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C. Deulin : Le sac de La Ramée (1899)
DEULIN, Charles (1827-1877) : Le Sac de La Ramée (1899).

Saisie du texte : Sylvie Pestel  pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (26.IV.2013)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)

Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : n.c.) du numéro 3 daté de décembre1899 (deuxième année) de Lectures pour tous : revue universelle illustrée publié par la Librairie Hachette.


Le Sac de La Ramée

par
Charles Deulin
_____

Un des types les plus populaires de l’ancienne France est celui qui fut personnifié jadis sous le nom du Sergent La Ramée. Ce vieux soldat n’est pas parfait et il aime un peu plus que de raison à attraper quelque argent qui sera vite dépensé. D’ailleurs La Ramée est franc et charitable : sa belle humeur, sa bonté font oublier ses torts.

Les conteurs se sont souvent égayés aux dépens de La Ramée et lui ont donné d’utiles conseils sous une forme plaisante et gaie. S’inspirant de leur exemple, l’auteur de ce charmant récit a su grouper une série d’amusantes aventures dans lesquelles son héros ne joue pas toujours le beau rôle, mais qu’on lui pardonne en souvenir du bien qu’il a fait à plus pauvre que lui.


°°°

AU temps jadis, il y avait un vieux soldat du nom de La Ramée, qui revenait de la guerre avec son congé.

Il faut croire qu’en ce temps-là le roi n’était pas riche, car le brave La Ramée n’avait eu, pour toute récompense, qu’un pain de munition et seize sous.

Ayant le pain dans son sac et les sous dans sa poche, le vétéran avait pris la route de la Boucaude, qui était son hameau de naissance. Il n’eut pas fait une demi-lieue de pays, qu’il rencontra un mendiant aveugle qui lui demanda l’aumône.

« En voilà un, se dit La Ramée, qui est encore plus mal loti que moi. »

Et, comme il était bon diable, il partagea avec le mendiant son pain de munition et ses seize sous.

Une demi-lieue plus loin, il avisa un autre mendiant, aveugle comme le premier, et qui, de plus, était manchot. La Ramée fut ému de pitié, et donna au pauvre marmiteux la moitié du pain et des huit sous qui lui restaient.

Il chemina encore une demi-lieue, et vit sur la route un troisième mendiant qui, aveugle et manchot, était boiteux par-dessus le marché. Il partagea avec le clopineux le restant de son pain et ses derniers sous.

« Je n’ai plus, se dit-il alors, qu’un morceau de pain et deux sous pour boire une pinte. Entrons vite au cabaret, sans quoi, si je rencontre encore un affligé, je cours grand risque de dîner par cœur. »

Il entra, mit son sac à terre et, après avoir dîné plus mal qu’un prince, il alluma sa pipe et reprit son chemin.

*
* *

Il voyageait à peine depuis un quart d’heure, qu’il vit venir de son côté un vieux soldat qui paraissait comme lui hors de service. Ce soldat ressemblait vaguement aux trois mendiants, qui – La Ramée ne l’avait pas remarqué – avaient entre eux un air de famille.

« Camarade, dit celui-ci, je tombe de faim et de soif !

- Trop tard à la soupe, fieu de Dieu ! répondit La Ramée. A cette heure, mon sac est vide, ma poche pareillement, et...

- Et tu cherches comme moi le moyen de les remplir ?

- Précisément.

- Veux-tu que nous cherchions de compagnie ?

- Ce n’est pas de refus, fieu. Comment t’appelles-tu ?

- Pierre. Et toi ?

- La Ramée. Eh bien ! fieu, c’est convenu.

- Je m’entends un peu en médecine, et cela me vaut quelquefois de petits profits. Viens avec moi nous partagerons.

- Tope, fieu ! » dit La Ramée, qui n’était pas pressé de revoir la Boucaude, et tous les deux firent route ensemble à pied, comme les chiens du roi.

En arrivant à la forêt de Vicoigne, ils passèrent devant une maisonnette d’où partaient des cris et des gémissements. Ils entrèrent et virent une femme qui s’arrachait les cheveux auprès du lit de son mari, malade à la mort.

« Cessez vos lamentations, femme de Dieu, fit Pierre, je vais guérir tout de suite votre homme. »

Il fouilla dans sa poche, en tira une petite boîte où était un onguent et en frotta le moribond qui, aussitôt après, sauta à bas de son lit et tomba, ainsi que sa femme, aux genoux de son bienfaiteur.

« Comment nous acquitter, s’écrièrent-ils, et que pourrons-nous bien vous donner ?

