Et le petit écolier de Vilvorde, si bien élevé, si joliment habillé, bientôt n’est plus ici qu’un menu moucheron, une bestiole voltigeant dans un rai de soleil. Il y a longtemps qu’il a laissé tomber les deux ou trois menues pensées qui trottinaient dans son cerveau. Les raies vertes des champs, les plaques blanches des murs passent, aux portières, comme des rubans où son esprit ne peut plus fixer d’images précises. Il s’endort.

Mais par une fente fine tout au plus comme un cheveu, et à laquelle l’écolier ne pensait pas, voilà qu’il sort un bruit mince, qui d’abord hésite, puis s’élève, s’étire et s’ouvre dans l’air comme une bulle qui crève.

Oh !... Il s’éveille, bondissant ainsi qu’on sort d’un rêve terrible. Anxieux, rouge de honte, il fixe, sur le voyageur au fond de la voiture, des yeux qui implorent l’autorisation de se cacher sous les banquettes.

Mais non, l’Anglais, c’est certain, n’a rien entendu. Son journal, dans ses mains, n’a pas bronché. L’enfant se rassure. Son âme se retasse comme la poussière sur la route quand le vent a passé. Mais le vent...

Et sans que l’on pût assurer que l’écolier ait fait un mouvement, il a atteint le cuir d’une portière. Sans un geste qu’on pût distinguer, il a descendu le carreau...

Joie ! L’air pur et frais du dehors lui saute au visage, comme l’eau d’une pomme d’arrosoir. L’écolier joli de Vilvorde, en ce moment, c’est un moineau, le bec levé, qui se gargarise à sa fontaine, s’épouille, et bat des ailes dans le sable. Aussi délicieusement que sous les frictions d’un crayon anti-migraine, il sent ses joues se refroidir... Une minute bienheureuse et déjà c’est l’innocence ; le méfait qui l’éveilla est oublié...

Mais une voix mugit à ses oreilles. Une main énorme, poilue et tavelée, s’abat sur son épaule, l’assied, l’écrase tout d’un côté, l’enfonce dans les coussins. Deux mots :

- Sentir avec !...

Et l’Anglais, armé de sa loupe, d’un oeil unique a déjà repris son papier au texte épais et grenu comme une bouillie de semoule.

A vilain, chardonnée d’âne.
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LA TÊTE COUPÉE

UN homme, passant un jour par un bois, fut attendu par des voleurs qui, pour avoir son argent, lui coupèrent la tête ! Ou, du moins, il s’en fallut de peu. Elle ne tenait plus que par un petit morceau de peau sur le côté, et il dut l’attacher avec une épingle pour l’empêcher de tomber. Pourtant, comme c’était l’hiver, et qu’il gelait fort, le cou se reprit et ne saigna point.

Leur mauvais coup fait, les brigands s’enfuirent. Le pauvre diable se releva et s’en revint à sa maison conter à sa femme, en pleurant, comment il avait été volé et maltraité. Et il s’assit sur une chaise devant le feu pour se réchauffer.

Mais comme il voulait se moucher, et serrait son nez dans son mouchoir, il arracha sa tête avec l’épingle et jeta le tout au feu. Et ainsi mourut le misérable sans s’en apercevoir, laissant une femme et quatre enfants. Ah ! quelle pitié ! Au diable les voleurs !

Nous nous pensons jeunes et forts
Et soudain tombons raides morts.

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LE TICKET

AVANT de partir, car il en est temps, je vous dirai encore une histoire que les marchands content pour se distraire de l’ennui des tables d’hôte où la chère est mauvaise. De marchand à marchand, il n’y a que la main.

A Bruges, un jour après dîner, grande assemblée de ces diserts chevaliers de la marmotte s’amusait à détailler à un nouveau venu de la confrérie, nicaise un peu, les trucs, tours de mains, gratteries et secrets de leur franc-maçonnerie.

- Tout ceci est entre nous, n’est-ce pas ? dit enfin un farceur en guise de conclusion. Monsieur comprend, du reste, que la divulgation de nos mystères aux profanes réduirait à néant les avantages qui y sont attachés.

- Comment donc ! s’écria le jeune homme. Mon intérêt lui-même me coud la bouche.

- Voilà qui est parler ! A un homme de votre bon sens et de votre discrétion, je crois que Messieurs mes honorables confrères me permettront...

- Parlez ! parlez ! cria unanimement la tablée.

- Me permettront de ne pas différer plus longtemps l’initiation complète.

- Dites-lui tout ! Il est nôtre !

- Je vais donc, Monsieur, vous procurer le moyen de réduire de moitié la plus onéreuse de vos dépenses.

- Il le mérite.

- Le moyen d’obtenir à demi-prix vos billets de chemin de fer.

- Cinquante pour cent de réduction ? demanda avec intérêt le nouveau voyageur.

- Cinquante pour cent.

- Diantre ! Et comment ca ?

- Voici. Toutes et quantes fois que vous vous présenterez dorénavant aux guichets du chemin de fer, vous n’avez, en désignant le ticket qu’il vous faut, qu’à vous pencher le plus près possible du préposé, et, le regardant fixement dans les yeux, passer votre index, comme cela, sous votre nez, et faire : Frrt. Allez-y résolument, surtout pour vos débuts ; que votre hésitation ne laisse pas remarquer que vous en êtes à vos premiers pas dans la carrière. L’homme comprendra, et, vous reconnaissant pour initié, vous délivrera le coupon au rabais.

Fichtre ! notre bon jeune homme suppute déjà les bénéfices qui vont lui échoir du fait de cette aubaine. Avec des facultés mathématiques qu’il ne se soupçonnait pas, il calcule l’énorme diminution de ces frais de voyage qu’il se propose de laisser sortir de la caisse de son patron au tarif fort, pour rester dans ses poches au tarif réduit. Confus et reconnaissant, il proteste de son absolu dévouement à une profession dont les membres s’entr’aident avec tant de cordialité.

Le lendemain, il continue son voyage vers Ostende et, comptant employer l’arcane nouveau, se présente au guichet du chemin de fer. Il demande donc un ticket pour Ostende ; se colle à la petite porte ouverte comme s’il y voulait entrer ; et dévisageant hardiment l’agent, se passe l’index sous le nez, avec un Frrt confidentiel, mais délibéré. Sur quoi il se voit, en effet, avancer le billet demandé, tandis qu’on lui réclame seulement la moitié du prix marqué.

- Ça y est ! se chante notre jeune marchand enthousiasmé. J’ai le truc. Il faut avouer que le service des chemins de fer fonctionne à merveille ! Quelle administration, quel personnel !

Car il n’a pas, un instant, pensé qu’il pût être venu quelqu’un, avant lui, mettre de mèche l’employé et le dédommager. - Et deux ou trois jours plus tard ayant, à Ostende, fini ses affaires, il va prendre le train pour s’en revenir à Bruges. Il se présente au débit des tickets, demande le sien, et comme « il en est » et possède le secret, en criant : Bruges, il se passe le doigt sous le nez et prononce le Frrt sacramentel.

- Seconde pour Bruges, Frrt !

- Pour où ?

- Bruges ! Frrt ! Et le doigt passe sous le nez.

- Qu’est-ce qu’il a, l’animal ? pense l’employé. Il tend cependant le ticket au voyageur et crie le prix : un franc cinquante.

- S’il vous plaît ! répond le voyageur offrant les quinze sous du privilégié, réduction faite suivant son calcul.

- Je vous dis : un franc cinquante.

- Eh oui ! Frrt ! recommence notre homme se glissant le doigt sous le nez.

- Un franc cinquante ! hurle, dans sa logette, l’agent dont les yeux et la moustache menacent de se détacher et de tomber par la petite porte, tant il les roule et les agite. On ne marchande pas ici, crébleu !

- Eh non, eh non ! Vous savez bien, frrt !

- Mais qu’est-ce qu’il a, ce coco-là ? se demandent les voyageurs qui suivent. Qu’est-ce qui lui prend ?... Avez-vous vu ?

- Allez-vous finir vos grimaces et payer votre ticket ? répète l’employé sur le ton le plus aigu de l’emportement.

- Allez-vous passer ? demande dans la queue, un voyageur pressé.

- Un-franc-cin-quan-te ! scande l’employé qui martèle les syllabes.

- Mais je vous dis : Frrt ! crie notre jeune homme s’exténuant à lui exprimer par des gestes et la mimique de son visage, combien il est coupable de ne point se rappeler le Frrt des voyageurs de commerce.

- Il y a un fou dans la gare !

On ne sait qui le premier crie ces mots. En un clin d’oeil, le jeune homme qui persiste à pousser des : Frrt ! et à se passer l’index sous les narines devant le guichet, est entouré d’hommes aux vêtements garnis de boutons de cuivre, appréhendé au collet et porté plus mort que vif vers le bureau du commissaire de la station.

- Un fou, un fou ! - Attention ! - Sauvez-vous ! - Il voulait se faire délivrer un ticket à coups de revolver ! - Un tout jeune homme encore ! - Quel malheur ! Pour les parents, surtout !... ajoute une mère.

Enfin notre Gaudissart fut relâché. De retour à Bruges plus mort que vif, il relata à ses confrères sa mésaventure. Comme il manifestait son étonnement, son indignation même de voir les employés d’Ostende si peu au courant de l’us de Frrt, dont ceux de Bruges paraissaient si courtoisement instruits :

- Un moment, pardon, ne nous emballons pas, interrompit le suprême initiateur. Quand vous êtes parti de Bruges vers Ostende, vous avez fait le geste maçonnique de quel bras ?

- Du bras droit. Et j’ai obtenu mes cinquante pour cent de réduction.

- Parbleu ! Il ne manquerait plus qu’on vous les eût refusés !... Mais ensuite, à Ostende, pour revenir à Bruges, qu’avez-vous fait ?

- Tiens ! Exactement le même geste...

- Voilà ! Voilà ! Voilà !... Et vous êtes étonné, scandalisé, que l’employé ne vous ait point reconnu pour un des nôtres ? Mais, mon cher Monsieur, pour revenir à Bruges, vous aviez à lui montrer un Frrt de la main gauche. Vous êtes dans votre tort ; et lui, a parfaitement obéi à nos statuts. Frrt ! de la droite pour aller à Ostende. Frrt ! de la gauche pour revenir à Bruges. Consultez la carte des chemins de fer, que diable ?... C’est une question de direction, saperlipopette !... En définitive, mon cher Monsieur, ce n’est pas parce qu’on se trouve privilégié qu’on se doit faire passer pour plus bête qu’on est...

- Ah ! dit l’autre, en laissant tomber sa mâchoire.

Tant vit le fol qu’il s’avise,
Tant va-t-il qu’après il revient,
Tant le bat-on qu’il se ravise,
Tant crie-t-on Noël qu’il vient.

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LA PRAIRIE

L’ÉTÉ passé, environ la Saint-Médard, un faucheur de pré acheta une faux toute pimpant neuve, tranchante comme le bec d’une couturière à la journée. Il fut à la ferme du Grand-Peuplier et fit prix pour faucher une petite pièce d’herbe de quelque sept bonniers, trois verges, deux perches et un pied quatre pouces que le censier a là, derrière son verger.

L’homme arrive au champ, un matin clair et beau, ôte sa blouse, retrousse ses manches ; tintin, bat sa faux comme pour dire ; rik-rak, l’affile à sa latte de bois mouillé de vinaigre ; se campe d’aplomb sur ses sabots ; et, ainsi que s’il ne voulait plus rien entendre, sans dire qui a perdu ou gagné, se met à donner de la faux neuve de droite et de gauche, comme un perdu. Mais, au onzième coup, voilà que la lame rencontre une grosse pierre qu’il n’avait pas vue et que, du coup, il tranche en deux morceaux, net, comme un navet.

L’acier était de bonne trempe. Le feu sortit de la pierre en étincelles, alluma l’herbe voisine, qui bientôt enflamma le reste de la prairie. Tout fut brûlé avant qu’on put y porter remède, car personne n’y courut. Et ni une ortie, ni une centaurée, ni une marguerite, ni un chardon, ni une fléole, ni une renoncule, ni un florion d’or, ni une argentine, ni un trèfle, ni un brin d’herbe ne demeurèrent debout.

Quand le feu fut apaisé, il avait si bien couru partout qu’on eût dit que les fauldreux y avaient cuit leur charbon de bois, tant était noire à présent la terre là où tantôt elle brillait de fleurs épanouies et de verdure. Le pauvre faucheur voyant ce triste spectacle, s’enfuit au plus vite, courant comme s’il avait volé un cent de moutons.

La mort se jetant en travers,
De nous prend souvent les plus verts.

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LE GENOU SERRÉ

LE tramway, au galop de ses deux chevaux, a gravi la côte qui précède le square. Sur les banquettes, au-dessus de la masse bariolée des bustes : drap sombre des hommes, gaze et fanfreluches des dames, rit la ligne claire des visages en peau rose de Bruxelles. Les femmes ont les ailes du nez qui battent à cause du vacarme excitant du fouet, et des fers des chevaux mordant la pierre.

Lise saute à terre. Elle a mis aujourd’hui sa première robe longue, et se cheveux sont encore en nattes sur son dos. Chevilles et poignets, épaules et hanches, comme les joints de ce corps nerveux sont bien huilés ! Que ces ressorts sont vigoureusement tendus !

Elle saisit le bras de sa mère et cependant bondit devant, ainsi que pour faire le tour au pas de géants du gymnase. De sorte que tout en courant à ses côtés, elle lui parle en face.

- Mère, dis, as-tu vu, comme il était bien ?

- Quoi, quoi ?... Qui, bien ?

- Le jeune homme qui était dans le tram, assis à ma droite ?

- Un jeune homme ! Mais veux-tu te taire, malheureuse ?...

- Et qu’il me serrait le genou !

- Il... Il... Que dis-tu, il te serrait le genou ?...

- Tu ne peux te figurer avec quelle force, mère !

- Assis à côté de toi, il te serrait le genou ? Mais tu inventes ces horreurs, n’est-ce pas ? O l’effrontée ! Tu inventes, n’est-ce pas ?... Comment aurait-il pu te serrer le genou, naïve que tu es ?

- Voyons, mère ! Parlons sérieusement... Me prends-tu pour une gosse ? Voyons, dis-le ?... Et crois-tu que je le laissais comme çà, bêtement me pousser ? Mais je lui résistais de toutes mes forces !... Je poussais de toute ma jambe !... Et comme il y allait, petite mère !

Qui premier prend
Ne se repend.

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LES TRIPES

IL y avait, en notre paroisse de l’Eglise d’en haut, un clerc nommé Esbain, dont le père était bien le premier homme du monde pour cuire de belles fritures. Or, un jour qu’il apprêtait le dîner de sa femme et de ses enfants, et fricassait des tripes durant un orage, le tonnerre vint à tomber par la cheminée, droit au milieu de la poêle.

Mon dit père Esbain s’en trouva d’abord fort ébaubi. Mais reprenant aussitôt son assurance, sans lâcher prise, il continua courageusement sa friture et ainsi fit faire cinq ou six tours de poêle au tonnerre, qui, de mémoire d’homme, n’avait jamais été accommodé à telle sauce. Le père Esbain et ses enfants mangèrent ensuite très bien les tripes, et de fort bon appétit. Il n’y eut que son fils, le clerc, qui trouva qu’elles sentaient un peu le roussi et lui grattaient à la gorge. Ce dont il se guérit d’ailleurs en buvant d’autant.

Bien souvent, sans y songer,
L’on se voit hors d’un grand danger.

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L’HOTE

MARTINET, le couvreur du Tienne Colau, avait de hautes jambes maigres ; sur ses jambes, un long corps étroit ; au-dessus de tout, comme un petit toit rond domine un tuyau de poêle, son chapeau de feutre à larges bords.

Avec des pas de six quarts d’aune, il marchait lentement et arrivait premier. Voyant par delà votre tête, il vous contait des choses qui vous semblaient comiques et qui, par la suite, survenaient cependant juste ainsi qu’il l’avait dit.

Son métier le laissait aller et venir, par ses échelles, des journées durant, au haut de tout, sur la crête des toits, au faîte des murs, à la fine coppette des clochers. Il ne pouvait plus que difficilement mentir, une fois redescendu à terre.

Un jour, Martinet s’en fut, à trois lieues du village, visiter un de ses clients. Cela devait être aux environs de Lobbes. Parti tard dans la matinée, malgré deux pieds qui valaient bien trois échasses, il y fut sur le coup tapant de midi, et les gens à dîner.

- Tenez, tenez !... Voilà Martinet de Fontaine ! dit l’homme à table. Et nous qui avons justement fini ! Mais si vous y tenez, vous savez, on aura vite réchauffé la marmite.

- Merci, dit Martinet. Ne vous dérangez point pour moi.

Le Lobbain acheva sa tartine et son fromage, but sa bière, se leva ; et ils allèrent ensemble à leurs affaires.

Sur les quatre heures, Martinet, que la faim tenaillait depuis le matin, dit à l’autre :

- Ecoutez ! Il vous faudrait me donner une bribe, je me sens une mauvaise faim au ventre.

- Tout de suite, compère. Deux, si vous voulez !

Comme Martinet avalait les morceaux ronds :

- Diable, fit l’hôte, m’est avis que vos boyaux étaient vides ! Vous n’aviez point dîné, dangereux ! Pourquoi refusiez-vous notre soupe tantôt ?

- Ecoutez, compagnon, répondit Martinet. La vérité, c’est que j’ai dit un mot de trop quand j’ai refusé votre dîner. Mais, vous savez, vous en aviez dit un de trop peu en me l’offrant.

Qui soi-même s’est convié,
Est bientôt soûl et contenté.

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LES DEUX FRÈRES

UN étranger arrive au village, à la recherche d’un paysan. Il entre chez Pierre Jadin, au cabaret voisin de la gare ; et, au comptoir, en payant sa chope :

- N’y a-t-il pas dans le bourg, demande-t-il au cabaretier, un appelé André Jadin ? J’ai des papiers à lui remettre, et je ne sais où est sa maison ?

- André Jadin ? répète l’homme. André Jadin ?... J’ai déjà entendu ce nom-là... Mais on parle de tant de gens, ici... Non, pour un du village, je ne me le rappelle pas... Vous savez, il n’y a tout de même que la route à suivre pour voir toutes les maisons. La localité n’est point grande...

L’étranger sort. A un autre café, il renouvelle sa question.

- Pardienne, André Jadin ! répond ce cafetier. Je ne connais que lui !

Il entraîne le voyageur sur le seuil, et avec de grands mouvements des deux bras, il lui explique en long et en large qu’il trouvera mon dit Jadin au haut de la côte, dans la campagne du « Lièvre Courant », à la petite ferme blanche entre les deux peupliers. Un quart d’heure d’ici, quoi !

En effet, l’homme est trouvé ; et sa commission faite, l’étranger s’en revient prendre le convoi. Il a quelques minutes de reste, et il entre au cabaret de la Station.

- Vous savez, dit-il au patron qu’il a tantôt consulté vainement, j’ai trouvé mon individu. C’est le fermier du « Lièvre-Courant ».

- Nom de d’là ! crie l’autre, avec un haut-le-corps. Mais c’est mon propre frère ! Que ne me demandiez-vous tantôt André du Lièvre-Courant ? Je vous l’aurais dit tout de suite !

Bien sot qui ne sait son nom.
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LES NOUVELLES

AU commencement d’avril, le vent tourna, et en une nuit, le printemps s’ouvrit comme une primevère au bois. M. Quât, dans sa petite maison sur le rempart, en fut bien aise. Il chargea sa servante d’aller au bout du jardin, de monter sur la grosse pierre au pied du mur, et de voir par-dessus si c’était vraiment le bon temps revenu.

C’était lui. La servante jura d’une voix aussi claire que le bleu de ses yeux et le blond de ses cheveux, que le vent se tiendrait dans le beau coin du ciel. Et la salive mouillait ses lèvres.

M. Quât en éprouvait beaucoup de plaisir, et il la crut. Il n’eut qu’à faire un signe, qu’elle attendait, et de ses grosses mains rougeaudes et cordiales, elle vint lui donner les habits qu’il fallait pour un tel jour.

Le pantalon couleur café au lait, au lait de chèvre qui rend le café plus jaune ; la jaquette de drap noir aux trous de mites parfaitement rentrayés ; le foulard en soie des Indes à dessins de cornichons, le chapeau rendu extrêmement luisant par une goutte d’huile ; et la bonne canne solide, un jeune pied de chêne à pomme d’ivoire.

M. Quât requinqué, la servante lui prit le bras pour descendre les marches du seuil et le conduisit au milieu du chemin. Il se piéta, tandis qu’elle, tout en lui gardant une main derrière le dos, repoussait, de son sabot, un caillou de devant lui. - « Ça y est, dit-elle ! » - « Allons, ainsi ! » fit-il. Et prenant son élan, il partit.

Il allait à petits pas, frappant des talons. Son cou tendu tenait haut sa tête qui faisait signe, tout le temps, que oui. Il y a longtemps déjà que M. Quât, s’il veut dire non du geste, doit s’y prendre avec force, car sa nuque tremble ; encore fait-il souvent non de travers.

Aujourd’hui, son oui-oui du chef s’était accéléré. Ses yeux, dans leurs nids de rides et de poils gris, pétillaient ; l’air vif les mouillait de larmes froides qui les faisaient sembler de très beaux vieux bijoux... « Oui, oui, oui... » Et il fixait ce bleu du ciel remis à neuf comme s’il en eût tiré quelque chose de subtil qu’on n’eût pas vu ; surtout là-bas, entre les tétons des collines de la Blanche-Maison et du Rond-Chêne, où le satin de l’air chatoie si divinement gai. Sa canne frappait la terre, et M. Quât allait, allait.

Une grosse goutte lui berliquottait au bout du nez. Sur la place du Trieu, où il déboucha, le vieillard prit tout à coup l’aspect d’un enfant qui goûte la joie des choses qui sont à tout le monde, sans retenue, ni honte.

