EBERHARDT, Isabelle
(1877-1904) : Au pays des sables
(1944)
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection
électronique de la Médiathèque
André
Malraux de Lisieux (20.VI.2012)
Texte relu par : A. Guézou
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Orthographe et
graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire d'une collection
particulière de l'édition d' Au pays
des sables établie et préfacée par René-Louis
Doyon à Paris chez Fernand Sorlot en 1944.
AU PAYS DES SABLES
Contes et souvenirs
par
Isabelle EBERHARDT
DOCTORAT
N.D.L.E. – Ce court récit est un
des rares souvenirs genevois d’Isabelle. Parmi ses amies russes, on
relève les noms de Véra, qu’elle aime de tout son cœur ; Chouchka
qu’elle évoque et qui est partie pour la Bulgarie. L’héroïne est donc «
composée » des étudiantes exilées fréquentées à Meyrin et Genève d’où
les pages sont datées de 189(5 ou 6).
De ce monde mobile, Isabelle voulait tirer un tableau de
déclassés qu’elle intitule dans ses projets successivement : La Voie, A la Dérive, et qu’elle
reprend sous le titre de Trimardeur
; aucun de ces essais se résumant dans le dernier n’a été conduit à sa
réalisation.
Genève,
avril 189...
Aujourd’hui, la soirée était
tiède et de longs nuages blancs flottaient au-dessus des dentelures
encore neigeuses du Jura. Il y avait pourtant dans l’air une grande
langueur, une paix d’attente,
avant la grande poussée de vie de mai.
Je sais bien qu’en passant les heures indéfiniment prolongées assise à
ma fenêtre, à contempler, à travers le paysage familier de cette
banlieue mélancolique, ma propre tristesse, je perds les fruits du
labeur acharné, presque sincère de tout le semestre d’hiver... Mais
l’ennui du présent et sa monotonie m’accablent et, comme toujours, je
me plonge dans la vie contemplative.
... Tandis que je réfléchissais à toutes les inutilités morales
s’accumulant de plus en plus autour de moi, on frappa.
C’était une jeune fille inconnue, petite et frêle, avec un pâle visage
triste encadré de cheveux bruns et bouclés, coupés d’assez près.
Elle m’aborda en russe, avec un sourire doux : « Je viens de la part du
Comité de secours des étudiants russes. Je viens d’arriver de Russie
pour terminer mes études médicales et suis sans aucunes ressources. On
m’a dit que, comme secrétaire du Comité, vous pourriez vous occuper de
me trouver un logement. »
Dans ce petit monde très à part des étudiants russes, épris du rêve
socialiste ou de celui, plus vaste, de l’anarchie, il est une grande
sincérité de convictions : le devoir social de l’aide mutuelle est
envisagé franchement et comme une nécessité absolue de la vie. La
fausse et inique honte du pauvre est anéantie, remplacée par le
sentiment du droit absolu à la vie.
Chouchina m’adressa donc sa demande sans gêne ni réticences, simplement.
Je lui offris une chambrette attenante à la mienne et elle y restera
jusqu’à la fin de ses études.
Elle est Sibérienne, fille de petits bourgeois d’Yénisseisk. Son but
est de passer au plus vite son doctorat et de retourner là-bas secourir
ses frères, dont elle parle avec attendrissement.
Elle se reconnaît un très humble, un très obscur soldat de la grande
armée des précurseurs. Ce rôle la fait vivre et elle est heureuse.
Ah ! ce bonheur des fanatiques qui passent leur existence dans un rêve
d’absolu !
Dans l’univers, Chouchina ne voit que l’homme – la bête aussi – au
second plan. Il y a tout un monde de sensations – les plus subtiles –
qu’elle n’a jamais abordé et qui lui est indifférent.
Comme caractère, beaucoup de sérieux, de modestie et de douceur. En
résumé, charmante petite camarade avec laquelle je ne serai jamais en
conflit.
*
* *
3
mai.
Chouchina est d’une discrétion,
d’un tact parfait dans la vie commune. Elle respecte mes rêveries,
supporte mes trop fréquentes sautes d’humeur qu’elle accueille en
souriant, tâchant de m’adoucir les heures noires d’angoisse provenant
tellement de causes diverses et ténues qu’elle semble ne pas en avoir
du tout... ces heures lourdes que je traverse depuis quelque temps.
Sous notre familiarité discrète de langage, il n’y en a pas d’esprit,
car nous sommes très différentes, mais Chouchina est l’une des rares
natures dont la présence autour de moi ne m’irrite ni ne m’ennuie. Mon
attachement pour elle est basé, certes, sur un sentiment très égoïste
de bien-être personnel... Mais le sait-elle seulement ?
Pour elle, cette médecine que nous étudions ensemble n’est ni un
métier, ni un art : c’est un sacerdoce. Pour elle, Chouchina servira
l’humanité. Parfois, elle s’étonne de me voir sourire de ses théories,
quand elle sait que toute souffrance m’affecte profondément, quand elle
voit que je souffre plus intensément qu’elle-même, peut-être, de voir
souffrir.
... Elle est très frêle. Il semblerait que le moindre souffle devrait
faire vaciller la petite flamme vive de son existence... Et cependant,
elle est d’une activité menue et silencieuse de fourmi, d’un dévouement
perpétuel et patient. Elle semble aussi inaccessible au découragement
qu’à l’enthousiasme.
*
* *
Juillet.
Chouchina m’inquiète. Sa santé
est bien plus chancelante que je ne le croyais. Elle a depuis quelques
jours des faiblesses. Son sommeil est troublé et elle se réveille
baignée de sueur froide. Elle tousse...
Et, parfois, depuis que, plus attentivement, je l’observe, je surprends
dans le regard jadis si calme de ses grands yeux gris lilas, une
expression de crainte, presque d’angoisse. Mais elle ne se plaint pas,
elle se soigne consciencieusement et continue son travail obstiné : en
octobre, elle doit passer son doctorat.
A l’inquiétude réelle que j’éprouve, je vois que, peu à peu,
inconsciemment, je me suis attachée à ce petit être qui tient si peu de
place et qui, sous des dehors de faiblesse et d’effacement, est
vaillant et bon.
Je lui ai parlé de sa santé. Alors, avec un sourire très calme, elle
m’a répondu :
- Mais oui : je suis phtisique... il y a longtemps. Quand j’étais
infirmière au dépôt de Tioumène, où passent les émigrants russes s’en
allant en Sibérie, j’ai ressenti les premiers symptômes. Seulement,
depuis lors, je m’observe et je me soigne. Je voudrais passer mon
doctorat avec succès et, après, avoir quelques années devant moi pour
travailler.
A ces derniers mots, une ombre grise passa dans son regard... Elle ne
veut pas approfondir cette question. Elle ne veut pas laisser son angoisse se formuler... Elle en a peur.
Il y a une douloureuse incompatibilité entre les exigences contraires
de son état de santé, car elle traverse une crise dangereuse, et celles
aussi tyranniques du travail assidu et complexe qui lui incombe.
Et moi, admirant ce courage tranquille et ce vouloir de vivre et d’être
utile, je ne puis rien pour elle, car elle n’a besoin ni
d’encouragement, ni de consolations.
Elle ne veut pas consulter un médecin, disant qu’elle sait très bien ce
qu’elle a et ce qu’elle doit faire... Et là encore, je devine une
secrète faiblesse : n’a-t-elle pas peur d’entendre un autre dire tout
haut, avec des mots d’une désespérante netteté, ce qu’elle pense ?
*
* *
Octobre.
Pendant ces trois mois qui
viennent de s’écouler, son état a été stationnaire. Par des prodiges de
soins et surtout d’énergie, malgré le prorata très restreint de nos
ressources – une brouille passagère avec ma famille me laisse sans
subsides pour le moment. – Chouchina s’est maintenue sur pied et à
l’œuvre. Seulement, l’inquiétude de son regard s’accentuait souvent et
semblait presque de l’épouvante.
Cependant, la sérénité de son caractère ne diminuait point, ni son
assiduité au travail.
Visiblement, elle maigrissait. La petite toux brève et sèche était
devenue presque continuelle.
Il y a peu de jours, elle se décida à consulter notre amie, Marie
Edouardowna, doctoresse experte et bienveillante...
- Soignez-vous bien. Pas de coups de froid. Mangez beaucoup et prenez
des fortifiants. Prenez aussi de la créosote.
A moi, Marie Edouardowna dit avec une gravité attristée :
- La fin est très proche. Cette fille a une force de volonté peu
commune et c’est ce qui enraye un peu les progrès du mal. Elle mourra
presque à la peine. C’est navrant, cette mort juste au moment où elle
touche à la fin de son dur labeur, où elle croit pouvoir commencer le vrai travail, celui qui était le
but de sa vie !
- Croyez-vous qu’elle le passera, son doctorat ?
Marie Edouardowna hoca la tête dubitativement.
Quand je rejoignis Chouchina, elle était assise sur son lit, inactive
par extraordinaire, m’attendant. Je fus frappée du regard anxieux,
interrogateur, presque sévère qu’elle darda sur moi, me révélant la
lutte atroce qui s’était engagée en elle entre la certitude dictée par
son intelligence lucide, savoir et le vouloir de vivre, obstiné, et
l’espérance vivace.
J’eus de la peine à dominer l’émotion qui m’envahit sous ce regard et à
lui dire :
- Marie Edouardowna vous trouve affaiblie. Mais, pour le moment, il n’y
a d’après elle aucun danger si vous ne perdez pas courage et si vous
vous soignez bien.
Pour la première fois devant moi, Chouchina eut un mouvement de révolte
à la fois et de faiblesse.
Elle joignit convulsivement les mains :
- Oh ! encore, encore quelques années ! Tant de travail, tant
d’efforts...
Elle se tut et, après un long silence, elle se leva, souriante de
nouveau.
- Je suis de garde cette nuit à la Maternité pour un accouchement qui
s’annonce mal. Ne vous inquiétez pas.
- Mais faites-vous donc remplacer ! J’irai, si vous voulez.
- Oh ! non. Vous savez que je prépare ma thèse et je ne veux pas perdre
des observations déjà assez rares sans cela.
Depuis lors, elle dure, toujours semblable, quoique d’heure en heure
plus faible... Et je sens que le vide qu’elle laissera auprès de moi
sera profond... bien plus profond que je ne l’aurais supposé avant la
certitude de sa mort prochaine.
*
* *
Mardi,
28 octobre.
Chouchina est morte vendredi à
la nuit.
Elle est restée alitée huit jours. Le vendredi, très faible, oppressée
et toussant beaucoup, elle avait voulu assister à un cours qui
l’intéressait. Elle rentra assez tard et me dit :
- Je suis bien lasse. Je vais me coucher. Demain, je vais commencer à
récapituler tout ce dont j’aurai besoin pour l’examen... Plus que huit
jours !
Je lisais.
Tout à coup, j’entendis un râle étouffé dans la chambre de Chouchina
dont la porte restait entr’ouverte.
J’entrai.
Assise sur le lit, les mains crispées sur la couverture, les yeux
brillants, elle regardait dans le vague. Elle me vit.
- Quand ?... Quand ?... Quelle date avons-nous ?
Je fus effrayée du changement de sa voix, saccadée et fébrile.
- C’est le 6, aujourd’hui. Mais pourquoi ? Couchez-vous, il fait si
froid.
Mais son agitation croissait.
- Le 6 ! Le 6 ! Mais il n’y a plus que huit jours... et je n’ai rien
fait, rien fait...
Elle avait le délire. Brusquement, elle retomba sur son oreiller, les
yeux clos, tranquille... Profitant de cette accalmie, je montai
chercher un camarade interne à l’Hôpital cantonal et nous passâmes la
nuit au chevet de Chouchina, tantôt agitée, tantôt plongée en un
marasme qui nous effrayait.
Elle ne reprit plus connaissance que pour de courts instants,
redevenant tout de suite la proie des hallucinations sombres qui
crispaient d’effroi les muscles de son visage décoloré, tout semblable
à une fleur fanée et qui voilaient le regard plus bleu, plus immatériel.
Toutes les fois qu’elle sortait de ce cauchemar pesant, elle
manifestait une croissante angoisse, réclamant désespérément les
journaux du jour pour voir la date, démêlant, à travers le brouillard
qui troublait déjà son intelligence, notre supercherie.
- Mon Dieu ! Mais vous me dites des mensonges ! Voilà deux jours que
vous me dites que nous sommes le 7 !... Oh ! donnez-moi les journaux !
Ne me faites pas manquer mes examens...
Une fois qu’elle était plus calme, elle prit la main de l’interne
Vlassof, et lui dit d’un ton suppliant, avec un regard d’une tristesse
infinie : « Vlassof ! Cher ami... Dites-moi la vérité ! Vous savez que
je ne vivrai plus longtemps... Il ne faut pas me faire manquer cette
session... L’autre est si loin. Prévenez-moi la veille, et je serai sur
pied, je vous assure...
La volonté de durer, de parfaire son œuvre était si forte en elle
qu’elle s’illusionnait sur son état, croyant en la toute-puissance de
la volonté.
Mais ces accalmies étaient brèves, et le sombre délire de la fin la
reprenait presque aussitôt.
Elle craignait surtout la solitude. Elle voulait être veillée, comme si
elle eût redouté l’apparition d’un fantôme déjà entrevu, mais que notre
présence éloignait...
Parfois, elle croyait être aux examens et, dans le silence des nuits
angoissées, elle répétait des formules, s’efforçant de les expliquer,
de tirer une à une, péniblement, ses idées du grand vague, où son
esprit flottait déjà.
Chose étrange, pas un seul instant elle ne perdit la notion très nette
de la nécessité de se soigner et elle se laissait faire avec une
soumission absolue.
Le dernier jour, elle fut plus calme, silencieuse, son regard déjà
atone et indifférent flottait au loin. Sans nous voir, elle fixait ses
yeux sur nous, et semblait regarder à travers nos corps, très loin.
Son corps décharné, son visage devenu anguleux paraissaient à peine
dans les draps blancs du grand vieux lit à deux places, sur l’oreiller
où sa tête légère faisait une presque imperceptible dépression.
Marie Edouardowna nous dit :
- Il ne faut pas la quitter. C’est tout à fait la fin.
Et Vlassof et moi nous demeurions là, assis près d’elle, silencieux,
comme ceux qui veillent les morts.
La journée fut longue dans cette attente d’une chose redoutée,
inexorable.
Depuis plusieurs jours, Chouchina n’avait plus parlé des examens, ni
demandé les dates des jours qui s’écoulaient.
C’était le jour des examens, et nous nous réjouissions de cet oubli où
Chouchina semblait être plongée.
Vers cinq heures, tandis que le crépuscule froid d’automne
assombrissait la chambre, Chouchina commença à parler. Ce fut d’abord
un murmure inintelligible, entrecoupé. Puis, rapprochés, attentifs,
nous entendîmes :
- Dimanche, c’était, c’était le 8... le 8... oui. Lundi ? lundi, le 9...
Avec une lucidité surprenante, malgré nos supercheries, elle se souvint
des jours et des dates... Plus elle approchait de cette date fatale du
15, et plus son agitation grandissait.
Tout à coup, elle se souleva, s’assit, étendant les bras devant elle...
Ses yeux étaient grands ouverts, ses joues colorées, ses lèvres sèches
tremblaient.
- Mais alors... alors... C’est le 15, aujourd’hui... le jour des
examens. Et c’est le soir... Et vous ne me l’avez pas dit... Méchants,
oh ! méchants... Mais je vais leur dire... Je vais... Donnez-moi mes
vêtements...
Elle rejeta les couvertures et voulut se lever. Mais elle retomba sur
le lit, d’une pâleur livide, les yeux clos.
Un hoquet bref et fréquent la secoua tout entière.
- Elle meurt... dit Vlassof penché sur elle.
Puis Chouchina se calma. Elle rouvrit les yeux... nous regarda et, pour
la première fois depuis qu’elle était alitée, son regard fut, comme
jadis, pleinement conscient et profond... d’une profondeur d’abîme.
Elle nous sourit, doucement, tristement.
- Voilà... c’est fini... Et moi qui aurais tant voulu vivre...
travailler... C’est fini...
Après un long silence, elle ajouta, avec une ironie d’une amertume
affreuse :
- Le doctorat est passé maintenant...
Puis, sa main blanche, allongée, sa petite main de morte se tendit vers
les livres que, sur ses instances, nous avions dû laisser près de son
lit... Elle prit un mince traité et, d’un grand effort, l’attira sur sa
poitrine... Elle ferma les yeux et garda le silence, serrant le livre
comme une chose chère, contre sa poitrine oppressée.
Lentement, deux larmes, lourdes, des larmes d’enfant, coulèrent de
dessous ses paupières closes, sur ses joues creuses... son visage
exprimait une désolation sans bornes, mais sans révolte, douce et
résignée...
Son corps se tendit un peu, ses mains se crispèrent sur le livre, puis
devinrent inertes. Ses yeux s’ouvrirent à demi vides...
Un grand silence régna dans la chambre étroite où, silencieusement,
Vlassof pleurait, dans la lueur rose de la lampe à abat-jour...
Dans la rue, des étudiants allemands passèrent en chantant un air
alerte, fêtant leurs probables succès aux examens...
~*~
YASMINA
CONTE ALGERIEN
N.D.L.E.
- C'est la première d'une longue série de réalisations et d'esquisse
poursuivra jusqu'à ses derniers jours, commençant une ou deux pages,
abandonnant, revenant au premier jet. Il lui est arrivé d'avoir jusqu'à
une dizaine d'ébauches, sensiblement identiques. Le personnage d'un
jeune officier est une obsession presque pour l'écrivain. Yasmina,
dont nous avons dit le destin est la première page publiée ; pendant
qu'elle était à El-Oued, avec une application évidente, elle a repris
la première leçon, l'a soignée, étudiée et l'a achevée dans la forme
reproduite ici à Batna avant son départ, c'est-à-dire deux après la
rédaction originale signée de son nom arabe.
Elle avait été élevée dans un
site funèbre où, au sein de la désolation
environnante, flottait l'âme mystérieuse des millénaires abolis.
Son enfance s'était écoulée là,
dans les ruines grises, parmi les décombres et la poussière d'un passé
dont elle ignorait tout.
De la grandeur morne de ces
lieux, elle avait pris comme une
surcharge de fatalisme et de rêve. Étrange, mélancolique, entre toutes
les filles de sa race : telle était Yasmina la Bédouine.
Les gourbis de son
village s'élevaient auprès des
ruines romaines de Timgad, au milieu d'une immense plaine pulvérulente,
semée de pierres sans âge, anonymes, débris disséminés dans les champs
de chardons épineux d'aspect méchant, seule végétation herbacée qui pût
résister à la chaleur torride des étés embrasés. Il y en avait là de
toutes les tailles, de toutes les couleurs, de ces chardons :
d'énormes, à grosses fleurs bleues, soyeuses parmi les épines longues
et aiguës, de plus petits, étoilés d'or... et tous rampants enfin, à
petites fleurs rose pâle. Par-ci par-là, un maigre buisson de jujubier
ou un lentisque roussi par le soleil.
Un arc de triomphe, debout
encore, s'ouvrait en une courbe
hardie sur l'horizon ardent. Des colonnes géantes, les unes couronnées
de leurs chapiteaux, les autres brisées, une légion de colonnes
dressées vers le ciel, comme en une rageuse et inutile révolte contre
l'inéluctable Mort...