- Rien du tout, répondit Pierre : vous n’en avez pas trop pour vous, mes braves gens. »

Cette réponse fit faire la grimace à La Ramée : il était d’humeur charitable, mais, une fois le ventre creux et le gousset vide, il ne travaillait pas volontiers pour le roi de Prusse.

« Qu’est-ce que tu chantes donc là ? dit-il en poussant son compagnon du coude. Prends toujours, fieu ; nous ne roulons pas non plus sur l’or, nous autres. »

Mais Pierre ne l’écoutait point, et plus les bonnes gens le pressaient, plus il refusait. Enfin le paysan atteignit un lièvre qu’il avait tué la veille ; il voulait absolument que Pierre l’emportât.

« Je m’en chargerai, moi ! fit La Ramée. » Il logea le lièvre dans son sac et ils s’enfurent.

*
* *

En cheminant par la forêt, ils avisèrent dans une clairière un feu de copeaux abandonné par des scieurs de long.

« Si nous mettions le lièvre à la broche ? dit La Ramée.

- Soit, répondit Pierre. Prépare le dîner ; moi, pendant ce temps-là, je vas dormir un somme là-bas, sous ce gros hêtre. Aie soin seulement de me garder le cœur du lièvre ; cela me suffira.

Son compagnon parti, La Ramée dépouilla le lièvre, le vida, ranima le feu et commença de faire rôtir son gibier. Tout en le tournant et retournant, il se disait : « Pourquoi, diable, m’a-t-il recommandé de lui garder le cœur ? »

Le lièvre rôti, il le dépeça et chercha le cœur, qu’il mit à part. Il mangea d’abord une cuisse, puis l’autre, puis le râble ; après quoi il regarda le cœur du coin de l’œil.

« Il faut que ce soit un fier morceau, se disait-il. Peut-être, qui sait ? y a-t-il une vertu attachée au cœur d’un lièvre. »

Il en ôta gros comme la tête d’une épingle, le posa sur sa langue et le trouva si bon, qu’il ne put résister à l’envie de goûter au reste. Il n’en fit qu’une bouchée.

Pierre revint comme La Ramée achevait de l’avaler.

« Bon appétit ! dit-il ; et le cœur, où est-il ?

- Le cœur ! ah oui ! je l’ai cherché ; mais tu t’es moqué de moi, fieu. Tu sais bien que les lièvres n’ont pas de cœur.

- Comment ! les lièvres n’ont pas de cœur ! Mais tous les animaux en ont un : c’est bien connu.

- Allons donc ! Est-ce qu’on ne dit pas d’un poltron qu’il n’a pas plus de cœur qu’un lièvre ? Tu vois bien, fieu de Dieu, que les lièvres n’ont point de cœur. »

La Ramée serra dans son sac les restes du dîner et, après avoir allumé leurs pipes, ils se remirent en route.

Au beau milieu des marais d’Arnonville, La Ramée s’arrêta tout surpris. A l’endroit où coulait d’habitude un ruisseau, bouillonnait à cette heure un large torrent qui leur barrait le chemin.

« Passe le premier, fieu, lui dit Pierre.

- Non ! passe devant, toi, » répondit l’autre.

Et il s’apensait à part lui : « S’il n’a point fond, je resterai de ce côté-ci. »

Pierre alors entra dans le torrent et le traversa. Voyant qu’il avait eu de l’eau seulement jusqu’aux genoux, La Ramée avança le pied, mais l’eau monta soudain et il en eut bientôt jusqu’aux épaules.

« Au secours ! cria le pauvre homme.

- Avoue, lui dit Pierre, que tu as mangé le cœur du lièvre. »

La Ramée, honteux de son mensonge, n’en voulut point convenir.

« Non, je ne l’ai pas mangé », répondit-il.

Mais on n’entendit point le dernier mot, car il but à la grande tasse une gorgée qui le fit éternuer comme un chat qui boit du vinaigre. L’eau décrut alors, et le vieil entêté en fut quitte pour la peur.

*
* *

Ils continuaient de marcher. A trois portées d’arc de Péruwelz, ils apprirent que la fille unique du bourgmestre était en danger de mort. Le bourgmestre avait, disait-on, des écus à remuer à la pelle, et il aimait sa fille comme ses yeux.

A peine entrés dans la ville, on leur dit que la malade venait de trépasser.

- Bah ! répondit Pierre, je sais quelque chose de mieux que de guérir les malades ; j’ai dans ma poche de quoi ressusciter les morts.

« Ressusciter les morts ! Mâtin ! Tu es donc sorcier ?

- Peut-être bien.