- Ah ! ha ! père Quât ! crie le charron qui travaille sur la route devant sa boutique. Il tient sa pipe d’une main et de l’autre l’erminette dont il était en train de dégrossir quelque montant de râtelier. Il est rouge de joie et de travailler dans le vent. « Vous revoilà, alors ? C’est le bon temps à nouveau !

- L’air d’avril, mon garçon, c’est l’air d’avril, crie à tue-tête M. Quât sans s’arrêter, souriant, reniflant, bûchant du bâton. Salut ! Salut ! » Et il va. Le voilà à hauteur de la forge du cloutier. Le soufflet ronfle ; le marteau bat, avec un bruit pressé, la baguette de fer rouge. Le cloutier ne peut s’arrêter. Cependant il rit en voyant M. Quât ; mais à petits coups, parce qu’il frappe fort :

- Bonjour, père Quât ! L’hiver est fini. Ah ! ah ! Je sais bien où le bon temps vous mène, hé, le vaurien !

- Heu, heu, heu ! - Et la vieille tête rose et chenue continue : oui, oui, oui...

Au bout de la place, au petit cabaret qu’annonce un bouchon de houx, M. Quât est chez sa bonne amie ! Il a quatre-vingts ans ; mais elle, pas vingt encore. De la fenêtre où elle cousait dans sa maison, elle l’a vu approcher. Elle lui ouvre la porte, cependant qu’il gravit le seuil. Entre ses dents, des bouts de fils serrés volettent au vent comme des fils de la vierge retenus à la haie. Son visage est grave et beau. La joie de revoir enfin M. Quât, disparu tout l’hiver, l’illumine bonnement. Elle le conduit à la chaise basse près des chenets, l’installe à l’appui du poêle de fer et lui sert, dans un verre de gros cristal, que le bout du doigt emplirait, une goutte de genièvre. Puis, elle se remet à coudre.

Doucement, sans hâte, elle lui raconte les nouvelles du village qui ne sont pas parvenues jusqu’à la maison de M. Quât ; elle lui dit ceux qui sont morts et ceux qui sont nés.

- Hein, tout ce qui arrive !... On n’en sort plus... De mon temps... Mais M. Quât laisse tomber ses phrases à moitié chemin, fatigué vite de mener tant de mots ensemble. Et puis, il est si heureux !

Le temps passe. Et dans la maison, à mesure que le soleil d’or pâle monte aux murs, se répand le parfum de la soupe qui mitonne et touche à son point. M. Quât se lève.

- Vous voilà parti ? demande la cabaretière. Elle va au manteau de la cheminée et entre le bon-dieu et le pot de cuivre plein de roseaux soufrés, elle prend une gazette pliée, jaunie, crasseuse et usée aux angles.

- Prenez donc les nouvelles avec vous, dit-elle, vous les lirez à plaisir.

- Merci, dit M. Quât. Oui ! oui ! Je les rapporterai la semaine prochaine, quand j’aurai fini.

Il s’est remis en route. A force de menus pas sur ses talons, de coups de canne sur le sol, et de faire : oui, oui, il est arrivé chez lui.

Il a mangé sa soupe dans sa petite assiette aux fleurettes effacées, avec sa cuiller d’étain usée d’un côté. Assis dans son fauteuil de jonc, armé de sa loupe dont le verre est si rayé qu’il semble recouvert d’une toile d’araignée, il épelle les nouvelles. Il y en a beaucoup. Que d’histoires !... Mais bientôt le jour n’est plus très clair. M. Quât replie le journal, juste dans ses plis. Il continuera demain.

- Tout ce qui arrive ! disent ses lèvres. Tandis que sa petite âme douce, gaie et fanée murmure comme un chant étouffé : « Et à quoi tout cela sert-il ? »

Pourtant il continuera de lire la gazette jusqu’au bout. Et quand il aura fini, il reportera précieusement le papier au petit cabaret de la place. En sorte qu’après lui, cet été, où l’hiver prochain, dans le village qui dort comme un lilas épanoui au soleil, un autre curieux pourra apprendre encore les nouvelles du monde, du vaste monde là-bas, bien loin.

Qui a des noix, il les casse.
Qui n’en a pas, il s’en passe.
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LE POUILLEUX

AU mois de septembre dernier, quelques personnes, qui se promenaient le long de la rivière, rencontrèrent sur la grand’route un pauvre diable de soldat qui leur demanda l’aumône fort poliment.

Il reçut pièce blanche ; et aux questions qu’on lui posa, répondit qu’il s’en retournait à son village. Il arrivait de telle ville où il était resté en garnison exactement trois ans, trois mois, trois semaines et trois jours ; mais si mal traité qu’il n’avait, de tout ce temps, couché dans un lit, ni ôté ses vêtements. En parlant, il se grattait des ongles aussi dur que s’il avait voulu graver la pierre, et il tortillait du dos, de la hanche, du derrière, des épaules et des genoux comme un malade dans une crise du haut mal.

C’est qu’il était criblé de millions de milliasses de poux. Et cette pouillerie qui, depuis trois ans, trois mois, trois semaines et trois jours, n’avait plus eu à manger que sans boire, sentant tout à coup la fraîcheur de l’eau voisine, sautait, ruait et se cabrait comme un cheval qui ne veut plus passer outre l’écurie. Bientôt même, on la vit tendre si avidement vers la rivière que le pauvre homme ne put résister à leur impétuosité. Il fut entraîné dans le courant et s’y fût immanquablement noyé, n’eût été un gros estoc de saule rouge justement là planté au bord et où il put s’accrocher en tombant.

On courut à son secours, on lui donna la main. Mais les poux altérés résistaient si vigoureusement qu’il fallut, pour tirer l’homme à terre, qu’on leur abandonnât ses nippes pièce à pièce jusqu’à la chemise. On vit alors les loques s’enfoncer dans l’eau, tant elles étaient chargées de cette méchante vermine.

Les méchants voudraient que périssent
Jusqu’à ceux-là qui les nourrissent.

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L’ORFÈVRE

UN jeune orfèvre, vous l’avez, sans doute, entendu dire déjà, avait pour son chef-d’oeuvre, l’an passé, tissé la plus fine chaîne d’or qui se fût jamais vue, et d’un travail si menu, si délié, si subtil, qu’il transportait d’admiration les ouvriers les plus adroits de la ville.

Ensuite, l’artiste avait imaginé d’attacher par la caisse, à sa chaîne d’or, une gentille et mignonne puce, qui par ses sauts, ses tours, ses minauderies, divertissait les spectateurs aussi plaisamment que le fît jamais le plus agile singe de bateleur.

Mais il vient de ces jours-ci, de se surpasser lui-même. Il a fabriqué une boîte d’argent grande tout au plus comme un grain d’orge, dont les parois, cependant, portent, gravée au burin, l’histoire entière de la Guerre de Troie, et où il peut enfermer à clef la jolie puce enchaînée.

Cela est merveilleux. Les plus riches bijoutiers de la cité l’ont achetée en se cotisant et n’ont pas jugé indigne d’eux d’en faire présent à la jeune princesse. Celle-ci l’a reçue fort agréablement. Elle garde avec grand soin ce cadeau aussi rare que précieux.

Plusieurs fois le jour, et même la nuit aussi, elle ouvre la menue boîte. Aussitôt la puce bondit avec sa chaîne sur la blanche et délicate main que lui tend sa maîtresse. Rassasiée d’un quart de goutte de sang, elle se rejette ensuite dans sa cassette dont la dame ferme à clef le couvercle. Enfin, c’est plaisir à voir.

Qui n’a qu’un oeil souvent le torche,
Qui n’a qu’un fils le fait fou,
Qui n’a qu’un pourceau le fait gras,
Qui n’a qu’une fille en fait merveille.

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L’OREILLER

LA semaine passée, une femme de la vallée lavait, au bord de la rivière, un oreiller de plume sur lequel son petit enfant avait (ne vous déplaise) fort copieusement... Et pour le mieux nettoyer, après avoir savonné et frotté le coussin, elle le frappait à grands coups de battoir, comme la lessiveuse aux loques et draps sortant de la cuvelle. Elle le battit si bien qu’elle le creva. Et, par le trou, toute la plume en sortit, tomba à l’eau et, suivant là-bas la rivière en courant, arriva au moulin où, par-dessus les auges, elle rompit les éventelles, brisa les aubes, démolit les roues, disjoignit les claquets, renversa les trémies, fit sauter les meules, faussa les tourillons, arracha les nilles, détruisit les arciers, troua les pagnons, bref, en un mot, pour finir, embarrassa, troubla, confondit pour toujours les secrets de la mécanique du moulin. En sorte que plus jamais on ne put moudre là le moindre grain du blé des censiers, de l’orge des brasseurs, ou d’aucune autre denrée, et que le meunier, pourtant si adroit à voler, fut ruiné.

Jusqu’à plus de deux lieues loin, on entendit, dans la rivière, tousser les poissons que les plumes chatouillaient au gosier ; et beaucoup, et des plus gros, qui en avaient avalé, en furent profondément incommodé et moururent de soif.

Enfants sans conduite,
Maison tôt détruite.

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SOUVENIRS D’ENFANCE

DEUX hommes se sont rencontrés sur le trottoir. C’est-à-dire que l’un s’est trouvé devant l’autre et que chacun levant la main à sa tempe et fronçant les sourcils, a attendu que certaine petite chose se mît en mouvement dans sa tête. Et tout à coup, en effet, la sonnerie a tinté, le mécanisme a marché et, comme une éructation, ils se sont jeté leur nom au visage.

- Pierre ! - Paul ! - Toi ? - Toi ?

- Combien de temps, bon Dieu, que nous ne nous sommes vus !

- Quoi de neuf, là-bas, au village ? Tu y es souvent, toi... Quoi de neuf ?

- Peuh ! Ma foi, rien !... Là aussi, c’est toujours de même.

- Ah ! le village ! Ah ! le bon temps passé ! Tu ne te figures pas mon plaisir à penser à tous ces types lointains ! Et le Goret, tu sais, le grand maigre, qui était si sale et écrivait les pétitions pour faire exempter les miliciens ? Comment va le Goret ?

- Ah ! oui, l’agent d’affaires du pays ! Filé, mon cher, parti avec la caisse de ses clients, on ne sait où.

- Diable !... Et la vieille demoiselle Zé... Zé... Zénobie, tu sais, qui travaillait à sa fenêtre, sur le Préau, à raccommoder des châles de soie, avec des fils d’araignée, hein ? et des aiguilles qu’on ne voyait pas ?

- On l’a trouvée étranglée, un matin, par les Longues-Pennes, qui avaient cambriolé sa jolie maisonnette et traîné son corps tout nu dans la cave au charbon.

- Fichtre !... Et Canivet, notre ami d’école, celui qu’on appelait le Crapé et qui nous fournissait de baleines de parapluie bonnes à fumer. Comment va-t-il ?

- Il a eu sa dernière attaque, la semaine passée... Le bonhomme boit le genièvre à la chope. Tu comprends, ça lui tape à la tête, des fois. On lui met la camisole de force et ça passe... Jusqu’à présent, ça se passe...

- Bigre !... Te souviens-tu de la grande Palmyre, qui nous enfermait sous le porche de la ferme Loiseau pour nous balancer sur un câble de chariot ? Une fille maigre...

- Tu en as des souvenirs !... Elle est maintenant dans un pensionnat, Palmyre, derrière les casernes de Charleroi.

- Et Blanchette, qui avait de si beaux cheveux blonds tombant sur ses épaules, à la procession ?

- Ah ! ne m’en parle pas ! Morte en couches, et pas de père pour l’enfant ! Le village en a pleuré huit jours.

- Malheur !... Comme on s’en va... N’importe, les choses restent, hein ! Ah ! quand je pense à ce joli village : le ruisseau, la ceinture de remparts, l’étang sous les saules, les fontaines chantant dans leurs bacs de pierre au coin des rues.

- Tu sais, nous avons, pour l’eau, une canalisation en fer, à présent. On a démoli les fontaines. Et depuis le dernier terri du charbonnage, le ruisseau est à sec.

- Hein ? Quoi ? L’Ernelle, où nous allions pêcher des écrevisses pour les manger crues ! Où nous nagions, au barrage de ramilles et de glaise, nus comme vers, avec de l’herbe à poignées pour nous essuyer ?... Hein, comme nous filions, roses comme de petits cochons, nos habits à la main, quand survenait le maître du champ. Il manquait toujours des bottines au moment de nous rechausser sur les remparts.

- Il n’y a plus de remparts. On a abattu les arbres et rasé les murailles grises, pour bâtir des corons de maisons ouvrières. Mais, tu sais, nous avons le tram à vapeur.

- Le tram à vapeur ?...

- Un tracé merveilleux, mon cher ! Il traverse le bourg de part en part. On a désaffecté le vieux cimetière et il passe dessus...

- Hum ! Vous n’y allez pas de main... morte, au village... Sur le cimetière ! Bast ! c’est tout de même bon de se rappeler le vieux temps, hein ? Les vieilles gens, les vieilles choses... Le village, enfin !... Ah ! le village ! »

Et les amis se séparent, heureux et gaillards d’avoir rafraîchi leurs souvenirs d’enfance...

Enfants deviennent gens.
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LES CRACHEURS

LE mois de novembre dernier, trois bons compagnons étaient réunis au cabaret, buvant auprès d’un feu de bois clair et joli. Ils avaient le catarrhe et ne cessaient de cracher à terre de longs flegmes de pituite.

Après maintes et maintes chopes vidées, voici venir le cabaretier. Il s’approche et leur demande s’il ne peut rien pour leur faire plaisir ; quand, les voyant si abondamment saliver, il leur dit en riant :

- Corbleu, vous allez éteindre le feu !

- Eh ! ce ne serait pas le premier, répondit l’un des buveurs. Nous en avons jadis refroidi de fichtre mieux allumés que celui-ci.

- Vraiment ? dit l’hôte. N’est tout de même pas damné, qui ne vous croit, n’est-ce pas ?

- Quoi, vous ne nous croyez point ? réplique un buveur.

- Ma foi, non, et pas du tout.

- Eh bien, voulez-vous parier l’écot que nous éteindrons de la sorte, devant vous, et tout noir, votre feu que voilà ?

- Par saint Chenet, je tiens le pari, répond le cabaretier. Car je suis sûr de gagner.

- Et nous aussi !

Et les voilà tous trois, devant l’hôte, qui se mettent à cracher sur les bûches, si copieux, si dru, si souvent qu’ils eurent bientôt étouffé le feu, noir comme fer, encore qu’il y flambât trois fagots et huit grosses bûches d’estoc.

Le cabaretier fut bien fâché d’avoir perdu, et de voir les buveurs s’en aller sans payer. Ils n’avaient pas, en feu, pain, bière triple, viande et moutarde, tout compté, déduit et rabattu, détruit pour moins de cent quarante-quatre mastoques. Il est vrai de dire qu’ils en donnèrent, en partant, trois à la servante.

Ainsi la bouche envenimée
Eteint la bonne renommée.
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LE REPAS DE NOCES

JE fus invité, après l’août dernière, à la fête des noces d’un jeune homme qui se disait mon cousin du côté de la belle-soeur de la cousine de la femme du fils de mon oncle Badilon. J’y trouvai plusieurs bons compagnons et le repas fut servi dans la chambre située juste au-dessus de la cave.

On ne pensa bientôt plus qu’à faire bonne chère, avec les propos qui convenaient à la chose.

- Donnez-moi de ceci, disait l’un. Mais ne m’ôtez point ça. Servez-moi sans me desservir !

- Voulez-vous de ce pied de cochon, madame ? cela fait dormir...

- Ah ! Dieu pardonne à un tel, le pauvre ! Voici le morceau qu’il aimait le mieux !

- Du vin ! Ou je vais en demander.

- Au matin, du vin pur ! Le soir, du vin sans eau.

- Donnez-moi ces pigeonneaux, disait quelqu’un. Je les mettrai sous mon gilet.

- Eh ! eh ! le morceau honteux demeurera-t-il sur le plat ? Je l’en empêcherai bien...

- A propos, j’ai oublié de laver les tripes du veau que j’ai habillé ce matin.

- A boire, mon garçon ! Je te servirai le jour de tes noces ! Point d’eau, le vin est assez fort.

- D’un coup, allons, verse tout plein. La nature hait le vide. Passez muscade ! Il n’y a point de sorcellerie, chacun l’a vu.

- Ah ! si je montais comme j’avale, que je serais haut déjà !

Et ainsi chacun s’amusait à doubler le moule de son ventre, quand voici que le plancher où nous étions assis, s’effondra, nous par-dessus, et tomba au fond de la cave, sans qu’aucun des convives en fût le moins du monde incommodé.

- Comment, dit l’un, où sommes-nous ?

- Mais je crois que c’est dans la cave !

- N’y a-t-il personne de blessé ?

- Personne ! Et je n’en ai pas, Dieu merci, perdu un coup de dent.

Une chose surtout m’ébahit. Il n’y eut pas une goutte de vin répandue, pas un verre cassé, pas un rôti gâté, pas le moindre accident enfin, sinon que le joueur de viole perdit sa manivelle : ce qui fit que, durant la soirée, on ne dansa plus que des lèvres.

Qui n’est constant, ferme et bien stable,
Souvent tombe en erreur damnable.

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LES CLEFS ET LE CURE-DENT

J’AI deux amis, Jean et Jacques. Ils se connaissent peu, se voient rarement entr’eux. Mon ami Jean me dit hier :

- Je suis allé voir Jacques chez lui, pour une affaire importante qui fait l’objet de mes réflexions depuis plusieurs années et dans laquelle il peut m’être utile. Il m’a reçu dans son cabinet, m’a offert une chaise et prié de lui exposer ce que je désirais.

» Il sortait sans doute de table, car à l’instant où je commençai l’explication de cette entreprise, dont l’organisation m’a coûté tant de recherches et de tracas, il tira, de la poche de son gilet, un tuyau de plume d’oie taillé en cure-dent, l’introduisit lentement dans sa bouche et, de sa pointe, se mit à gratter, piquer, cliqueter aux plus lointaines de ses molaires. Peu à peu, ses traits avaient pris une telle expression d’absence lointaine, qu’il m’arriva plusieurs fois de m’arrêter de parler en me demandant s’il était nécessaire que je continuasse devant un si étrange auditeur.

» Les yeux tantôt grands ouverts semblaient suivre, dans son imagination, les allées et venues de la pointe de son cure-dent ; et tantôt ils clignotaient langoureusement, ainsi qu’à l’audition d’une douce musique. Avec de menues touches délicates, il revenait toujours à caresser, dans quelque caverneux chicot, un endroit plus sensible et dont le contact lui plaisait en le faisant souffrir.

» J’avais beau, moi, redoubler la force de mes expressions, la clarté de mon exposition, la simplicité de mon vocabulaire ; reprendre mes arguments sous un jour nouveau, résumer les points importants, il semblait ne pas m’entendre... Et ma foi, je dois bien le dire, il était devant moi comme un enfant, qui, l’index dans le nez, s’accroche un gros « loup », et ne cessera que lorsqu’il aura la chose au bout du doigt.

» Oui, je le vis maintes fois commencer le geste, qu’il n’arrêtait qu’à la réflexion, de mettre sous ses yeux les parcelles repêchées aux creux de ses mâchelières. Je vous avouerai que j’ai trouvé cette distraction, chez un homme de sa valeur, lamentable ; et vraiment, il me fallut du sang-froid, quand il voulut m’exprimer ses objections, pour ne pas lui dire qu’il n’avait rien compris à mon affaire, et pour cause.

» Est-il tous les jours ainsi ? Ou ai-je chance, un autre moment, de le toucher plus vivement ? »

... Et quelques minutes plus tard, mon autre ami me contait sa rencontre.

- J’ai vu Jean tantôt. Il est venu chez moi. Je ne le connaissais guère. Voilà un homme étrange ! A peine s’était-il assis et avait-il commencé de parler, qu’il saisit dans son gousset un anneau chargé de clefs. Il ne le lâcha plus durant les vingt grosses minutes où il fut dans mon cabinet, et je veux affirmer qu’il exécuta, pendant ce temps, le maximum de combinaisons que pouvait fournir l’arrangement de ses ferrailles. C’était curieux de le voir passer, à l’aveuglette, les plus petites clefs par l’anneau des plus grandes ; les disposer par rang de taille ; opposer les grandes aux petites, puis, subitement, tout recommencer à l’envers. En vérité, c’est là un homme adroit de ses mains. Mais quelle idée se fait-il des affaires, bon Dieu ? A quoi, saperlipopette ! pouvait rimer l’étonnant assemblage de propositions qu’il m’exposa ? Maintes fois, ayant pitié de votre pauvre ami, j’essayai de mettre debout ses tronçons d’idées ; oui, de clarifier, à son propre usage, le sujet de cette extraordinaire conversation d’un homme jouant avec ses clefs. Je vous avoue qu’il ne sembla guère me comprendre lui-même plus que je ne l’avais compris. Pourtant, vous me vantiez naguère ce Jean pour son esprit remarquable ? Quoi, est-il tous les jours d’une distraction si... originale ? Dites-moi, franchement, croyez-vous que je ne perde pas mon temps à prétendre, une fois encore, lui redresser par écrit la construction déguingandée de ses projets ? »

On connaît fous nourris de crème,
On connaît tout, hormis soi-même.

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LA CAROTTE

QUAND le jeune Monsieur Sylvain Fluyde, docteur en droit, reçut du capitaine du quartier, en son domicile, chez ses parents, l’ordre de pourvoir à son équipement de la Garde civique, il tomba dans un extrême abattement. Et sur le coup de cette convocation de la milice citoyenne, son imagination d’ordinaire plutôt paresseuse, dépassant brusquement l’éclat d’un phare électrique, lui étala, en une immensité minutieuse et effroyable, tout le malheur de son avenir dévasté !