Un amphithéâtre aux gradins
récemment déblayés, un forum
silencieux, des voies désertes, tout un squelette de grande cité
défunte, toute la gloire triomphante des Césars vaincue par le temps et
résorbée par les entrailles jalouses de cette terre d'Afrique qui
dévore lentement, mais sûrement, toutes les civilisations étrangères ou
hostiles à son âme...
Dès l'aube quand, au loin, le
Djebel Aurès s'irisait de lueurs diaphanes, Yasmina sortait de son
humble gourbi et s'en allait doucement, par la plaine, poussant
devant elle son maigre troupeau de chèvres noires et de moutons
grisâtres.
D'ordinaire, elle le menait dans
la gorge tourmentée et sauvage d'un oued assez loin du douar.
Là se réunissaient les petits
pâtres de la tribu. Cependant,
Yasmina se tenait à l'écart, ne se mêlant point aux jeux des autres
enfants.
Elle passait toutes ses journées,
dans le silence menaçant de
la plaine sans soucis, sans pensées, poursuivant des rêveries vagues,
indéfinissables, intraduisibles en aucune langue humaine.
Parfois, pour se distraire, elle
cueillait au fond de l'oued desséché quelques fleurettes
bizarres, épargnées du soleil, et chantait des mélopées arabes.
Le père de Yasmina, El Hadj
Salem, était déjà vieux et cassé. Sa
mère, Habiba, n'était plus, à trente-cinq ans, qu'une vieille momie
sans âge, adonnée aux durs travaux du gourbi et du petit champ
d'orge.
Yasmina avait deux frères aînés,
engagés tous deux aux Spahis. On les
avait envoyés tous deux très loin, dans le désert. Sa soeur aînée,
Fathma, était mariée et habitait le douar principal des
Ouled-Mériem. Il n'y avait plus au gourbi que les jeunes
enfants et Yasmina, l'aînée, qui avait environ quatorze ans.
Ainsi, d'aurore radieuse en
crépuscule mélancolique, la petite Yasmina
avait vu s'écouler encore un printemps, très semblable aux autres, qui
se confondaient dans sa mémoire.
Or, un soir, au commencement de
l'été, Yasmina rentrait avec
ses bêtes, remontant vers Timgad illuminée des derniers rayons du
soleil à son déclin. La plaine resplendissait, elle aussi, en une
pulvérulence rose d'une infinie délicatesse de teinte... Et Yasmina
s'en revenait en chantant une complainte saharienne, apprise de son
frère Slimène qui était venu en congé un an auparavant, et qu'elle
aimait beaucoup :
Jeune fille de Constantine, qu'es-tu venue faire ici, toi qui n'es
point de mon pays, toi qui n'es point faite pour vivre dans la dune
aveuglante...
Jeune fille de Constantine, tu es venue et tu as pris mon coeur, et tu
l'emporteras dans ton pays... Tu as juré de revenir, par le Nom très
haut... Mais quand tu reviendras au pays des palmes, quand tu
reviendras à El Oued, tu ne me retrouveras plus dans la DEMEURE DES
FLEURS... Cherche-moi dans la DEMEURE DE L'ÉTERNITÉ...
Et doucement, la chanson
plaintive s'envolait dans l'espace
illimité... Et doucement, le prestigieux soleil s'éteignait dans la
plaine...
Elle était bien calme, la petite
âme solitaire et naïve de
Yasmina... Calme et douce comme ces petits lacs purs que les pluies
laissent au printemps pour un instant dans les éphémères prairies
africaines, et où rien ne se reflète, sauf l'azur infini du ciel sans
nuages...
Quand Yasmina rentra, sa mère lui
annonça qu'on allait la marier à Mohammed Elaour, cafetier à Batna.
D'abord, Yasmina pleura, parce
que Mohammed était borgne et très laid et parce que c'était si subit et
si imprévu, ce mariage.
Puis, elle se calma et sourit,
car c'était écrit. Les jours se
passèrent ; Yasmina n'allait plus au pâturage. Elle cousait, de ses
petites mains maladroites, son humble trousseau de fiancée nomade.
Personne, parmi les femmes du douar,
ne songea à lui
demander si elle était contente de ce mariage. On la donnait à Elaour,
comme on l'eût donnée à tout autre musulman. C'était dans l'ordre des
choses, et il n'y avait là aucune raison d'être contente outre mesure,
ni non plus de se désoler.
Yasmina savait même que son sort
serait un peu meilleur que
celui des autres femmes de sa tribu, puisqu'elle habiterait la ville et
qu'elle n'aurait, comme les Mauresques, que son ménage à soigner et ses
enfants à élever.
Seuls les enfants la taquinaient
parfois, lui criant :
«Marte-el-Aour ! - La femme du borgne !» Aussi évitait-elle d'aller, à
la tombée de la nuit, chercher de l'eau à l'oued, avec les
autres femmes. Il y avait bien une fontaine dans la cour du bordj
des fouilles, mais le gardien roumi,
employé des Beaux-Arts, ne permettait point aux gens de la tribu de
puiser l'eau pure et fraîche dans cette fontaine. Ils étaient donc
réduits à se servir de l'eau saumâtre de l'oued où piétinaient,
matin et soir, les troupeaux. De là, l'aspect maladif des gens de la
tribu continuellement atteints de fièvres malignes.
Un jour, Elaour vint annoncer au
père de Yasmina qu'il ne
pourrait, avant l'automne, faire les frais de la noce et payer la dot
de la jeune fille.
Yasmina avait achevé son
trousseau et son petit frère Ahmed qui
l'avait remplacée au pâturage, étant tombé malade, elle reprit ses
fonctions de bergère et ses longues courses à travers la plaine.
Elle y poursuivait ses rêves
imprécis de vierge primitive, que l'approche du mariage n'avait en rien
modifiés.
Elle n'espérait ni même ne
désirait rien. Elle était inconsciente, donc heureuse.
Il y avait alors à Batna un jeune
lieutenant, détaché au Bureau
arabe, nouvellement débarqué de France. Il avait demandé à venir en
Algérie, car la vie de caserne qu'il avait menée pendant deux ans, au
sortir de Saint-Cyr, l'avait profondément dégoûté. Il avait l'âme
aventureuse et rêveuse.
A Batna, il était vite devenu
chasseur, par besoin de longues
courses à travers cette âpre campagne algérienne qui, dès le début,
l'avait charmé singulièrement.
Tous les dimanches, seul, il s'en
allait à l'aube, suivant au
hasard les routes raboteuses de la plaine et parfois les sentiers ardus
de la montagne.
Un jour, accablé par la chaleur
de midi, il poussa son cheval dans le ravin sauvage où Yasmina gardait
son troupeau.
Assise sur une pierre, à l'ombre
d'un rocher rougeâtre où des
genévriers odorants croissaient, Yasmina jouait distraitement avec des
brindilles vertes et chantait une complainte bédouine où, comme dans la
vie, l'amour et la mort se côtoient.
L'officier était las et la poésie
sauvage du lieu lui plut.
Quand il eut trouvé la ligne
d'ombre pour abriter son cheval, il
s'avança vers Yasmina et, ne sachant pas un mot d'arabe, lui dit en
français :
- Y a-t-il de l'eau, par ici ?
Sans répondre, Yasmina se leva
pour s'en aller, inquiète, presque farouche.
- Pourquoi as-tu peur de moi ? Je
ne te ferai pas de mal, dit-il, amusé déjà par cette rencontre.
Mais elle fuyait l'ennemi de sa
race vaincue et elle partit.
Longtemps, l'officier la suivit
des yeux.
Yasmina lui était apparue, svelte
et fine sous ses haillons
bleus, avec son visage bronzé, d'un pur ovale, où les grands yeux noirs
de la race berbère scintillaient mystérieusement, avec leur expression
sombre et triste, contredisant étrangement le contour sensuel à la fois
et enfantin des lèvres sanguines, un peu épaisses. Passés dans le lobe
des oreilles gracieuses, deux lourds anneaux de fer encadraient cette
figure charmante. Sur le front, juste au milieu, la croix berbère était
tracée en bleu, symbole inconnu, inexplicable chez ces peuplades
autochtones qui ne furent jamais chrétiennes et que l'islam vint
prendre toutes sauvages et fétichistes, pour sa grande floraison de foi
et d'espérance.
Sur sa tête aux lourds cheveux
laineux, très noirs, Yasmina
portait un simple mouchoir rouge, roulé en forme de turban évasé et
plat.
Tout en elle était empreint d'un
charme presque mystique dont le lieutenant Jacques ne savait
s'expliquer la nature.
Il resta longtemps là, assis sur
la pierre que Yasmina avait quittée. Il songeait à la Bédouine et à sa
race tout entière.
Cette Afrique où il était venu
volontairement lui apparaissait
encore comme un monde presque chimérique, inconnu profondément, et le
peuple arabe, par toutes les manifestations extérieures de son
caractère, le plongeait en un constant étonnement. Ne fréquentant
presque pas ses camarades du Cercle, il n'avait point encore appris à
répéter les clichés ayant cours en Algérie et si nettement hostiles, a
priori, à tout ce qui est arabe et musulman.
Il était encore sous le coup du
grand enchantement, de la griserie intense de l'arrivée, et il s'y
abandonnait voluptueusement.
Jacques, issu d'une famille noble
des Ardennes, élevé dans l'austérité
d'un collège religieux de province, avait gardé, à travers ses années
de Saint-Cyrien, une âme de montagnard, encore relativement très fermée
à cet «esprit moderne», frondeur et sceptique de parti pris, qui mène
rapidement à toutes les décrépitudes morales.
Il savait donc encore voir par
lui-même, et s'abandonner sincèrement à ses propres impressions.
Sur l'Algérie, il ne savait que
l'admirable épopée de la
conquête et de la défense, l'héroïsme sans cesse déployé de part et
d'autre pendant trente années.
Cependant, intelligent, peu
expansif, il était déjà porté à analyser ses sensations, à classifier
en quelque sorte ses pensées.
Ainsi, le dimanche suivant, quand
il se vit reprendre le chemin
de Timgad, eut-il la sensation très nette qu'il n'y allait que pour
revoir la petite Bédouine.
Encore très pur et très noble, il
n'essayait point de truquer
avec sa conscience. Il s'avouait parfaitement qu'il n'avait pu résister
à l'envie d'acheter des bonbons, dans l'intention de lier connaissance
avec cette petite fille dont la grâce étrange le captivait si
invinciblement et à laquelle, toute la semaine durant, il n'avait fait
que penser.
... Et maintenant, parti dès
l'aube par la belle route de
Lambèse, il pressait son cheval, pris d'une impatience qui l'étonnait
lui-même... Ce n'était en somme que le vide de son coeur à peine sorti
des limbes enchantés de l'adolescence, sa vie solitaire loin du pays
natal, la presque virginité de sa pensée que les débauches de Paris
n'avaient point souillée, ce n'était que ce vide profond qui le
poussait vers l'inconnu troublant qu'il commençait à entrevoir au-delà
de cette ébauche d'aventure bédouine.
... Enfin, il s'enfonça dans
l'étroite et profonde gorge de l'oued desséché.
Çà et là, sur les grisailles
fauves des broussailles, un
troupeau de chèvres jetait une tache noire à côté de celle, blanche,
d'un troupeau de moutons.
Et Jacques chercha presque
anxieusement celui de Yasmina.
- Comment se nomme-t-elle ? quel
âge a-t-elle ? Voudra-t-elle me
parler, cette fois, ou bien s'enfuira-t-elle comme l'autre jour ?
Jacques se posait toutes ces
questions avec une inquiétude
croissante. D'ailleurs, comment allait-il lui parler, puisque, bien
certainement, elle ne comprenait pas un mot de français et que lui ne
savait pas même le sabir ?...
Enfin, dans la partie la plus
déserte de l'oued, il découvrit Yasmina, couchée à plat ventre
parmi ses agneaux, et la tête soutenue par ses deux mains.
Dès qu'elle l'aperçut, elle se
leva, hostile de nouveau.
Habituée à la brutalité et au
dédain des employés et des ouvriers des ruines, elle haïssait tout ce
qui était chrétien.
Mais Jacques souriait, et il
n'avait pas l'air de lui vouloir du mal.
D'ailleurs, elle voyait bien qu'il était tout jeune et très beau sous
sa simple tenue de toile blanche.
Elle avait auprès d'elle une
petite guerba suspendue entre trois piquets formant faisceau.
Jacques lui demanda à boire, par
signes. Sans répondre, elle lui montra du doigt la guerba.
Il but. Puis il lui tendit une
poignée de bonbons roses.
Timidement, sans oser encore avancer la main, elle dit en arabe, avec
un demi-sourire et levant pour la première fois ses yeux sur ceux du roumi
:
- Ouch-noua ? Qu'est-ce ?
- C'est bon, dit-il, riant de son ignorance, mais heureux que la glace
fût enfin rompue.
Elle croqua un bonbon, puis,
soudain, avec un accent un peu rude, elle dit :
- Merci !
- Non, non, prends-les tous !
- Merci ! Merci ! Msiou ! merci !
- Comment t'appelles-tu ?
Longtemps elle ne comprit pas.
Enfin, comme il s'était mis à lui citer
tous les noms de femmes arabes qu'il connaissait, elle sourit et dit :
«Smina» (Yasmina).
Alors, il voulut la faire asseoir
près de lui pour continuer la conversation. Mais, prise d'une frayeur
subite, elle s'enfuit.
Toutes les semaines, quand
approchait le dimanche, Jacques se
disait qu'il agissait mal, que son devoir était de laisser en paix
cette créature innocente dont tout le séparait et qu'il ne pourrait
jamais que faire souffrir... Mais il n'était plus libre d'aller à
Timgad ou de rester à Batna et il partait...
Bientôt, Yasmina n'eut plus peur
de Jacques. Toutes les fois,
elle vint d'elle-même s'asseoir près de l'officier, et elle essaya de
lui faire comprendre des choses dont le sens lui échappait la plupart
du temps, malgré tous les efforts de la jeune fille. Alors, voyant
qu'il ne parvenait pas à la comprendre, elle se mettait à rire... Et
alors, ce rire de gorge qui lui renversait la tête en arrière,
découvrait ses dents d'une blancheur laiteuse, donnait à Jacques une
sensation de désir et une prescience de voluptés grisantes...
En ville, Jacques s'acharnait à
l'étude de l'arabe algérien...
Son ardeur faisait sourire ses camarades qui disaient, non sans ironie
: «Il doit y avoir une bicotte là-dessous».
Déjà, Jacques aimait Yasmina,
follement, avec toute l'intensité
débordante d'un premier amour chez un homme à la fois très sensuel et
très rêveur en qui l'amour de la chair se spiritualisait, revêtait la
forme d'une tendresse vraie...
Cependant, ce que Jacques aimait
en Yasmina, en son ignorance
absolue de l'âme de la Bédouine, c'était un être purement imaginaire,
issu de son imagination, et bien certainement fort peu semblable à la
réalité...
Souriante, avec, cependant, une
ombre de mélancolie dans le
regard, Yasmina écoutait Jacques lui chanter, maladroitement encore,
toute sa passion qu'il n'essayait même plus d'enchaîner.
- C'est impossible, disait-elle
avec, dans la voix, une tristesse déjà douloureuse. Toi, tu es un roumi,
un kéfer, et moi, je suis musulmane. Tu sais, c'est haram
chez nous, qu'une musulmane prenne un chrétien ou un juif ; et
pourtant, tu es beau, tu es bon. Je t'aime...
Un jour, très naïvement, elle lui
prit le bras et dit, avec un
long regard tendre : «Fais-toi musulman... C'est bien facile ! Lève ta
main droite, comme ça, et dis, avec moi : «La illaha illa Allah,
Mohammed raçoul Allah» : «Il n'est point d'autre divinité que Dieu,
et Mohammed est l'envoyé de Dieu».
Lentement, par simple jeu, pour
lui faire plaisir, il répéta les paroles chantantes et solennelles qui,
prononcées sincèrement,
suffisent à lier irrévocablement à l'islam... Mais Yasmina ne savait
point que l'on peut dire de telles choses sans y croire, et elle
pensait que l'énonciation seule de la profession de foi
musulmane par son roumi
en ferait un croyant... Et Jacques, ignorant des idées frustes et
primitives que se fait de l'islam le peuple illettré, ne se rendait
point compte de la portée de ce qu'il venait de faire.
*
* *
Ce jour-là, au moment de la
séparation, spontanément, avec un
sourire heureux, Yasmina lui donna un baiser, le premier... Ce fut pour
Jacques une ivresse sans nom, infinie...
Désormais, dès qu'il était libre,
dès qu'il disposait de quelques heures, il partait au galop pour
Timgad.
Pour Yasmina, Jacques n'était
plus un roumi, un kéfer...
Il avait attesté l'unité absolue de Dieu et la mission de son
Prophète... Et un jour, simplement, avec toute la passion fougueuse de
sa race, elle se donna...
Ils eurent un instant
d'anéantissement ineffable, après lequel
ils se réveillèrent, l'âme illuminée d'une lumière nouvelle, comme
s'ils venaient de sortir des ténèbres.
... Maintenant, Jacques pouvait
dire à Yasmina presque toutes
les choses douces ou poignantes dont était remplie son âme, tant ses
progrès en arabe avaient été rapides... Parfois, il la priait de
chanter. Alors, couché près de Yasmina, il mettait sa tête sur ses
genoux et, les yeux clos, il s'abandonnait à une rêverie imprécise,
très douce.
Depuis quelque temps, une idée
singulière venait le hanter et
quoique la sachant bien enfantine, bien irréalisable, il s'y
abandonnait, y trouvant une jouissance étrange... Tout quitter, à
jamais, renoncer à sa famille, à la France, rester pour toujours en
Afrique avec Yasmina... Même démissionner et s'en aller, avec elle
toujours, sous le burnous et le turban, mener une existence insoucieuse
et lente, dans quelque ksar
du Sud... Quand Jacques était loin de Yasmina, il retrouvait toute sa
lucidité et il souriait de ces enfantillages mélancoliques... Mais dès
qu'il se retrouvait auprès d'elle, il se laissait aller à une sorte
d'assouplissement intellectuel d'une douceur indicible. Il la prenait
dans ses bras, et, plongeant son regard dans l'ombre du sien, il lui
répétait à l'infini ce mot de tendresse arabe, si doux :
- Aziza ! Aziza ! Aziza !
Yasmina ne se demandait jamais
quelle serait l'issue de ses
amours avec Jacques. Elle savait que beaucoup d'entre les filles de sa
race avaient des amants, qu'elles se cachaient soigneusement de leurs
familles, mais que, généralement, cela finissait par un mariage.
Elle vivait. Elle était
heureuse simplement, sans réflexion et sans autre désir que celui de
voir son bonheur durer éternellement.
Quand à Jacques, il voyait bien
clairement que leur amour ne
pouvait que durer ainsi, indéfiniment, car il concevait l'impossibilité
d'un mariage entre lui qui avait une famille, là-bas, au pays, et cette
petite Bédouine qu'il ne pouvait même pas songer à transporter dans un
autre milieu, sur un sol lointain et étranger.
Elle lui avait bien dit que l'on
devait la marier à un cahouadji de la ville, vers la fin de
l'automne.
Mais c'était si loin, cette fin
d'automne... Et lui aussi, Jacques s'abandonnait à la félicité de
l'heure...