- Oh ! mais alors notre fortune est faite ! s’écria La Ramée en dansant de joie, et c’est de louis d’or que le mynheer va remplir notre sac.

- Tu ne penses qu’à remplir le sac, dit Pierre. Crois-tu qu’il n’y aurait pas plus de profit à songer un peu au salut éternel ?

- Bon ! le salut éternel ! nous avons tout le temps d’y songer, fieu. Avant de s’occuper de bien mourir, il faut veiller à bien vivre. Si le sac se remplissait tout seul, je ne dis pas.... On ne serait point en peine de gagner le paradis. »

En devisant ainsi, ils arrivèrent devant la maison mortuaire et demandèrent à parler au maître. Pierre lui proposa de ressusciter sa fille. Comme il n’y avait plus de ressource et que le mal ne pouvait empirer, le père consentit à ce qu’on tentât l’expérience. Pierre alors fit sortir tout le monde, hormis La Ramée. Quand ils furent seuls, il tira de sa poche une petite fiole, en versa quelques gouttes dans la bouche de la morte, puis il dit trois fois : « In nomine Patris, et Filii, et Spiritûs Sancti. Surge ! »

A la troisième fois, la morte se leva, rayonnante de fraîcheur et de beauté. Le père était au comble du bonheur.

« Fixe toi-même ta récompense, dit-il à Pierre, tout ce que tu voudras, je suis prêt à te le donner, quand ce serait la moitié de ma fortune.

- C’est beaucoup trop, mynheer, répondit Pierre : cela ne vaut que vingt sous.

- Vingt sous pour ressusciter un mort ! Est-il bête ! s’écria La Ramée. Prends donc ce qu’on t’offre, triple idiot ! »

Le bourgmestre insista vivement pour donner davantage, mais le camarade ne voulait que vingt sous, ni plus, ni moins. Voyant que tout était inutile, le mynheer se rabattit sur La Ramée et lui remplit son sac de florins.

*
* *

Au sortir de là, ils se dirigèrent vers Bruxelles en Brabant. Quand ils furent dans la forêt de Baudour, Pierre battit le briquet, alluma sa pipe et dit à son compagnon :

« Nous allons maintenant partager les florins.

- Ah ! ah ! dit La Ramée. Tu y viens ? Partageons, fieu. »

Pierre vida le sac, compta l’argent et en fit trois parts. « Il fait trois parts et nous ne sommes que deux, pensa La Ramée. A qui, diable, veut-il donner la troisième ? »

« Les parts sont faites, dit Pierre. Voici la tienne, voici la mienne, et voilà la part de celui qui a mangé le cœur du lièvre.

« C’est moi ! s’écria La Ramée, et prouf ! il empocha l’argent.

- Comment ! fieu, c’est toi ? mais tu sais bien que les lièvres n’ont pas de cœur.

- Qu’est-ce que tu nous chantes là, fieu de Dieu ? Certainement que si, les lièvres ont un cœur. Est-ce qu’on ne dit pas d’un poltron : il a un cœur de lièvre ? Donc, tu vois que les lièvres ont un cœur.

- C’est bien. Prends tout, répondit Pierre. Je ne veux plus de ta compagnie. Tu es trop malin pour moi.

- Comme il vous plaira, fieu, et bon voyage ! » répliqua le vieux soldat. Et ils se séparèrent. « Je ne suis point fâché qu’il s’en aille, pensa La Ramée. C’est décidément un drôle de pistolet ! »

Arrivé à Bruxelles en Brabant, La Ramée n’eut rien de plus pressé que de faire danser ses écus. Il se mit à jouer pour tuer le temps, et il eut bientôt mangé, comme on dit chez nous, le sac et les gaugues.

Cependant il advint que le fils du duc de Brabant alla subitement de vie à trépas. « Bonne affaire, se dit La Ramée, et qui vient à point pour me remplumer ! Je vas le ressusciter et on me donnera une fière récompense. »

Ayant su jadis ses patenôtres, il avait retenu sans peine les paroles prononcées par son compagnon. Il se trouva en outre qu’il avait par mégarde enfermé la petite fiole dans son sac. Il alla donc voir le duc de Brabant et lui proposa de ressusciter le jeune prince. Le duc accueillit sa demande. Seulement, il le prévint qu’en cas d’échec il serait pendu au haut du beffroi. La Ramée, sûr de lui, accepta cette condition.

Laissé seul avec le mort, notre docteur déboucla son sac, en tira la fiole, en versa quelques gouttes dans la bouche du cadavre ; puis il dit trois fois à voix haute : « In nomine Patris, et Filii, et Spiritûs Sancti. Amen. »

Le mort ne bougea point. La Ramée, surpris, répéta la formule ; le mort resta immobile.