M. Sylvain Fluyde voit les dépenses de son fourniment ; les avant-midi des dimanches de la bonne saison perdus pendant vingt ans de sa vie ; les agacements et les vexations de la discipline militaire où il se trouve soumis, pieds et poings liés, de par la loi. Puis, ah ! le spectacle du garde civique Fluyde vêtu d’une vareuse à liserés écarlates où ses épaules prennent la maladive mièvrerie d’une poitrine de maigre fillette. Il s’aperçoit colleté de reps noir, sans plus de linge flatteur ni d’avantageuse cravate, et il rougit de sa pomme d’Adam en saillie dans son long cou. Il se reconnaît coiffé du képi de 1830, à fond étroit, rendant impossible à jamais ces jolies oreilles de chien à la Zélandaise où il eut tant de peine d’assouplir ses cheveux. Enfin, M. Fluyde suit M. Fluyde marchant au pas militaire, entre le droguiste et le tailleur voisins, sous les ordres d’un lieutenant liquoriste, en de saugrenues évolutions, par les rues et les places couvertes d’une foule accourue spécialement pour jouir de la confusion de M. Fluyde.

L’amour-propre si adroit d’ordinaire à flatter le jeune homme, l’écrase aujourd’hui et le bafoue. La vie lui semble insupportable sous la menace d’avoir, deux heures par semaine, à asservir son intelligence à des besognes indignes de ses diplômes universitaires !

M. Fluyde père, docile mais goguenard ; Mme Fluyde mère, diserte et fertile en minutieuses malices, ont été dépêchés en solliciteurs auprès des autorités. Et voyez ! aucun de ces messieurs décorés n’a paru - quelle impudence ! - scandalisé à l’idée que M. Sylvain Fluyde fût invité à apprendre le maniement du fusil en compagnie des hommes valides de sa rue.

Aussi M. Sylvain pense à s’expatrier. Il rêve de se mutiler, comme jadis les miliciens, au temps de grandes guerres, pour s’affranchir de l’impôt du sang. Il se souhaite quelque maladie, sinon grave et mortelle en vérité, du moins qu’on voie, qu’on touche, et qu’il puisse étaler.

« Que les bossus sont heureux ! dit-il. Que le sort des manchots est enviable ! Un sourd, un pied-bot, on les laisse en paix, le dimanche au matin ! »

Que n’a-t-il le moyen de forger son corps à son rêve ?... Devant sa glace, il tâche d’arrondir encore la voûte déjà marquée de ses épaules. Il marche autour de sa table en s’efforçant d’ajouter le peu qu’il manque à ses genoux pour être cagneux tout à fait. Il augmente les lentilles de son lorgnon pour corser sa myopie. Petit à petit, il arrive à exprimer, jusque durant la nuit et dans la solitude, l’amertume d’une cachexie incurable. Il la tousse pour répéter son rôle ; il la crache devant tout le monde ; il en blêmit son visage, en creuse ses orbites, en décolle ses oreilles !

Au rebours de la grenouille qui s’enflait devant le boeuf, M. Sylvain s’étrique, se vide, s’apetisse, se gauchit, se met en loques !... De peur d’être garde civique, il veut bien cesser d’être un homme. Pour ne pas s’ennuyer quelques minutes tous les sept jours, il consent à ressembler à quelque foetus ambulant, mais « exempté » !

Enfin, il se croit mûr ! Pour le soir où il est invité à se présenter au conseil de révision, il se donne le coup de fion par le moyen d’une demi-lieue de rampe gravie au pas de course, une demi-douzaine de cigares maduro, et trois absinthes soignées. Et macéré, perclus, rendu, il s’affale sur la chaise où les médecins le prient de s’asseoir et d’ôter sa jaquette.

Ah ! ah ! mais c’est qu’ils ont l’air tous de couper dans le pont ! Devant son thorax de vieillot petit garçon, c’est même à peine s’ils ont caché leur moue appitoyée à M. Fluyde !... Du bout de leurs doigts indiscrets, ils pincent sa peau jaunie et tapotent ses côtes en cercles de futaille. Ils le font tousser, respirer, et ne plus respirer. Ils lui collent, au dos, leurs larges oreilles froides ; hochent la tête, se font des signes, et ont l’air d’être tôt du même avis, comme à la vue d’une chose qui crève les yeux.

Et M. Sylvain pâlit doucement. Il voudrait parler haut, de la voix qu’il avait, il y a un instant dans la rue ; il ne peut pas. Il a peur. M. Sylvain a peur parce qu’il a trouvé, ici, trois médecins si complètement d’accord sur son cas, et si vite à lui donner ce qu’il demande, sans marchander. M. Sylvain tremble devant ce marché si facilement enlevé... Que cache ce manège ?... Serait-il berné ? Se serait-il volé lui-même ? Il s’affale. Il remet sa chemise à l’envers. Il ne parvient plus à croiser ses bretelles dans le bon sens, parce que le docteur lui dit : « Il n’y a pas de doute, Monsieur, que votre requête ne soit prise en considération !... Tranquillisez-vous ! - « Heu !... Heu !... » commence M. Fluyde qui s’était promis d’être si éloquent, en l’occurrence. - « Ne craignez rien, mon ami ! La loi ne peut exiger de vous l’impossible ! » - « Heu !... Heu !... » M. Sylvain manque de salive pour remuer sa langue, en sorte que les paroles lui happent au fond de la bouche comme un caramel mou... Et il exprime de bien obscure et baragouinante façon, la joie qu’il ressent, M. Sylvain, à voir sa demande accueillie !

Poussé dans la chambre voisine, son col et sa cravate à la main, livide, titubant sans rien voir au travers du cristal embué de son lorgnon, il tombe dans les bras d’un huissier qui le dépose, plus mort que vif, sur un siège.

« Excusez-nous, Monsieur, lui dit un vieux monsieur couvert de galons et à l’air paternel, excusez-nous de vous avoir appelé ici, en l’état où vous vous trouvez. Malgré l’avis unanime des médecins, il ne nous est pas permis malheureusement de vous réformer à vie. Un congé de la garde, vous est accordé pour un an. Mais ne vous inquiétez pas. Nous nous ferons un cas de conscience de vous procurer, l’an prochain, la dispense définitive. »

M. Sylvain voudrait secouer le cauchemar de terreur qui l’étreint. Devant les mines graves et dolentes de ceux qui l’entourent, et qui signifient : « Ah ! oui, l’an prochain ! » - il éprouve un besoin sauvage de crier la vérité : qu’il n’est pas malade ; qu’il ne va pas mourir ; qu’il tire la carotte ; et même, et même qu’il veut être garde civique ! - « Heu !... Heu !.... » - « Pardon, reprend le bon colonel, je le regrette. C’est tout ce que je suis autorisé à faire pour vous... Huissier, aidez à Monsieur ! »

Et M. Sylvain, ayant obtenu ce qu’il désire depuis des mois, s’en va comme à la guillotine, le chef pendant, les jambes molles, appuyé au bras de l’officieux. Il ne pense que trois mots, mais très vite : « Oh ! la la ! Oh ! la la ! »

A chaque palier, toutes les dix marches de l’interminable escalier qu’il descend, il demande à s’asseoir.

« Allons ! Allons ! » dit l’huissier bonhomme. J’en ai vu revenir de plus vilainement pris que vous, mon garçon ! » - Oui ? demande M. Fluyde. - Mais bien sûr ! - Oui ? demande encore M. Fluyde. Et il est aussi reconnaissant d’apprendre, de cet homme, qu’il en reviendra peut-être, que si c’était une consultation de professeurs qui le lui assurât.

On a hissé M. Sylvain dans une voiture. Le cocher va au pas et se retourne souvent pour voir, par le vitrage, si le client est toujours vivant.

M. Fluyde arrive chez lui.

« Ils m’ont refusé ! hurle-t-il, dans le corridor. Je suis mortellement atteint ! Oh ! mon Dieu, ils ne veulent pas de moi !... C’est fini ! C’est au coeur ! Je suis fichu ! »

Et pendant que M. Fluyde père court chercher un médecin ; et que Madame, à genoux, crie pathétiquement : « Sylvain !... mon enfant !... mon enfant ! » M. Sylvain Fluyde, exempté de la garde civique, couché sur le canapé, cherche déjà, dans la chambre, l’endroit où sera exposé son cercueil, le jour prochain de son enterrement.

Oubliant qu’il joue un rôle, il se sent mourir. Et il voit, dans le lointain d’un rêve inaccessible désormais, des pelotons de petits hommes gais, dont il ne sera jamais, en vareuse et képi comiques, qui défilent riant et marchant mal, par les rues ensoleillées, au son de musiques violentes !

Tel se croit bien sensé,
Qui se croque le nez.

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LES YEUX

UN homme avait un gros chien mâtin, noir de poil, laid comme un beau diable, et dont la vue faisait peur aux petits enfants. Il arriva qu’un jour, en suivant son maître à travers les bois, le mâtin rencontra, dans un étroit sentier, un grand renard qui, apercevant le chien, se laissa tomber sur le derrière et se mit à trembler comme une feuille. Tout pareillement le chien s’arrêta court.

Et ainsi acculés l’un devant l’autre, ils commencèrent sans rire, ni parler, ni ciller, à s’entre-regarder si attentivement que le renard ne pensait plus à fuir, non plus que le chien à se précipiter ; si âprement, si ardemment et tous deux allongeant si extrêmement le museau, que les yeux petit à petit leur sortirent de la tête, et jaillissant comme des prunes pressées entre les doigts, bientôt roulèrent sur le sol.

Le maître, qui marchait toujours, remarqua seulement en se retournant, ces deux animaux plantés l’un devant l’autre en si étrange posture. Il s’approcha avec curiosité et les trouva les orbites vidées, qui s’étaient aveuglés en se fixant du regard.

Dieu veuille qu’il en arrive autant à ceux de nous qui se dévisagent avec dédain. Ce n’est pas moi qui, par après, les conduirai, le long des chemins, mendier leurs croûtes.

L’oeil, messager du coeur,
Montre l’amour ou la rancoeur.

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L’OISEAU ROC

LE locataire du second, M. Bonnet, est un célibataire aux cheveux gris, à la large figure glabre, carrée, d’un rose vif et bien uni. Il descend, le matin, en pantoufles de feutre et gilet à manches de soie, boire le café de son premier déjeuner à la cuisine, et lire « la feuille ». Il se sert lui-même, et quand il a fini, remet le pain dans l’armoire et le beurrier dans le coin frais.

Il n’a rien à faire ; ni métier, ni emploi ; et toute sa journée est à lui. La ménagère peut en confiance le charger de veiller au feu quand elle est en ville ; il ne le laissera pas éteindre. Les jours où il se rend à la Caisse des Dépôts toucher ses rentes, il demande un coup de brosse avant de partir, et c’est tout.

M. Bonnet est comme une sorte de parent gentil et discret qui paierait trente francs par mois pour rendre ses menus services au ménage de son hôte.

Or, un enfant est né dans la maison, et sa venue a extrêmement ému le locataire. A la façon de ces chiens familiers qui se couchent sous le berceau des petits maîtres et montrent les dents aux intrus, M. Bonnet voudrait ne plus quitter le bébé. Il abandonne les canaris saxons dont l’élève, jusqu’aujourd’hui, avait été sa joie, et la réussite, son orgueil ; il oublie la chasse aux mouches le long des papiers de tentures, durant ses après-midi recluses et solitaires ; il délaisse les parties de piquet au cabaret du coin de la rue.

M. Bonnet, sur le carreau de la cuisine, marche à quatre pattes pour être à hauteur de Pilou ; et l’enfant, pour assurer ses premiers pas, s’appuie aux larges oreilles de son ami. M. Bonnet a appris la préparation exacte des biberons et des panades. Il ne recule pas devant la besogne d’un changement de langes. Mieux que la mère, il sait endormir Pilou en chantant une berceuse qui n’est rien moins qu’une chanson de rameurs congolais, apprise dans ses voyages.

Et le plus satisfait, on ne peut dire si c’est la ménagère, de son aide ; le bébé, de son gardien ; ou le M. Bonnet, de sa tâche nouvelle.

Pilou, qui grandit, aime les images. Le spectacle de ces choses, bêtes et gens collés en noir sur du papier, le transporte. Sans savoir parler, il dit : « bébébé » pour les décrire, les jouer, les vivre ; il y frotte son nez pour les flairer, et sa bouche pour en manger.

M. Bonnet, de ses ciseaux minutieux en découpe dans les gazettes. Mais son imagination va plus vite que le désir de Pilou. C’est le vieux bonhomme qui est le plus gourmand et qui, sans cesse, en souhaite d’encore plus belles et plus amusantes. Et il rêve d’une image qui ravirait l’âme du petit enfant de ce bonheur que lui-même ressent déjà.

Il y travaille, dans sa chambre au second étage, le soir, quand Pilou dort. Il recule sa lampe sur la table ; et sur une vaste feuille de carton, avec un crayon rouge et un crayon bleu, il dessine, gratte, retouche une bestiole extraordinaire qu’il a baptisée : l’oiseau Roc. Roc a le bec du canard, la crête du coq, le jabot du dindon, le mantelet du coq de bruyère, les serres de l’aigle, la queue ocellée de l’argus du Japon. Roc résume, en son individu, les splendeurs éparses de tout ce qui vola jamais sous le ciel. Et Roc n’est pas trop beau, étant destiné à Pilou ! Au dernier moment, M. Bonnet colle une allonge au carton pour étaler plus au large, une queue plus mirifique encore. Son oeuvre finie, il prend du recul pour la contempler, bat des mains, et regrette qu’il soit nuit, Pilou endormi, et qu’il ne puisse aller lui montrer Roc à l’instant.

Enfin, vient le matin. M. Bonnet descend le carton à la cuisine où Pilou, sur un coin de tapis, joue aux pieds de sa mère. Sur le seuil, avant d’ouvrir la porte, ayant toussé pour éclaircir sa voix, le bonhomme s’annonce par des roucoulements qui lui emplissent la gorge jusqu’au ventre, des cou-cou pointus, de larges quaq-quaq, de tonitruants cocorico, tous les cris d’une volière, et qui ne sont pourtant que le menu ramage de l’oiseau Roc avant de paraître en scène. Il entre. M. Bonnet s’avance radieux sous le regard de Pilou intrigué par ce babil, et qui braque des yeux semblables à des rondelles de miroir.

S’agenouillant, abaissant sa grosse tête rose et blanche au niveau de la petite tête rose et blanche, M. Bonnet lâche Roc en liberté, dans le concert de ses cris inouïs. Pilou voit le monstre multicolore ; ses traits se contractent et se chiffonnent ; il se renverse, il hurle, il trépigne. M. Bonnet redouble, étonné un petit, d’une satisfaction si folle pour son oeuvre. De toutes ses forces, il canarde, piaille, trompette, cacarde, siffle, en agitant dans l’air, la peinture bariolée. Mais Pilou, à qui l’oiseau Roc est apparu de nouveau un instant, piaule plus haut et se démène dans des convulsions.

« Monsieur Bonnet !... Monsieur Bonnet, s’écrie la mère d’une voix craintive... Je crois qu’il a peur de l’oiseau... Monsieur Bonnet !... »

- Du bel oiseau ?... Pilou, peur du joli fifi ?... Pilou, Pilou ! Voyez l’oiseau Roc... Voyez ses ailes rouges, son manteau bleu, sa queue verte jusqu’au bout et son joli bonnet... Pilou, Pilou, voyez Pilou !... Quiquiriqui !... Cott-cott-cott !

- Monsieur Bonnet, je vous dis que Pilou est effrayé, s’écrie la mère perdant ses scrupules devant la face bleue de l’enfant qui asphyxie dans les contractions de la terreur. Monsieur Bonnet, je vous en supplie, cachez l’oiseau ! Moi, je le trouve beau, vous savez. Mais Pilou en a peur, je vous jure. Cachez-le, s’il vous plaît !

M. Bonnet décontenancé, toussotant, haussant les épaules, est remonté dans sa chambre, en remportant l’oiseau Roc. Il est piqué. Il est fâché. Il attache le carton dans la ruelle de son lit. Un si bel oiseau ! Il en jouira seul. Pilou est un petit idiot. Que sa mère l’amuse désormais !

Le bonhomme est retourné à ses canaris, à sa chasse aux mouches, à ses parties de piquet. Pilou, ni sa mère, plus personne du rez-de-chaussée ne l’intéresse beaucoup. Du corridor, à l’entrée de la cuisine, il crie : bonjour, et passe. Mais, à présent encore, d’une pointe de couleur, il arrive souvent à M. Bonnet d’ajouter ci une plume, là une aigrette à son dessin ; et l’oiseau Roc est demeuré son jouet.

De chiens, d’oiseaux, d’armes, d’amours,
Villon le dit à la volée :
Pour un plaisir, mille douleurs.

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LE PAIN

IL arriva une chose pitoyable aux dernières canicules, temps bien dangereux toujours. Un homme de mon village, pour faire accueil à des parents et des amis venus le visiter à l’occasion de la ducasse, prit dans sa huche un joli petit pain blanc de froment, de soixante-quinze ou cent livres, je ne sais plus au juste. Il affila son couteau sur la montée, entama la miche et la fendit, mais si vivement que lui-même, à hauteur de poitrine, se coupa en deux à travers tout le corps. Le couteau tiré avec tant de force alla ensuite, jusqu’au manche, s’enfoncer dans le mur de pierre où le bonhomme s’était adossé.

La fête en fut troublée ;  les parents et les amis bien ébahis. Toutefois, ce fut encore le pauvre diable qui y perdit le plus. Mais il n’en dit mot.

Entrailles, coeurs et boursettes,
Aux amis doivent être ouvertes.

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LE BALLON

SI le père veut écrire, il lui reste comme écritoire le dessus d’une caisse vide, dans la chambre de débarras de l’entresol. Mademoiselle Bée, fille unique, âgée de deux ans trois mois, avec ses jouets, sa mère et sa bonne, occupe, tout entier, le premier étage de la maison : la chambre à coucher, le cabinet de toilette, la bibliothèque et jusque le petit salon.

Boîtes vides, poupées bariolées, moutons crépus, ménages liliputiens, pianos hauts d’un pied, albums d’images, vaisselles de bois, mère, enfant, nourrice, chants, cris, pleurs, couvrent le plancher, défoncent les fauteuils, mouillent les tapis, gagnent, un à un, les rayons des livres, grimpent à l’assaut des étagères, offrent enfin à l’ami malheureux de la paix et du silence, le coin le plus calamiteux de l’univers, le cahos.

Or, un visiteur vient d’apporter à Bée le seul jouet qui manquât encore, un ballon de baudruche énorme, rond, rouge et qui présente, au bout d’un fil blanc, l’air d’un malicieux faux-bonhomme satisfait d’avoir trouvé le moyen, tout le plancher occupé, d’encombrer ce qui restait de place au-dessus.

Bée, en apercevant cet objet nouveau, a bondi sur ses quatre pieds et crié :

« Oh, Madame Bâbe ! » ainsi qu’elle nomme sa balle de gomme et la lune.

Miss, la chienne, est venue flairer le nouvel hôte ; et le chat Mémenne, est descendu peu après, de son coussin, avec circonspection. A peine Madame Bâbe a-t-elle daigné répondre à ces honnêtetés en dodinant lourdement sa tête bouffie de vanité. Au bout du fil passé au poignet de Bée, elle danse d’un air important, monte, descend, mais si lourdement, en attendant si manifestement qu’on le lui ait commandé, qu’il paraît bien qu’elle croit indigne de son volume d’amuser si petit que Bée. Et souvent, devant la menotte de l’enfant qui veut la caresser, Madame Bâbe s’éloigne, choquée, plus brusquement que ne le ferait ma Soeur supérieure menacée d’un sous-officier.

Mais Bée ne lui en veut pas. Elle est radieuse comme une maîtresse obéie au doigt et à l’oeil. Elle goûte l’âpre émotion du départ quand le ballon bondit en l’air ; puis la douceur du retour et de la possession quand elle le touche de nouveau et l’embrasse.

« Ah ! dit la maman, avec un tel jouet, Bée va me laisser reprendre ma broderie au tambour ! »

Bâbe ! Bâbe ! Où est Madame Bâbe ? Plus de Madame Bâbe !

Bée hurle. Les yeux hors de la tête, elle montre, au plafond, la boule qui vient de s’enfuir. Saisissant l’occasion d’un moment de confiante tendresse, et tandis que l’enfant croyait se la voir unie par un lien plus cordial que la ficelle, Bâbe est filée. Sombre, muette, têtue, elle révèle enfin son âme mauvaise. Elle demeure immobile, collée dans un coin du plafond, juste au-dessus de l’amphore de Majorque, la blanche amie pleine de grâce et au cou délicat, dressée sur son étagère. Un bout de fil pend au nombril de Madame Bâbe ; il flotte ; et c’est tout ce qu’il reste d’espoir de la rattraper.

Le père est requis. Docile comme il convient au père d’une fille, unique enfant, il se hisse sur la chaise la plus haute, fait des signes, appelle le ballon, non tant pour le ravoir que pour mériter le sourire de Bée. Bibles vêtues de cuir amadou, pesantes Vies des Saintes gainées de planches, sont échafaudées. L’Atlas neuf lui-même est sous ses pieds, quoique allemand, et de Justus Perthes. Les pincettes à la main, du haut de ces tréteaux, le père s’étire, tend le cou, tâche à saisir le fil du ballon, avec la mimique d’un acteur adjurant l’Infini. En vain. Il faudra l’échelle.

On court emprunter l’échelle du charcutier voisin, qui est celle aussi du quartier. Pour reconnaître l’emprunt, on devra demain manger de la viande froide. Et cela aussi c’est la faute au ballon. La machine vient avec bruit et importance. On l’entend cogner aux murs ses montants qui sont gras à la main autant que de la couenne de lard. Or, elle est si haute que ses pieds sont encore au palier quand sa tête heurte le plafond de la chambre. On a beau l’incliner, l’insinuer, la pencher, la tordre, vouloir la prendre en traître, elle ne prétend pas entrer plus loin. Et puis, sans avoir servi, elle se retire avec le tumulte d’un domestique renvoyé.

Que faire ? Bée dont l’âge est religieux essaie de la prière.

« Oh viens, Madame Bâbe ! Viens, Madame Bâbe ! »

Mais il vaudrait mieux, pour l’enfant, demander la lune qu’implorer cette glabre face ronde. Pour apaiser les cris de Bée, ou du moins lui fermer la bouche, on y fourre la réserve des bonbons du ménage, ainsi qu’on jette sans compter, quand il le faut, un lest précieux.