- Quand ils voudront me donner au
borgne, tu me prendras et tu
me cacheras quelque part dans la montagne, loin de la ville, pour
qu'ils ne me retrouvent plus jamais. Moi, j'aimerais habiter la
montagne, où il y a de grands arbres qui sont plus vieux que les plus
anciens des vieillards, et où il y a de l'eau fraîche et pure qui coule
à l'ombre... Et puis, il y a des oiseaux qui ont des plumes rouges,
vertes et jaunes, et qui chantent...
«Je voudrais les entendre, et
dormir à l'ombre, et boire de
l'eau fraîche... Tu me cacheras dans la montagne et tu viendras me voir
tous les jours... J'apprendrai à chanter comme les oiseaux et je
chanterai pour toi. Après, je leur apprendrai ton nom pour qu'ils me le
redisent quand tu seras absent».
Yasmina lui parlait ainsi
parfois, avec son étrange regard sérieux et ardent...
- Mais, disait-elle, les oiseaux
de Djebel Touggour sont des oiseaux musulmans... Ils ne sauront pas
chanter ton nom de roumi... Ils ne sauront te dire qu'un nom
musulman... et c'est moi qui dois te le donner, pour le leur
apprendre... Tu t'appelleras Mabrouk, cela nous portera
bonheur.
... Pour Jacques, cette langue
arabe était devenue une musique
suave, parce que c'était sa langue à elle, et que tout ce qui était
elle l'enivrait. Jacques ne pensait plus, il vivait.
Et il était heureux.
*
* *
Un jour, Jacques apprit qu'il
était désigné pour un poste du Sud oranais.
Il lut et relut l'ordre
implacable, sans autre sens pour lui que
celui-ci, partir, quitter Yasmina, la laisser marier à ce cafetier
borgne et ne plus jamais la revoir...
Pendant des jours et des jours,
désespérément, il chercha un
moyen quelconque de ne pas partir, une permutation avec un camarade...
mais en vain.
Jusqu'au dernier moment, tant
qu'il avait pu conserver la plus
faible lueur d'espérance, il avait caché à Yasmina le malheur qui
allait les frapper...
Pendant ses nuits d'insomnie et
de fièvre, il en était arrivé à
prendre des résolutions extrêmes : tantôt il se décidait à risquer le
scandale retentissant d'un enlèvement et d'un mariage, tantôt il
songeait à donner sa démission, à tout abandonner pour sa Yasmina, à
devenir en réalité ce Mabrouk
qu'elle rêvait de faire de lui... Mais toujours une pensée venait
l'arrêter ; il y avait là-bas, dans les Ardennes, un vieux père et une
mère aux cheveux blancs qui mourraient certainement de chagrin si leur
fils, «le beau lieutenant Jacques», comme on l'appelait au pays,
faisait toutes ces choses qui passaient par son cerveau embrasé, aux
heures lentes des nuits mauvaises.
Yasmina avait bien remarqué la
tristesse et l'inquiétude croissante de son Mabrouk et, n'osant
encore lui avouer la vérité, il lui disait que sa vieille mère était
bien malade, là-bas, fil Fransa...
Et Yasmina essayait de le
consoler, de lui inculquer son tranquille fatalisme.
- Mektoub, disait-elle.
Nous sommes tous sous la main de Dieu et tous nous mourrons, pour
retourner à Lui... Ne pleure pas ; Ya Mabrouk, c'est écrit.
«Oui, songeait-il amèrement, nous
devons tous, un jour ou
l'autre, être à jamais séparés de tout ce qui nous est cher... Pourquoi
donc le sort, ce mektoub dont elle me parle, nous sépare-t-il
donc prématurément, tant que nous sommes en vie tous deux ?»
Enfin, peu de jours avant celui
fixé irrévocablement pour son départ,
Jacques partit pour Timgad... Il allait, plein de crainte et
d'angoisse, dire la vérité à Yasmina. Cependant, il ne voulait point
lui dire que leur séparation serait probablement, certainement même,
éternelle...
Il lui parla simplement d'une
mission devant durer trois ou quatre mois.
Jacques s'attendait à une
explosion de désespoir déchirant...
Mais, debout devant lui, elle ne
broncha pas. Elle continua de
le regarder bien en face, comme si elle eût voulu lire dans ses pensées
les plus secrètes... et ce regard lourd, sans expression compréhensible
pour lui, le troubla infiniment... Mon Dieu ! allait-elle donc croire
qu'il l'abandonnait volontairement ?
Comment lui expliquer la vérité,
comment lui faire comprendre
qu'il n'était pas le maître de sa destinée ? Pour elle, un officier
français était un être presque tout-puissant, absolument libre de faire
tout ce qu'il voulait.
... Et Yasmina continuait de
regarder Jacques bien en face, les yeux dans les yeux. Elle gardait le
silence...
Il ne put supporter plus
longtemps ce regard qui semblait le condamner.
Il la saisit dans ses bras :
- O Aziza ! Aziza !
dit-il. Tu te fâches contre moi !
Ne vois-tu donc pas que mon coeur se brise, que je ne m'en irais
jamais, si seulement je pouvais rester !
Elle fronça ses fins sourcils
noirs.
- Tu mens ! dit-elle. Tu mens !
Tu n'aimes plus Yasmina, ta
maîtresse, ta femme, ta servante, celle à qui tu as pris sa virginité.
C'est bien toi qui tiens à t'en aller !... Et tu mens encore quand tu
me dis que tu reviendras bientôt... Non, tu ne reviendras jamais,
jamais, jamais !
Et ce mot, obstinément répété sur
un ton presque solennel, sembla à Jacques le glas funèbre de sa
jeunesse.
Abadane ! Abadane ! Il y
avait, dans le son même de ce mot, quelque chose de définitif,
d'inexorable et de fatal.
- Oui, tu t'en vas... Tu vas te
marier avec une roumia, là-bas, en France...
Et une flamme sombre s'alluma
dans les grands yeux roux de la
nomade. Elle s'était dégagée presque brusquement de l'étreinte de
Jacques, et elle cracha à terre, avec dédain, en un mouvement
d'indignation sauvage.
- Chiens et fils de chiens, tous
les roumis !
- Oh ! Yasmina, comme tu es
injuste envers moi ! Je te jure que
j'ai supplié tous mes camarades l'un après l'autre de partir au lieu de
moi... et ils n'ont pas voulu.
- Ah ! tu vois bien toi-même que,
quand un officier ne veut pas partir, il ne part pas !
- Mais mes camarades, c'est
moi qui les ai priés de
partir à ma place, et ils ne dépendent pas de moi... tandis que moi je
dépends du général, du ministre de la Guerre...
Mais Yasmina, incrédule,
demeurait hostile et fermée.
Et Jacques regrettait que
l'explosion du désespoir qu'il avait tant redoutée en route n'eût pas
eu lieu.
Ils restèrent longtemps ainsi,
silencieux, séparés déjà par tout
un abîme, par toutes ces choses européennes qui dominaient
tyranniquement sa vie à lui et qu'elle, Yasmina, ne comprendrait
jamais...
Enfin, le coeur débordant
d'amertume, Jacques pleura, la tête abandonnée sur les genoux de
Yasmina.
Quand elle le vit sangloter si
désespérément, elle comprit qu'il
était sincère... Elle serra la chère tête aimée contre sa poitrine,
pleurant elle aussi, enfin.
- Mabrouk ! Prunelle de
mes yeux ! Ma lumière ! O petite tache noire de mon coeur ! Ne pleure
pas, mon seigneur ! Ne t'en va pas, Ya Sidi.
Si tu veux partir, je me coucherai en travers de ton chemin et je
mourrai. Et alors, tu devras passer sur le cadavre de ta Yasmina. Ou
bien, si tu dois absolument partir, emmène-moi avec toi. Je serai ton
esclave. Je soignerai ta maison et ton cheval... Si tu es malade, je te
donnerai le sang de mes veines pour te guérir... ou je mourrai pour
toi. Ya Mabrouk ! Ya Sidi emmène-moi avec toi...
Et comme il gardait le silence,
brisé devant l'impossibilité de ce qu'elle demandait, elle reprit :
- Alors, viens, mets des
vêtements arabes. Sauvons-nous ensemble dans
la montagne, ou bien, plus loin, dans le désert, au pays des Chaâmba et
des Touareg... Tu deviendras tout à fait musulman, et tu oublieras la
France...
- Je ne puis pas... Ne me demande
pas l'impossible. J'ai de
vieux parents là-bas, en France, et ils mourront de chagrin... Oh !
Dieu seul sait combien je voudrais pouvoir te garder auprès de moi,
toujours.
Il sentait les lèvres chaudes de
Yasmina lui caresser doucement
les mains, dans le débordement de leurs larmes mêlées... Ce contact
réveilla en lui d'autres pensées, et ils eurent encore un instant de
joie si profonde, si absolue qu'ils n'en avaient jamais connue de
semblable même aux jours de leur tranquille bonheur.
- Oh ! comment nous quitter !
bégayait Yasmina, dont les larmes continuaient à couler.
Deux fois encore, Jacques revint
et ils retrouvèrent cette
indicible extase qui semblait devoir les lier l'un à l'autre,
indissolublement et à jamais.
Mais enfin, l'heure solennelle
des adieux sonna... de ces adieux que l'un savait et que l'autre pressentait
éternels...
Dans leur dernier baiser, ils
mirent toute leur âme...
Longtemps, Yasmina écouta
retentir au loin le galop cadencé du cheval de Jacques... Quand elle ne
l'entendit plus, et que la plaine fut retombée au lourd silence
accoutumé, la petite Bédouine se jeta la face contre terre et pleura...
*
* *
Un mois s'étant écoulé depuis le
départ de Jacques, Yasmina vivait en une sorte de torpeur morne.
Toute la journée, seule désormais
dans son oued sauvage, elle demeurait couchée à terre, immobile.
En elle, aucune révolte contre Mektoub
auquel, dès sa plus tendre enfance, elle était habituée à attribuer
tout ce qui lui arrivait, en bien comme en mal... Simplement une
douleur infinie, une souffrance continue, sans trêve ni repos, la
souffrance cruelle et injuste des êtres insconscients, enfants
ou animaux, qui n'ont même pas l'amère consolation de comprendre
pourquoi et comment ils souffrent...
Comme tous les nomades, mélange
confus où le sang asiatique s'est perdu au milieu des tribus
autochtones, Chaouïya, Berbères, etc., Yasmina n'avait de l'islam
qu'une idée très vague. Elle savait - sans toutefois se rendre compte
de ce que cela signifiait - qu'il y a un Dieu, seul, unique, éternel,
qui a tout créé et qui est Rab-el-Alémine - Souverain des Univers -,
que Mohammed est son Prophète et que le Coran est l'expression écrite
de la religion. Elle savait aussi réciter les deux ou trois courtes
sourates du Coran qu'aucun musulman n'ignore.
Yasmina ne connaissait d'autres
Français que ceux qui gardaient les ruines et travaillaient aux
fouilles, et elle savait bien tout ce que sa tribu avait eu à en
souffrir. De là, elle concluait que tous les roumis étaient les
ennemis irréconciliables des Arabes. Jacques avait fait tout son
possible pour lui expliquer qu'il y a des Français qui ne haïssent
point les musulmans... Mais en lui-même, il savait bien qu'il suffit de
quelques fonctionnaires ignorants et brutaux pour rendre la France
haïssable aux yeux de pauvres villageois illettrés et obscurs.
Yasmina entendait tous les Arabes
des environs se plaindre d'avoir à payer des impôts écrasants, d'être
terrorisés par l'administration militaire, d'être spoliés de leurs
biens... Et elle en concluait que probablement ces Français bons et
humains dont lui parlait Jacques ne venaient pas dans son pays, qu'ils
restaient quelque part au loin.
Tout cela, dans sa pauvre
intelligence inculte, dont les forces vives dormaient profondément,
était très vague et ne la préoccupait d'ailleurs nullement.
Elle n'avait commencé à penser,
très vaguement, que du jour où elle avait aimé.
Jadis, quand Jacques la quittait
pour rentrer à Batna, elle restait songeuse. Qu'y faisait-il ? Où
vivait-il ? Voyait-il d'autres femmes, des roumia qui sortent
sans voile et qui ont des robes de soie et des chapeaux comme celles
qui venaient visiter les ruines ? Et une vague jalousie s'allumait
alors dans son coeur.
Mais, depuis que Jacques était
parti pour l'Oranie lointaine, Yasmina avait beaucoup souffert et son
intelligence commençait à s'affirmer.
Parfois, dans sa solitude
désolée, elle se mettait à chanter les complaintes qu'il avait aimées,
et alors elle pleurait, entrecoupant de sanglots déchirants les
couplets mélancoliques, appelant son Mabrouk chéri par les plus
doux noms qu'elle avait coutume de lui donner, le suppliant de revenir,
comme s'il pouvait l'entendre.
Elle était illettrée, et Jacques
ne pouvait lui écrire, car elle n'eût osé montrer à qui que ce soit les
lettres de l'officier pour se les faire traduire.
Elle était donc restée sans
nouvelles de lui.
Un dimanche, tandis qu'elle
rêvait tristement, elle vit arriver du côté de Batna un cavalier
indigène, monté sur un fougueux cheval gris. Le cavalier, qui portait
la tenue des officiers indigènes de spahis, poussa son cheval dans le
lit de l'oued. Il semblait chercher quelqu'un. Apercevant la petite
fille, il l'interpella :
- N'es-tu point Smina bent Hadj
Salem ?
- Qui es-tu, et comment me connais-tu ?
- Alors, c'est bien toi ! Moi, je suis Chérif ben Aly Chaâmbi,
sous-lieutenant de spahis, et ami de Jacques. C'est bien toi qui étais
sa maîtresse ?
Épouvantée de voir son secret en
possession d'un musulman, Yasmina voulut fuir. Mais l'officier la
saisit par le poignet et la retint de force.
- Où vas-tu, fille du péché ?
J'ai fait toute cette longue course pour voir ta figure et tu te sauves
?
Elle faisait de vains efforts
pour se dégager.
- Lâche-moi ! Lâche-moi ! Je ne
connais personne, je n'étais la maîtresse de personne !
Chérif se mit à rire.
- Si, tu étais sa maîtresse,
fille du péché ! Et je devrais te couper la tête pour cela, bien que
Jacques soit un frère pour moi. Viens là-bas, au fond de l'oued.
Personne ne doit nous voir. J'ai une lettre de Jacques pour toi et je
vais te la lire.
Joyeusement, elle battit des
mains.
Jacques lui faisait savoir
qu'elle pouvait avoir toute confiance en Chérif et que, s'il lui
arrivait jamais malheur, elle devrait s'adresser à lui. Il lui disait
qu'il ne pensait qu'à elle, qu'il lui était toujours resté fidèle. Il
terminait en lui jurant de toujours l'aimer, de ne jamais l'oublier et
de revenir un jour la reprendre.
... Beaux serments, jeunes
résolutions irrévocables, et que le temps efface et anéantit
bien vite, comme tout le reste !...
Yasmina pria Chérif de répondre à
Jacques qu'elle aussi l'aimait toujours, qu'elle lui resterait fidèle
tant qu'elle vivrait, qu'elle restait son esclave soumise et aimante,
et qu'elle aimerait être le sol sous ses pieds.
Chérif sourit.
- Si tu avais aimé un musulman,
dit-il, il t'aurait épousée selon la loi, et tu ne serais pas ici à
pleurer...
- Mektoub !
Et l'officier remonta sur son
étalon gris et repartit au galop, soulevant un nuage de poussière.
Jacques craignait d'attirer
l'attention des gens du douar et il différa longtemps l'envoi
de sa seconde lettre à Yasmina... Si longtemps que quand il voulut lui
écrire, il apprit que Chérif était parti pour un poste du Sahara.
Peu à peu, après le grand
désespoir de la première heure, la paix s'est faite dans le coeur de
Jacques.
Dans le ksar oranais où
il vivait, il avait trouvé des camarades français très distingués, très
lettrés, et dont l'un possédait une assez vaste bibliothèque. Jacques
s'était mis à lire, à étudier des questions qui, jusque-là, lui étaient
demeurées absolument étrangères... De nouveaux horizons s'ouvrirent à
son esprit...
Plus tard, il changea de poste. A
Géryville, il fit la connaissance d'une jeune Espagnole, très belle,
dont il devint amoureux.
Et ainsi, l'image charmante de
Yasmina se recula dans ces lointains vagues du souvenir, où tout
s'embrume et finit de sombrer dans les ténèbres de l'oubli définitif...
*
* *
Mohammed Elaour vint enfin
annoncer qu'il pouvait subvenir aux frais de la noce.
L'on fixa pour celle-ci une date
très rapprochée.
Yasmina, passive, s'abandonnait à
son sort...
Par instinct d'amoureuse
passionnée, elle avait bien senti que Jacques l'avait oubliée, et tout
lui était désormais devenu égal.
Cependant, une angoisse
étreignait son coeur à la pensée de ce mariage, car elle connaissait
trop bien les moeurs de son peuple pour ne pas prévoir la colère de son
mari quand il s'apercevrait qu'elle n'était plus intacte.
Elle était déjà certaine de
devenir la femme du cahouadji borgne quand, brusquement,
survint une querelle d'intérêts entre Hadj Salem et Elaour.
Peu de jours après, Yasmina
apprit qu'on allait la donner à un homme qu'elle n'avait entrevu qu'une
fois, un spahi, Abd-el-Kader ben Smaïl, tout jeune et très beau, qui
passait pour un audacieux, un indomptable, mal noté au service pour sa
conduite, mais estimé de ses chefs pour son courage et son
intelligence.
Il prit Yasmina par amour,
l'ayant trouvée très belle, dans l'épanouissement de ses quinze ans...
Il avait offert à Hadj Salem une rançon supérieure à celle que
promettait Elaour. D'ailleurs, cela flattait l'amour-propre du
vieillard de donner sa fille à ce garçon, issu d'une bonne famille de
Guelma, quoique brouillé avec ses parents à la suite de son engagement.
Les fêtes de la noce durèrent
trois jours, au douar d'abord, ensuite en ville.
Au douar, l'on avait tiré
quelques coups de fusil, fait partir beaucoup de pétards, fait courir
les faméliques chevaux, avec de grands cris qui enivraient hommes et
bêtes.
A la ville, les femmes avaient
dansé au son des benadir et de la r'aïta bédouines...
Yasmina, vêtue de plusieurs
chemises en mousseline blanche à longues et larges manches pagode, d'un
kaftan de velours bleu galonné d'or, d'une gandoura
de soie rose, coiffée d'une petite chéchia pointue, cerise et
verte, parée de bijoux d'or et d'argent, trônait sur l'unique chaise de
la pièce, au milieu des femmes, tandis que les hommes s'amusaient dans
la rue et sur les bancs du café maure d'en face.
Par les femmes, Yasmina avait
appris le départ de Chérif Chaâmbi, et la dernière lueur d'espoir
qu'elle avait encore conservée s'éteignit : elle ne saurait donc plus
jamais rien de son Jacques.
Le soir, quand elle fut seule
avec Abd-el-Kader, Yasmina n'osa point lever ses yeux sur ceux de son
mari. Tremblante, elle songeait à sa colère imminente et au scandale
qui en résulterait s'il ne la tuait par sur le coup.