Le docteur alors se rappela que le dernier mot prononcé par son camarade n’était pas amen, mais un mot commençant par sur, et qui était à l’usage des tailleurs. C’est en vain qu’il renouvela plusieurs fois son invocation, le coquin de mot ne voulait point venir. Le pauvre La Ramée trouvait bien surtout, surplis, surcot, il ne trouvait pas surjet.

Enfin il s’écria furieux :

« Au nom du diable, lève-toi ou je t’assomme ! »

Mais le mort ne bougea non plus qu’une brique.

L’infortuné docteur avait déjà la mine d’un capucin à l’agonie, quand tout à coup il vit son camarade Pierre à deux pas de lui.

« Je veux bien, pour cette fois, dit Pierre, te tirer d’embarras, mais je te préviens que, si tu recommences, je te laisse dans la peine. Je te défends d’ailleurs de recevoir plus de vingt sous. »

Pierre alors cria trois fois : « In nomine Patris, et Filii, et Spiritûs, Surge ! »

Le jeune prince se leva et Pierre disparut. Le duc de Brabant ne se possédait pas de joie.

« Que veux-tu pour ta récompense ? dit-il à La Ramée.

- C’est vingt sous, » répondit celui-ci en soupirant.

Et tout bas il se disait : « Quel absurde animal que ce sorcier ! Ce qu’il vous donne d’une main, il vous  le reprend de l’autre. »

Mais le duc se moqua de lui et fit apporter une énorme bourse toute pleine de louis d’or. Les yeux de La Ramée brillèrent comme des lumerotes, et pourtant il tint bon.

« Surtout, s’écriait-il, ne mettez pas de bourse dans mon sac ! »

C’est ce que fit naturellement le trésorier du duc. Il boucla ensuite le sac et l’attacha de force sur le dos de La Ramée qui sortit.

*
* *

Le docteur n’avait pas tourné le coin de la rue qu’il se trouva nez à nez avec son camarade.

« Vois si tu n’es pas un affreux agrippard, dit celui-ci. Je t’avais défendu de recevoir plus de vingt sous, et voilà que tu emportes un boisseau d’or.

- Est-ce ma faute, répondit La Ramée, s’ils m’ont mis l’or de force dans mon sac ?

- Ton sac ! ton sac ! tu ne songes qu’à ce maudit sac, et tu ne t’occupes non plus de ton salut que si tu étais un cheval ou un chien ! Tu valais cent fois mieux quand tu n’avais que seize sous vaillant. En ce temps-là tu partageais ton argent avec les pauvres, tandis que tu vas dépenser celui-ci à boire, et à faire une vie qui te mènera tout droit chez les grands diables d’enfer.

- Encore une fois, fieu, ce n’est point de vider mon sac qui peut m’empêcher de faire mon salut, c’est d’avoir à le remplir. Comment veux-tu bonnement qu’un pauvre homme trouve le temps de penser à l’autre monde, quand il est toujours en risque de crever de faim dans celui-ci ? Ah ! si je n’avais qu’à dire : « Chose que je désire, entre dans le sac « de La Ramée ! » je te donne ma parole que j’irais tout droit, sac au dos, en paradis !

- Tu en es sûr ?

- Puisque tu es sorcier, fais-en l’épreuve. Tu verras que je serai sage comme une image.

- C’est bien, dit Pierre. Je t’ai prévenu. Adieu, tu ne me reverras plus dans ce monde.

- Ainsi soit-il ! » fit La Ramée.

*
* *

Six mois après, de sa fortune il ne restait à La Ramée que quelques louis. Il se décida alors à s’acheminer vers la Boucaude pour y planter ses choux.

Mais en route il s’arrêta à tous les cabarets, comme un cheval de brasseur. Tant et si bien qu’il n’avait plus que seize sous quand il arriva à Saint-Ghislain, dans le Borinage.

Il entre à l’auberge du Grand-Saint-Julien, patron des bateliers, et s’y fit servir une canette de bière, deux sous de pain et six sous de jambon. C’était justement la fête du saint et, chaque fois qu’on ouvrait la porte de la cuisine, un parfum d’oies à la broche emplissait la maison. Son repas fini, La Ramée avait encore faim. Tout en allumant sa pipe, il risque un œil du côté de la cuisine et vit quatre oies grasses qui se doraient au feu.