Le ventre rond, Bée se calme, Bée sourit, Bée s’endort. Le lendemain, les rideaux tirés, personne ne pense plus à l’infidèle. Madame Bâbe roule sur le tapis, comme une boule ridée, terne, molle, donnant l’idée d’une laide maladie qui va peler. La chienne vient, du museau, pousser Bâbe la décatie. Mémenne, plus délicat, fait un bond pour ne pas la toucher.

« Houe ! dit Bée. Partez, vilaine ! » et d’un coup de pied crève Bâbe qui meurt avec un bruit honteux. Bée sans pitié pétrit les restes de son idole d’hier, en une boulette qu’elle colle soigneusement sur le poêle brûlant.

En un instant la chambre est empestée. La vieille servante doit venir ouvrir les fenêtres, le poil hérissé de colère.

« Ah, c’est le jouet d’hier, dit-elle. Il fallait encore celui-là... Et il y en avait déjà une brouette !... De mon temps (la vieille Thérèse a de la barbe) de mon temps, les enfants avaient, pour s’amuser, les rats morts trouvés au grenier, et quelquefois une taupe des champs, une taupe de velours... Et quel plaisir ! »

Enfants, poules et pigeons
Embrennent et souillent la maison.

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LA BARBE BRÛLÉE

UN homme qui rongeait, un jour, un gros os de veau, de bon appétit, se le poussa si avant entre les dents qu’il en demeura bâillonné, c’est-à-dire avec la bouche grande ouverte et sans pouvoir la refermer.

Il alla au rebouteux et, par signes, lui demanda d’apporter remède à son mal. Le guérisseur n’avait pu s’empêcher de rire en le voyant, mais il l’assura pourtant de le soulager bientôt, le visita et reconnut son mal. Il lui frotta longuement la jointure des mâchoires avec de l’eau chaude ; et cela fait, levant la main, il lui appliqua, sous l’oreille, un formidable coup de poing.

La bouche se referma d’un trait. Mais notre homme avait, sur le devant, quatre longues dents jaunes qui vinrent à se rencontrer si violemment que des étincelles jaillirent, ni plus ni moins que si l’on avait battu le briquet ; tombèrent dans sa barbe qu’il avait très longue et fournie ; l’enflammèrent comme une poignée d’herbes sèches et la brûlèrent tout net, avant qu’on eût eu le temps d’y porter remède.

Le pauvre homme s’en retourna à sa maison, la bouche fermée, mais la barbe rase, et penaud comme un fondeur de cloches.

Pour vivre heureux et sans reproche,
Mesure ta bouche et ta poche.

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LA CHANDELLE

IL y avait un vieux, vieux homme qui demeurait au Tienne d’Amont. Il n’avait quasiment plus de dents, le Jean Matet ; ses joues rentraient dans le creux de ses mâchoires, et voilà qu’il se marie avec la vieille, vieille Marjosèphe, qui ne pouvait mie manger que bouillie de farine depuis des ans.

Le soir, ha ! ha ! ils vont se coucher. La vieille au lit, le vieux veut éteindre la chandelle. Il souffle :

«  Huf ! »

Mais la chandelle ne s’éteint point. La flamme file, oscille, pétille, puis se remet droite comme s’il n’y avait rien eu.

« Huf ! Huf ! » fait de nouveau Jean Matet, les bajoues gonflées, les yeux ronds, les poings serrés. « Huf ! » qu’il pousse.

Il a beau pousser. La chandelle n’en défaut pas plus.

« Bin, bin, en voilà une ! » s’écrie-t-il, suffoqué. » Marjosèphe, oh ! Marjosèphe, levez-vous, oh ! bin, en voilà une ! Je n’arrive point à souffler la chandelle. »

La commère descend du lit. Elle est grosse un peu moins que deux poings, les reins cassés, les gros orteils tirés en l’air par les tendons.

« Frrtt ! » dit-elle doucement à l’oreille de la chandelle.

Point, rien, foin ! La flamme penche, danse, balance et se remet claire, sans manquer sur sa mèche.

« Oh ! Diantre ! » dit Marjosèphe. Et elle recommence de son plus fort : « Frrtt ! Frrtt ! » Tellement que sa tête en demeure longtemps secouée.

Autant de perdu... Alors les deux vieux s’y mettent ensemble. L’un d’un côté, l’autre de l’autre.

« Huf ! - Frrtt ! - Huf ! - Frrtt !... Huf ! »

La flamme brûle toujours. Roupies au bout d’un nez, les gouttes de cire coulent au creux du chandelier.

« Oh bien, dit le Jean Matet, il nous faut aller quérir la mère à la chambre d’en bas. Il n’y a qu’elle pour en venir à bout. »

Il descend et remonte avec la vieille, vieille maman aux yeux clairs, aux paupières rouges, moustaches raides et verrues poilues, et sa crossette à la main. Par la bouche aux lèvres rentrées, il lui sort, à petits coups vifs et répétés, un bout de langue pointue, fin comme une pièce de monnaie qui giclerait de la fente d’une tirelire.

« Heu, heu, dit-elle en chevrotant. A où ?... Quelle chandelle ?... Que voulez-vous ? Ah !... Frr, frr, frou ! dit-elle à la flamme d’un tout menu souffle de plus de cent ans. La chandelle ne s’éteint pas.

« Fr, fr, frou ! reprend-elle en vain. Grand Saint-Colin ! Faut voir à Monsieur le curé. Elle est ensorcelée, c’est certain. »

Jean Matet s’habille et court à la cure. A la porte, il frappe du poing :

« Buch ! Buch ! » dit-il.

La nuit est noire autour de lui. L’heure sonne au clocher. Il attend, il attend. Rien n’a bougé dans la maison. Enfin il se décide à frapper de nouveau.

« Buch ! Buch ! » dit-il, mais non plus aussi fort.

Rien encore. La porte ne tressaille pas d’un fétu. L’homme s’assied sur le seuil et il attend. Voilà la piquerette du jour, puis le matin. La servante du curé est levée. Elle ouvre l’huis pour voir le temps qu’il fait, et trouve le vieux assis sur la montée.

» Eh bien, Jean Matet, que faites-vous là, de si bonne heure, donc, Jean Matet ?

- C’est rapport à la chandelle, je vas vous dire ! La chandelle de notre maison que nous ne pouvons éteindre ! Nous soufflons pourtant dessus depuis hier au soir, et moi, et ma femme et notre mamme. M’est d’avis qu’il y a sur elle un sort de jeté. Et j’étais venu appeler monsieur le curé pour voir à la souffler.

- Vous n’avez donc point frappé à la porte ?

- Si fait, dà, j’ai frappé.

- Et pourquoi ne bûchiez-vous plus dru, eh ! Jean Matet, puisque je ne venais vous ouvrir ?

- J’avais peur de vous réveiller, oh ! »

Hardiment heurte à la porte,
Qui bonne nouvelle apporte.

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L’ANE

L’ANE de Pierre André s’étant échappé, entra dans un pré où, trouvant de l’herbe à foison, il se mit à jouer des mâchoires et à se refaire la panse. Et comme tous les organes de la digestion étaient bien disposés, il ne tarda pas à fumer la prairie aux dépens du fourrage dont il se bourrait ; puis à battre, comme on dit, son avoine en se roulant à terre et mangeant ensuite tout couché.

Une pie qui le suivait à la piste en épluchant ses crottes, s’approcha peu à peu et, toujours picotant, vint jusqu’à lui fourgonner familièrement de son bec au derrière, ce dont notre âne semblait tout éjoui.

Mais enfin, cette pie ayant poussé la tête trop avant ; et du bec, par malheur, piqué au vif le gros boyau du baudet, celui-ci se serra ; et le cou de la pécore avec sa tête, se trouva pris. Alors elle se mit à se débattre et à jouer si furieusement des ailes en arrière qu’elle traîna l’âne, la queue en avant, d’un bout à l’autre de la prairie, tant qu’à la fin, celui-ci lâchant prise, la pie, par la rapidité de son vol, fut donner contre un pommier dont elle fit tomber plus de six sacs de pommes. L’âne eut le dos tout écorché ; même qu’il fallut six mois à l’artiste Frère pour le guérir.

Il faut toujours, en toute affaire,
Regarder devant et derrière.

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LE PORTRAIT

LE peintre Madou avait beaucoup peint, mais jamais n’avait voulu se laisser peindre. Aux prières de Marneffe qui prétendait le pourtraire, il répondait :

- Vous empêcher de manier vos pinceaux, je ne le puis. Mais vous-même, m’obliger de poser, vous ne le pouvez non plus. Arrangez-vous donc sans moi. Et comptez que je ne vous montrerai plus mon visage, désormais, mais un masque grimaçant et falot !

Marneffe n’en affirma pas moins qu’il en sortirait parfaitement ainsi. Et un matin, dans son appartement, devant quelques amis, dont Madou, le peintre exhiba son oeuvre.

- Eh bien ! Madou, qu’en dites-vous ? demanda Marneffe à sa victime.

- Moi, répondit l’autre, je n’en peux rien dire. Est-ce qu’on se connaît soi-même, Marneffe ? Comment jugerais-je de ma propre ressemblance !... Et eux-mêmes, en montrant les amis, bast, ils ne le peuvent guère plus sûrement ! Ils me voient trop souvent, ils ont de mon type une idée trop spéciale ; leur jugement n’est plus libre. Lui, qui m’offre du tabac à priser, ne verra que mon nez ; et lui qui joue du violon, ne distinguera que mes oreilles !...

- En effet, dit quelqu’un avec une louche docilité. Il faudrait, pour juger de la conformité du portrait au modèle, une personne qui verrait Madou pour la première fois et le verrait devant son image.

Or, ici, justement on entend la sonnette de la rue tinter dans le corridor. Et le fracas des cruches de cuivre annonce la laitière villageoise qui vient, chaque matin, fournir de lait la maison.

- Une idée ! s’écrie Marneffe. Faisons monter la paysanne.

Il se penche au palier, hèle Mieke, et la prie de monter. Elle apparaît, la face rouge et luisante comme le côté vermeil d’une pomme de belle fleur mûre. Ses jupes emplissent l’escalier. Elle entre, fleurant à la fois l’herbe fauchée, le lait et le fumier. Et Marneffe la conduit ébahie et docile devant son chevalet, en la poussant doucement comme une petite hutte de berger qui roulerait.

Enfin, elle aperçoit le tableau dressé devant elle comme à travers un voile qui se serait subitement déchiré. Son visage s’illumine encore. La voilà qui trépigne de ses sabots claquants, frappe ses mains l’une sur l’autre, ouvre la bouche, avale sa salive et s’écrie :

- Ah, Jésus-Maria, que c’est bien ça ! Mais que c’est ça ! Son visage craché, ses fins doigts, ses beaux habits luisants. Tout... tout !

- Quoi ! ma brave femme, vous le reconnaissez donc ? demande Marneffe satisfait de cet enthousiasme naïf, on a beau dire, et quoi qu’elle ne fût que la femme au lait. Vous reconnaissez le modèle... Ah ! Ah ! Est-il ici ? Pourriez-vous le montrer ?

- Mais n’est-ce pas le portrait de la Notre-Dame de Basse-Wavre qui est à notre église ? Ah ! doux Jésus, non, je n’ai jamais vu une plus belle Notre-Dame de ma vie !

Qui folie dit,
Doit folie ouïr.

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LES HANNETONS

VOUS souvenez-vous de l’année aux hannetons où tous les arbres, chênes, hêtres, saules, trembles, houx, charmes, bouleaux, peupliers, ormes, cerisiers, marronniers, frênes, érables, coudriers, sorbiers, tilleuls, ifs, églantiers, sureaux, néfliers, pommiers, groseilliers, fusains, abricotiers, cornouilliers, rosiers, poiriers et pruniers, en étaient chargés à plier ?

A la ferme de la Mésangère, il y avait, devant la cour, un chêne de trente-deux mètres de tour. Or, il fut si couvert de cette vermine qu’il en rompit par le milieu, éclatant en deux avec un bruit qui s’entendit à plus de trois lieues loin.

Les branches à terre, deux gros chiens de charrette du fermier qui s’étaient approchés, se mirent à manger à même des hannetons, mais à en manger si avidement, si goulûment, si abondamment que leur ventre gonflé touchait terre et qu’ils se couchèrent sur place, et, sans tourner, s’endormirent.

Le lendemain matin, ils ronflaient encore quand le soleil déjà chaud vint leur donner sur la panse et la chauffer si bien que les hannetons qu’ils avaient avalés tout ronds se levèrent, et se mirent à bourdonner ainsi qu’ils font quand ils comptent leurs écus avant de se mettre en voyage. Tout à coup, tous en masse prirent leur vol, emportant si haut et si loin nos deux mâtins que le fermier ne les revit jamais plus.

Il fut dit cependant par la suite, que les hannetons, las de voler, les avaient laissé, de plus de cent mètres haut, retomber dans le bois de Fleurus. C’est là, s’il faut en croire ceux qui le racontent, qu’ils firent leur dernière crotte.

Mauvaise médecine,
Vers la mort achemine.

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LE VOYAGE A BRUXELLES

UN de ces marchands qui parcourent la province, transportant leurs coffres d’échantillons dans une carriole, - « Ici, on loge à pied et à cheval, et on ne répond de rien » - arriva, un jour, dans une petite ville où il avait affaires. Non qu’il y vendît beaucoup. Mais la principale boutiquière ne lui avait jamais voulu passer la moindre commande, et, sans valables motifs, elle refusait même de lui laisser seulement offrir ses denrées.

Les amoureux sont jaloux de posséder et les marchands de vendre ; et on dit aussi qu’il n’y a, au marché, que ce qu’on y met. Notre homme pensait plus à la rebelle qui ne lui achetait point qu’à aucun de ses bons clients. Il avait à coeur de forcer son parti pris.

Donc il arrive à son magasin, quand, en ouvrant la porte, il voit subitement se dérober, sous le large comptoir où elle s’occupait, l’insaisissable patronne. Après avoir, à part lui, poli les plus douces paroles, taillé les plus insinuants arguments, il ne trouve plus à parler qu’à quelque indifférente serveuse ! Il rougit, autant de la colère d’avoir surpris cette fuite truquée, que du dépit de ne pouvoir combattre ; mais, cependant, il s’avance d’un pas empressé, montre la bouche en coeur de celui qui vient de loin promettre tout pour rien, et fait ses offres de services.

- Madame sera désolée d’apprendre que Monsieur soit venu, lui répond la fille. Elle est absente, en voyage à Bruxelles. Je ne sais quand elle rentrera.

- Oh ! le fâcheux contretemps ! Et moi qui me faisais fête d’offrir à Madame la primeur d’un choix merveilleux d’articles à des prix ridiculement réduits !... Mais je veux, Mademoiselle, vous montrer quelques-unes de ces extraordinaires nouveautés !

Le marchand a son idée. Il rit derrière sa tête. Quoique la fille répète son explication du départ de Madame, son incapacité à acheter, et bredouille, s’excuse, s’avance pour mettre dehors l’importun, lui, il a fait un signe au commissionnaire qui l’accompagne ; les malles monumentales sont apportées ; et le voici, sans vouloir remarquer les mines désappointées et suppliantes de la serveuse, ses gestes de protestation, ni même les coups d’oeil furtifs lancés derrière le comptoir, le voici déballant, une à une, les milliasses de merceries entassées dans ses caisses ; exhibant, dit-il, des objets réservés qu’il n’a montrés à personne ; annonçant, d’une voix enthousiaste, de « pures laines » et de « pures soies » à meilleur marché que de « mauvais cotons » ; forgeant, à plaisir, des prix à faire sortir du tombeau, pour profiter de l’occasion, la plus revêche revendeuse. Il parle, invente, ment, déballe, étale.

En riant dans sa barbe, il se figure la femme accroupie et réduite au silence, ici dessous, depuis une heure. C’est sur elle qu’il frappe du plat de sa main pour jurer, qu’à ce tarif il se ruine. C’est sur le dos de la femme enfouie qu’il décharge, avec fracas, ses boîtes de merveilles.

Car elle est là, victime de sa malice, qui, d’abord, se désole de rater les avantageux marchés qu’elle entend annoncer. Puis elle souffle cassée en deux dans son étroit réduit. Elle geint, des crampes qui contractent ses mollets. Elle pâme de peur sous les coups dont retentissent les planches au-dessus de sa tête. Et enfin, elle défaille, elle est près de se rendre. Une seule chose la soutient : la certitude que le marchand ne l’a pas aperçue, et que c’est lui qui est pris.

A présent, il semble au bout de son rouleau ; il renfourne les piles qu’il a détaillées, et fait rentrer ses casiers dans ses malles gigognes. La prisonnière reprend courage ; elle reconnaît le pas du commissionnaire qui ébranle la maison et enlève les caisses. Il va partir, le voyageur maudit ; elle l’entend qui s’excuse et salue la magasinière. Oh ! il lève le pied ; quand... Elle pousse un cri. Le marchand s’est plié en deux, et par dessus la table sa tête est venue, rouge et souriante, lui dire, dans le nez, d’une voix douce :

- Eh bien ! Madame, ne rentrerez-vous pas enfin de voyage ? N’êtes-vous pas depuis assez longtemps à Bruxelles ?

Qui trompe le trompeur et robbe le larron,
Gagne cent jours de vrai pardon.

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LA PUCE

LA belle-mère de la femme du cousin Jean, qui fut en son temps, aussi gaillarde qu’une autre, prit un jour, en fouillant sous sa chemise, entre ses deux hanches, une grosse puce qui l’avait longtemps mordue et dont elle jura, à l’instant, la mort.

Et pour mettre son projet à exécution, elle vous l’étreignit entre les ongles de ses deux pouces, si furieusement et d’une telle force qu’il sembla que ce fût une décharge de mousqueterie, à l’épouvantable vacarme que cela produisit. De la secousse, toutes les casseroles, bouilloires, poêles, poêlons, lèchefrites, passoires, bassinoires, vaisselles d’étain, chopes, pots et plateaux qui étaient rangés tout reluisants sur les tablettes de l’étagère, en dégringolèrent par terre avec un bruit d’enfer ; et les poules du poulailler en furent jetées bas de leurs juchoirs.

Voyez-moi ça quel beau diable ! Dieu nous aide au pain bénit !

Qui femme croit et âne mène,
Jamais ne sera sans peine.

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LE MALCOUCHÉ

LA vieille Toinette Quatafloche habite encore, à la Queue-du-Vivier, avec ses deux filles, Tine et Fine, et son fils, le Festu, la dernière maison de pierres avant le pré du Bailly.

Pour eux quatre dormir, il y a deux lits, ce qui est le plus souvent tout juste, puisque le Festu couche près de la Toinette, sa mère ; et les deux filles ensemble.

Mais le samedi, Pierre Barot, qui est fondeur aux forges d’Ourpes, rentre au village, par le train de sept heures. Il vient voir Fine, qui est sa bonne amie. Il se lave, soupe, et passe la soirée à la Queue-du-Vivier.

Ce soir-là, Tine dort avec sa mère ; et Fine avec Pierre Barot. En comptant, ça fait encore juste quatre dos pour les deux matelas.

Or, après souper, le Festu fait sa barbe, met une chemise propre, et va boire une chope en fumant sa pipe, deci delà. Il fait le tour des cabarets. Et comme tout en étant doux, il est fin, il s’arrange pour que le dernier où il entre, ce samedi, ne soit pas celui des samedis derniers.

Il ne dit rien. Il s’assied près de la cheminée, la chaise renversée contre le montant, et un bras posé sur la baguette du poële. Enfin, les plus acharnés joueurs de piquet sont partis, ayant vidé leur genièvre du bonnet de nuit ; il est passé douze heures ; la cabaretière, qui n’a plus remis sur le feu depuis longtemps, dort sur le banc. Le Festu est encore là, bien droit et éveillé, la pipe aux dents, le verre à demi plein.

- Eh, Festu ! dit la cabaretière, qui s’éveille en sursaut, il est tard ! N’irez-vous pas vous coucher aussi ?

- Bah ! vous savez bien que le samedi, il n’y a pas de lit pour moi à la maison, puisque Barot y est.

- Et moi qui n’y pensais plus ! répond la cabaretière.

Elle plaque le feu, ferme la porte, monte avec la lampe, et le Festu fume sa pipe jusqu’au matin.

Qui son nez coupe,
Sa face déshonore.

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L’ASTRONOME

UN batteur en grange de mes amis me contait qu’il tenait de sa mère grand, qui le savait de sa tante, qui elle-même l’avait vu, qu’en notre village, il y eut jadis le plus habile faiseur d’almanachs qui fut jamais.

Ce savant homme avait coutume de venir, coiffé de son chapeau pointu, observer les étoiles, les planètes et la lune, assis sur une grosse pierre au haut de la montée du « Tienne d’Amont ». C’est de là qu’il avait pris toutes ses mesures, calculé toutes ses dimensions, et couché sur le papier, en chiffres sans fin, la distance du soleil à la terre.

Un de nos paysans voulut, un jour, par malice, éprouver le savoir de notre astronome. Ayant levé la pierre qui lui servait d’observatoire, il avait glissé dessous une feuille de papier et replacé le tout sans que rien n’y parût. Caché derrière un arbre proche, il avait ensuite attendu l’arrivée du faiseur d’almanachs. Celui-ci vint, s’assit sur son siège ordinaire et, considérant le soleil en plein ciel, s’écria : « Qu’est ceci ? Il faut que la terre soit haussée ou que le soleil ait baissé ! Je ne retrouve pas mes mesures.... »

A la vue de cet homme qui savait si juste la distance de la terre au soleil, que l’épaisseur d’une feuille de papier de différence lui avait sauté aux yeux, le paysan dans sa cachette s’était mis à trembler. Il jura toute sa vie que, fût-ce pour un pot de bière triple, il n’aurait voulu ensuite faire la nique à si savant compère.

Vouloir se moquer d’un savant
Est le vrai fait d’un ignorant.