Elle aimait toujours son roumi,
et la substitution du spahi à Elaour ne lui causait aucune joie... Au
contraire, elle savait qu'Elaour passait pour très bon enfant, tandis
qu'Abd-el-Kader avait la réputation d'un homme violent et terrible...
... Quand il apprit ce que
Yasmina ne put lui cacher, Abd-el-Kader entra dans une colère d'autant
plus terrible qu'il était très amoureux d'elle. Il commença par la
battre cruellement, ensuite il exigea qu'elle lui livrât le nom de son
amant.
- C'était un officier... un
musulman... il y a longtemps... et il est parti...
Épouvantée par les menaces de son
mari, elle dit le nom du lieutenant Chaâmbi : puisqu'il n'y était plus,
qu'importait ? Elle n'avait pas voulu avouer la vérité, dire qu'elle
avait été la maîtresse d'un roumi, ce qui eût encore aggravé sa
faute aux yeux d'Abd-el-Kader...
Mais la passion du spahi avait
été plus forte que sa colère... Après tout, le lieutenant n'avait
certainement pas parlé, il était parti, et personne ne connaîtrait
jamais ce secret.
Abd-el-Kader garda Yasmina, mais
il devint la terreur du douar de Hadj Salem où il allait
souvent réclamer de l'argent à ses beaux-parents qui le craignaient,
regrettant déjà de n'avoir pas donné leur fille au tranquille Mohammed
Elaour.
Yasmina, toujours triste et
silencieuse, passait toutes ses journées à coudre de grossières
chemises de toile que Doudja, la vieille tante du spahi, portait à un
marchand M'zabi.
Il y avait encore, dans la
maison, la soeur d'Abd-el-Kader, qui devait sous peu épouser l'un des
camarades de son frère.
Quand le saphi n'était pas ivre,
il rapportait à sa femme des cadeaux, des chiffons pour sa toilette,
voire même des bijoux, des fruits et des gâteaux... Toute sa solde y
passait. Mais d'autres fois, Abd-el-Kader rentrait ivre, et alors il
battait sa femme sans rime ni raison.
Yasmina restait aussi
indifférente aux caresses qu'aux coups, et gardait le silence.
Seulement, elle étouffait entre les quatre murs blancs de la cour
mauresque où elle était enfermée, et elle regrettait amèrement
l'immensité libre de sa plaine natale, et les grandes ruines
menaçantes, et son oued sauvage.
Abd-el-Kader voyait bien que sa
femme ne l'aimait point, et cela l'exaspérait.
Alors, il se mettait à la battre
férocement.
Mais, dès qu'il voyait qu'elle
pleurait, il la prenait dans ses bras et la couvrait de baisers pour la
consoler.
Et Yasmina, obstinément,
continuait à aimer son roumi, son Mabrouk... et sa
pensée s'envolait sans cesse vers ce Sud oranais qu'elle ne connaissait
point et où elle le croyait encore...
Elle se demandait avec angoisse
si jamais son Mabrouk allait revenir et dès que personne ne
l'observait, elle se mettait à pleurer, longuement, silencieusement.
*
* *
Jacques avait oublié depuis
longtemps le rêve d'amour qu'il avait fait, à l'aube de sa vie, dans la
plaine désolée de Timgad, et qui n'avait duré qu'un été.
*
* *
A peine une année après son
mariage, Abd-el-Kader se fit condamner à dix ans de travaux publics
pour voies de fait envers un supérieur en dehors du service... Sa soeur
avait suivi son mari dans le Sud, et la vieille tante était morte.
Yasmina resta seule et sans
ressources.
Elle ne voulut point retourner
dans sa tribu.
Elle avait gardé cet étrange
caractère sombre et silencieux qui était devenu le sien depuis le
départ de Jacques...Elle ne voulait pas qu'on la remariât encore,
puisqu'elle était veuve... Elle voulait être libre pour attendre son Mabrouk.
Chez elle aussi, le temps eût dû
adoucir la souffrance du coeur... mais elle n'avait rient trouvé, en
échange de son amour, et elle continuait à aimer l'absence que, depuis
longtemps, elle n'osait plus espérer revoir.
Quand les derniers sous que lui
avait laissés Abd-el-Kader furent épuisés, Yasmina fit un paquet de ses
hardes et rendit la clé au propriétaire de la maison.
A la tombée de la nuit, elle s'en
alla vers le Village-Noir, distant de Batna d'à peine cinq cents mètres
- un terrain vague où se trouve la mosquée.
Ce village est un amas confus de
masures en bois ou en pisé, sales et délabrées, habitées par un peuple
de prostituées négresses, bédouines, mauresques, juives et maltaises,
vivant là, entassées pêle-mêle avec toutes sortes d'individus plus ou
moins suspects, souteneurs et repris de justice pour la plupart.
Il y a là des cafés maures où les
femmes dansent et chantent jusqu'à dix heures du soir, et où l'on fume
le Kif toute la nuit, portes closes. Tel est le lieu de divertissement
des militaires de la garnison.
Yasmina, depuis qu'elle était
restée seule, avait fait la connaissance d'une Mauresque qui vivait au
Village-Noir, en compagnie d'une négresse de l'Oued Rir'.
Zohra et Samra étaient employées
dans un beuglant tenu par un certain Aly Frank qui se disait musulman
et Tunisien, mais dont le nom semblait indiquer une autre origine.
C'était d'ailleurs un repris de justice surveillé par la police.
Les deux chanteuses avaient
souvent conseillé à Yasmina de venir partager leur chambre, faisant
miroiter à ses yeux les soi-disant avantages de leur condition.
Et quand elle se sentit
définitivement seule et abandonnée, Yasmina se rendit chez ses deux
amies qui l'accueillirent avec joie.
Ce soir-là, Yasmina dut paraître
au café et chanter.
C'était dans une longue salle
basse et enfumée dont le sol, hanté par les scorpions, était en terre
battue, et dont les murs blanchis à la chaux étaient couverts
d'inscriptions et de dessins, la plupart d'une obscénité brutale,
oeuvre des clients. Le long des deux murs parallèles, des tables et des
bancs étaient alignés, laissant au milieu un espace assez large. Au
fond, une table de bois servait de comptoir. Derrière, il y avait une
sorte d'estrade en terre battue, recouverte de vieilles nattes usées.
Les chanteuses étaient accroupies
là. Il y en avait sept : Yasmina, ses deux amies, une Bédouine nommée
Hafsia, une Bônoise, Aïcha, et deux Juives, Stitra et Rahil. La
dernière, originaire du Kef, portait le costume des danseuses de Tunis,
vêtues à la mode d'Égypte : large pantalon blanc, petite veste en soie
de couleur et les cheveux flottants, noués seulement par un large ruban
rouge. Elle était chaussée de petits souliers de satin blanc, sans
quartier, à talons très hauts.
Toutes avaient des bijoux en or
et de lourds anneaux passés dans les oreilles. Cependant, la Bédouine
et la négresse portaient le costume saharien, une sorte d'ample voile
bleu sombre, agrafé sur les épaules et formant tunique. Sur leur tête,
elles portaient une coiffure compliquée, composée de grosses tresses en
laine rouge tordues avec les cheveux sur les tempes, des mouchoirs
superposés, des bijoux attachés par des chaînettes. Quand l'une d'elles
se levait pour danser dans la salle, entre les spectateurs, les autres
chantaient sur l'estrade, battant des mains et du tambour, tandis qu'un
jeune garçon jouait de la flûte arabe et qu'un Juif grattait sur une
espèce de mandoline...
Leurs chansons et les gestes de
leur danse étaient d'une impudeur ardente qui enflammait peu à peu les
spectateurs très nombreux ce soir-là.
Les plaisanteries et les
compliments crus pleuvaient, en arabe, en français, plus ou moins
mélangés de sabir.
- T'es tout d'même rien gironde,
la môme ! dit un Joyeux, enfant de Belleville exilé en Afrique,
qui semblait en admiration devant Yasmina, quand, à son tour, elle
descendit dans la salle.
Sérieuse et triste comme
toujours, enveloppée dans sa résignation et dans son rêve, elle
dansait, pour ces hommes dont elle serait la proie dès la fermeture du
bouge.
Un brigadier indigène de spahis,
qui avait connu Abd-el-Kader ben Smaïl, et qui avait vu Yasmina, la
reconnut.
- Tiens ! dit-il. Voilà la femme
d'Abd-el-Kader. L'homme aux Traves, la femme en boîte... ça
roule, tout de même !
Et ce fut lui qui, ce soir-là,
rejoignit Yasmina dans le réduit noir qui lui servait de chambre.
*
* *
La pleine lune montait, là-bas, à
l'Orient, derrière les dentelures assombries des montagnes de
l'Aurès...
Une lueur bleuâtre glissait sur
les murs et les arbres, jetant des ombres profondes dans tous les
renfoncements et les recoins qui semblaient des abîmes.
Au milieu du terrain vague et
aride qui touche d'un côté à la muraille grise de la ville et à la
Porte de Lambèse, et de l'autre aux premières pentes de la montagne, la
mosquée s'élevait solitaire... Sans style et sans grâce de jour, dans
la lumière magique de la lune, elle apparaissait diaphane et presque
translucide, baignée d'un rayonnement imprécis.
Du côté du Village-Noir, des sons
assourdis de benadir et de gasba retentissaient...
Devant le café d'Aly Frank, une femme était assise sur le banc de bois,
les coudes aux genoux, la tête entre les mains. Elle guettait les
passants, mais avec un air d'indifférence profonde, presque de dégoût.
D'une maigreur extrême, les joues
d'un rouge sombre, les yeux caves et étrangement étincelants, les
lèvres amincies et douloureusement serrées, elle semblait vieillie de
dix années, la charmante et fraîche petite Bédouine des ruines de
Timgad...
Cependant, dans ce masque de
douleur, presque d'agonie, déjà, l'existence qu'elle menait depuis
trois années n'avait laissé qu'une ombre de tristesse plus profonde...
Et, malgré tout, elle était belle encore, d'une beauté maladive et plus
touchante...
Souvent, sa poitrine était
douloureusement secouée par une toux prolongée et terrible qui teintait
de rouge son mouchoir...
Le chagrin, l'acool et les mille
agents délétères au milieu desquels elle vivait avaient eu raison de sa
robuste santé de petite nomade habituée à l'air pur de la plaine.
*
* *
Cinq années après le départ de
Jacques pour le Sud oranais, les fluctuations de la vie militaire
l'avaient ramené à Batna.
Il y vint avec sa jeune femme,
délicate et jolie Parisienne : ils s'étaient connus et aimés sur la
Côte d'Azur, un printemps que Jacques, malade, était venu à Nice, en
congé de convalescence.
Jacques s'était bien souvenu de
ce qu'il appelait maintenant «son idylle bédouine» et en avait même
parlé à sa femme... Mais tout cela était si loin et l'homme qu'il était
devenu ressemblait si peu au jeune officier d'autrefois...
- J'étais alors un adolescent
rêveur et enthousiaste. Si tu savais, ma chère, quelles idées ridicules
étaient alors les miennes ! Dire que j'ai failli tout abandonner pour
cette petite sauvagesse... Si je m'étais laissé aller à cette folie,
que serait-il advenu de moi ? Dieu seul le sait !
Ah ! comme il lui semblait
ridicule, à présent, le petit lieutenant sincère et ardent des débuts !
Et il ne comprenait plus combien
cette première forme de son moi conscient avait été meilleure
et plus belle que la seconde, celle qui devait à l'esprit moderne
vaniteux, égoïste et frondeur qui l'avait pénétré peu à peu.
Or, ce soir-là, comme il était
sorti avec sa femme qui trouvait les quatre ou cinq rues rectilignes de
la ville absolument dépourvues de charme, Jacques lui dit :
- Viens, je vais te montrer
l'Éden des troupiers... Et surtout, beaucoup d'indulgence, car le
spectacle te semblera parfois d'un naturalisme plutôt cru.
En route, ils rencontrèrent l'un
des camarades de Jacques, également accompagné de sa femme. L'idée
d'aller au Village-Noir leur plut, et ils se mirent en route. Soucieux,
à juste raison, d'éclairer le chemin, Jacques avait un peu pris les
devants, laissant sa femme au bras de son amie.
Mais, comme il passait devant le
café d'Aly Frank, Yasmina bondit et s'écria :
- Mabrouk ! Mabrouk ! Toi !
Jacques avait, lui aussi, rien
qu'à ce nom, reconnu Yasmina. Et un grand froid glacé avait envahi son
coeur... Il ne trouvait pas un mot à lui dire, à celle que son retour
réjouissait si follement.
Il se maudissait mentalement
d'avoir eu la mauvaise idée d'amener là sa femme... Quel scandale ne
ferait pas, en effet, cette créature perdue de débauche quand elle
saurait qu'elle n'avait plus rien à espérer de lui !
- Mabrouk ! Mabrouk ! Tu ne me
reconnais donc plus ? Je suis ta Smina ! Regarde-moi donc, embrasse-moi
! Oh ! je sais bien, j'ai changé... Mais cela passera, je guérirai pour
toi, puisque tu es là !...
Il préféra en finir tout de
suite, pour couper court à cette aventure désagréable. Maintenant, il
possédait presque en perfection cette langue arabe dont elle lui avait
appris, jadis, les premières syllabes, et lui dit :
- Écoute... Ne compte plus sur
moi. Tout est fini entre nous. Je suis marié et j'aime ma femme.
Laisse-moi et ne cherche plus à me revoir. Oublie-moi, cela vaudra
mieux pour nous deux.
Les yeux grands ouverts,
stupéfaite, elle le regardait... Alors, c'était donc vrai ! La dernière
espérance qui la faisait vivre venait de s'éteindre.
Il l'avait oubliée, il était
marié et il aimait la roumia, sa femme !... Et elle,
elle qui l'avait adoré, il ne lui restait plus qu'à se coucher dans un
coin et à y mourir comme un chien abandonné.
Dans son âme obscure, une révolte
surgit contre l'injustice cruelle qui l'accablait.
Elle se redressa soudain, hardie,
menaçante.
- Alors, pourquoi es-tu venu me
chercher au fond de l'oued, dans mon douar, où je vivais
paisiblement avec mes chèvres et mes moutons ? Pourquoi m'y avoir
poursuivie ? Pourquoi as-tu usé de toutes les ruses, de tous les
sortilèges pour me séduire, m'entraîner, me prendre ma virginité ?
Pourquoi avoir répété traîtreusement avec moi les paroles qui font
musulman celui qui les prononce ? Pourquoi m'avoir menti et promis de
revenir un jour me reprendre toujours ? Oh ! j'ai toujours sur moi avec
mes amulettes la lettre que m'avait apportée le lieutenant Chaâmbi !...
(Et elle tira de son sein une vieille enveloppe toute jaunie et
déchirée, qu'elle brandit comme une arme, comme un irréfutable
témoignage...) Oui, pourquoi, roumi, chien, fils de chien,
viens-tu encore à cette heure, avec ta femme trois fois maudite, me
narguer jusque dans ce bouge où tu m'as jetée, en m'abandonnant pour
que j'y meure ?
Des sanglots et une toux rauque
et caverneuse l'interrompirent et elle jeta à la figure de Jacques son
mouchoir ensanglanté.
- Tiens, chacal, bois mon sang !
Bois et sois content, assassin !
Jacques souffrait... Une honte et
un regret lui étaient venus en face de tant de misère. Mais que
pouvait-il faire, à présent ? Entre la nomade et lui, l'abîme s'était
creusé, plus profond que jamais.
Pour le combler et, en même
temps, pour se débarrasser à jamais de la malheureuse créature, il crut
qu'il suffisait d'un peu d'or... Il tendit sa bourse à Yasmina :
- Tiens, dit-il... Tu es pauvre
et malade, il faut te soigner. Prends ce peu d'argent... et adieu.
Il balbutiait, honteux tout à
coup de ce qu'il venait d'oser faire.
Yasmina, immobile, muette, le
regarda pendant une minute, comme jadis, là-bas, dans l'oued
desséché de Timgad, à l'heure déchirante des adieux. Puis, brusquement,
elle le saisit au poignet, le tordant et dispersant dans la poussière
les pièces jaunes.
- Chien ! lâche ! Kéfer !
Et Jacques, courbant la tête,
s'en alla pour rejoindre le groupe qui attendait non loin de là, masqué
par des masures...
Yasmina était alors retombée sur
son banc, secouée par des sanglots convulsifs... Samra, la négresse,
était accourue au bruit et avait soigneusement recueilli les pièces
d'or de l'officier. Samra enlaça de ses bras noirs le cou de son amie.
- Smina, ma soeur, mon âme, ne
pleure pas... Ils sont tous comme ça, les roumis, les chiens,
fils de chiens... Mais avec l'argent qu'il t'a donné, nous achèterons
des robes, des bijoux et des remèdes pour ta poitrine. Seulement, il ne
faut rien dire à Aly, qui nous prendrait l'argent.
Mais rien ne pouvait plus
consoler Yasmina.
Elle avait cessé de pleurer et,
sombre et muette, elle avait repris sa pose d'attente... Attente de
qui, de quoi ?
Yasmina n'attendait plus que la
mort, résignée déjà à son sort.
C'était écrit, et il n'y avait
point à se lamenter. Il fallait attendre la fin, tout simplement...
Tout venait de s'écrouler en elle et autour d'elle, et rien n'avait
plus le pouvoir de toucher son coeur, de le réjouir ou de l'attrister.
Sa douleur était cependant
infinie... Elle souffrait surtout de savoir Jacques vivant et si près
d'elle... si près, et en même temps si loin, si loin !...
Oh ! comme elle eût préféré le
savoir mort, et couché là-bas dans ce cimetière des roumis,
derrière la Porte de Constantine.
Elle eût pu - inconsciemment -
revivre là les heures charmantes de jadis, les heures d'ivresse et
d'amour vécues dans l'oued desséché.
Elle eût encore goûté là une joie
douce et mélancolique, au lieu de ressentir les tourments effroyables
de l'heure présente...
Et surtout, il n'eût point aimé
une autre femme, une roumia !
Elle sentait bien qu'elle en
mourrait de douleur atroce : jusque-là, seule l'espérance obstinée de
revoir un jour Jacques, seule la volonté farouche de vivre encore pour
le revoir lui avaient donné une force factice pour lutter contre la
phtisie dévorante, rapide.
Maintenant, Yasmina n'était plus
qu'une loque de chair abandonnée à la maladie et à la mort, sans
résistance... D'un seul coup, le ressort de la vie s'était brisé en
elle.
Mais aucune révolte ne subsistait
plus en son âme presque éteinte.
C'était écrit, et il n'est point
de remède contre ce qui est écrit.
*
* *
Vers onze heures, un spahi
permissionnaire passa. Il s'étonna de la voir encore là, le dos appuyé
contre le mur, les bras ballants, la tête retombant.
- Hé, Smina ! Que fais-tu là ? Je
monte ?
Comme elle ne répondit pas, le
beau soldat rouge revint sur ses pas.
- Hé bien ! dit-il surpris. A quoi penses-tu, ma fille... Ou bien tu es
soûle ?
Il prit la main de Yasmina et se
pencha sur elle...
Le musulman se redressa aussitôt,
un peu pâle.
- Il n'y a de force et de
puissance qu'en Dieu ! dit-il.
Yasmina la Bédouine n'était plus.