« Ah ! soupirait-il, je me contenterais bien d’une couple de ces oisons, si je n’avais qu’à dire : « Chose que je désire, entre dans « le sac de La Ramée ! »

Il paya l’hôte, reprit son sac et partit. Une fois dehors, il lui parut que son sac était bien lourd pour un sac vide. Il avait beau le renvoyer d’une épaule à l’autre, la charge semblait toujours la même.

« Voyons un peu, se dit-il, ce qui se passe là-dedans. »

Il l’ouvrit, et fut tout surpris d’y trouver les deux oisons.

« Voilà qui va bien, s’apensa-t-il. Si, pour que le sac se remplisse, il me suffit désormais de le souhaiter, je me fais fort d’aller tout droit en paradis, et même d’avoir par avance le paradis sur terre. »

Il fit une trentaine de pas le long de la Hayne, s’assit sur un talus, choisit le plus gras de ses oisons, et y mordit à belles dents. Puis il se remit en route pour ne s’arrêter cette fois qu’à la Boucaude.

Il s’établi dans une petite masure abandonnée, et rêva aux moyens de vivre honnêtement. Ce n’était pas chose aisée. Quand il se voyait en tête à tête avec une belle poule ou un beau dindon, la langue lui démangeait, et il avait grand’peine à se tenir de crier ! « Chose que je désire, entre dans le sac de La Ramée ! »

Il y parvint pourtant et, au lieu de harpiller le bien d’autrui, il se contenta d’aller à la pêche et à la chasse avec son sac. Il lui suffisait de dire : « Poisson qui nages, oiseau qui voles, entre dans le sac de La Ramée ! » Aussitôt faisans et brochets tombaient dans ses filets.

Il amassa bientôt assez d’argent pour se faire bâtir une maisonnette où il vécut comme coq en pâte.

Une fois mort, pour aller en enfer ou en paradis, La Ramée ne voulut pas abandonner son sac. Il le mit sur son dos et s’en fut bravement sonner à la porte du paradis.

Qui fut surpris ? Compère La Ramée, lorsque dans l’homme qui vint ouvrir il retrouva son camarade Pierre.

« Tiens ! c’est toi ! dit-il. Tu as là une fameuse place, fieu ! Et moi qui te prenais pour un sorcier ! Avons-nous de la chance ! J’espère, fieu de Dieu, que tu ne vas pas laisser un vieux camarade à la porte ?

- Il le faut bien, fieu de Dieu, répondit saint Pierre en tenant l’huis entre-bâillé. Au lieu de songer à ton salut, pourquoi n’as-tu pensé qu’à remplir ton sac ? Et vois ce que tu as gagné à ce jeu-là..., pas même d’arriver ici le sac plein !

- Attends, attends, je vas le remplir, mon sac, dit tout bas La Ramée : puis, tout haut : Une fois, deux fois, tu ne veux pas m’ouvrir la porte ?

- Non, fieu, non.

- En ce cas, chose que je désire, entre dans le sac de La Ramée ! »

Et voilà saint Pierre dans le sac.

« Comment, scélérat, s’écria saint Pierre, c’est ainsi que tu abuses... »

Mais La Ramée ne l’écoutait plus. Il était entré effrontément, sac au dos, dans le paradis.

Derrière lui, trouvant la porte ouverte, se glissèrent aussitôt tous les pécheurs qui erraient, comme des âmes en peine, le long des murs. A la vue de ces figures peu catholiques :

« Qu’est-ce que c’est que tous ces chrétiens-là, s’écria Dieu le Père. Saint Pierre n’est donc pas à son poste ? Qu’on aille vite me le quérir. »

Mais on eut beau fouiller tous les coins et recoins, nulle part on ne put le trouver. Dieu le Père commençait à s’inquiéter, quand La Ramée s’avança résolûment.

« Seigneur Dieu, dit-il, je sais où est saint Pierre. Promettez-moi de me garder dans votre paradis, et je vous le dirai.

- Dis-le tout de suite, fit Dieu le Père.

- Eh bien ! l’affaire est dans le sac, dit La Ramée en le débouclant.

- Hors d’ici, maraud ! cria saint Pierre sortant du sac.

- Non pas, dit Dieu le Père, qu’il reste ! Il a ma parole.

- Quoi ! Seigneur, vous allez pardonner à ce gueux-là ?

- J’ai bien pardonné au Juif errant, quand il eut donné ses cinq sous à un pauvre ! Si La Ramée a commis des péchés, il a pratiqué la charité, qui est la première de toutes les vertus. »

*
* *


Et voilà comme, ainsi qu’il l’avait dit, ce diable de La Ramée entra, sac au dos, au paradis.


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