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LE MARCHAND DE BIÈRE

JOSEPH VAN PEEBOOM, dit Jef Podoum, marchand de bière brune en tonneaux, s’en va, un matin, vers le bois de la Cambre, par l’Avenue Louise, en visitant ses clients. Gras, court, rond, haut en couleur, et vif d’allures, Jef Podoum pèse deux cent quatre-vingts livres. Sa tête enfoncée dans la nuque, toute volumineuse qu’elle soit, le paraît moins que son cou dont elle n’est séparée que par deux plis de la peau, où les cheveux coupés ras prennent le luisant d’un pelage de taupe.

Du matin au soir, roulant par la ville, Jef traite ses affaires sans distraction, et avec le moins de paroles possible ; cependant que la contraction de ses épais sourcils et la moue de sa large bouche lippue trahissent l’application d’un intellect plutôt ingrat et rude, mais dru.

De rues en rues, Jef entre dans les cabarets : vastes pièces précédant un comptoir monumental, multicolore, telle une tonitruante voiture de crème glacée ; ou bien petits trous qu’emplissent une table, une grosse femme en cheveux qui est la cabaretière, et un homme à la fois, qui est le client. - Et Jef crie :

- Salut ! Je paie un verre aux amis !

Et qui n’est l’ami de celui qui offre de la bière à boire ?

Jef trinque, hume la boisson comme s’il avait soif, fait claquer la langue qui reconnaît le liquide, dépose sa chope en frappant la table avec bruit, s’éponge le front en soufflant ainsi qu’un nageur qui remonte d’un plongeon, annote les commandes que lui passe le cabaretier, paie son compte, s’écrie et s’en va :

- Salut aux amis !

Et qui n’est l’ami de celui qui vient de payer les pots ?

Et le marchand pousse plus loin, sur ses gros pieds mous et rapides, le fardeau de son ventre en tonneau toujours plein.

Or, place Poelaerts, devant le Palais de Justice, il rencontre son ami Voddenbeen, le coutelier de la rue du Poinçon, rasé de frais, sa casquette de faille noire strictement posée sur le crâne, et tenant à la bouche sa blanche pipe d’écume d’apparat. Et ce petit homme gris de poils, et blafard de cuir, propret et l’air triste, a tout juste l’air d’un objet quelconque tiré des vieilleries d’un grenier, astiqué et frotté pour être remis au jour, une heure durant, et tantôt replongé dans l’ombre et la poussière.

- Comme te voilà chic, camarade ! lui crie Poudoum... Avec ta jaquette du dimanche et tes bottines neuves, un mardi ! Et où tu vas comme çà, Vod ?

- Oh ! répond le coutelier en s’interrompant pour plisser ses paupières aux cils blancs et serrer les lèvres minces de sa bouche, comme s’il affilait un rasoir sur la pierre à l’huile. Oh ! Je me suis mis sur mon trente et un, rien que pour venir ici...

- Au Palais de Justice ? demande Podoum en se retournant brusquement, lui, le colosse de bière brune, vers le colosse de pierre blanche, comme on dévisage un concurrent.

- Oui, rapport à un papier que j’ai reçu pour être à la cour d’assises d’aujourd’hui.
 
- La cour d’assises ? s’exclame Jef, non sans effroi.

- Comme témoin, tu sais. C’est à dix heures.

- Ah ! dit Jef rassuré.

 - On va arranger l’affaire de l’homme de la rue du Miroir qui a tué la femme Binette, tu sais bien, il y a trois mois ?

- Ah ! dit Jef, mais seulement parce que Vod s’arrête de parler.

- Tu dois te rappeler ce crime-là ! On en a assez parlé, diable ! Il l’a tuée après avoir fait les quatre cents coups sur elle, et puis coupée en morceaux, et caché les morceaux avec du sel dessus, dans les tiroirs des armoires, et les cartons à chapeaux.

- Ah ! dit Jef froidement, et parce Vod attend un mot.

- Il avait versé le sang de la femme dans des bouteilles.

- Ah ! grogne Jef, comme si la façon du criminel lui parût naturelle, et qu’il n’y eût pas à demander qu’il en fît autrement en cette occasion.

- Et pour cette besogne, l’homme avait dû acheter son couteau dans ma boutique, car on a reconnu ma marque sur la lame neuve. Alors, je suis cité comme témoin et ça me fait une belle journée de perdue pour ce Pitche Trompette.

- Ah ! dit encore Jef, à qui on voit bien qu’il est égal que ce soit Pitche Trompette ou tout autre bougre des Marolles.

- Mais tu connais Trompette, s’écrie Vod comme à une apparition. C’est ce grand roux qui tenait un « bac » au coin de la rue Blaes.

- Ah ! répond Podoum. Et c’est cet homme qui a coupé sa femme en morceaux ! Il aurait mieux fait de me payer les quinze francs de bière qu’il me doit !

Au malotru, la biloque.
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LE BON MOYEN

UN soir, sa journée faite, un marchand bruxellois de passage à Audenarde, buvait son verre de triple uitzet en compagnie de confrères de la ville, et M. Jan Flikkers, commissionnaire en graines et houblons, en était. Sur le tard de la soirée, comme il venait de gagner plusieurs parties de Smous-Jas et avait le gain expansif, il conta à la tablée qu’un événement se préparait sous son toit. Madame Flikkers, après douze ans de mariage et douze ans d’espoirs nombreux, de variable volume, mais finalement toujours tous déçus, Madame Flikkers lui avait, pas plus tard qu’hier, annoncé qu’on aurait à penser bientôt à une jolie layette, à un petit berceau, à un riche parrain et à une belle marraine. Hourra !

Jan Flikkers était extrêmement ému à la perspective d’être père ; et cependant, homme encore, c’est-à-dire créature qu’un bonheur amorce, mais ne repaît point, il ne lassait pas d’avouer combien cette future joie serait plus grande à son coeur, si Madame Flikkers, puisqu’elle lui offrait « quelque chose », voulut bien tout d’un coup lui donner un garçon ; oui, un petit Flikkers, un incontestable Jan-Flikkers-Graines-et-Houblons en réduction et en puissance.

« Ah ! Si c’était un garçon, un fils ! » répétait-il au Bruxellois.

- Faites remplir les chopes ! lui cria le marchand de Bruxelles. Faites remplir les chopes ; je me fais fort de vous apprendre un moyen, qui ne manque jamais, de savoir, à l’instant, ce que vous présentera Madame Flikkers à sa délivrance...

- Oh ! dit M. Flikkers. Des tournées jusqu’à demain, je veux payer ! Mais par Dieu, donnez-moi vite ce moyen que je sache !

- Voici... Patron, la bière est bonne ! Elle est bonne, dit, en s’interrompant, le Bruxellois.

- Parlez donc ! crie l’impatient M. Flikkers. Vous me faites languir...

- Voici. Rentrez chez vous ; et sans dire, à l’avance, rien à votre femme... Vous entendez bien, sans qu’elle puisse soupçonner le moins du monde le motif de votre ordre, priez-la de se lever, vous saisissez ?... de se lever et de sortir de son lit.

- Oui, je dis comme ça : Zannette, levez-vous !

- C’est cela même : Jeannette, levez-vous ! Puis aussitôt, vous demandez à Madame Flikkers de se coucher par terre, tout de son long. Mais pas un mot de plus, n’est-ce pas, c’est compris ? Pas un geste, pas une allusion ! Sapristi, ce serait raté !...

- Non, non ! Je dis comme ça : Zannette, couchez-vous !... Et puis ?

- Parfait ! Jeannette, couchez-vous !... Alors, comprenez-moi bien ; alors, vous ordonnez à Madame Flikkers de se remettre debout. Et suivant le côté sur lequel elle s’appuie pour se relever, y êtes-vous ?... suivant le côté, vous voyez si c’est un garçon ou une fille qu’elle mettra au monde.

- Zannette, relevez-vous !... Mais pour un garçon ?

- Voilà !... Jeannette, relevez-vous !... Si elle se redresse en s’aidant de la main droite, Flikkers, Flikkers mon ami, c’est un garçon ! Dans autant de mois qu’il est dit, vous êtes père d’un fils, ou, par Dieu, ce verre m’étouffe !... Si c’est de la main gauche, mon vieux, alors, c’est une fille. Noyez-la, « Flikkers ! »

Mais Flikkers est dehors déjà. Il franchit la rue au galop ; entre chez lui ; quatre à quatre, gravit l’escalier ; pousse la porte de sa chambre à coucher ; et d’une voix qu’il ne se connaissait pas, terrible de contenir tant de joie, d’espérance et d’inquiétude mêlées :

« Zannette, crie-t-il, Zannette, levez-vous ! »

Tirée brusquement de son sommeil, Madame Flikkers pousse un cri, s’éveille, et reconnaissant son mari, elle se dresse sur son séant, frotte ses yeux, demande ce qu’il y a. Hé ! hé ! M. Flikkers ne parlera pas... Non, M. Flikkers n’oublie pas à quelle condition le truc doit réussir.

« Zannette, levez-vous ! répète-t-il en hochant la tête pour exprimer qu’elle n’a plus à le questionner, mais à sortir du lit : « Zannette, levez-vous ! »

Elle se lève, Madame Flikkers ; elle se lève en bâillant et se frottant les yeux.

«  Eh bien, quoi ? Qu’y a-t-il ? Pourquoi dois-je me lever à minuit passé ?

- Zannette, couchez-vous !... Non, ici, Zannette, à terre...

- Me coucher à terre ?... Mais, mais, jamais de la vie !

- Zannette, couchez-vous, je vous dis !

- Enfin, que me voulez-vous, Jan ? Levez-vous, couchez-vous, Jan, que signifie cette comédie ?

- Zannette, couchez-vous, ici, podoum, je vous dis ! Je ne veux pas vous faire du bobo, je suppose !... »

A ces mots, Madame Flikkers blémit. Si son mari trouve nécessaire de spécialement déclarer qu’il ne lui causera aucun mal, Seigneur Dieu, c’est qu’il médite cependant quelque chose !... Pourtant il n’est pas ivre... Serait-il devenu fou ?

« Ah ! Jan, Jan... Qu’allez-vous faire de moi !

- Zannette, couchez-vous ici !

- Mais où ? Où me coucher ?... Pourquoi me coucher ? A la fin, voulez-vous me dire ?...

- Chutt !... Ici... Sur la descente de lit... Voilà... Comme cela, que vos épaules touchent... Laissez aller votre tête, Zannette. »

Madame Flikkers, enfin étendue à terre, morte, stupide, dans la lueur de la bougie, suit, de regards épouvantés, son mari qui s’éloigne de six pas, grave, raide, saccadé, tremblant de la contention de son esprit. Mais il revient à sa femme ; il lui touche le bras droit et dit, se parlant à lui-même du ton dont l’ange Raphaël séparera les morts après le jugement dernier : « Voici le droit. » Puis le bras gauche en disant : « Voici le gauche. » Il prend de nouveau son recul, et fixant ses yeux sur sa femme que la terreur affole, il crie de la voix d’un magicien qui déchire les voiles de l’avenir :

« Zannette, relevez-vous ! »

Elle est tellement abasourdie, Zannette, qu’elle obéit sans plus un mot. Les yeux fixes et hagards, elle se redresse... Elle se dresse en s’appuyant sur...

« C’est le bras droit !... C’est un garçon !... Hip, hip, hourra ! C’est un garçon ! »

Et M. Flikkers, relevant les basques de sa jaquette, commence à travers la chambre, autour de Jeannette en chemise, par dessus le lit défait, et les chaises, les pots et les fauteuils, une gigue effrénée, agrémentée de cumulets, de culbutes, d’ailes de pigeons, de tempêtueuses accolades à Madame Flikkers et de cris : « Hourra ! » et de : « Hip ! Hip ! » et de : « C’est un garçon. »

Puis, tout à coup, laissant ahurie, blême, comme une chiffe, sa femme que la gorge étreinte a seule retenue de crier au secours, il dégringole l’escalier, traverse la rue en courant, tombe dans le café où l’attendent ses amis.

« C’est un garçon ! C’est un garçon ! »

M. Flikkers refusa d’aller coucher cette nuit. Le cabaretier mit en perce un nouveau tonneau. Et la tablée le vida.

Or, Madame Flikkers, au temps prescrit, devint mère. A son M. Flikkers, elle donna... elle donna un garçon. Jan, depuis l’épreuve, n’avait d’ailleurs jamais douté qu’il en pût être autrement. Il reçut le petit Flikkers-Grains-Houblons avec un bonheur immense, mais calme et serein.

Depuis lors, s’il apprend qu’une famille est sur le point de grandir bientôt, mystérieusement il tire le mari à part, et lui donne la recette fameuse, avec assurance et non sans orgueil : Car à lui, ce fut un garçon qu’elle annonça.

Et il a toujours soin d’ajouter :

« Surtout, que la mère ne sache rien à l’avance ! »

En femme et melon,
A grand’peine y voit-on.

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LE SOLDAT

LE jour de la Saint-Jean, souvenez-vous en, le ciel semblait la voûte d’un four de boulangerie chauffé à blanc, arrivé à ce moment où le pâle boulanger enfariné, en s’essuyant le front et soufflant, vient y regarder par la gueule et crie qu’il faut attendre un petit temps avant d’enfourner, que c’est trop chaud.

Dans la rue, la chaleur enivrait. Les vieilles dames perdant toute retenue laissaient béer le haut de leurs jaquettes. Les fillettes au teint animé comme d’une pointe de vin, relevant leurs cheveux pour se rafraîchir, découvraient des nuques d’un rose tendre de chose bonne à manger et qui vient d’être cueillie.

Les idées biscornues éclataient dans les crânes bouillants, à la façon des pets-de-loups, fruits fallacieux des chaudes nuits d’été aux prés. On n’avait plus de pensées claires, mais des bulles de chaleur dans le cerveau. Chacun se donnait congé de tout, arguant, pour s’excuser auprès de soi-même, du thermomètre monté entre le Sénégal et la culture des vers de soie.

Il y a des gens qui se vantent toute leur vie d’une tempête qu’ils ont vue de leur lit ; d’autres, d’un hiver où le pain atteignit à trente sous les quatre livres. Ce sera donc d’une forte chaleur que je parlerai plus tard à mes enfants. Il faut me laisser la sentir à fond et tout à l’aise.

Ici, la bière de Louvain est semblable à un petit-lait mousseux et pétillant. En levant le verre à hauteur de l’oeil, on voit s’y refléter des prairies qui sont bleues à force d’être vertes et où ondulent les houles épaisses des fleurs-de-beurre dorées, les mares étincelantes de lychnides neigeuses... Ah !... Et à présent paraît, dans la mousse de ma chope, l’image d’une petite fille pâle et rousse, à la peau fine autant qu’une pellicule de cerise.

« Une bouteille, patron ! Une autre bouteille ! »

Or, au bout de l’avenue unie, déserte, silencieuse comme si elle était seulement peinte sur une toile de fond, voici que surgit le tramway sur ses rails luisants.

« Quelle idée ? Et où peut bien aller cette voiture quand le monde entier est arrêté ?

Elle approche. Et celui qui boit de la bière de Louvain y découvre le gaillard qui a certainement le plus chaud de la création. C’est un petit soldat de la ligne, debout sur la plate-forme du coche. Il a le visage aussi rouge que le collet de sa tunique uniforme. En se maintenant à la balustrade, il semble dormir. Les tressauts du cahot lui secouent la tête comme si elle n’était, pour lui, qu’un bibelot posé sur ses épaules, en attendant une autre place. Et sa langue, la langue du petit soldat lui pend de la bouche au moins du quart d’une aune.

Elle est plate, sa langue, autant qu’une tranche de filet d’Anvers étalée sur le large couteau du charcutier, et si fine qu’elle flotte au dehors comme une loque, comme un morceau de flanelle rouge. Pauvre soldat ! Sa langue, lambeau sans vie, se roule et se déroule, se colle en l’air sur son nez, lui retombe sur le menton, soufflette ses joues et lui bouche l’oeil, au gré du vent de la course ! Et lui, réduit sans doute à l’extrémité dernière de la souffrance, inerte, il agonise.

- C’est trop fort ! pense l’homme qui boit de la bière de Louvain. Cela n’est plus rire ! - Et les larmes lui montent aux yeux.

Le tramway enfin s’arrête à l’aubette voisine. Brusquement le soldat paraît s’éveiller de sa torpide misère. Sans doute, il juge qu’il en a assez. Et il s’est dit qu’il veut en finir, le malheureux... Car le voilà qui saisit à pleine main cette langue monstrueuse ; à plein main, d’un coup, il l’arrache, la tire de ses lèvres, l’écrase, la réduit en une boulette entre ses deux paumes et la jette à ses pieds, sublime de fermeté dans la douleur. Et sans plus la regarder qu’un chiffon de papier, qu’un vieux billet de tram, il s’en va !

De langue double,
Maint trouble.

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LA TRUIE

UNE année, il y eut tant de faînes et de glands au bois de mon village, que les cochons en étaient soûls chaque jour et bien souvent se perdaient.

Un jour, le porcher banal ramenant son troupeau, s’aperçut qu’il lui manquait la truie des Foubert. Il s’en retourna donc promptement sur ses pas pour la chercher. Un bûcheron, qui liait des fagots, lui dit l’avoir vue, au fond d’une clairière qu’il montrait, entrer dans un trou.

Aussitôt, monsieur le porcher commun prend ses jambes à son cou, traverse la clairière, trouve le trou et y saute en appelant la truie. Il crie à pleine voix : « Grouin ! grouin ! » Il écoute un peu. Il y marche. Il crie de nouveau. Il siffle. Il tombe. Il court. Il renifle. Il s’arrête. Il éternue. Il fait claquer son fouet. Rien. Pas de truie. Il n’y voit plus. Il ne sait où il est.

Mais coûte que coûte, il veut retrouver la cochonne. Il lui faut la rendre aux Foubert ou montrer les morceaux. Il jure la mordienne qu’il ira plus loin encore s’il le faut, si noir qu’il y fasse et jusqu’au bout de la caverne.

Tout à coup il voit, loin devant lui, briller comme une étoile une petite tache de jour. Il avance. La lueur grandit. Il fait de plus en plus clair. La caverne s’ouvre. Il entre enfin dans un champ plein de soleil, où des moissonneurs, en manches de chemise, moissonnent les blés. Là, parmi d’autres pourceaux, il aperçoit sa truie et qui n’a pas cochonné moins de quinze petits cochons grivelés qui lui pendent aux tétines. Le porcher en est tout aise ; et Dieu sait que le joyeux accueil, pour sa part, la truie lui fait en le reconnaissant.

Cependant, ayant contemplé tout ce peuple qui travaille, il s’étonne d’être ici en plein été, tandis que c’est l’hiver en son village. La peur le prend. Et, sans sonner mot, ni prendre congé de la compagnie, monsieur le porcher s’en revient par le trou où il était allé et ramène aux Foubert leur truie et ses quinze cochonnets.

Quelquefois un fol qui s’avance
Met fin à choses d’importance.

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MONSEIGNEUR ET JOSEPH

MONSEIGNEUR, las d’être mal servi par tous ces valets de rencontre, décida d’appeler, aux soins de sa friande et douillette personne, le fils d’un de ses petits fermiers de Naninne, afin, l’ayant pris innocent, de le pouvoir dresser à sa guise.

Joseph vint et Monseigneur lui dit :

- Joseph, pour commencer la journée, tu auras à venir chaque matin, dès six heures, frapper à ma porte, me dire l’heure qu’il est et m’apprendre le temps qu’il fait.

Le lendemain, heureux et zélé, Joseph donne trois coups de son index plié à la porte du prélat ; et d’une voix qu’il a assouplie, à part lui, dans l’escalier, Joseph crie respectueux et imposant :

- Monseigneur, il est six heures et il fait beau temps !

Or, tout aussitôt Joseph entend Monseigneur éveillé qui, du fond de sa chambre, lui répond d’une voix onctueuse, pleine d’une grâce auguste :

- Merci, Joseph ! Je le savais déjà. Le Seigneur me l’avait dit.

Ce qui fait Joseph s’en aller étonné et un rien penaud, mais penaud cependant, de n’être arrivé à Monseigneur qu’après le bon Dieu. Pourtant le jour d’après, il frappe de nouveau à la porte de son maître.

- Monseigneur, annonce-t-il, il est six heures et il fait beau temps !

Et la voix du saint homme lui répond calme et douce, et comme huilée de condescendance :

- Merci, Joseph ! Je le savais déjà ! Le Seigneur me l’avait dit.

Le troisième jour, le quatrième, toute la semaine se passe, car c’était au temps jadis, quand huit jours de beau temps pouvaient encore se suivre sous notre ciel, et chaque matin, Joseph frappe chez son maître, à six heures juste ; et chaque matin, le temps est au beau. Et chaque matin, Monseigneur le sait et le Seigneur le lui a dit.

- C’est bien drôle, mâchonne notre garçon de Naninne. S’il le sait, Monseigneur, pourquoi faut-il que je vienne le lui crier, et tous les jours, et de si bonne heure ? Cependant, le lendemain, fidèle encore :

- Monseigneur, il est six heures et il fait beau temps !

- Merci, Joseph ! Je le savais ! Le Seigneur me l’avait dit.

- Et nom de d’là ! Nous verrons bien ! murmure Joseph en faisant demi-tour et avec un clin d’oeil à lui-même, comme eut fait son père le fermier.

Le jour d’après, il attend sept heures, et justement la pluie s’est mise à tomber. Il heurte à l’huis sacré et chante son antienne ordinaire, mais d’une voix étrangement respectueuse :

- Monseigneur, il est six heures et il fait beau temps !

Et il attend.

- Merci, Joseph ! s’écrie Monseigneur. Je le savais ! Le Seigneur me l’avait dit !

- Vous êtes deux menteurs, répond Joseph, il est sept heures et il pleut.

Ce dit Renars :
Fol est qui vers seigneur estrive.