~*~
AU PAYS DES SABLES
N.D.L.E. – Ce texte est publié sur
la leçon exacte du manuscrit édité sous forme d’une petite plaquette
fort rare in-4° de 8 pages éditée à Bône fin 1914 (imp. Thomas). Les
mêmes pages dans leur ensemble parurent comme inédits dans l’Akhbar du 8 avril sous le titre :
L’apparition d’Eloued
(sic) ; les différences portent sur des corrections styliques, des
scindements de phrases, des explétifs, des ornements dont Isabelle
Eberhardt n’a jamais paru avoir souci. Cette page qui peut s’inscrire
en parallèle avec celles de Pierre Loti enfant découvrant la mer porte
le titre qu’indique l’avant-dernière phrase.
Il est des heures à part, des instants très mystérieusement privilégiés
où certaines contrées nous révèlent, en une intuition subite, leur âme, en quelque sorte leur essence propre, où nous en
concevons une vision juste, unique et que des mois d’étude patiente ne
sauraient plus ni compléter, ni même modifier. Cependant, en ces
instants furtifs, les détails
nous échappent nécessairement et nous ne saurions apercevoir que
l’ensemble des choses... Etat particulier de notre âme, ou aspect
spécial des lieux, saisi au passage et toujours inconsciemment ?
Je ne sais...
Ainsi, ma première arrivée à
El Oued, il y a deux ans, fut pour moi une révélation complète,
définitive de ce pays âpre et splendide qui est le Souf, de sa beauté
particulière, de son immense tristesse aussi.
Après la sieste dans les jardins ombreux de l’oasis d’Ourmès, l’âme
tout à l’attente anxieuse,
irraisonnée d’une vision que je pressentais devoir dépasser en
splendeur tout ce que j’avais vu jusqu’alors, je repris avec mon petit
convoi bédouin la route de l’est, sentier ardu qui tantôt serpente dans
les défilés fuyants des dunes, tantôt grimpe sur les arêtes aiguës, à
d’invraisemblables altitudes, hasardeusement.
Après avoir traversé, lentement et comme en rêve les petites cités
caduques enserrées autour d’El Oued : Kouïnine, Teksébett, Gara, nous
atteignîmes la crête fuyante et oblique de la haute dune dite de Si
Ammar ben Ahsène, du nom d’un mort qui y est enterré à la place où il
fut tué jadis.
C’était l’heure élue, l’heure merveilleuse au pays d’Afrique, quand le
grand soleil de feu va disparaître enfin, laissant reposer la terre
dans l’ombre bleue de la nuit.
Du sommet de cette dune, on découvre toute la vallée d’El Oued, sur
laquelle semblent se resserrer les vagues somnolentes du grand océan de
sable gris.
Etagée sur le versant méridional d’une dune, El Oued, l’étrange cité
aux innombrables petites coupoles rondes, changeait lentement de teinte.
Au sommet de la colline, le minaret blanc de Sidi Salem s’élevait, déjà
irisé, déjà tout rose dans le reflet occidental.
Les ombres des choses s’allongeaient démesurément, se déformaient et
pâlissaient sur le sol, devenu vivant alentour, pas une voix.
Toutes les cités des pays de sable, bâties en plâtras léger, ont un
aspect sauvage, délabré et croulant.
Et, tout près, des tombeaux et des tombeaux, toute une autre ville,
celle des morts attenante à celle des vivants.
Les dunes allongées et basses de Sidi-Mestour qui dominent la ville
vers le sud-est semblaient maintenant autant de coulées de métal
incandescent, de foyers embrasés, d’un rouge violacé d’une
invraisemblable intensité de couleur.
Sur les petits dômes ronds, sur les pans de murs en ruines, sur les
tombeaux blancs, sur les couronnes échevelées des grands dattiers, des
lueurs d’incendie rampaient, magnifiant la ville grise en un
flamboiement d’apothéose.
Le dédale marin des dunes géantes de l’autre route déserte qui mène à
Touggourt, d’où nous venons par Taïbett-Guéblia, se dessinait, irisé,
noyé en des reflets d’une teinte de chamois argenté, sur la pourpre
sombre du couchant.
Jamais, en aucune contrée de la terre, je n’avais vu le soir se parer
d’aussi magiques splendeurs !
A El Oued, pas de forêt de dattiers obscurs enserrant la ville, comme
dans les oasis des régions pierreuses ou salées...
La ville grise perdue dans le désert gris, participant tout entière de
ses flamboiements et de ses pâleurs, comme lui et en lui, rose et dorée
aux matins enchantés, blanche et aveuglante aux midis enflammés,
pourpre et violette aux soirs irradiés... et grise, grise comme le
sable dont elle est née, sous les ciels blafards de l’hiver !
Quelques vapeurs blanches qui flottaient, légères, dans l’embrasement
du zénith profond, s’en allaient maintenant, pourpres et frangées d’or,
vers d’autres horizons, tels les lambeaux d’un impérial manteau
disséminés au souffle capricieux de la brise...
Et toujours encore, pendant toutes ces métamorphoses, pendant tout
cette grande féerie des choses, pas un être, pas un son.
Les ruelles étroites aux maisons caduques s’ouvraient, désertes, sur
l’immensité en feu des cimetières vagues, sans murs et sans limites.
Cependant, la teinte pourpre du ciel, qui semblait se refléter dans le
chaos des dunes, devenait de plus en plus sombre, de plus en plus
fantastique.
Le disque démesuré du soleil, rouge et sans rayons, achevait de sombrer
derrière les dunes basses de l’horizon occidental, du côté d’Allennda et d’Araïr.
Tout à coup, de toutes les ruelles mortes sortirent en silence de
longues théories de femmes, voilées à l’antique de haillons sombres,
bleus et rouges, et portant, sur leur tête ou sur leur épaule, de
grandes amphores frustes en terre cuite... avec le même geste
sculptural que devaient avoir, des milliers d’années auparavant, les
femmes de la race prédestinée de Sem, quand elles allaient puiser l’eau
des fontaines chananéennes.
Dans l’océan illimité de lumière rouge inondant la ville et les
cimetières, elles ressemblaient à des fantômes glissant au ras du sol,
les femmes drapées d’étoffes sombres, aux plis hélléniques, qui s’en
allaient en silence vers les jardins profonds, cachés en les dunes de
feu.
Très loin, une petite flûte en roseau commença de pleurer une tristesse
infinie et cette plainte ténue, modulée, traînante à la fois et
entrecoupée comme un sanglot, était le seul son qui animait un peu
cette cité de rêve.
Mais voilà que le soleil a disparu et, presque aussitôt, lentement, le
flamboiement des dunes et des coupoles commence à se foncer jusqu’au
violet marin, et ces ombres profondes, qui semblent sortir de la terre
assombrie, remontent, rampent, éteignent progressivement les lueurs qui
allument encore les sommets.
La petite flûte enchantée s’est tue...
Soudain, de toutes les mosquées nombreuses, une autre voix s’élève,
solennelle et lente :
- Allahou Akbar ! Allahou Akbar
! Dieu est le plus grand ! clame le mueddine
aux quatre vents du ciel.
Oh ! comme ils sonnent étrangement, ces rappels millénaires de l’Islam,
comme déformés et assombris par les voix plus sauvages et plus rauques,
par l’accent traînant des mueddines
du désert !
De toutes les dunes, de tous les vallons cachés, qui semblaient
déserts, tout un peuple uniformément vêtu de blanc descend, silencieux
et grave, vers les zaouïyas
et les mosquées.
Ici, loin des grandes villes du Tell, point de ces êtres hideux,
produits bâtards de la dégénérescence et d’une race métissée, que sont
les rôdeurs, les marchands ambulants, les portefaix, le peuple crasseux
et ignoble des Ouled-el-Blassa.
Ici, le Sahara âpre et silencieux, avec sa mélancolie éternelle, ses
épouvantes et ses enchantements, a conservé jalousement la race rêveuse
et fanatique venue jadis des déserts lointains de sa patrie asiatique.
Et ils sont très grands et très beaux ainsi, les nomades aux vêtements
et aux attitudes bibliques, qui s’en vont prier le Dieu unique, et dont
aucun doute n’effleura jamais les âmes saines et frustes.
Et ils sont bien à leur place là, dans la grandeur vide de leur horizon
illimité où règne et vit, splendide, la souveraine lumière...
Sur le minaret blanc de Sidi Salem, sur la crête des dunes de Tréfaouï,
d’Allenda et de Débila, les dernières lueurs violettes se sont
éteintes. Maintenant, tout est uniformément bleu, presque diaphane, et
les coupoles arrondies et basses se confondent avec les sommets
arrondis des dunes, de proche en proche, comme si la ville s’était
étendue soudain jusqu’aux confins extrêmes de l’horizon.
La nuit d’été achève de tomber, sur la terre qui s’endort... Les femmes
au costume de jadis sont rentrées dans les ruelles en ruines, et le
grand silence lourd, que quelques rumeurs humaines étaient venues
troubler pour un très court instant, descend de nouveau sur El Oued...
Le Sahara immense semble reprendre son rêve mélancolique, son rêve
éternel.
Deux années plus tard, il m’a été donné, pendant des mois, d’assister
chaque jour aux joies douces des aurores et aux apothéoses des soirs,
jamais semblables...Chaque reflet revenant tous les soirs sur tel pan
de mur, chaque ombre s’allongeant au même endroit et à la même heure,
chaque dôme de la ville et chaque pierre des cimetières, tous les plus
humbles détails de cette patrie d’élection, aimée profondément, me sont
devenus familiers et restent maintenant présents à mon souvenir
nostalgique d’exilé.
Mais jamais plus, l’âme du Pays du Sable ne s’est révélée à moi aussi
profondément, aussi mystérieusement comme ce premier soir déjà lointain
dans le recul des jours.
De telles heures, de telles ivresses, ressenties une fois, par un
hasard unique, ne se retrouveront jamais...
~*~
AMARA LE FORÇAT
N.D.L.E. – Cette page indique sa
source et sa date dans les
Journaliers (p. 177) : Nuit
du 13 au 14 en mer. Passé la nuit à bord avec Amara des Ouled-Aly
condamné du pénitencier de Chiavari... » Elle désigne le navire
p. 182. Ce souvenir date des jours qui précédèrent son procès et son
expulsion.
Un peu par nécessité, un peu par goût, j’étudiais alors les mœurs des
populations maritimes des ports du Midi de l’Algérie.
Un jour, je m’embarquai à bord du Félix-Touache,
en partance pour Philippeville.
Humble passager du pont, vêtu de toile bleue et coiffé d’une casquette,
je n’attirais l’attention de personne. Mes compagnons de voyage, sans
méfiance, ne changeaient rien à leur manière d’être ordinaire.
C’est une grave erreur, en effet, que de croire que l’on peut faire des
études de mœurs populaires sans se mêler aux milieux que l’on étudie,
sans vivre de leur vie...
C’était par une claire après-midi de mai, ce départ, joyeux pour moi,
comme tous les départs pour la terre aimée d’Afrique.
On terminait le chargement du Touache
et, une fois de plus, j’assistais au grand va-et-vient des heures
d’embarquement.
Sur le pont, quelques passagers attendaient déjà le départ, ceux qui,
comme moi, n’avaient point d’adieux à faire, point de parents à
embrasser...
Quelques soldats, en groupe, indifférents... Un jeune caporal de
zouaves, ivre-mort, qui, aussitôt embarqué était tombé de tout son long
sur les planches humides et qui restait là, sans mouvement, comme sans
vie...
A l’écart, assis sur des cordages, je remarquai un tout jeune homme qui
attira mon attention par l’étrangeté de toute sa personne.
Très maigre, au visage bronzé, imberbe, aux traits anguleux, il portait
un pantalon de toile trop court, des espadrilles, une sorte de gilet de
chasse rayé s’ouvrant sur sa poitrine osseuse, et un mauvais chapeau de
paille. Ses yeux caves, d’une teinte fauve changeante, avaient un
regard étrange : un mélange de crainte et de méfiance farouche s’y
lisait.
M’ayant entendu parler arabe avec un maquignon bônois, l’homme au
chapeau de paille, après de longues hésitations, vint s’asseoir à côté
de moi.
- D’où viens-tu ? me dit-il, avec un accent qui ne me laissa plus aucun
doute sur ses origines.
Je lui racontai une histoire quelconque, lui disant que je revenais
d’avoir travaillé en France.
- Loue Dieu, si tu as travaillé en liberté et non en prison, me dit-il.
- Et toi, tu sors de prison ?
- Oui. J’ai fait huit ans à Chiavari, en Corse.
- Et qu’avais-tu fait ?
- J’ai tué une créature, entre Sétif et Bou-Arréridj.
- Mais quel âge as-tu donc ?
- Vingt-six ans... Je suis libéré conditionnel de trois mois... C’est
beaucoup trois mois.
Pendant le restant de la traversée, nous n’eûmes plus le loisir de
parler, le forçat de Chiavari et moi.
... La mer démontée s’était un peu calmée. La nuit tombait et à
l’approche de la côte d’Afrique l’air était devenu plus doux... Une
tiédeur enivrante flottait dans la pénombre du crépuscule.
A l’horizon méridional, une bande un peu plus sombre et un monde de
vapeurs troubles indiquaient la terre.
Bientôt, quand il fut nuit tout à fait, les feux de Stora apparurent.
Le forçat, appuyé contre le bastingage, regardait fixement ces lumières
encore lointaines et ses mains se crispaient sur le bois glissant.
- C’est bien Philippeville, là-bas ? me demanda-t-il à plusieurs
reprises, la voix tremblante d’émotion...
... Dans le port désert, près du quai, où quelques portefaix dormaient
sur les dalles, après le débarquement, le Félix-Touache immobile semblait,
lui aussi, dormir, dans la lumière vaguement rosée de la lune
décroissante.
Il faisait tiède. Un parfum indéfinissable venait de la terre, grisant.
Oh ! ces heures joyeuses, ces heures enivrantes des retours en Afrique, après les exils
lointains et mornes !
J’avais résolu d’attendre à bord le lever du jour, pour poursuivre mon
voyage sur Constantine, où je devais, pour la forme, assister au
jugement de l’homme qui, six mois auparavant, avait tenté de
m’assassiner, là-bas, dans le Souf lointain.
... Et j’avais étendu mes couvertures sur le pont, à bâbord, du côté de
l’eau qui bruissait à peine.
Je m’étais étendue, en un bien-être profond, presque voluptueux. Mais
le sommeil ne venait pas.
Le libéré conditionnel qui, lui aussi, passait la nuit à bord, vint me
rejoindre. Il s’assit près de moi.
- Dieu te garde et te protège de la prison, toi et tous les Musulmans,
me dit-il, après un long silence.
- Raconte-moi ton histoire.
- Dieu soit loué, car je pensais que je mourrais là-bas... Il y a un
cimetière où l’on met les nôtres et plusieurs qui sont venus devant moi
y sont morts... Ils n’ont pas même un tombeau en terre musulmane.
- Mais comment, si jeune, as-tu pu tuer, et pourquoi ?
- Ecoute, dit-il. Tu as été élevé dans les villes et tu ne sais pas...
Moi, je suis du douar des Ouled-Ali, dépendant de Sétif. Nous sommes
tous bergers, chez nous. Nous avons beaucoup de troupeaux, et aussi des
chevaux. A part ça, nous avons des champs que nous ensemençons d’orge
et de blé. Mon père est vieux et je suis son fils unique. Parmi notre
troupeau, il y avait une belle jument grise, qui n’avait pas encore les
dents de la quatrième année. Mon père me disait toujours : « Amara,
cette jument est pour toi. » Je l’avais appelée « Mabrouka » et je la
montais souvent. Elle était rapide comme le vent et méchante comme une
panthère. Quand on la montait, elle bondissait et hennissait,
entraînant tous les étalons du pays. Un jour, ma jument disparut. Je la
cherchai pendant une semaine et je finis par apprendre que c’était un
berger des Ouled-Hassène, nos voisins du nord, qui me l’avait prise. Je
me plaignis à notre Cheikh et je lui portai en présent un mézouïd de
beurre pour qu’il me fasse justice.
« Apprenant que les gens du makhzen allaient venir chercher la jument,
Ahmed, le voleur, ne pouvant la vendre, car elle était connue, la mena
dans un ravin et l’égorgea. Quand j’appris la mort de ma jument, je
pleurai. Puis, je jurai de me venger.
« Une nuit obscure, je quittai furtivement notre douar et j’allai chez
les Ouled-Hassène. Le gourbi d’Ahmed, mon ennemi, était un peu isolé et
entouré d’une petite clôture en épines. J’attendis le lever de la lune,
puis, je m’avançai. Pour apaiser les chiens, j’avais apporté les
entrailles d’un mouton qu’on avait tué dans la journée. A la lueur de
la lune, j’aperçus Ahmed, couché devant son gourbi, pour garder ses
moutons. Son fusil était posé sous sa tête. Son sommeil était profond.
Je ceignis ma gandoura de mon mouchoir, pour n’accrocher à rien.
J’entrai dans l’enclos. Mes jambes étaient faibles et une chaleur
terrible brûlait mon corps. J’hésitais, songeant au danger. Mais
c’était écrit, et les chiens, repus, grondèrent. Alors je saisis le
fusil d’Ahmed, le retirai brusquement de dessous sa tête et le lui
déchargeai à bout portant dans la poitrine. Puis, je m’enfuis. Les
hommes et les chiens du douar me poursuivirent, mais ne m’atteignirent
pas. Alors, je commis une faute : personne ne m’avait vu et j’eusse dû
rentrer chez mon père. Mais la crainte de la justice des chrétiens me
fit fuir dans le maquis, sur les coteaux. Pendant trois jours et trois
nuits, je me cachai dans les ravins, me nourrissant de figues de
Barbarie. J’avais peur. La nuit, je n’osais dormir. Le moindre bruit,
le souffle du vent dans les buissons me faisaient trembler. Le
troisième jour, les gendarmes m’arrêtèrent. L’histoire de la jument et
mon départ avaient tout révélé et, malgré que je n’aie jamais avoué, je
fus condamné.
« Les juges m’ont fait grâce de la vie, parce que j’étais jeune.
Pendant trois mois, je suis resté dans les prisons à Sétif, à
Constantine, ici à Philippeville. Puis, on m’a embarqué sur un navire,
et on m’a mené en Corse. Au pénitencier où nous étions presque tous
Musulmans, on n’est pas trop malheureux, avec l’aide de Dieu et si on
se conduit bien. Mais c’est toujours la prison, et loin de la famille,
en pays infidèle. Grâce à Dieu, on m’a libéré.
« C’est beaucoup, trois mois !
- Tu regrettes, maintenant, d’avoir tué cet homme ?
- Pourquoi ? J’étais dans mon droit, puisqu’il m’avait tué ma jument, à
moi qui ne lui avais jamais fait de mal ! Seulement, je n’aurais pas dû
m’enfuir.
- Alors, ton cœur ne se repent pas de ce que tu as fait, Amara ?
- Si je l’avais tué sans raison, ce serait un grand péché.
Et je vis que, sincèrement, le Bédouin ne concevait pas, malgré toutes
les souffrances endurées jusque-là, que son acte avait été un crime.
- Que feras-tu, maintenant ?
- Je resterai chez mon père et je travaillerai. Je ferai paître notre
troupeau. Mais si jamais, la nuit, dans le maquis, je rencontre l’un de
ceux des Ouled-Ali qui m’ont fait prendre, je le tuerai.
A tous mes raisonnements, Amara répondait :
- Je n’étais pas leur ennemi. Ce sont eux qui ont semé l’inimitié.