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L’ARRACHEUR DE DENTS

UNE jeune femme qui souffrait d’une grosse dent, en criant comme une enragée était courue chez le maréchal du village pour se la faire arracher. Mais celui-ci eut beau s’escrimer et tirer dessus de toutes ses forces, il ne put venir à bout de la déraciner. En pleurant plus haut et tenant sa mâchoire à deux mains, la pauvrette s’en retournait donc à sa maison, quand elle rencontra un tireur d’arbalète revenant de société, son arme sur l’épaule, et qui lui demanda où elle souffrait si durement. Quand il sut que c’était à une dent, il l’assura qu’il la lui arracherait sans douleur par un moyen qui n’avait jamais manqué, pourvu qu’elle voulût bien le laisser faire. La femme consentit à tout, ne demandant qu’une chose : c’est qu’il la soulageât bien vite.

Voilà donc notre arbalétrier qui vous lui lie la dent à une mince et solide cordelette au bout de laquelle il attache ensuite un trait bien empenné. Il bande son arme qui n’était pas de moins de dix livres ; fait, à la femme, ouvrir la bouche toute grande ; et presse la détente, persuadé qu’avec la flèche s’en va sauter la mâchelière gâtée.

Mais celle-ci était si ferme enracinée, que la patiente, qui en tout ne pesait pas grand’chose, s’envola derrière le trait. Et toutes deux allèrent tomber, à deux lieues de là, dans un vivier où la femme se fût certainement noyée si un pêcheur qui se trouvait au bord, ne lui eût porté secours.

A douleur de dent
N’aide viole ni instrument.

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LES VACHES

UN jour, par la négligence du vacher du bourg, le troupeau des vaches entra dans une pièce de blé déjà tout levé, et trouvant l’herbe tendre, elles en firent un beau dégât. L’homme du blé fut averti. Il accourut fort en colère, son courbet à la main, et à toutes les voleuses qu’il atteignit, coupa la queue au ras du dos.

Les bonnes femmes du village, apprenant le malheur de leurs bêtes, vinrent au champ et les trouvèrent galopant et sautelant de douleurs, sans queue, de-ci de-là. A force de : « Hé, Margot ! - Oh la Blanche, - Ici, Noirette », à force de : « Teu ! Teu ! » elles parvinrent enfin à rassurer les effarouchées. Les pauvres vaches reconnaissant les maîtresses qui les trayaient, se laissèrent prendre et lier.

Alors, les commères, en dépit du laboureur qui voulait les en empêcher ; et tout menaçant de lui arracher sa barbe, sa moustache, ses oreilles et tout, coururent dans le blé à la recherche des queues tombées. Une d’elles avait longtemps, à la ville, servi comme rétrécisseuse de maljoints. Elle venait de se retirer au village, son métier ne valant plus rien, parce que trop de gens s’en mêlaient. Il lui passa merveilleusement l’idée de recoudre les bouts tranchés aux moignons. Bientôt toutes les femmes firent comme elle, bien à la chaude, avec de bon gros fil double, le plus proprement qu’elles purent. Or, en peu de temps, les queues reprirent, et si parfaitement, qu’il n’y paraissait ni coupure, ni coûture.

Pas plus qu’après un coup de couteau dans l’eau, on n’y voit rien. Peut-être chaque vache n’a-t-elle plus exactement, au derrière, la queue qu’elle tenait de sa mère ? Mais elle n’en sait mie et continue à s’en aider contre les mouches, aussi bien et mieux que jamais.

D’une femme bonne et ménagère,
Le mari aille premier en terre.

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M. LE CURÉ

UN jour, Monsieur le Curé avait été chanter une belle messe à la chapelle du Tri-de-Bretagne, par delà la rivière Ernelle, pour l’inauguration d’un Saint-Quirin neuf. Il s’en revenait à la brune ayant, à la ferme voisine, bien dîné, bu mieux encore.

Les jambes molles, mais sûrement des fatigues et des rhumatismes gagnés au service de Dieu dans la vallée, la face rouge mais par l’effet du serein frisquet, si M. le curé parlait tout seul c’est qu’il récitait un patrenôtre, et si M. le Curé changeait brusquement de côté sur le chemin, c’est qu’après avoir dit ce qu’il avait à dire à tel arbre d’une rangée, il en voulait ensuite à tel arbre de l’autre.

Ayant descendu en cette guise toute la côte, M. le Curé arriva à l’Ernelle dont la crue des jours derniers avait enlevé le pont de bois en ne laissant, pour le passage, qu’une maîtresse poutre, un tronc d’arbre mal équarri qu’il fallait franchir à califourchon.

M. le Curé, du bord, trouva l’arbre bien long ; et M. le Curé, de l’arbre, trouvant le tronc bien rugueux, bien noueux et à la fois bien étroit, bien glissant.

Il s’épongeait le front, reprenait courage, avançait les deux mains, et s’y appuyant, sautait un petit saut en avant. Son embonpoint si florissant naguère à table, était bien lourd à mouvoir, à présent. Ses pieds trempaient dans l’écume et sous ses yeux, les pierres irritaient de menaçants tourbillons. Et de nouveau M. le Curé s’abandonnait au désespoir.

- Sainte Vierge, disait-il, aïe, ô mes reins !... Ah ! Jésus, je ne boirai plus !... Aïe, on ne m’aura plus si tard !... Aïe, c’est la faute au fermier !... Aïe, non, je ne boirai plus ! Ah !...

Il saute, il saute M. le Curé. Il souffle, geint, ahane, tandis que la peur et la saccade émeuvent, en son ventre, toutes sortes de bruits. Brusquement il a cru chavirer et que son heure était venue. A grand peine il s’est remis droit à cheval. Et il se le jure de nouveau, jamais plus il ne boira du vin à table.

- Non, je ne boirai plus !

Enfin il va toucher à la rive.

- Je ne boirai plus !

Enfin sa main atteint à la souche de bouleau du bord.

- Je ne boirai plus !

Son pied touche à terre.

- Je ne boirai plus !

Il est debout.

- Je ne boirai plus... autant, du moins ! dit M. le Curé en secouant les plis de sa soutane.

Ensuite, la nuit était claire, la route bonne, le village proche. Et on entendit la voix en bombardon de M. le Curé qui chantonnait aux étoiles.

Après dîner, assez des louches.
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LES DÉS

ON raconte encore au village qu’un jour, deux hommes lièrent connaissance dans un cabaret, dînèrent ensemble, mangèrent bien, burent mieux et se mirent à jouer aux dés.
 
Le jeu durait depuis longtemps, et ils ne gagnaient ni l’un ni l’autre, quand l’un des joueurs, s’estimant cependant plus adroit que son compagnon, lui demanda :

- Veux-tu, compagnon, veux-tu jouer, de ces deux beaux petits dés, pour vingt beaux petits francs, à qui fera le moins d’un seul coup ?

L’autre dit oui.

- Mettons au jeu, fit le premier. Voilà mes dix francs.

- Voici les dix miens.

- Qui jettera le premier ?

- Toi, qui m’as défié.

- Je veux bien.

Il jeta les dés sur table, fit double-as et s’écria :

- J’ai gagné ! Tu ne pourrais jamais faire moins.

- Tout beau, compagnon. Tu m’as provoqué. Je veux jouer pour mon argent, répondit l’autre.

Et prenant le cornet, il vous le renversa si brusquement, que l’un des dés se mit sur le second, découvrant seulement un as par le haut.

- Eh ! dit-il, en prenant les vingt francs, tu es battu.

Voyez à qui l’on se fiera ! Je me donne au diantre si les plus méchantes gens du monde ne sont pas toujours là où l’on est.

Content de peu
Gagne le jeu.

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LE MATOU

TANTE MATAGNE a la plus jolie chatte du quartier, grasse (la chatte), ronde (la chatte), vêtue d’une robe épaisse, moelleuse, qui lui va comme un gant à une main potelée, et se trouve vergetée de noir, de gris et de blanc avec l’harmonie subtile d’un beau dessin.

Menne a le museau plus frais qu’une houppe à poudre de riz. Douillette amie du silence et de la propreté, le désordre lui fait horreur, la violence la scandalise, les cris l’affolent. Et tante Matagne, dans la petite maison parfumée de vétiver et de lavande, meublée d’acajou luisant et ciré, n’a rien eu à apprendre pour lui plaire, possédant elle-même, à l’envi, ces douces vertus des chattes.

Or, le dimanche, elle se lève la première pour aller à la messe, tante Matagne. Sans bruit, trottant menu, elle filtre le café, ouvre au laitier, met le lait à bouillir, verse dans une soucoupe le déjeûner de Menne qui fait le gros dos, à ses pieds, la queue en l’air et ronronne. La maisonnée dort encore et le parfum du café monte aux chambres par les corridors frais de la nuit.

Enfin, tante revêt son manteau, prend son livre d’heures, et ferme à fond portes et fenêtres qui doivent empêcher l’intrusion de ces chats grossiers aux aguets sur les murs des jardins voisins, et qui rôdent autour de Menne. Elle crie dans l’escalier :

- Je pars ! Attention au matou !

Elle s’en va, et la porte claque avec un vacarme qu’on n’eût jamais cru petite tante Matagne capable de déchaîner.

Or, à cette heure, souvent, c’est à peine s’il fait jour. Cependant  on voit tout à coup quelqu’un, dont brillent les yeux malicieux, descendre l’escalier de l’étage, sur ses pieds déchaux. Les pans de sa chemise volent aux marches et il porte, à la main, la carafe de sa table de nuit. Il franchit le vestibule aux dalles glacées sans le sentir, parce que le plaisir le réchauffe. Il s’approche de la porte close de la cuisine, et là, mettant son pince-nez sur son nez, se baissant pour ne pas éclabousser, il laisse, sur la pierre, couler un menu rond d’eau, un rien, la valeur d’une petite commission de matou amoureux. Puis il remonte l’escalier, son lorgnon dans une main et son carafon dans l’autre ; se recouche au lit ; et dans ses draps, telle une carpe vive en une poêle à frire, se met à frétiller, mais de rire.

La messe dite, rentre tante Matagne. Elle ouvre l’huis et, avant d’aller plus loin, pousse la tête dans le vestibule. Depuis l’église, elle pense à son ennemi, le matou ; au destructeur de sa joie :

- Est-il venu ? se demande-t-elle. Est-il venu ?

Elle entre. Et là, sur la dalle, devant la cuisine, elle aperçoit la flaque ignoble. Là, pour elle qui ne connaît point les façons des matous, s’étale la trace infecte de l’intrus.

- Il est venu ! Il est encore venu !

Mais qui reproduira le ton de tante Matagne faisant ses objurgations, seule, dans le demi-jour du corridor, son livre de prières à la main, devant l’eau répandue ?

- Pour l’amour de Dieu, qui, qui m’apprendra par où pénètre ici cette bête damnée ?... D’où vient-elle ? Où va-t-elle ? Où est-elle ?... Mais c’est de nouveau (elle lève la tête vers les chambres à coucher) l’un ou l’autre de ces paresseux dormeurs qui sera descendu après mon départ ! Toujours la même histoire ! Et malgré mes sempiternelles recommandations, le négligent aura, une fois de plus, laissé la porte de la cour ouverte !... Oh ! Oh ! si je le tenais... Venez voir, venez voir ! crie tante Matagne, désormais sans retenue et décidée à renverser la maison s’il le faut.

La famille accourt... car peut-être la famille, aux écoutes, se tenait prête à accourir. Il y a la grand’mère qui rit dans son front, le père qui rit dans sa barbe, la mère et les enfants qui rient dans les lèvres ; et la bonne qui a appris à ne plus rire.

- Voyez ! recommence Matagne. Il est venu encore une fois ! Encore une fois, on l’a laissé entrer ici !... Quel est le négligent qui n’a pas fermé la porte de la cour en sortant ? Je veux le savoir, je veux le savoir.

- Quel est le négligent ? demande la bonne maman.

- Quel est le négligent ? demande le papa.

- Le négligent ? - Le négligent ? et les syllabes font le tour de la petite commission du matou, de bouche en bouche, comme un bol à boire ou un air fugué.

- Mais, interrompt tout à coup le père aux yeux malicieux, mais, tante Matagne, dis-moi, es-tu certaine, parfaitement certaine, que ce soit, ici, du matou ? Et il indique le liquide suspect.

- Si c’est du matou ? Si c’est du matou ?... Mais demande-moi tout d’un coup si je suis folle !... Il est certain que c’est du matou ! Il faut n’avoir point de nez pour ne pas sentir l’infection qui règne ici... Ouvrez la porte de la cour, Marie ; ouvrez, Marie !... Il faut n’avoir point de nez !...

- Voilà ! Je me le disais hier aussi... Je n’ai pas de nez, répondent les yeux malicieux. Pourtant, Matagne, le flair, si parfait soit-il, ne suffit pas pour définir, classer, déterminer absolument une chose... Au chapitre des nez, Tristram Shandy...

- Et moi, je dis que c’en est ! répète tante Matagne qui, pour terminer la discussion, bravant tout respect, s’agenouille subitement à terre et penche la tête jusqu’au miroir de la flaque luisante.

- Tante, ne faites pas cela ! hurle la maison, comme se figurant qu’elle y va toucher du bout de son nez qui est mince.

- Si, je le ferai ! Je veux lui prouver... A un pied du liquide cependant elle perd courage. Elle ne peut le prouver, mais elle jure que c’en est.

- C’en est ! C’est de lui ! Ah ! que je t’attrape, matou ! - Et la petite tante se tord les bras.

- Bast ! Matagne, dit la bonne-maman, ne te fais plus de mauvais sang. Dimanche prochain, on gardera les portes pendant la messe. Et nous verrons bien...

- Ah ! pouah ! Quelle infection ! Enlevez cela, Marie... Quoi ? On dirait que cela ne vous répugne pas, à vous, Marie ?

- Moi, Mademoiselle, répond bonnement la fille en torchant la flaque, c’est tout juste comme si j’essuyais ma vaisselle, Mademoiselle.

- Eh bien, j’ai déjeûné, moi, vous savez ! Ah ! quelle horreur ! Quelle infecte bête !

N’est ennemi plus venimeux
Que le familier cauteleux.

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L’ORGUE

UN richard, qui était connu pour aimer fort la musique, avait, près de son château, un petit bois de haute futaie, assez joliment planté, hêtres et chênes, où il allait souvent passer le temps et se promener.

Un jour, un homme, je ne sais de quel pays, l’arrêta dans sa promenade, et après une humble salutation, lui dit :

- Monsieur, tout le monde sait que vous adorez le chant des instruments par dessus tout. Je suis donc venu vous demander s’il vous plaîrait que je vous fisse un beau jeu d’orgues. Mais non un de ces orgues de fer-blanc, d’airain, ou de cuivre, ou de tel autre métal...

- Et de quoi donc ? demanda le propriétaire.

- De votre bois, monsieur, répondit l’organiste. De votre bois, ici planté.

- Je pense, mon bonhomme, répartit le propriétaire, estimant avoir affaire à un fou, que tu as le cerveau blessé ou que tu es ivre.

- Non, monsieur. Je dis la vérité, et je vous le ferai voir, s’il vous plaît.

- Et le moyen ?

- Monsieur, à l’oeuvre on connaît l’ouvrier.

Bref, après avoir bien discuté, disputé, marchandé, ils s’arrangèrent pour le prix du travail et la moitié de l’argent fut versé.

L’organiste commença par faire ébrancher les arbres du petit bois. Puis il les fit couper, les uns à telle hauteur, les autres plus petits, les uns plus grands, les autres entre deux. Ensuite, au moyen de longs, petits, grands, gros, fins, courts, menus, droits, tortus, légers instruments de fer et d’acier trempé de Suède, en façon de tarières, vilebrequins, limes, forets, tréfonds, gibelets, alènes et autres engins pénétratifs, il creusa, vida, fora, gibela, perça, lima les troncs, depuis le haut jusqu’en bas. Enfin, à ras du sol, près des racines, il leur tailla, à chacun, certains petits trous du côté d’où soufflait le vent.

De telle façon qu’à la moindre brise, les arbres transformés ainsi en tuyaux d’orgues, rendaient tous ensemble des sons admirables, et si hauts et si bas, si harmonieux, et doux, et plaisants, et touchants, et délectables que tous ceux qui les entendaient étaient ravis d’aise ; et sans plus penser à boire ni manger, sans plus songer à leurs soucis ni à leurs maux, erraient doucement dans le bosquet comme s’ils eussent été aux Champs élyséens.

Le riche amateur de musique, voyant cet excellentissime chef-d’oeuvre aussi heureusement parachevé pour sa délectation, appela l’organiste ; et pour le récompenser de ses peines, il lui fit raccommoder ses souliers.

Fi de l’or et de l’argent
A qui n’a contentement.

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LA PERLE

MADAME Gène a trouvé une nouvelle servante. Le certificat des anciens maîtres lui témoigne en deux lignes autant de qualités que toute l’Histoire en montra jamais réunies en aucune matrone célèbre : amour du travail, propreté, honnêteté, fidélité, fermeté de caractère. Elle les a toutes, et pour quarante francs par mois.

- C’est la perle ! s’écrie Madame Gène à son mari. Et sous la couronne de ses bigoudis tordus, son front s’éclaire ; sous la mousse des fanfreluches de son peignoir, sa puissante poitrine bondit, et rebondit, à l’idée d’être, dès tantôt, sauve du cauchemar des ménagères « sans servante ! »

Or, elle est venue ! Madame Gène a laissé tressaillir ses lèvres, comme si elle allait ouvrir la bouche, et peut-être renseigner, à la nouvelle bonne, la place, dans la cuisine, du sel, du beurre, du pain, et de tout le reste ; ceci pour Monsieur, à telle heure ; et ceci pour Madame, un petit quart d’heure après. Madame Gène allait ouvrir la bouche.

- C’est bon ! a crié la Marie-Perle. Je sais tout ça !... Est-ce que vous vous figurez votre maison autrement montée que les autres ?

- Oh ! a fait Madame en elle-même. Oh !... cette fois-ci, il n’y a plus de doute. C’est la perle ! Tout va marcher ici, comme sur des roulettes.

Dès le lendemain, à l’aube, quand le lit est le plus chaud, Marie-Perle frappe à tour de bras, à la porte des maîtres.

- Holà ! Allez-vous vous lever ?... Je dois ranger la chambre, moi ! - Elle veut dire : Moi, Marie-Perle !

- Ah ! c’est Marie !... Ce n’est pas Marie qui détraquera le réveil pour descendre à dix heures du matin !... C’est une perle !... Gène ! Allons, Gène, lève-toi !... N’entrave pas le service de Marie... Quoi ?... Quoi ?... Tu veux encore dormir ?... Je le voudrais voir ! Marie est là, houst ! Et surtout pas de récrimination devant la servante !

Et M. Gène, les yeux gros, les cheveux raides, les traits bouffis, va, en robe de chambre, achever son somme dans un fauteuil de la chambre voisine.

- Encore ici ? s’écrie Marie avisant ses maîtres. Le café est servi en bas, depuis longtemps. Descendez que je puisse rafraîchir cette pièce aussi. Il faut de l’air, dans les maisons !

Dans la salle à manger, Monsieur et Madame ensommeillés mâchent lentement leur pain beurré ; et ils sont étonnés d’entendre, dans la rue, des bruits matinaux, nouveaux pour leurs oreilles, d’ordinaire plus tard ouvertes. Mais Marie est là. Elle a fini à l’étage. Elle tire, une à une, les vaisselles du déjeuner. Il lui tarde de ranger ici, où tout serait bien, n’était cette nappe chargée, et les maîtres assis devant !... Madame Gène a compris. Elle se lève, entraînant M. Gène, la bouche pleine encore. « N’entravons pas le service, mon ami ! »

- Madame voudra bien remarquer, lui insinue la Perle, que j’ai nettoyé le corridor à fond. M’en a-t-il fallu de l’eau et du savon !

Nettoyage à fond ! Et Madame Gène, à la douce musique de ces mots, marche sur les bordures où le marbre est noir afin de ne pas ternir la blancheur des dalles ! Et sur la pointe des pieds, tant l’allège le bonheur de contempler son vestibule luisant !

- Ah ! se dit-elle, je vais donc savourer la propreté chez moi, tous les jours ! Ah ! quelle perle !... Surtout, Gène, surtout, attention à la cendre de tes cigares ! Ne va pas de tes manies, ennuyer une fille si propre !

Et si économe !... Aujourd’hui, lundi, elle a annoncé à Madame Gène qu’on mangerait telle et telle choses, parce que c’est ce que les bouchers ont de plus avantageux ce jour-ci. Avec les restes, on soupera.

Madame a fait semblant de s’apprêter à objecter que Monsieur supporte mal les repas du soir froids. Et elle dit :

- Certainement, Marie. Essayons !

Et Marie est d’un caractère fort.

- Je ne dis pas à Madame, dit-elle à Madame, que Madame n’est pas indisposée ; mais je dis que moi, je sais travailler. C’est le jour de lessive, aujourd’hui. Et si Madame ne s’aide pas elle-même ; s’il me faut, à tous ses coups de sonnette, abandonner ma cuvelle, ça nous fera un joli potage !... Le linge sera gâté ! Et moi, il me faut du linge blanc, moi ! - Moi, Marie-la-Perle, veut-elle dire.

Mais à ces mots de linge blanc, Madame Gène consent à tout. Elle n’est plus malade. Au contraire, radieuse, les ailes de la satisfaction aux épaules, elle vole dans son paradis des ménagères, luisant, ciré, savonné, orné de piles de serviettes et de douzaines de chemises fleurant le pré et le grand air.

- C’est la perle, Gène !... C’est la perle !

Hé, après tout, que Monsieur enfonce sa calotte sur sa tête, s’il trouve des courants d’air dans la maison ! Marie a dit que le linge doit sécher au grenier !

Que Monsieur remette ses courses en ville à demain ! Les charbonniers déchargent la houille, et pour rien au monde, Marie n’ouvrira la porte de la rue à ces flots pressés de poussière qui ne demandent qu’à entrer et se coller à tout le ménage.

Que Monsieur, quelque envie d’eau fraîche qu’il ait, boive de la bière ou du vin, car pour plusieurs heures encore, le robinet de la ville est garni du tuyau de caoutchouc, et Marie lave la devanture, mais « à fond », vous savez, et comme il y a, diantre ! longtemps que cette besogne n’a plus été faite ici.