Celui qui sème des épines ne peut récolter une moisson de blé.
Le matin, dans le train de Constantine.
Les prunelles élargies par la joie et une sorte d’étonnement, Amara
regardait le pays qui défilait lentement sous nos yeux.
- Regarde, me dit-il tout à coup, regarde : voilà du blé... Et ça,
là-bas, c’est un champ d’orge... Oh ! regarde, frère, les femmes
musulmanes qui ramassent les pierres de ce champ !
Il était en proie à une émotion intense. Ses membres tremblaient et, à
la vue de ces céréales si aimées, si vénérées par le Bédouin et de ces
femmes de sa race, Amara se mit à pleurer comme un enfant.
- Vis en paix comme tes ancêtres, lui dis-je. Tu auras la paix du cœur.
Laisse les vengeances à Dieu.
- Si l’on ne peut se venger, on étouffe, on souffre. Il faut que je me
venge de ceux qui m’ont fait tant de mal !
... A la gare de Constantine, nous nous séparâmes en frères. Amara prit
le chemin de Sétif pour regagner son douar.
Je ne l’ai plus revu.
~*~
LE MAGICIEN
N.D.L.E. – Cette nouvelle a paru
dans le Petit Journal Illustré
(hebdomadaire supplément du quotidien le
Petit Journal) le dimanche 2 novembre 1902, n° 624. Ce
supplément publiait aussi bien des textes originaux que des
reproductions ; dans les premiers il est deux nouvelles de Lydia
Paschkoff à qui on peut attribuer l’initiative d’y faire publier
Isabelle ; dans les seconds du Villiers de l’Isle-Adam, du René Ghil,
etc... Le texte de cette nouvelle a paru dans Pages d’Islam, mais dans une leçon
fort différente, étendue, expliquée. Nous reprenons ici la version
originale.
Si Ab-es-Selem habitait une petite maison caduque, en pierre brute
grossièrement blanchie à la chaux, sur le toit de laquelle venait
s’appuyer le tronc recourbé d’un vieux figuier aux larges feuilles
épaisses.
Deux pièces de ce refuge étaient en ruines. Les deux autres, un peu
surélevées, renfermaient la pauvreté fière et les étranges méditations
de Si Ab-es-Selem le Marocain.
Dans la cour délabrée, autour du grand figuier abritant le puits et le
dallage disjoint, il y avait quelques pieds de jasmin, seul luxe de
cette singulière demeure.
Alentour, c’était le prestigieux décor des collines et les vallons
verdoyants sertissant comme un joyau la blanche Anneba... Le soleil
s’était couché derrière le grand Idou’ morose et l’incendie pourpre de
tous les soirs d’été s’était éteint sur la campagne alanguie. Si
Ab-es-Selem se leva.
C’était un homme d’une trentaine d’années, de haute taille, svelte dans
les vêtements larges dont la blancheur s’éteignait sous un burnous
noir. Un voile blanc encadrait son visage bronzé, émacié par les
veilles, mais dont les traits et l’expression étaient d’une grande
beauté. Le regard de ses longs yeux noirs était grave et triste. Il
sortit dans la cour pour les ablutions de la prière du Mogh’reb.
- La nuit sera sereine et belle, et j’irai réfléchir sous les
eucalyptus de la Rivière d’Or.
Quand il eut achevé la prière et le dikr
du bienheureux cheikh Sidi Abd-el-Kader Djilani de Bagdad, Si Ab
-es-Selem sortit de sa maison. La pleine lune se levait là-bas
au-dessus de la haute mer calme, à l’horizon à peine embruni de vapeurs
légères d’un gris de lin.
Tout à coup, les féroces petits chiens des demeures bédouines proches
du cimetière grondèrent, sourdement d’abord, puis coururent, hurlant,
vers la route de Sidi-Brahim. Alors Si Ab-es-Selem perçut un appel
effrayé, une voix de femme. Surpris, quoique sans hâte, le solitaire
traversa la prairie et arrivant vers la route il vit une femme, une
Juive richement parée, qui, tremblante, s’appuyait contre le tronc d’un
arbre.
- Que fais-tu ici la nuit ? dit-il.
- Je cherche le sahâr
(sorcier) Si Ab-es-Selem le Marocain. J’ai peur des chiens et des
tombeaux... Protège-moi.
- C’est donc moi que tu cherches à cette heure tardive, et seule.
Viens. Les chiens me connaissent et les esprits ne s’approchent pas de
celui qui marche dans le sentier de Dieu.
La Juive le suivit en silence. Ab-es-Selem entendait le claquement des
dents de la jeune femme et se demandait comment cette créature parée et
timide avait pu venir là, seule, après la tombée de la nuit.
Ils entrèrent dans la cour et Si Ab-es-Selem alluma une vieille petite
lampe bédouine fumeuse. Alors s’arrêtant, il considéra son étrange
visiteuse. Svelte et élancée, la Juive, sous sa robe de brocart bleu
pâle, avec sa gracieuse coiffure mauresque, était belle, d’une
troublante et étrange beauté. Elle était très jeune.
- Que veux-tu ?
- On m’a dit que tu sais prédire l’avenir... J’ai du chagrin et je suis
venue...
- Pourquoi n’es-tu pas venue de jour comme les autres ?
- Que t’importe ? Ecoute-moi et dis-moi quel sera mon sort.
- Assieds-toi, dit-il.
Alors la Juive parla :
- J’aime, dit-elle, un homme qui a été cruel envers moi et qui m’a
quittée. je suis restée seule et je souffre. Dis-moi s’il reviendra.
- Donne-moi son nom et celui de sa mère et laisse-moi faire le calcul
que m’ont appris les sages du Mogh’-reb, ma patrie.
- El Moustangar, fils de Fathima.
Sur une planchette, Si Ab-es-Selem traça des chiffres et des lettres,
puis, avec un sourire, il dit :
- Juive, ce Musulman qui s’est laissé prendre à ton charme trompeur et
qui a eu le courage louable de te fuir, reviendra.
La Juive eut une exclamation de joie :
- Oh ! dit-elle, je te récompenserai généreusement.
- Toutes les richesses ne récompenseraient point dignement le trésor
inestimable et amer que je t’ai donné : la connaissance de l’avenir...
- A présent, Sidi, j’ai quelque chose encore à demander à ta science.
Je suis Rahil, fille de Ben-Ami.
Et elle prit le roseau qui servait de plume au taleb et l’appuya contre
son cœur tandis que ses lèvres murmuraient des paroles rapides
indistinctes.
- Il vaudrait mieux pour toi ne pas tenter de savoir plus entièrement
ce qui t’attend.
- Pourquoi ? Oh ! réponds, réponds !
- Soit.
Et Si Ab-es-Selem reprit son grimoire mystérieux. Tout à coup, un
violent étonnement se peignit sur ses traits et il considéra
attentivement la femme. Si Ab-es-Selem était poète et il se réjouissait
du hasard étrange qui mettait en contact avec son existence celle de
cette Juive qui, selon son calcul, devait être tourmentée et
singulière, et finir tragiquement.
- Ecoute, dit-il, et n’accuse que toi-même de ta curiosité. Tu as causé
l’infortune de celui que tu aimes. Il l’ignore, mais d’instinct
peut-être il a fui. Mais il reviendra et il saura. O Rahil, Rahil ! En
voilà-t-il assez ou faut-il tout te dire ?
Tremblante, livide, la Juive fit un signe de tête affirmatif.
- Tu auras encore avec celui qui doit venir une heure de joie et
d’espérance. Puis, tu périras dans le sang.
Ces paroles tombèrent dans le grand silence de la nuit sans écho.
La Juive cacha son visage dans les coussins, anéantie.
- C’est donc vrai ! Tout à l’heure, au Mogh’reb, j’ai interrogé la
vieille Tyrsa, la gitane de la Porte du Jeudi... et je ne l’ai pas
crue. Je l’ai insultée. Et toi, tu me répètes plus horriblement encore
ta sentence... Mourir ? Pourquoi ? Je suis jeune... Je veux vivre.
- Voilà... C’est ta faute ! Tu étais le papillon éphémère dont les
ailes reluisent des couleurs les plus brillantes et qui voltigent sur
les fleurs, ignorant de son heure... Tu as voulu savoir et te voilà
devenue semblable au héron mélancolique qui rêve dans les marécages
enfiévrés.
La Juive, affalée sur le tapis, sanglotait.
Si Ab-es-Selem la regardait et réfléchissait avec la curiosité profonde
de son esprit scrutateur affiné dans la solitude. Il n’y avait pas de
pitié dans son regard. Pourquoi plaindre cette Rahil ? Tout ce qui
allait lui arriver n’était-il pas écrit, inéluctable ? Et ne
prouvait-elle pas la vulgarité et l’ignorance de son esprit en se
lamentant de ce que la destinée lui avait donné en partage, un sort
moins banal que celui des autres, plus de passion, plus de vicissitudes
en moins d’années la sauvait du dégoût et de l’ennui.
- Rahil, dit-il, Rahil ! Ecoute... Je suis celui qui blesse et qui
guérit, celui qui réveille et qui endort. Ecoute, Rahil.
Elle releva la tête. Sur ses joues pâlies, des larmes coulaient.
- Cesse de pleurer et attends-moi. Il est l’heure de la prière.
Si Ab-es-Selem prit dans une niche élevée un livre relié en soie brodée
d’or et l’ayant pieusement baisé, l’emporta dans une autre pièce. Puis,
dans la cour, il pria l’acha.
Rahil, seule, s’était relevée et, accroupie, elle songeait et sa pensée
était lugubre... Elle regrettait amèrement d’avoir voulu tenter le sort
et savoir ce qui devait lui arriver...
Si Ab-es-Selem rentra avec un sourire.
- Eh bien ! dit-il, ne savais-tu pas que, tôt ou tard, tu allais mourir
?
- J’espérais vivre, être heureuse encore et mourir en paix.
Si Ab-es-Selem haussa les épaules dédaigneusement.
Rahil se leva.
- Que veux-tu comme salaire ?
La voix de la Juive était devenue dure.
Il resta silencieux, la regardant. Puis après un instant, il répondit :
- Me donneras-tu ce que je te demanderai ?
- Oui, si ce n’est pas trop.
- Je prendrai comme salaire ce que je voudrai.
Il lui prit les poignets.
Elle fut insolente.
- Laisse-moi partir ! Je ne suis pas pour toi. Lâche-moi.
- Tu es comme la grenade mûre tombée de l’arbre : pour celui qui la
ramasse ; le bien trouvé est le bien de Dieu.
- Non, laisse-moi partir.
Et elle se dégagea.
Si Ab-es-Selem hocha la tête.
- Va à ton destin, j’irai au mien.
*
* *
Rouge et ardent, baigné d’or pourpré, le soleil se levait au-dessus de
la mer d’une nuance lilacée, nacrée, où de légers serpents d’argent
couraient rapides, fugitifs.
Le long de l’oued Deheb limpide et tranquille, sous les eucalyptus
bleuâtres, Si Ab-es-Selem s’avançait lentement, rêveur.
Tout à coup, sur la plage déserte, parmi les herbes longues et
verdâtres, les coquillages blancs et les galets noirs, Si Ab-es-Selem
aperçut un corps de femme couché sur le dos, vêtu d’une robe de brocart
rose et enveloppé d’un grand châle de cachemire.
Il s’approcha et se pencha, soulevant le châle.
Il reconnut la Juive, jeune et belle, les yeux clos, les lèvres
retirées dans un sourire douloureux.
Deux coups de baïonnette avaient transpercé son corps et le sang
inondait sa poitrine.
Si Ab-es-Selem se redressa.
Il regarda le cadavre un instant et, dans sa pensée, il détailla les
souvenirs doux d’une nuit lointaine, puis, du même pas tranquille, il
reprit sa promenade dans la splendeur plus ardente du jour éblouissant.
~*~
OUM ZAHAR
N.D.L.E. – Cette nouvelle inédite
est facile à dater ; elle est du premier séjour d’Isabelle au Souf. Les
mœurs sahariennes étaient son étude et ses facilités d’accès dans les
tribus, les gourbis l’enrichissaient d’observations. La sorcellerie
arabe était son étonnement encore qu’elle ne cherchait ni à en
connaître l’économie ni à user de ses pratiques. En partie écrite du
premier jet avec les lapsi explicables, la nouvelle devient correcte en
deuxième leçon qui apporte le dénouement dans une écriture plus ferme.
Comme toutes les pages qui suivent, celles-ci sont la copie exacte des
textes autographes, sans addenda, retouche ou correction au thème.
Dans la vaste chambre basse aux murailles irrégulières en argile jaune,
on avait couché la mère sur une natte. On l’avait recouverte d’un voile
bleu sombre qui dessinait en des angles raides la forme immobile.
Elle était morte.
A côté, dans une petite lampe de terre de forme antique, une mèche
brûlait, et la petite flamme falote, étrange, éclairait d’un jour
douteux les murailles où oscillaient de grandes ombres funèbres.
Accroupies sur la natte, plusieurs femmes se lamentaient avec un
balancement rythmique de leurs corps maigres.
C’était la veillée mortuaire.
Dans le grand silence mystique de l’oasis, seule cette voix lugubre
retentissait, s’entendait de très loin et troublait les âmes
superstitieuses et sombres des Rouaras.
Parmi les femmes, il y avait Oum-Zahar et Messaouda, les deux filles de
la défunte.
Oum-Zahar était l’aînée. Elle avait douze ans et son père lui cherchait
un mari.
Mais elle était triste. Grande et svelte sous ses voiles bleus, elle
semblait l’incarnation de l’âme étrangement tourmentée et assombrie de
cette race métis de l’oued Rir, mélange de Berbères et de nègres
sahariens sur laquelle la tristesse immense et les effluves
hallucinants et fiévreux de leur pays a jeté à jamais une ombre morne.
Oum-Zahar avait un visage ovale et régulier d’une teinte bronzée très
foncée. Ses yeux étaient trop grands
et leur regard avait, à la fois, une fixité et une ardeur inquiétantes.
Depuis toute petite, elle ne se mêlait jamais aux jeux de ses compagnes
et passait des journées entières à l’ombre chaude, dans l’humidité
fiévreuse des jardins inondés d’eau salée où le salpêtre dessine des
arabesques singulières sur la terre rouge isolée des canaux.
Messaouda plus blanche, plus douce, était dans sa onzième année. Rieuse
et légère, seule la grande épouvante de la mort avait pu l’assombrir
pour un temps et elle se lamentait là, tremblante.
L’âme des Rouaras n’est point semblable à l’âme arabe. La grande
lumière de l’Islam n’a pu dissiper les ténèbres de la superstition et
de la terreur mystique dans ce pays où tout porte au rêve morne.
En présence de la mort, le Rir’i n’a pas la résignation sereine de
l’Arabe, et, pour lui, le tombeau n’est point un lieu de repos que rien
ne saurait plus troubler, un acheminement radieux vers l’avenir éternel.
De l’antiquité païenne, ces peuplades primitives ont conservé la peur
des ténèbres et des fantômes, l’épouvante des choses de la nuit et de
la mort.
Mais Oum-Zahar semblait sentir plus profondément cette terreur sombre
et ses prunelles d’or bruni se dilataient étrangement.
Toutes les deux cependant sentaient bien qu’elles avaient perdu le seul
être qui les avait aimées, qui s’était penché pitoyable et doux sur
leur enfance de petites Bédouines pauvres assujetties presque dès leur
premier pas aux rudes travaux de la maison, sous l’autorité
toute-puissante du père toujours sombre et impénétrable qu’elles
voyaient rarement, car il travaillait au dehors dans les jardins, et
devant qui, comme leur mère, elles avaient appris à trembler...
Et dans la nuit chaude, dans le silence lourd, Oum-Zahar et Messaouda
pleuraient, inconscientes presque encore, le seul rayon de soleil, le
seul semblant de bonheur qui soit donné à une femme bédouine : l’amour
de la mère douloureuse et idolâtre, plus violent, plus immense que chez
toutes les autres femmes...
Leur père était parti la veille pour les jardins, laissant aux femmes
le soin de pleurer celle qui n’était plus.
L’avait-il aimée ?
Peut-être El Hadj Saad lui-même n’eut-il pas su le dire. Quinze années
durant, pourtant, elle avait été pour lui une esclave soumise.
Elle certainement l’avait aimé, avant son premier enfantement. Après,
tout son amour s’était reporté sur sa fille, Oum-Zahar, la petite
consolation, la compagne intelligente, si vite femme dans la tristesse
ambiante.
Puis Messaouda était venue jeter dans la vieille maison d’argile une
lueur de joie - la joie naïve des petits oiseaux simplement heureux de
vivre.
Maintenant Oum-Zahar et Messaouda serviraient leur père seules. Puis,
l’une après l’autre, il les donnerait à des hommes que lui-même aurait
choisis et dont elles deviendraient les servantes... Puis, pour elles
aussi, se lèverait le grand jour de la maternité.
Et ainsi toujours, de génération en génération.
Le jour se leva enfin limpide et des lueurs roses se glissèrent sur les
cimes bleuâtres de dattiers, sur les murailles ocreuses, sur le sol
salé, lépreux, de l’oasis d’Ourlana, dans l’oued Rir’.
Alors laissant les femmes continuer leur plainte dans la chambre où la
petite lampe de jadis finissait de mourir, Oum-Zahr et Messaouda
sortirent dans la cour et, à la place traditionnelle où leur mère avait
laissé un monceau de cendres grises, elles rallumèrent le feu du foyer
: il fallait préparer le café, car le père allait rentrer.
Messaouda plissa soigneusement les gandoura
blanches, le turban de mousseline et le burnous neuf de son père et les
posa sur une natte propre dans une petite chambre haute où l’on
accédait par quelques marches de terre : le père s’habillerait pour
l’enterrement.
Après, elles attendirent, mornes.
El Hadj Saad entra. Il était grand et mince comme tous les Rouaras. Il
pouvait avoir quarante ans et son visage allongé et sec avait une
expression fermée et sombre. Il s’assit dans la cour sur une natte.
Oum-Zahar lui présenta le café en silence.
Puis il monta s’habiller. Pas une parole ne fut échangée dans la
demeure où était entrée la Mort.
Avant les heures accablantes du milieu du jour, les hommes emportèrent
sur un brancard le corps raidi de la mère... Dès qu’ils furent devant
la porte, El Hadj Saad ordonna à ses filles de se retirer dans la
chambre haute et de baisser le rideau...
La mère partie, accompagnée par le chant cadencé des tolba, qui disaient sur elle,
insensible, les paroles de promesse et d’éternité...
Après, tout rentra dans l’ordre monotone... Chaque matin, les deux
jeunes filles se levaient à l’aube, et, après avoir fait le déjeuner
modeste du père, elles s’accroupissaient devant le moulin à bras
primitif qu’elles mettaient en branle au moyen d’un bâton... Et,
pendant des heures, elles tournaient la pierre lourde avec un chant
très bas, monotone comme leur existence.
Depuis la mort de la mère, Oum-Zahar avait encore maigri, et le feu
étrange de son regard s’était encore assombri...
Messaouda, après avoir beaucoup pleuré, avait semblé s’accoutumer au
grand vide de la maison où, elle le savait, une marâtre viendrait
bientôt sans doute...
Dans un coin écarté de l’oasis, sur la route de Sidi-Amrane, il est une
sorte de clairière entourée de jardins. Au milieu, une koubha en argile
s’élève, irrégulière et étrange, un cube jaunâtre surmonté d’un dôme
allongé et pointu en haut. Aux quatre coins des murs et au sommet du
dôme, déformant ainsi cet édifice de l’Islam, des figures barbares,
grimaçantes, sont placées – formes léguées par l’antiquité fétichiste...
A l’entour, quelques tombeaux également en terre marqués par une
branche tordue et noire de buisson saharien où des chiffons
multicolores, ex-voto sauvages, s’effilochent au vent, déteignent au
soleil.
Là, à l’ombre protectrice de la koubha, on avait mis Elloula, la mère
d’Oum-Zahar et de Messaouda. Elles-mêmes avaient pétri en argile
ocreuse une sorte de monument fruste, un tertre allongé, terminé à
chaque bout par une tuile dressée.
Et tous les vendredis, elles venaient, se tenant par la main, visiter
leur mère. Elles s’accroupissaient et regardaient en silence la terre
d’Elloula. Où était-elle ? Les voyait-elle ?
Quand elles avaient du chagrin, quand leur père les avait battues,
elles venaient là et, tout bas, contaient leur peine.
Un jour, quand elles vinrent, elles trouvèrent, assise près de la
tombe, une femme inconnue, vêtue de haillons sombres, qui tenait sur
ses genoux un enfant d’environ un an enveloppé dans des loques. Cette
femme était d’une maigreur surprenante, très jeune encore, et elle eût
été belle sans le regard fixe, comme enfiévré, de ses énormes yeux
noirs et le désordre sauvage de ses cheveux très longs, à peine retenus
sur sa tête par un chiffon noir.
Messaouda, effrayée, se serra contre sa sœur, mais Oum-Zahar fixa son
regard sérieux sur l’étrangère et lui dit :
- Qui es-tu et que fais-tu là près de notre mère ?
La femme ne répondit pas, mais élevant ses bras maigres au-dessus de sa
tête, elle clama ce seul mot :
- Orpheline ! Orpheline ! Orpheline !
- Elle est folle ; c’est une maraboute,
murmura Messaouda qui tremblait de tous ses membres.
Dans le Sahara, les fous inoffensifs vivent et errent en liberté. Ils
sont innombrables et ils jouissent de l’amour et de la vénération du
peuple.
Cette femme n’avait ni le type ni l’accent de l’oued Rir’.
- D’où es-tu ? continua Oum-Zahar.
- Loin !
- Es-tu du Souf ?
L’inconnue hocha la tête.
- De Biskra ?
Elle répéta le même geste négatif.
- Elle ressemble à Saharia, la sage-femme, qui est des Ouled-Amor des
Zibans, murmura Messaouda.
Oum-Zahar s’était rapprochée. Cette créature étrange, effrayante,
l’attirait singulièrement. Attaché dans un coin du voile, Oum-Zahar
avait un morceau de galette. Elle le tendit à l’étrangère et s’assit en
face d’elle, tout près.
- Dieu est le plus grand ! dit la femme, et elle commença à manger.
- Comment t’appelles-tu ? demanda la jeune fille après un long silence.
La femme comprit :
- Keltoum !
Sa parole était brève et saccadée, sa respiration haletante. L’enfant
semblait dormir, d’une effrayante maigreur... Puis elle se leva, et
d’un pas rapide, mais mal assuré, elle s’en alla. Depuis ce jour,
Oum-Zahar devint encore plus silencieuse et plus sombre. Parfois, la
nuit, en dormant, elle bondissait en poussant de grands cris.
- La femme t’a ensorcelée, disait Messaouda qui, maintenant, avait peur
d’Oum-Zahar.
El Hadj Saad, remarquant enfin la maladie de sa fille, envoya Messaouda
quérir la sorcière du village Saharia. La vieille hocha la tête, et
quand Messaouda lui eut dit leur étrange rencontre, elle dit :
- Elle a ensorcelé la jeune fille. A présent, elle est là-bas à Ayela,
et elle a jeté le trouble et la frayeur dans l’oasis. On dit qu’elle
erre la nuit dans les cimetières en poussant des hurlements lugubres.
On dit aussi que l’enfant qu’elle porte est mort depuis longtemps et
que c’est par ses sortilèges qu’elle empêche le corps de se
corrompre... Elle est venue de l’ouest, du pays de Metlili, seule et à
pied, derrière une caravane de Mozabites.
Saharia était une petite vieille très insinuante, très douce, bien
raisonnable... Mais elle avait beau prodiguer à Oum-Zahar des caresses,
la jeune fille éprouvait pour elle une violente répulsion et refusait
même de lui adresser la parole.
De tout temps, El Hadj Saad, qui regrettait amèrement de ne pas avoir
de fils – l’honneur et la gloire du foyer patriarcal, avait préféré
Oum-Zahar.
- Elle a l’intelligence et le courage d’un homme, disait-il.
Et il était très affligé de la voir malade.
Cependant, El Hadj Saad avait résolu de se remarier ; peut-être cette
fois, Dieu bénirait-il son union et lui donnerait-il un fils.
Depuis que Oum-Zahar avait appris qu’une étrangère allait entrer dans
la famille, elle s’était encore assombrie.
En son cœur étrange, un amour infini pour la mère morte était né et la
venue de l’étrangère lui semblait une injure. Elle porterait les robes
de la défunte, elle prendrait sa place au métier à tisser les burnous,
elle trairait la chèvre, elle sècherait les dattes et elle battrait
Oum-Zahar et Messaouda, car elle serait leur marâtre.
A cette idée, le cœur d’Oum-Zahar se remplissait d’amertume et, très
étrangement, elle se mettait à songer à Keltoum. Elle avait trouvé
cette femme près du tombeau de sa mère ; donc, c’était elle qui l’avait envoyée...
Et la pensée de la folle ne quitta plus Oum-Zahar.
Un jour, Messaouda lui demanda timidement à quoi elle pensait durant
ces journées de silence qui assombrissait la vieille maison caduque.
- Je pense à ma mère Keltoum,
avait répondu Oum-Zahar.
Et Messaouda était restée interdite ; à elle, la folle inspirait une
terreur profonde.
El Hadj Saad demanda et obtint la fille d’un voisin, Saadia, et la noce
fut fixée au Mouled,
l’anniversaire de la naissance du prophète, en août. Il restait encore
quinze jours jusqu’à cette date, mais Oum-Zahar ressentit une émotion
douloureuse et, le soir, avant le coucher du soleil, elle s’en alla au
tombeau.
Elle était grande et ne devait plus sortir ; mais quand son père avait
essayé de l’empêcher d’aller visiter la tombe de sa mère, elle était
tombée à terre avec un grand cri et, pendant une demi-heure, elle
s’était roulée avec des contorsions terribles. Alors Saharia avait dit
à El Hadj Saad que sa fille était atteinte du mal sacré et qu’il ne
fallait plus l’empêcher : elle était devenue maraboute.
Depuis le petit cimetière mélancolique, la vue s’étendait très loin
dans la plaine désolée où les sebkha
salées jetaient des taches blanches, livides sur le sol humide.
Sous les palmiers, la séguia
salée, les canaux qui fertilisent l’oasis et qui engendrent la fièvre
et les visions, murmurait doucement, dans l’ombre et le mystère de la
futaie sombre, enclose de murs en argile...
Oum-Zahar s’était assise près du tertre et la joue appuyée sur sa main
était demeurée immobile... Mais un balbutiement à peine distinct
remuait ses lèvres.
- Mère, mère ! Petite mère amie ! Où es-tu allée ? Pourquoi as-tu
laissé orpheline ta petite fille Zaheïra ?
Et par moments, entre ses sanglots et ses phrases sans suite, l’on eût
pu entendre le nom de Keltoum.
Très étrangement, dans l’imagination de l’enfant, l’image de Keltoum
s’était mêlée à celle de la morte, et en l’appelant Keltoum, Oum-Zahar
croyait voir apparaître celle qui l’avait bercée et aimée !
Soudain, sortant de derrière la muraille en terre, Keltoum parut,
portant son nourrisson lamentable : elle s’avança vers Oum-Zahar et la
prit par la main. Comme en rêve, la jeune fille se leva et suivit la
folle qui l’entraîna hors de l’oasis sur la route des grands chotts salés.
*
* *
Sous un ciel presque noir d’hiver où traînent des nuées déchiquetées
d’un gris trouble, s’étendent les dunes livides de l’oued Souf où
coulent les sables morts ne participant plus que de la vie capricieuse
des vents. Au milieu d’un chaos de montagnes aux formes arrondies comme
les dos immenses de monstres accroupis, dans une petite vallée stérile
et grise, une koubba étrange s’élève, caduque et penchée.
Etroite et haute, avec son dôme pointu, elle est presque noire déjà ;
elle a pris la teinte sans âge des constructions du Souf. C’est le
tombeau d’un saint oublié là, dans ce pays funèbre. C’est le koubba de
Rezerzemoul-Guéblaouïa.
La nuit glaciale achève de tomber sur ce site figé et un grand silence
règne là.
Cependant, contre la muraille, il y a Keltoum et Oum-Zahar, la première
était accroupie près d’elle, Oum-Zahar était couché de tout son long.
Keltoum ne portait plus l’enfant mystérieux dont elle n’avait révélé le
secret à sa compagne.
Maintenant, Keltoum, qui semble ne pas sentir le froid glacial et le
vent qui pleure dans la dune, poursuit là son rêve noir.
Depuis des mois, elles errent ainsi toutes deux à travers le désert,
vivant de la charité des croyants, mais silencieuses. Dans l’âme
d’Oum-Zahar, très vite, les ténèbres s’étaient faites et dans les
solitudes où elles erraient, des scènes effrayantes avaient eu lieu :
elles avaient eu, ensemble, des accès terribles du mal dont Keltoum
avait le pouvoir redoutable de semer les germes sur son chemin... Une
nuit, dans le grand désert salé du Chott Melriri, l’enfant avait fini de mourir et Keltoum a
creusé une fosse avec ses ongles dans le sol salpêtré et mou.
Toutes ces dernières journées, une toux affreuse n’avait cessé d’agiter
la poitrine desséchée d’Oum-Zahar et, à l’endroit où elle crachait, le
sable se teignait en rouge...
Maintenant, elle ne toussait plus et sa respiration haletante et rauque
ne s’entendait pas ; elle reposait, paisible. Keltoum, qui semblait ne
pas sentir la morsure cruelle du vent, poursuivait son rêve noir.
Soudain, par une de ces pensées incomplètes sans suite, qui dirigeaient
son existence à peine humaine, Keltoum se leva et appela :
- Oum-Zahar ! Oum-Zahar !
La jeune fille garda le silence. Alors la folle se pencha sur elle et
la toucha : Oum-Zahar était morte.
Keltoum s’agenouilla, et comme elle l’avait fait pour son petit, sans
larmes et sans paroles, elle creusa avec acharnement, comme une bête,
dans le sable... Quand la fosse fut assez profonde, elle se leva, prit
Oum-Zahar et l’étendit au fond. D’un geste brusque, elle ramena un pan
du voile bleu sur le mince visage douloureux, sur l’or bruni des grands
yeux étrangement adoucis, largement ouverts dans la nuit ; puis elle
rejeta le sable très vite, sur le corps, et, de ses pieds nus, elle le
tassa.
Puis, sans même se retourner, elle s’en alla, à travers le vent et la
nuit, vers l’inconnu...
~*~
PAYS OUBLIE
N.D.L.E. – Ces pages sont
intentionnellement descriptives, en vue certainement d’être publiées.
Isabelle a demeuré un mois à Cagliari. Pour mieux rehausser les
couleurs du tableau, nous les faisons suivre des réflexions intimes du
peintre, sa toile achevée ; le lecteur aura ainsi le travail objectif
et l’analyse subjective qui se complètent.
Cagliari,
le 1er janvier 1900.
« Je suis seul, assis en face de l’immensité grise de la mer
murmurante... Je suis seul...
seul comme je l’ai toujours été partout, comme je le serai toujours à
travers le grand Univers charmeur et décevant, seul, avec, derrière moi, tout un
monde d’espérances déçues, d’illusions mortes et de souvenirs de jour
en jour plus lointains, devenus presque irréels. Je suis seul, et je
rêve...
« ... En cet instant, je n’ai qu’un désir : revêtir le plus vite
possible la personnalité aimée qui, en réalité, est la vraie, et
retourner là-bas, en Afrique, reprendre cette vie-là... Je suis venu
ici pour fuir les décombres d’un long passé de trois années. » ( Ici l’allusion à un échec sentimental qui
peut être celui des fiançailles et à la déception causée par
l’incompréhension de son demi-frère.)
De tous les pays de l’Europe, le plus ignoré est certes la grande île
sarde, oubliée entre ses voisines, la Corse et la Sicile, qui ont
inspiré des pages subtiles et enthousiastes aux artistes de la plume et
de la palette.
Et c’est bien grâce à cet oubli, parce que personne n’a songé à la «
mettre à la mode », que la Sardaigne a gardé son aspect âpre et
suranné, ses vieilles coutumes médiévales et le charme tout africain de
certaines d’entres ses cités croulantes...
Il est à souhaiter que, longtemps encore, elle reste dans l’ombre et
l’oubli, car les coins de recueillement et de silence sont d’autant
plus précieux qu’ils se font plus rares.
Cagliari, la capitale, toute dorée sur son rocher blanc, où des coulées
de terre rouge jettent comme des taches de sang, ravinée, chaotique,
domine sa grande baie bleue.
Tout en haut, au sommet de la colline ardue, la vieille ville, le Castello féodal reste séparé des
quartiers inférieurs par ses remparts à tours carrées, brûlés par le
soleil à travers les siècles morts.
Pour entre dans le Castello
depuis le Corso Vittorio Emanuele
on passe sous une haute voûte noire de vétusté, où gisent les
chauves-souris, dans le fouillis grisâtre des toiles d’araignées. A
l’entrée de la voûte, très haut, la vieille herse de fer est encore
suspendue, rouillée et immobilisée pour toujours.
Les rues montent, le pavé de cailloux pointus, avec, pour les piétons,
des sentiers étroits, en dalles polies par l’usure, glissantes... Mais
jamais aucune voiture ne passe dans ces voies silencieuses et de
l’herbe menue, étiolée, pousse entre les cailloux gris. Plus haut, ce
sont des escaliers raides, passant sous des voûtes sombres jusqu’à la Piacetta Martyri d’Italia et la Porta Principe Amedeo.
Le Castello se compose de
plusieurs petites terrasses superposées, dont l’une est transformée en
une large et belle esplanade entourée d’un parapet et plantée de pins
pignons, d’où la vue s’étend, incomparable, sur la campagne
cagliaritaine et sur la mer.
Vers l’est, un jardin luxuriant est disposé sur une bande étroite de
terre, entre la falaise rougeâtre qui supporte les casernes et la
prison actuelle, et les quartiers maritimes, tout en bas. De là, on
domine une vallée boisée où sont les faubourgs et le Campo santo, sorte de carrière
encastrée dans le flanc d’une colline rougeâtre au sommet de laquelle
est une ruine géante... à l’horizon oriental, des montagnes couvertes
de pinèdes bordent la vallée.
Au nord, faisant face à la ville, sur une autre colline, le vieux Castello San Mighele, abandonné et
croulant au milieu d’une forêt de pins.
De ce côté, la campagne vallonnée est toute semée de ruines, de petits
murs en argile et de haies de figuiers de Barbarie parmi les oliviers
comme un coin de la campagne âpre d’Afrique...
En passant dans les vicoli
sombres du Castello, on
aperçoit parfois un entre-bâillement de porte, lourde et bardée de fer,
des escaliers en faïence, des cours intérieures dallées de blanc où
murmurent des fontaines enguirlandées de lierres et de vignes.
Les portes des églises sont perpétuellement béantes, dans ce pays resté
catholique jusqu’au fanatisme, où tout le monde est croyant. Dans leur
ombre humide, les cierges allument des lueurs fantastiques sur le luxe
lourd et barbare de châsses, des ex-voto, de toutes ces dorures
éteintes.
Sous les voûtes du Castello,
il est des antres innommables, noirs et puants, des caves profondes où
se terrent une pouillerie, une truanderie affreuses, des familles
entières, entassées, malingres, tremblantes d’anémie et de fièvre,
comme des plantes poussées dans les souterrains. Jamais un rayon de
soleil n’y glisse, dans cette obscurité délétère où tant d’êtres
végètent dans la pourriture et l’infection. De là sortent des femmes en
haillons, hâves, maigres, sans âge, des hommes à l’air de bandits et
une tourbe d’enfants à peine vêtus, chétifs et mal venus, qui
s’attachent obstinément, désespérément au pas des passants pour mendier.
Coiffes de nonnes, robes de bure et cagoules de moines errent dans ce
labyrinthe comme des apparitions. Une odeur âcre d’humidité de salpêtre
et d’antiquité règne là... et aussi un silence de mort, aussitôt que
les bambini sont loin.
Décidément, la pouillerie italienne n’a pas la grandeur résignée de
celle des pays d’Islam, assainie et éclairée par le grand soleil
purificateur !
Là-bas, le mendiant se drape dans les loques terreuses de son burnous
avec la majesté d’un prince déchu, et mendie au nom de Dieu, mais ne
supplie jamais.
Ici, il est humble, avili, craintif, s’abaissant devant le riche et
l’étranger, obséquieux jusqu’à perdre toute dignité humaine.
A la nuit tombante, il est certains quartiers où les gouges affreuses,
sous leurs loques immondes, sortent de leurs caveaux pour attendre les
matelots et les soldats en des attitudes veules et bestiales.
Cependant, le vrai type sarde est beau, surtout à la campagne, chez les
paysans et les pêcheurs. Les hommes, vigoureux et bronzés, sont grands
et d’air farouche. Leur type a quelque chose à la fois du Grec et de
l’Arabe. Les femmes, indolentes et presque aussi cloîtrées qu’en
Orient, ont conservé le type des conquérants maures : l’ovale régulier
du visage et les grands yeux lourds.
Le costume du paysan sarde est resté presque maure : un bonnet rouge,
retombant en serre-tête pointu sur l’épaule, une veste courte à manches
fendues par-dessus le gilet, ornée de passementerie et de deux rangées
de petits boutons ronds en soie. La culotte est cependant étroite
relativement, jusqu’aux guêtres, mais les Sardes mettent la chemise
blanche, ronde, par-dessus les chaussures blanches aussi.
Chose étrange : les femmes de Cagliari n’ont pas conservé de costume
national et portent la jupe et le caraco
disgracieux des Italiennes, avec, sur leurs cheveux noirs, un mouchoir
clair pour les jeunes et noir pour les vieilles.
Ici, aucune classe de femmes ne correspond au demi-monde : la
courtisane appartient à la plus sordide misère, n’y arrive d’ailleurs
qu’après bien des vicissitudes. Les quelques jeunes femmes un peu
jolies, un peu fraîches que l’on peut voir sur la Via Roma ou sur le Corso, le soir, sont Italiennes.
La majorité des Cagliaritaines du peuple vont pieds nus. Pourtant,
nulle part ailleurs, je n’ai vu autant d’échoppes de cordonniers. Pour
qui travaillent donc tous ces Calzolaï
qui, eux-mêmes souvent, n’ont point de chaussures aux pieds ?