Que Monsieur... que Monsieur... Surtout que M. Gène se taise et obéisse à Madame Gène, qui obéit à Marie... Ballotté, secoué, ahuri, qu’il apprécie le plaisir d’habiter une maison propre comme l’oeil, de la cave au grenier ; et d’être servi par un parangon d’économie, d’activité, de probité, de fidélité, d’agilité, de fermeté, d’honnêteté, d’habileté, de célérité ! Par Marie, la Perle !

- Ça vaut bien de se gêner un peu, dit Madame Gène, avec orgueil. Et puis si on laissait les hommes maîtres, quand pourrait-on se mettre au grand nettoyage !

De plusieurs choses, Dieu nous garde :
De serviteur qui se regarde,
Et de porc salé sans moutarde !

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LE SANGLIER

JEAN MATTET, chacun a su l’histoire, rôdant un jour, dans le bois, son bâton à la main, vit venir à lui deux cochons sangliers, un vieux et un jeune. Or, comme on l’apprit ensuite, le vieux était aveugle. Par cet instinct de nature qui ordonne à la jeunesse d’aider à la vieillesse, le jeune lui présentait sa queue que le vieux tenait entre ses dents. Comme un homme, à la laisse de son chien, se laisse guider sans péril, ainsi l’infirme suivait son gentil compagnon.

Cependant, Jean Mattet, revenu de son premier émerveillement, donna à la bête, au passage, un coup de son épieu, pensant le percer au travers du corps. Mais il lui trancha seulement la queue, rasibus, sans lui faire d’autre mal, si bien qu’elle s’enfuit. L’homme alors s’approcha doucement du solitaire qui s’était arrêté en grognant, prit en main le bout de queue qui lui pendait à la gueule ; et, petit à petit, le mena sans sonner mot jusque dans son étable, où le vieux le suivit pensant être toujours mené par son guide ordinaire.

Quand il y fut, comme il avait les défenses recourbées en dedans et, du fait, n’était plus dangereux, Jean le fit couper pour qu’il ne sentit plus si âprement le sauvage. Mais la bête, sous le couteau, commença à crier si horriblement, que tous les sangliers de la forêt s’assemblèrent au bruit et accoururent jusque sous le toit pour secourir leur grand’père. On n’eut que la peine de les enfermer. Je n’entendis de ma vie si bien grogner.

L’enfant est très recommandable
Qui secourt son père honorable.

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LA VIEILLE AU BERCEAU

QUAND Trinette des Roquettes, l’ancienne marchande de bablutes de sucre, fit sa dernière maladie, elle était fort vieille et redevenue si petite que sa fille la couchait à la chambre du bout, près de la fenêtre sur le jardin de terre noire, dans un berceau qu’elle avait je ne sais d’où.

Ce lit d’enfant, haut et carré comme une huche à pains, avait des bords faits en forme de ridelles ou de rateliers. Ses pieds posaient sur une pièce de bois cintrée. Et, la bâche levée, quand on agitait la machine, Trinette pouvait très bien se figurer, trémoussée au cahot de sa charrette à baudet, partie à quelque ducasse de village environnant, pour débiter ses bablutes de sucre noir et ses saucisses de viande de cheval. Elle s’y croyait vraiment, et gentiment s’endormait bientôt, repliée sur elle-même comme un chien de fusil.

Or, un dimanche, la fille de Trinette, qui continuait le menu commerce maternel, s’avisa qu’elle devait demeurer tard à la fête du Saint-Colin de Leernes. Elle fut prier le Charlot du Culot des Béguines de garder la malade, lui offrant pour la veille, outre deux gros sous, un paquet de tabac à fumer et un pot de bière double.

Charlot accepta le marché, vint après son souper, et le voilà balançant la vieille Trinette. Mais elle ne s’endormait point. D’abord il avait baissé la lampe dans l’idée que ce pût être la lumière qui la tînt éveillée. Il l’avait bercée d’un mouvement plus vif. Puis il l’avait bercée plus lentement. Il ne l’avait plus bercée du tout. Il avait repris de la bercer. Rien, la petite vieille continuait de geindre, de soupirer, de s’agiter, de se tourner dans ses draps et de se retourner.

Il vint une idée à Charlot, parce que Charlot du Culot des Béguines, tout plafonneur qu’il fût, et si haut qu’il montât à ses échelles, n’était jamais à court. Il se dit naïvement :

- Toutes les femmes sont les mêmes. Plus vieux, plus sot. Chez moi, quand j’ai embrassé la mienne, je sais bien qu’elle s’endort. Sinon, non.

Il se mit donc le plus doucement qu’il put dans le petit lit branlant, et gentillement baisotta Trinette. Charlot entendit clairement que Trinette était contente ; et, bientôt après, elle s’endormit.

Ensuite la fille rentra et Charlot, ayant bu sa bière et fumé son tabac, sortit sur la pointe des pieds et s’en retourna chez lui achever la nuit, en disant bonsoir et merci.

Le lendemain au soir, ce fut la fille qui veilla la mère. Mais la nuit était tout à fait venue, que Trinette ne dormait pas encore. La garde étonnée avait beau la balancer sur toutes les cadences, lui offrir ceci à boire et cela à manger, baisser la lampe, retapoter son oreiller, Trinette s’agitait et murmurait des paroles confuses.

- Quoi, que vous faut-il ? redemandait la fille. Dites, mame ? Et Trinette, d’une petite voix cassée et suppliante :

- Comme hier !... Comme hier !...

Quand la femme dit souvent, hélas !
C’est qu’elle veut ailleurs soulas.

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LE PUITS

LE puits le plus profond du pays est certainement celui qui se trouve dans nos bois, au carrefour du Bon-Dieu-de-Pitié. Ce qui porte à le croire est qu’un homme du village, nommé Pierre Falot, y étant descendu, un jour, pour le curer, il raconta sous serment, ou le diable l’emporte, qu’après avoir fait remonter par la manivelle plus de cent paniers d’immondices, il trouva au fond une pierre plate couvrant toute la rondeur du puits et sur laquelle, de sa pioche, il donna plusieurs grands coups.

Or, la pierre rendit un son épouvantable, ni plus ni moins que si l’on eût frappé d’un maillet quelque tonneau vide de plus de deux cent soixante-douze hectolitres. Le bonhomme en fut terrifié, surtout quand, aussitôt après, il entendit une voix de femme venant de dessous la pierre et qui disait :

- Ohé, voisine ! ohé, Perrette ! Venez tôt ramasser votre linge. Voici la pluie qui approche. J’entends déjà le tonnerre.

Mes amis, il faut le croire. Le fond de ce puits est proche des Antipodes. Qui de vous voudrait aller de ce côté de la terre, en prenant ce chemin, il gagnerait une bonne lieue.

Celui-là au danger consent
Qui trop haut monte, ou bas descend.

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LA FROTTEUSE

LA petite dame, au matin, presse ses frisettes, assise sur le petit crapaud de peluche puce de sa chambre à coucher. Par la fenêtre, par quelques mouvements de son cou fin, elle suit dans la rue animée tout le va et vient fiévreux des gens et des attelages, et sans se crotter. Elle voit aussi les passants s’arrêter, se parler, hocher la tête, se serrer la main, se quitter ; et sans que ses oreilles entendent leurs bêtises.

A deux mains, doucement, pensivement, elle serre son petit fer chaud sur les papillottes de plomb tordu qui sentent la peau de gant. Elle rêve, elle s’éveille encore. Tout le matin est à elle dans les dentelles légères. Elle est comme un ballon d’enfant, oublié et qui flotte.

Cependant la bonne a frappé à la porte. Quoi ? Y a-t-il, pour une petite dame qui se coiffe en digérant son chocolat, une maison dont elle doive s’occuper ?

« Madame, c’est une dame qui demande madame.

- Marie, dites que Monsieur reçoit dans l’après-midi.

- Madame, c’est pour Madame.

- Une dame pour moi, à cette heure ? C’est impossible... Qui est-ce ?... Pourquoi ?... Sa carte ?...

- Elle a simplement dit que c’était pour quelque chose d’important.

- Ça m’est égal ! Je n’attends rien d’important, moi. Dites-lui qu’elle repasse tantôt si elle veut. »

La bonne va à ses ordres. Mais voilà toute gâtée l’avant-dîner de la petite dame. C’est comme un grain de sable qui serait tombé dans le fin mouvement de la menue pendule qui bat son pouls sur la cheminée. On a troublé sa paix. La bonne remonte.

« Encore ?

- Madame, elle insiste.

- Moi aussi, flut !

- Faut-il aller lui dire.

- Certainement, sotte, courez ! Ou dites-lui de cirer les meubles du salon en attendant, puisque vous voulez tant la garder ici. »

Et haussant les épaules, elle jette à la Marie un linge à épousseter, la pousse dehors et ferme la porte à clef en trépignant d’une petite colère d’oiseau.

« Que tous ces gens m’agacent ! »

Docile et naïve, la bonne descend. Il y a, dans l’anti-chambre, une haute femme aux traits expressifs, aux yeux pénétrants, aux souliers crottés et fatigués. Quelque solliciteuse, hardie patronnesse du grand’air, de l’antialcoolisme ou de l’école sans école ? Elle porte au poignet un cabas de cuir attaché comme aux paysans le gourdin de néflier.

« Madame a répondu, lui annonce la bonne, que vous pouviez frotter les meubles en l’attendant. Voilà le torchon. »

Marie s’en va à son office et la visiteuse ne sourcille même pas. D’un pas délibéré elle entre dans le salon entr’ouvert.

Un quart d’heure se passe. La dame à sa toilette, malgré elle, a tendu l’oreille aux bruits de la maison. Elle n’a point entendu le fracas de la porte se refermant sur la visiteuse éconduite, comme un coup de poing dans le dos... Alors ?... Elle s’inquiète peu à peu... Marie l’aurait-elle fait attendre, la bêtasse ! Et dans son peignoir, après un dernier coup du démêloir et un sourire à la glace en pied, elle se décide à descendre y voir.

Dans l’antichambre, personne. La maîtresse de la maison avance sans bruit. Dans le salon, accroupie sur le tapis sous un guéridon, qui voit-elle ? L’inconnue, le chapeau de guingois sur la tête, un flacon débouché dans une main, et de l’autre frottant, du torchon, le pied d’acajou avec une énergie qui fait trembler jusqu’aux cristaux du lustre.

« Oh ! dit la petite dame !... La bonne lui a répété... »

Les jambes coupées, elle s’écroule sur le premier siège.

« Que vais-je lui dire ! Que faire ?... » Et les pensées filent devant elle, informes et pressées comme des pigeons effrayés s’enfuyent tous ensemble.

Mais l’autre s’est relevée sur ses pieds en apercevant la maîtresse du logis.

« Madame », s’écrie-t-elle, tout en frottant, frictionnant, écrasant, tamponnant, « je suis la seule dépositaire de la célèbre mixture pour polissure de meubles Haka-Chou de Chicago. Je garantis ce produit inimitable, pur de tout ingrédient chimique, malsain ou désagréable. Il est le seul ne détériorant ni les meubles vernis, ni les meubles cirés ou laqués. Si madame veut se donner la peine d’approcher et de jeter les yeux sur la partie que je viens de polir, madame se rendra facilement compte de la beauté de l’ouvrage. Pas d’odeur. Pas d’empoisonnement. On peut dormir dans son lit le soir même... Voici le mode d’opérer. Rien de plus simple. Un enfant réussirait sans apprentissage. Une bonne, en un jour, rafraîchit un ameublement complet... Si madame veut essayer... »

Elle frotte toujours. Ses deux bras s’agitent de toute leur longueur. Elle tourne à genoux autour du guéridon comme pour y grimper. Sa langue ne s’arrête pas. Mais sa voix se fait plus douce et insinuante.

« Si madame, après cela, avait besoin de quelques autres articles intimes ou d’agrément, je suis à sa disposition pour tout ce que madame désire. Elle trouvera chez moi, 146, Galerie du Commerce, second étage, porte à droite, tout ce dont elle peut avoir besoin dans quelque position difficile que ce soit. Si madame n’était pas heureuse en ménage ; si madame avait des dettes secrètes, j’ai toujours pour les dames du monde un grand nombre de solutions des plus avantageuses. Sur simple carte postale, si madame craint d’aller en ville, je me rends à domicile au premier appel. Secret garanti.

« - Ouf ! » s’écrie la petite dame soulagée de son angoisse et comme on remonte d’un plongeon. « Ce n’est que ça ! Elle m’en a donné une peur ! »

Et avec une mine de chatte dégoûtée, du bout du doigt avançant quarante sous à la visiteuse :

« - Tenez, pour votre flacon. Sortez de suite.

- Merci, Madame. L’aide et l’amitié en toute sécurité est la devise de notre maison... Si madame.

- Filez, ou je fais détacher le chien.

- 146, Galerie du Commerce, au second, porte de droite, Madame. J’ai bien l’honneur. »

Entre promettre et donner,
Il faut sa fille marier.

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L’ESSAIM

COMME on échardonnait les blés, Léonard Bury travaillant aux siens, dans les champs de Heurtebise, allait tirer un beau grand chardon, quand il vit, tapi dessous, en son gîte, un joli lapin qu’il cueillit par les oreilles aussi facilement qu’une salade. Et notre homme tout réjoui, de s’en retourner au logis, conter son aventure à ses voisins à l’heure du dîner, son lapin d’une main, et de l’autre tenant sur son épaule, au bout de ses tenailles de bois, le chardon touffu, grand, beau, large et bien fleuri.

Or, en chemin, voici un essaim de mouches à miel venir à lui, en bourdonnant avec un bruit de trompette, luisant au soleil comme une roue d’or, et qui après avoir bien tournoyé autour de Léonard et son chardon, enfin s’y abat en une belle grappe serrée.

Qui fut ébahi ? Notre laboureur. Mais sans rien dire, comme un homme d’esprit, il emporta doucement l’essaim au bout de sa pince de bois. Bien joyeusement, tout doux, il alla le secouer au rucher de son jardin dans une corbeille frottée de piment où il le laissa profiter.

Dix-neuf ou vingt jours après, il pouvait déjà assaimer quatre essaims qui, l’année même encore, environ la mi-juillet, en jetèrent chacun deux aussi. L’année d’après, chaque ruche en fit quatre. De façon qu’à la Saint-Michel qui tombe fin septembre, le compère Léonard en vendit pour plus de cent onze francs, trois sous. On dit bien vrai : « Un essaim de mai vaut une vache à lait. » Il fait de l’argent, et qui a de l’argent, il a des coquilles, mes filles...

De paresse vient indigence ;
De labeur, biens en abondance.

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L’ALOUETTE

MONSIEUR le curé Tondet, haut de taille et sec de corps, assez mal bâti du reste, était cependant fort homme de bien. Un jour qu’il avait, après sa messe, travaillé dur à son jardin et planté à perches trois plates-bandes de pois blancs, il s’en revint déjeûner à sa maison. Sa servante, vu le beau temps, avait mis la nappe à carreaux rouges et blancs sous le cerisier au milieu de la cour ; et elle lui servit une bonne, belle, grande et pleine platelée de lait tout fraîchement caillé, qui se coupait par éclat comme une fine gelée crémeuse.

Or, tandis que M. le curé mangeait, et peut-être un peu vite, à l’aide de sa grande cuiller à pot, voici qu’une alouette, sans doute poursuivie par quelque émouchet, se laissa choir dans la soupière, et si subitement que le bonhomme n’ayant pu distinguer au juste ce qui lui tombait ainsi, pensa que c’était une cerise mûre détachée de l’arbre du coup de bec d’un moineau gourmand. Il continua son repas. Et voilà qu’il avala sans la voir la pauvre alouette à même la crème sure.

Ce n’est que deux heures après que M. le curé s’avisa de la vérité, en sentant l’oiseau voleter dans son ventre. Et s’il n’eût fermé la bouche et instamment serré les fesses, il avoua par la suite, qu’elle se fut trouvée maintes fois bien près de se sauver.

Pour gober l’huître, il faut l’ouvrir ;
Pour manger l’oiseau, le rôtir.

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LA MAIN

UN jour, un gaillard dispos et avisé traversait la forêt. Au détour d’un étroit chemin, un voleur caché dans le taillis sauta à la bride de son cheval en criant : « La bourse ou la vie ! »

Mais notre voyageur n’était pas homme à s’effrayer pour si peu. Il tira son épée et donna sur la poigne qui arrêtait son cheval un coup qui la trancha tout net. Puis piquant des deux, il passa outre.

Arrivé chez lui, son valet prit sa monture pour la conduire à l’écurie. Il allait la débrider quand il aperçut une main crispée pendant à la bride. Il courut conter la chose à son maître qui tout d’abord en fut lui-même bien ébahi. Mais, après y avoir pensé quelque temps, il lui revint à la mémoire qu’il avait tantôt, sur sa route, donné ce coup d’épée au voleur, et que ce devait être la main du larron qui s’était serrée sur la longe de cuir. Il la détacha non sans difficulté et la cloua à la porte de son logis comme trophée.

Que soit bien gardée
Chose qui est donnée.

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LA BONNE DAME

LA bonne dame pâle et myope, rentre de promenade. En glissant la clef dans la serrure de sa porte, et tournant la tête comme pour dire le bonsoir au ciel qui emplit le bout de la rue, elle aperçoit, couché à terre, un homme immobile ; un homme, les membres jetés deçà, de là, allongé contre la maison voisine.

« Ah ! mon Dieu ! s’écrie la bonne dame. Un malade, sans doute ? »

Son sang ne fait qu’un tour. Elle se précipite dans sa maison. Et la voici déjà revenue de sa chambre à coucher, un flacon d’eau de Cologne à la main, près du corps étendu.

C’est un grand diable sale, les yeux fermés, la bouche ouverte.

« Il ne bouge plus ! Est-il mort ? ».

Elle avance sa douce main au petit doigt relevé, précieuse comme si elle allait soulever une dentelle de gaze. Mais elle n’ose y toucher. Elle crie. Des habitations contiguës, les voisines sont accourues. Quoi ? Y aurait-il donc dans la rue toujours déserte, quelque chose pour aider à passer la soirée, aujourd’hui ?...

« Non !... Il respire encore !... Et même son haleine est forte !... »

Elles se concertent. On le transportera dans la maison de la bonne dame pâle. Le malheureux ne peut demeurer, en cet état, dans la rue. Elles se mettent à l’oeuvre toutes ensemble. Qui un bras, qui une jambe, celle-ci la tête toute chaude qui fume, et celle-là la casquette crasseuse, elles saisissent le paquet inerte plus lourd qu’un cadavre et le hissent, par les escaliers du corridor, jusque dans la véranda fleurie d’innombrables et mignonnes potées de plantes. Les oiseaux, dans leurs cages, s’éveillent et se mettent à gazouiller.

« Un fauteuil », crie une dame.

« - Oui, il y sera mieux que sur une chaise... Un fauteuil ! »

Le siège le plus confortable de la bonne dame est amené. Sur la soie d’un vert-d’eau pompadour, l’homme en loques est dressé comme sur un trône. Sa tête vacille et ses bras brimbalent.

« De l’air ! crie la bonne dame. Il est bleu. Il lui faut de l’air ! »

On déboutonne le gilet du pauvre diable. Une veuve audacieuse, d’une main qui s’y connaît, s’aventure à dégager d’un cran la boucle de sa ceinture. Elle fait un clin d’oeil, on ne sait pourquoi ; et chacun admire son savoir faire. L’eau de Cologne, sur le front qu’emperle la sueur, ruisselle et s’évapore en buée. L’homme brûle. Sa poitrine monte et descend avec un bruit de soufflet de forge. Quand tout à coup, il s’éveille... Ses yeux injectés de sang, hagards, roulent, autour de lui, des regards sauvages et ahuris. Il se voit ; il voit ces femmes. Il saute sur ses pieds.

Tous les cris ne font qu’un hurlement de terreur. Les femmes fuient.

« Gardez-vous ! Il a un couteau dans la main ! crie l’une d’elles ». Mais toutes sont déjà dans la rue.

« - Laissez la porte ouverte !...

- Laissez-le sortir !...

- Ne le regardez pas !...

- Ne lui dites rien... Ne l’excitez pas !... »

De l’autre côté de la rue, elles tiennent les yeux fixés sur l’ouverture sombre du corridor. Elles tremblent, serrées l’une contre l’autre, comme si un fauve allait, devant elles, bondir de sa cage.

Voici l’ivrogne, titubant, vacillant, cognant les murs de l’allée l’un après l’autre. Il approche. On entend ses souliers ferrés racler les dalles. Il tombe debout, les trois marches de l’escalier, et tourne sur lui-même comme un taureau sorti de l’étable qui mugit avant de s’élancer.

« Ah ! Seigneur », crient les bonnes âmes. « Que va-t-il faire ?... »

Mais un mouvement de chute l’entraîne d’un côté. Il continue de marcher par là. Et jurant, sacrant, farfouillant des deux mains dans ses loques pour rattacher sa culotte qui tombe et son gilet béant, il se met à crier, l’écume à la bouche, et tendant le poing :

« Si c’est pas dégoûtant ! Des femmes ! Se mettre ensemble pour déshabiller ainsi un homme ! »

Bonnes raisons mal entendues,
Comme fleurs à porcs étendues.

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L’INVENTEUR

BIEN des gens, au hameau, se souviennent encore de Jean le manouvrier. C’était un petit homme trapu et carré, le plus adroit à dire des sottises et à boire du lait battu, qu’il y eût dans toute la paroisse.

Or, un jour que les fumées du fromage blanc lui avaient monté à la tête, il imagina un moyen merveilleux pour voler en l’air. Sans rien dire à sa femme, il fut à sa grange, prit son van d’osier qu’il coupa en deux et s’en fit des ailes qu’il s’appliqua sur le dos en passant ses bras dans les anses.

Mais il s’aperçut bientôt qu’il lui manquait une queue, ce qui est pourtant d’un grand secours aux oiseaux. Après avoir bien ruminé, il s’avisa de prendre sa poêle à frire, passa le manche entre ses jambes et se l’attacha au long du ventre avec sa ceinture de cuir.

Harnaché de la sorte, il monta au haut d’un poirier pour mieux prendre le vent ; et enfin, s’étant élancé, il tomba, la tête en bas, dans l’égout de son fumier et se cassa une épaule.

Ne romps l’oeuf mollet
Si ton pain beurré n’est prêt.
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LA CHANDELLE COUPÉE

CE fut à la table d’hôte du Grand-Monarque de Charleroi, renommée, en ce temps-là, pour un certain jambon d’Ardennes au vin blanc, qu’un jour l’inextinguible Colcravate, voyageur de commerce haut de six pieds, large d’autant, pourpre de visage et rouge de poils, s’écria qu’il pariait trois bouteilles de Santenot, que le jeune et fringant Bachaussette, le nouveau collègue, de quelque audace qu’il fît parade, n’oserait point, demain, sur le coup de midi, aller dans telle petite boutique de la place Verte, acheter une chandelle d’un sou.

- Pardon, attendez !... Une chandelle d’un sou, en priant la marchande de la couper en deux morceaux ! Trois Santenot 68, ça va-t-il ? demande la face rubiconde.

Et chacun de la tablée, la fourchette en l’air, darde sur M. Bachaussette des yeux qui signifient, comme en français, qu’il s’est disqualifié à jamais parmi « Les Lurons du commerce » s’il renonce.

- Mais ça va, répond le joli jeune homme. Cent chandelles, mille chandelles, si vous voulez !

- Non, cher et nouveau confrère, non ! Une chandelle, une seule chandelle, en deux morceaux, demain à midi.

Or, le repas achevé, Colcravate, le provocateur, a pris son sac. De rue en rue, le voici à la place Verte, et qui entre à la petite boutique de toutes sortes de choses, au dindrelin interminable d’une aigre sonnette.

Une vieille paraît, c’est la boutiquière voûtée sous son châle plié en triangle ; elle se maintient au comptoir pour marcher, et dévisage le client comme si elle allait crier au voleur.

« - Qu’il faut ? » dit-elle, pour : « Que désirez-vous donc, cher Monsieur Colcravate ? On dirait que le temps va changer ! » - « Qu’il faut ?

- Je désire une chandelle de suif, Madame.

« V’là ! » répond la vieille, en enroulant l’objet demandé dans un carré de papier gris, gris et trop court.

« - Pardon, Madame, je désire que vous la coupiez en deux. » La vieille, d’un tiroir, tire le couteau à débiter le savon dur et fait deux morceaux de la chandelle.

« - Ils sont bien grands encore. Madame, coupez-les-moi donc en deux, voulez-vous ? Ça fait en quatre, oui, chère Madame.

- Heu ! » fait la chère Madame, comme elle lancerait un juron. Mais cependant elle coupe les morceaux.

« - Excusez-moi, s’écria Colcravate, je m’aperçois que pour l’usage que je veux en faire, ces morceaux de chandelle sont trop grands encore. Voulez-vous les couper en deux de nouveau ? »

Le menton de la vieille a rejoint son nez. Elle brandit son couteau ; elle va entailler le comptoir. De toutes ses forces tremblantes, en tendant les cordes de ses maigres bras, elle tranche huit bouts d’un centimètre de suif.

« - Est-ce tout, maintenant ? » bougonne-t-elle en réunissant dans le papier gras, la pincée de suif émietté. Elle la remet à l’homme d’un geste qui veut dire : « Paie et va-t’en. »

« - Hum ! » fait Colcravate, « hum ! » fait-il en dépliant le chiffon. « Je vous avoue qu’il me paraissent bien petits à présent. Dites, la vieille, que voulez-vous que je fasse d’une chandelle de suif réduite en si menus morceaux ? »

Et l’homme, sans payer le sou, laissant les miettes, fait claquer la porte derrière lui. Il est déjà loin, quand la vieille, revenue de sa stupeur, se traînant, trébuchant, bégayant, peut aller raconter à son mari, le vieux crachotant derrière le poêle, la vilenie du malappris.

Le lendemain, sur le coup de douze heures, tandis que la bande boit le vermouth sur la place :

«  - Eh bien ? » s’écrie Colcravate. « Et la chandelle en deux morceaux ? »

«  - J’y vais de ce pas », répond Bachaussette.

Et il y va, et sous les regards des « Lurons du commerce », il pénètre dans la petite boutique du coin dont on entend, de la terrasse du Café de l’Espérance, la sonnette qui ne finit plus de tinter au bout de son ressort.

« Une chandelle d’un sou, Madame ! » commande le jeune homme qui veut gagner son pari.

« V’là !

- Madame, » reprend Bachaussette, qui trouve qu’il n’y a rien là de difficile à faire - « Madame, voulez-vous bien me la couper en deux morceaux ?

- Ho ! » dit la vieille. Elle se tient au comptoir à deux mains ; ses yeux ronds, qui n’y voient plus, se fixent sur l’acheteur ; les veines de son cou se gonflent dans les plis de la peau fanée ; et d’une voix de trompette fêlée, elle piaule vers la chambre voisine :

« - Baptisse !... Baptisse !... Accours !... C’est l’homme à l’candelle !... »

« Alors, » raconta plus tard Bachaussette, en servant le Santenot qu’il payait, « voilà que le Baptisse accourt, brandissant un manche à balai qu’il devait tenir tout prêt, et me tombe sur le dos, tandis que la vieille menace de me crever les yeux de ses griffes. Je dus m’arracher de leurs mains. Ah ! qu’ils étaient laids... Et tous ce fracas pour une chandelle...

- En deux morceaux ! » ajouta une voix haute de six pieds et large d’autant, une voix pourpre de visage et rouge de poils. « En deux morceaux ! »

Bonnes paroles oignent,
Et les méchantes poignent.

_______

LE BRACONNIER

IL y a, dans mon village, un vieux diable de paysan qui fait profession de prendre toutes sortes de gibier au bois. Mais c’est dans l’eau qu’il est le plus adroit à les happer, et il n’y a rien de plus amusant que de le voir à son manége.

Dès qu’il aperçoit quelque poule d’eau, quelque sarcelle, quelque canard sauvage descendre dans un étang voisin, il y court. Il se dépouille de ses vêtements, s’applique sur le crâne qu’il a tout nu et chauve, deux belles ailes d’oiseau de l’espèce qu’il veut prendre ; attache à sa ceinture une pochette de toile et se jette doucement à l’eau jusqu’au menton.

Alors, à petits pas, il chemine sans faire plus de bruit qu’une grenouille à la nage, et ne découvrant tant seulement que le dessus de sa tête pelée. Il connaît et imite à ravir les cris, jargons et devis des oiseaux. Ainsi tout jacassant, couincouennant, piaillant, krékréquant, il se mêle à eux ; leur souffle, par la bouche, du pain mâché qu’ils prennent à qui mieux mieux ; et les apprivoise peu à peu si proprement qu’il leur paraît enfin être un oiseau de leur espèce.

Quand il est tout contre, l’homme, par-dessous l’eau, avance la main et un à un les tire par les pieds sans crier gare. Il semble à leurs compagnons que les pauvres bêtes ne font une culbute que pour plonger ; aucun ne s’en inquiète ; et lui les serre dans sa pochette. Quand elle est pleine, avec les mêmes précautions, il s’en revient au bord.

Je jure ma foi (et qui n’a foi n’a rien non plus qu’un chien) que je lui ai vu prendre, en moins d’une heure, par ce moyen, plus de cinquante-trois douzaines de courlets, râles, macreuses, bernaches, canards, oies sauvages, sarcelles, pilets, chipeaux, et autres menus oiseaux des étangs. Ce sera un grand dommage quand ce pauvre diable de braconnier mourra.

Qui séduit autrui par malice,
De Dieu encourra la justice.

________

LE SAVETIER

UN savetier nommé Huguet, allant quelque jour au village de Landelies pour y ressemeler et rapetasser les vieux souliers des simples gens, entrait dans le bois par le chemin de la Hutte, quand tout à coup il aperçut un grand diable de lièvre roux au museau tout blanc, qui venait droit à lui sans le voir, et tout à coup s’arrêta net.

Or, le savetier n’avait sur lui ni pierre ni bâton. Cherchant quelque chose à jeter à la bête, il met sa main dans son sac, en tire un bon morceau de poix noire qui lui servait à frotter le chanvre de son ligneul, le lance et atteint juste entre les deux yeux mon lièvre, qui fait demi-tour sur lui-même et s’enfuit d’où il venait, portant la boule collée à son front, aussi vite qu’avec une meute à ses trousses.

Un autre lièvre le suivait, il va donner la tête dessus et l’aheurte si violemment que les voilà à deux pris à la poix et attachés poils à poils. Et de tirer, mais en vain, l’un sur l’autre. Le savetier, les voyant dans cette position, court à eux légèrement ; sans rire les saisit, les étourdit d’un coup de poing, les met dans son bissac avec ses formes, son cuir, ses alènes et ses pinces, tourne bride, et s’en va faire bombance à sa maison.

Un pauvre diable malheureux,
A voir son semblable est désireux.

_________

LE MARIAGE AU POULAILLER

PETITE Bébelle, qui a cinq ans, est allée chez sa mère grand, au village, passer les mois de la belle saison, dans la maisonnette de pierre bleue adossée au choeur de l’église. Elle est au paradis et d’ailleurs ne se fait point faute d’y mettre tout le monde à ses côtés.

La voilà amoureuse du gamin du cloutier, le petit Pierrot aux joues rouges. Et l’impudique le lui ayant dit déjà, à présent le lui répète. Pierrot, béat, dont la bouche est fendue aussi franchement large qu’un potiron dont on a coupé une côte, se laisse faire. Avec une avidité indolente, il s’assied dès que Babette l’approche et engouffre les friandises dont son amie le gorge. Comme la grand’mère tient, dans une étroite pièce de sa maison, une petite boutique aux parfums variés de savon vert et de cassonnade, il y a, entre les bocaux et la bouche du gamin villageois, des fuites.

Ayant aujourd’hui reçu, au dessert, une orange, Bébelle, dont le coeur est vaste plus que le ventre, y a ingénûment piqué dans la peau (de l’orange, diantre !) des morceaux de sucre blanc à la manière de cabochon. Elle va l’offrir à Pierrot et lui dit :

« Pierrot, puisque tu es mon cher fiancé d’amour, sais-tu quoi ?... Nous allons nous marier ! »

Le gamin suce le jus délicat du fruit rare, et ses yeux consentent. Bébelle continue :

« Nous allons nous marier. Voici déjà mon voile blanc. Tu crois que c’est un morceau de rideau de tulle ? Tu te trompes. C’est de la mousseline la plus fine, mon chéri. Je vais le poser ainsi sur ma tête. Pour aujourd’hui je me passerai de couronne, mais j’ai de la craie pour me faire des souliers blancs... Toi, tu es bien comme ça. Les hommes ne doivent pas être fades. Non, non, pas tous ces miroirs, ces parfums, ces petits pots... Je suis de mon avis, moi ; tu comprends ?... Tu as fini l’orange, conserve la pelure dans ta poche. C’est très bon, tu sais, de la pelure d’orange par petits morceaux. Et puis, vois-tu, on les écrase entre les doigts, devant les yeux, ainsi ; cela fait pleurer et donne un beau regard... Pierrot, tu es un paysan, tu ne sais rien, et, cependant, tu n’es jamais étonné de ce que je te dis. Allons, je t’aime tout de même ! Les maris ne doivent pas être trop malins... Y es-tu ? Nous allons à M. le curé, demander de nous marier. N’aie pas peur, je le connais. Je l’entends jouer de la flûte, dans son jardin, le soir, pendant que nous soupons, chez grand’ maman. Viens, je te dis ! Pour l’amour de Dieu, ne marche pas avec tes pieds si fort en dedans. Je ne permets pas, entends-tu, je ne permets pas que les autres dames puissent prétendre que mon mari a les pieds en parenthèses... Pierrot, mon amour, que tu as l’air godiche. Viens, que je t’embrasse. Attends, je relèverai mon voile ! A présent, retombe-t-il gracieusement derrière moi ? De la vraie valenciennes, ma chère... Un héritage... »

Bébelle parle toujours. Elle continue à la cantonnade, adressant à une foule invisible mais variée qui l’entoure des remercîments, des questions, des compliments. A droite, à gauche, elle sourit d’un sourire grave et rengorgé, et salue avec des révérences. Bébelle n’est jamais seule. Le monde entier est toujours à ses côtés qui la câline.

Le couple, bras dessus, bras dessous, touche à la cure. Pierrot n’ose y sonner. C’est la fillette qui monte sur la borne de pierre au coin du seuil, bondit en l’air et, en retombant, rattrape le cordon de la sonnette qu’elle tire ainsi de tout son poids. Elle ne ferait pas plus de bruit si elle avait à annoncer ici que le feu est à la cheminée, la mignonne garce...

M. le curé, en sabots, vient ouvrir. Il tient son bréviaire à la main, dans les plis de son mouchoir à carreaux bleus. Ses bésicles remontées sur son front, il demande quoi, étonné de ne trouver que ce petit monde à la porte après tout ce fracas, et cherchant, des yeux, du plus important par dessus leur tête.

« Eh bien ; Monsieur le curé, nous venons nous marier, annonce Bébelle sans vergogne. C’est Pierrot le mari, et moi la Dame. »

Notre curé est justement d’avis qu’il faut marier les filles avant qu’il soit trop tard. On le lui a maintes fois entendu prêcher en chaire.

« Bravo ! » s’écrie-t-il. « Par saint Christophe, voilà une chose qui me réjouit, Mademoiselle Bébelle ! Entre avec moi, mes enfants, ce sera tôt fait. »

Il va à l’armoire de sa cuisine, M. le curé ; tire, d’une boîte, deux pommes figottées de la provision de son ménage, les tend aux fiancés et leur dit :

« C’est pour manger. A présent, vous êtes mariés. Récitez pieusement vos prières ce soir et obéissez à vos parents... Au revoir, mes enfants ! »

Les époux s’en vont. Pierrot est bientôt à la pomme tapée de Bébelle, qui la lui sacrifie, ainsi qu’à l’ordinaire, étant tout entière à ses projets de ménage. Est-ce qu’on a le temps de manger quand on est nouvellement en ménage ? C’est ceci à clouer ; c’est cela à raccommoder : les roulettes de stores, les contributions, les cuirs de robinet. Vous croyez que ce n’est rien, vous autres ? Bébelle en oublie jusqu’à sa parure et, à pas pressés, elle entraîne son mari dans la cour de sa mère grand par l’allée de derrière.

Car Bébelle a une idée qu’elle veut exécuter à l’instant. Armée de la brosse à long manche, avec des cris étouffés, elle fait sortir les poules du poulailler. Que celles venues au nid pour leur oeuf de quatre heures le rentrent et se ferment le croupion, car elles doivent filer. Corbeilles et perchoirs, Bébelle a tout jeté par terre. A coups de balai, elle pousse dehors le tas de crottes blanches. Personne de la maisonnée n’a rien vu, rien entendu du manège ; Bébelle est chez elle, Pierrot installé, et la porte refermée sur le jeune couple.

Et quelle jolie maison ! Un toit avec des fentes où l’on voit le ciel, un plancher, une porte munie d’une mignonne baiette en guise de fenêtre, des murs, des coins... Quelle jolie maison !

« Quand le propriétaire viendra, » complote Bébelle à haute voix, « nous lui demanderons d’ajouter deux ou cinq étages à la maison, un jardin avec un jet d’eau, un étang plein de poissons, et le gaz partout. Les propriétaires, vois-tu, mon chéri, il faut les secouer, les harceler, leur demander le bras pour avoir le petit doigt. »

Cependant Pierrot ne sonne mot ; Pierrot se gratte. Assis dans un angle de la nouvelle habitation, il est fiévreusement occupé à atteindre, de ses dix ongles, les parties les plus difficilement accessibles de la peau de son corps. Ses mains courent pour être sur lui partout à la fois. Hélas ! elles n’y parviennent pas ; et Pierrot grince des dents, rue, s’empoigne à même sa jaquette, se secoue comme une bouteille de jus de réglise.

Bébelle a peu de temps de reste pour s’en inquiéter. Il lui faut ranger dans sa demeure ce qui représente le lit, la table, les chaises et les armoires. Sa petite personne lui démange aussi ; mais ses mains étant occupées ailleurs, elle se soulage en se râclant du pied et en se remuant comme un chien qui sort de l’eau. Il y a tant de besogne ici !

Elle prend enfin pitié de Pierrot qui trépigne et mugit. Avec décision, elle le couche à quatre pattes ; et, le saisissant par la veste en plein dos, à deux poings elle le frotte et l’étrille ; et le mari ne dit pas que ce soit trop. Au contraire, sur ses mains et ses genoux, il s’enlève et cabriole pour aider à celle qui le pétrit.

Quand tout à coup, la folie s’empare de la ménagère. Elle bondit dehors, abandonnant Pierrot par terre. Et aussi vite qu’avec toutes les souris du grenier à ses jupes, elle se précipite dans la maison, se roule sur le carreau, aux pieds de la bonne vieille maman ahurie.

« Grand’mère, oh ! gratte-moi, gratte-moi, pour l’amour de Dieu, grand’mère ! Ici, là, partout, plus fort, plus fort, grand’mère, grand’mère, te dis-je !... Oh !... »

Il a fallu déshabiller Bébelle pour venir à bout de la myriade de jolis petits poux de poules dorés qui la couvraient comme des taches de rousseur. On l’a plongée dans le tonneau à lessive et grand’mère, ses lunettes rondes sur le nez, les manches du caraco retroussées sur ses jaunes bras maigres, la plaque de savon vert, les yeux fixes et serrant la bouche de toutes ses forces.

Enfin curée, Bébelle court sur le préau. Par la fenêtre, Bébelle voit dans la maison du forgeron, Pierrot, baignant au cuvier et que sa mère épouille en ronchonnant. Bébelle contemple son mari tout nu, au visage rouge rond, et qui tient, des deux mains, le bord glissant du bassin de bois, pour résister à la frottée, Pierrot abasourdi encore des suites de son mariage.

Et Bébelle, le nez écrasé à la vitre, tend déjà en son esprit, de nouveaux filets à Pierrot l’innocent que son ventre conduit....

Tout aussitôt qu’ils sont mariés,
Les oreilles leur pendent d’un pied.

_______

LE MAITRE DES ANES

DEVANT mes fenêtres, s’étend une place où les gagne-menu, au matin, arrêtent leur charrette en revenant du marché voisin, et laissent reprendre haleine à leur âne. L’homme boit la goutte au cabaret. Martin, philosophe placide, au tumulte de la rue qui s’éveille, chauvit de l’oreille, clôt les yeux, lève sur la pointe du fer l’un ou l’autre de ses quatre petits sabots, rêve d’eau claire et d’avoine.

Oui ! Mais la paix de ce monde n’est point durable pour les baudets. Car subitement, et cependant tous les jours à la même heure, inattendu et inévitable, apparaît sur la place, tel un diablotin sauté de sa boîte, le gamin.

Je le connais. De derrière ma vitre, en me rasant le menton, je l’attends, et pour mes amis les ânes, je le crains. C’est un écolier, le sac de cuir jaune au dos, la règlette de bois à la main, la casquette sur l’oreille, les yeux pétillant de rire malicieux, la bouche luisante d’impudence.

Il s’approche, à l’aise ici dans la rue comme chez lui ; sans hésitation se plante nez à nez devant le premier âne de la file. Alors, les sourcils froncés sévèrement, à pleine voix claire, dure et sérieuse, sur un ton de commandement que le plus mauvais maître, pour le plus humble des serviteurs, n’eut jamais plus catégorique, il lui crie, bref, impatient, sans réplique possible :

« Hi-han, baudet ! »

Et il répète d’une voix plus nette, plus haute encore, et comme s’il voulait en briser les carreaux doux luisants des bons yeux tendres de Martin :

« Hi-han, hi-han, baudet ! »

Pour quel dieu terrible Martin prend-il l’impérieux gamin ? En sa pauvre tête obscure, matelassée de laine grise emmêlée, qu’est-ce qui s’éveille en sursaut, à cet appel sans pitié ?

Il se trouble. Ses oreilles se dressent, ses naseaux tremblent. Il essaie encore de résister, de secouer cet ordre, de dire non. Mais déjà, avant d’avoir pu reprendre tout à fait haleine, un son rouillé de timbale crevée fait trembler les profondeurs de sa poitrine recouverte de peau d’âne. Ses yeux se révulsent ; ses dents se découvrent, jaunes, énormes et régulières comme des fausses ; ses pieds s’écartent ; sa queue s’agite. Et dans une crise, comme un orage qui crève, éclate l’effroyable musique de son braiement.

Il braît, il braît, il braît ferme, dur, rauque, âpre. Il braît en montant, et il braît en descendant comme le manche de la grande pompe qui, dans la cave, sous le bras de la servante, secoue toute la maison. Il braît sauvage, ardent, enragé, comme si, du coup, tout le désir et en même temps toute la haine de tous les milliards de baudets qui ont jamais vécu, saillaient de son ventre par sa gorge.

A cette musique, ahuris, les autres grisons s’ébranlent, s’interpellent, se répondent, ne s’entendent plus. Puis, chacun ne brayant plus que pour lui-même, c’est bientôt, dans le groupe des charrettes, un étourdissant charivari que plus rien ne pourrait arrêter ni couvrir ; qui bondit, en faisant grelotter les vitres, jusqu’au fond des chambres, et réveille en sursaut les plus décidés dormeurs du quartier.

Et lui, l’écolier au sac de cuir jaune, satisfait de ses absurdes élèves, voilà longtemps qu’il a continué sa route, traversant fier et droit ce vacarme, comme on pousse devant soi les épis barbus d’un champ de seigle ; heureux le marmouset, d’avoir, ce matin encore, déchaîné ici le tumulte et la clameur, et fait enrager, un nouveau coup, ces ânes qu’il retrouvera demain prêts à la même sottise - ce tas de baudets !

Ce que pense l’âne, ne pense point l’ânier.


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