Ici, les lamentations éternelles des Italiens du peuple sur leur
misère, la cherté de la vie, les impôts onéreux forment le fond de
toutes les conversations, dans les trattorie
ou les botigliere.
Des hommes vigoureux et jeunes, couchés toute la journée sur les bancs
des jardins ou sur les remparts, vous disent : « Il n’y a pas de
travail... D’ailleurs, ce serait una
vergogna per me, si je me mettais à travailler. Je suis noble,
c’est impossible. »
De quoi vivent tous ces nobles, tous ces signori et ces cavalieri loqueteux, Dieu seul le
sait ! Mais la paresse du Sarde méridional est aussi invincible que
celle du Napolitain et, malgré leurs doléances perpétuelles, je suis
convaincu qu’ils sont heureux, un peu à la façon des lézards d’émeraude
qui s’étalent sur les vieux murs du Castello,
au soleil du midi.
Ici, la vie familiale chez les nobles et les bourgeois est aussi
austère et presque aussi fermée que dans les classes élevées de la
société musulmane. Les femmes sortent peu, rarement seules, et son
surveillées farouchement.
Mais, à la brume, l’on peut voir presque sous tous les balcons peu
nombreux, sous toutes les fenêtres, des jeunes hommes d’allures
mystérieuses, rasant les murs et passant des heures, les yeux levés
vers les donne dissimulées
derrière les rideaux à peine écartés et derrière les grillages épais,
et échangeant avec elles des déclarations brûlantes – par gestes.
C’est ce qu’on appelle là-bas far’
l’amore... Les sérénades sont aussi dans les mœurs et, souvent,
l’on voit un jeune homme, accompagné de ses amis, jouer de la mandoline
ou de la guitare et chanter sous les fenêtres de sa belle invisible.
Les chants de la Sardaigne sont tristes, et les airs ont une monotonie
douce, susurrante, toute arabe... De loin, les premiers temps, il m’est
arrivé de me demander si ce n’étaient pas réellement des airs de la
patrie africaine qui montaient vers moi, dans la nuit.
Les paysans de la montagne et les pêcheurs, comme les chameliers
bédouins, improvisent en errant dans leurs sombres forêts ou sur la
grève.
*
* *
... La douleur et la tristesse qui s’exhalent par des chants cessent
d’être lugubres. En haut, sur l’esplanade du Castello, un coucher de soleil.
Penchée sur le parapet de pierre d’une terrasse haute, une jeune fille
semble rêver, dans l’incendie route du soir. Elle porte une robe légère
de mousseline bleu pâle. Une mantille de dentelle blanche adoucit
l’éclat de ses cheveux noirs, de ses yeux d’ombre. Elle a l’air candide
et mélancolique...
En bas, appuyé contre le tronc d’un pin, un jeune carabinier semble, lui aussi, être venu là
uniquement pour contempler la féerie du jour finissant. Très bien sous
son uniforme sombre, sous le tricorne noir à pompon rouge, drapé dans
son vaste manteau noir, il semble
ne sourire qu’aux horizons lointains où flottent les lueurs roses du
couchant.
Mais, à chaque instant, un geste à peine perceptible de sa main gantée
envoie sa pensée vers la jeune fille, et l’éventail en plumes
d’autruche blanches de celle-ci répond, frémissant.
Avec leurs airs distraits, pensifs, muets, ils font l’amour...
... Dans une découpure basse de la côte de San Bartholomeo, on a creusé
des canaux et on a inondé des lagunes salées. Sur les chemins de ronde
élevés, des sentinelles impassibles vont et viennent, baïonnette au
canon. En bas, sur les chalands lourds, sur les sentiers de halage, des
théories d’hommes vêtus de gris et coiffés de petites calottes rouges,
au crâne et au visage rasés, peinent sous le soleil ardent, silencieux
et mornes comme de tristes bêtes de somme.
Ce sont les galeotti, les
forçats.
Pour être admis à travailler ainsi au grand air, il faut avoir tenu une
conduite exemplaire sept années,
dans l’abrutissement et le silence de tombeau du carcere duro.
Et tous, ils ont la même expression d’indifférence bestiale sur des
faces d’une sénilité prématurée, simiesques sinistrement.
L’appareil lugubre de la guillotine sanglante dans la clarté
fuligineuse d’une aube mortuaire est moins inhumainement affreux, moins
injuste, surtout, que le
spectacle d’un bagne, le plus hideux qui soit.
La mort grandit, ennoblit tout ce qu’elle touche, car elle est
l’absolution suprême... Mais cette géhenne où le corps seul survit, où
l’âme est détruite, sciemment, férocement, cet enfer-là n’a pas de nom
et pas d’excuse.
Quand les galeotti arrivent
d’Italie, dans la cale des vaisseaux, une embarcation se détache du
quai de Cagliari et va les prendre presque au large, montée par des carabinieri qui, sous leur uniforme
noir, semblent venir là pour un enterrement... Et on les emmène,
attachés le long d’une chaîne, les poignets serrés affreusement entre
deux barres de fer à vis. Sous leur bras, ils portent leur maigre
baluchon : quelques hardes sordides, quelques pauvres souvenirs du
monde des vivants, peut-être pour se le rappeler, après, dans la cita dolente, pendant les années
longues...
Vers l’ouest, la colline de Cagliari se termine brusquement par des
fondrières profondes, par des falaises escarpées. Dans les rochers
éboulés, retenus par de petites murailles frêles, des jardins
s’enchevêtrent de pieds de vigne ; bien africains encore avec leurs
haies de figuiers de Barbarie, leurs agaves aux hampes géantes poussées
dans les rochers, leurs figuiers et le velours sombre, moucheté
d’argent, des oliviers.
Plus loin, dans une plaine immense et désolée, tout un dédale de canaux
et fossés relie les lagunes salées, immobiles comme les chotts du désert, d’une teinte
plombée, où se reflète le ciel pur, donnant à l’eau morte l’apparence
illusoire de profondeurs d’abîme.
Sous le soleil d’été, tout cela reluit, scintille, comme des fragments
de miroir disséminés dans la plaine rougeâtre.
*
* *
... Le chemin de fer sarde est encore plus désespérément lent que ceux
d’Afrique : le train rapide, le reale,
met une journée et demie pour
traverser l’île dans sa longueur, de Cagliari à Porto-Torrès.
Depuis la capitale, après avoir longé les lagunes, la voie s’élève
sensiblement jusqu’à Macomer,
petit bourg d’aspect mélancolique, dans un décor sévère de montagnes et
de pinèdes.
On traverse d’étranges contrées : des halliers enchevêtrés, des bois de
pins perchés sur le flanc abrupt des montagnes déchiquetées, des ravins
sauvages où coulent des ruisseaux paisibles qui se transforment tout à
coup en cascades mugissantes... Çà et là, de petits villages terreux,
surmontés d’un campanile frêle, portant des noms de saints : San
Giovanni, Sant’Anna, Santa Maddalena...
Le pays de Macomer est semé de grosses pierres de forme cubique, qui
semblent taillées de main d’homme : on dirait les décombres de quelque
gigantesque cité morte.
Sassari, la rivale immémoriale de Cagliari, vieille république aux
mœurs rudes et commerçantes, disputa toujours à Cagliari féodale
l’hégémonie dans l’île.
Sassari est une ville plate, plus neuve et plus riante, mais sans le
grand charme suranné de Cagliari.
Elle est située sur un plateau fertile et vaste légèrement incliné. Les
habitants sont des artisans et des cultivateurs, âpres au gain, et non
plus des rêveurs et des fainéants.
Les femmes sassaraises portent un superbe costume ancien : courte jupe
rayée de rouge dans le bas, tablier brodé, larges manches bouffantes,
fendues sur le côté et nouées aux coudes par des flots de rubans d’où
pendent des boules d’or ou de cuivre poli... Sur leurs beaux cheveux
coiffés en bandeaux, elles portent un mouchoir clair, noué ou empesé,
en petit toit conique.
Elles n’ont pas la grâce timide et l’indolence des Cagliaritaines.
Elles sont alertes et gaies, portant fièrement leur tête fine et
expressive.
Entre Cagliaritains et Sassarais (on dit Cagliaritano et Sassarese) la haine est
irréconciliable, éternelle.
- Che volete ? Quest’huom’u e
un’facchinu frustu, una bruta, bestia di Sassarese, dit le
Cagliaritain. Et le Sassarais de répondre : – E un’lazzarone che viva della
carita’christiana !
Le Méridional reproche à l’homme du Nord son manque d’usage, sa rudesse
républicaine... Le marchand et le laboureur reprochent à l’homme
d’indolence et de rêve sa fainéantise... Il n’est qu’une seule chose
sur laquelle tous les Sardes s’entendent : c’est leur haine et leur
mépris de l’Italien, du continentale
envahisseur. Ils regrettent leur indépendance. Continentale est presque une injure
dans la bouche du Sarde. Interrogé sur sa nationalité, il répond
fièrement : Som’Sardo !
Le brigandage n’existe plus à l’état permanent en Sardaigne, mais les
montagnes jouissent d’une réputation d’insécurité.
La mémoire des Cagliaritains est encore pleine des exploits des
écumeurs de montagnes et même de ceux des corsaires de jadis. Au fond
de leur âme violente et sombre, les marchesi
et les conti ruinés, qui
perpétuent les vieux usages de la féodalité disparue, dans leur palazzi lézardés et noirs,
regrettent le temps des aïeux, quand le plus audacieux, le plus hardi
devenait le maître incontesté de la cité.
La conservation farouche des usages de jadis est la préoccupation
constante des Sardes, surtout dans le midi, et sur la plupart des
tombeaux de Campo santo de
Cagliari, on peut lire : Le défunt
se distingua toujours par ses vertus civiques et familiales et par son
attachement aux vieilles coutumes de la patrie.
*
* *
Dans la plaine, sur la route de Campo Santa, à Cagliari encore, il est
une ruine, dans une vallée rougeâtre. Contre une muraille croulante et
basse, trois dattiers ont poussé, dont l’un est incliné
mélancoliquement.
Cet endroit, avec pour arrière-plan la cité dorée sous la patine du
temps, sur ses rochers blancs et rouges, semble un coin de quelque
paysage barbaresque, transporté là sous le ciel plus doux d’Italie.
*
* *
Mon séjour à Cagliari fut de courte durée, en des ambiances vulgaires
et inintelligentes. Il ne me fut point donné de vivre, comme je l’ai
fait ailleurs, de la vie du peuple sarde, et les impressions que j’ai
rapportées de là-bas sont fugitives et même un peu vagues...
J’ai quitté Cagliari au commencement du printemps, après un mois d’un
hiver qui ressemblait aux étés du nord de la France... Elle m’a laissé
une dernière vision d’elle auréolée d’une lumière déjà plus blonde et
plus éclatante, qui avait fait éclore les bourgeons de tous les arbres,
les enveloppant comme d’une brume légère, d’un vert tendre. Les
amandiers jonchaient le sol de leurs pétales neigeux. Les pommiers
s’étaient couverts de fleurs candides, avec, au fond de chaque calice,
une goutte de sang carminé... Dans la montagne et dans la vallée, entre
les tombeaux et dans les ruines, des iris violets et de blanches
asphodèles se hâtaient de pousser avant les ardeurs proches de l’été.
La tiédeur enivrante des nuits parfumées multipliait les amoureux muets
dans les rues obscures, sous les voûtes noires, et l’Eternel Amour, qui
est de tous les pays et de tous les siècles, emplissait la vieille cité
morte d’une ivresse intense et féconde, créatrice de l’indestructible
Vie.
EXTRAIT DES « JOURNALIERS »
« Le court rêve de tranquille recueillement, dans la vieille cité
sarde, sous un ciel doucement pensif et clément, au sein de ce paysage
tout africain est fini. Demain à pareille heure, je serai déjà très
loin des rochers cagliaritains, là-bas, sur la mer grise qui, depuis
des jours et des jours, gronde et déferle. Cette nuit, les échos de
Cagliari retentissaient du tonnerre qui grondait... Tout est fini ici,
et demain je vais partir pour recommencer la lutte sinistre... »
(Entre ces confidences, une très belle page descriptive complète le
tableau. Cf Les Journaliers,
pp. 3 à 16.)
Cagliari,
le 9 janvier,
Impressions 1900.
Jardin public, vers 5 heures du
soir.
Paysage tourmenté, collines aux contours rudes, rougeâtres ou grises,
fondrières profondes, chevauchées de pins maritimes et de figuiers de
Barbarie, gris et mornes. Verdures luxuriantes, presque déconcertantes
en ce milieu d’hiver. Lagunes salées, surfaces d’un gris de plomb,
immobiles et mortes, comme les chotts du désert.
Puis, tout en haut, une silhouette de ville, escaladant la colline
ravinée et ardue... Vieux remparts, vieille tour carrée et crénelée,
silhouettes géométriques de toits en terrasses, le tout d’un blanc
roussi uniforme se profilant sur un ciel indigo.
Presque tout en haut, encore et encore de la verdure, des arbres aux
immuables feuillages. Casernes en tout semblables à celles d’Algérie,
longues et basses, couvertes en tuiles rouges, aux murs décrépis et
lépreux, dorés eux aussi comme tout le reste.
Des murs badigeonnés en rose ardent ou en rouge sang, ou en bleu de
ciel comme des maisons arabes... Vieilles églises obscures et remplies
de sculptures et de mosaïques de marbre, luxueuses en ce pays de misère
sordide. Passages voûtés, où les pas résonnent durement, éveillant des
échos sonores. Ruelles enchevêtrées, montant, descendant, parfois
coupées d’escaliers en pierre grise, et, par l’absence de roulage dans
la haute ville, les petits pavés pointus sont recouverts de fines
herbes étiolées, d’un vert presque jaune.
Portes ouvrant sur de grandes caves en contre-bas, où nichent des
familles de miséreux, dans l’ombre et l’humidité séculaires. D’autres,
sur des vestibules voûtés, sur des escaliers de faïence.
Boutiques aux petits étalages, aux criardes couleurs, échoppes
orientales, étroites et enfumées, d’où sortent des voix nasillardes,
traînantes...
Par-ci, par-là, un jeune homme adossé contre un mur s’entretenant par
signe avec une jeune fille penchée du haut de son balcon...
Paysans coiffés de longs serre-tête retombant sur le dos, en veste
noire à fripe, plissée par-dessus le pantalon de calicot blanc. Figures
barbues et bronzées, yeux enfoncés profondément sous les sourcils
épais, physionomies méfiantes et farouches, tenant du grec montagnard
et du Kabyle, par un étrange mélange de traits.
Les femmes, beauté arabe, grands yeux très noirs, langoureux et
pensifs... Expression résignée et triste de pauvres bêtes craintives.
Mendiants au ton pleurard et obséquieux, assaillant l’étranger, le
suivant, le harcelant partout où il va... Chansons infiniment tristes
ou refrains devenant une sorte d’obsession étrangement angoissante,
cantilènes rappelant à s’y méprendre ceux de là-bas, de cette Afrique
que tout, ici, rappelle à chaque pas et fait regretter plus intensément.
~*~
L’ANARCHISTE
N.D.L.E. – Ce conte est bien dans
la pensée d’Isabelle : la vie libre au désert. On remarquera qu’elle y
mêle des souvenirs et fond en un ensemble un personnage vu à Genève
avec les joies d’un heimatlos en Algérie, un peu d’elle et un peu
d’autre. Ce sujet est une sorte d’obsession et ce qu’elle en a traduit
peut passer pour les essais, les préparations à ce roman : A la Dérive, dont elle n’a pas eu
la joie d’être délivrée.
Le père, Tereneti Antonoff, persécuté en Russie pour ses convictions
libertaires, sur le point d’être exilé, avait fui en Algérie, cherchant
une terre neuve, une patrie d’élection où, sous un ciel clément, les
hommes seraient moins encroûtés de routine.
Presque riche encore, il avait fondé une ferme dans un coin riant du
Tell, et là, entre ses champs et ses livres, avait poursuivi son rêve
d’humanité meilleure. Cependant, il avait rencontré là des colons
européens le même accueil hostile et, peu à peu, il avait dû se
retirer, se replier sur lui-même.
L’esprit de son fils unique, Andreï, déjà grand, avait, de cette
brusque transplantation, subi une perturbation profonde. Tout le vague,
tout l’attirant mystère des horizons de feu étaient entrés, grisants,
en son âme prédestinée d’homme du Nord.
Vivant à l’écart, ce n’étaient point les hommes, c’était la terre
d’Afrique elle-même qui l’avait troublé, profondément.
- Tu es un poète de la nature, lui disait son père avec un sourire
d’indulgence, comme j’ai été celui de l’humanité... Nous nous
complétons.
Mais Andreï s’accommodait difficilement de la vie cloîtrée qui
suffisait à la lassitude de vivre du vieillard. La hantise de
l’inconnu, la nostalgie d’un ailleurs où il se fût senti vivre
harmoniquement, sans aspirations jamais assouvies, l’étreignaient.
Parfois, des mois entiers durant, il n’ouvrait plus un livre, passant
ses jours à errer dans les douars bédouins, à s’asseoir avec les
primitifs et les infirmes qui lui rappelaient les moujiks de son pays,
ceux que son père lui avait appris à aimer et à comprendre.
Le vieux philosophe ne condamnait pas ces erreurs, cette vie nomade
dont il comprenait le charme et la salutaire influence, pour les avoir
ressentis jadis.
- Tu as raison, va t’en aérer ton esprit... Va manger le pain noir et
participer à la misère et à l’obscurité fraternellement... Ça te fera
du bien.
Et, peu à peu, Andreï se laissa prendre pour jamais par la terre âpre
et par la vie bédouine. Son esprit s’alanguit, tout en restant subtil
et curieux. Sa hâte de vivre se ralentit et il escompta avec dédain la
vanité de tout effort violent, de toute activité dévorante.
Quant, ayant opté pour la nationalité française, il entra aux chasseurs
d’Afrique, et fut envoyé dans un poste optique du Sud, son ennui et son
dégoût d’être soldat firent place à la joie du voyage et de la
révélation brusque, flamboyante du Sud.
Les splendeurs plus douces de la lumière tellienne lui semblèrent
pâles, là-bas, au pays du silence et de l’aveuglant soleil.
Un bordj surmonté d’une haute tour carrée, sur une colline nue, au
milieu d’un désert d’une aridité effrayante...
Pas une plante, pas un arbre faisant tache sur la terre ocreuse,
tourmentée, calcinée... Et, tous les jours, inexorablement, le même
soleil dévorateur, arrachant à la terre sa dernière humidité, lui
interdisant, jaloux, de vivre en dehors de ses jeux à lui, capricieux,
aux heures d’opale du matin et de pourpre dorée du soir.
Là, Andreï comprit le culte des humanités ancestrales pour les grands
luminaires célestes, pour le feu tout-puissant, générateur et tueur.
Ce bordj, sur la porte duquel les Joyeux ironiques avaient inscrit le
surnom de Eden Purée, Andreï
l’aima.
Entouré de quelques camarades avides de retour et que, seule,
l’absinthe consolait d’être là, Andreï s’était isolé, pour mieux goûter
le processus de transformation heureuse qu’il sentait sourdre des
profondeurs de son être.
L’inquiétude, la souffrance indéfinissable qui l’avaient torturé
pendant les années de son adolescence faisaient peu à peu place à une
mélancolie calme, douce, à un rêve continu.
Il ne lisait plus, se contentant de vivre... Il n’abandonnait pas sa
résolution de devenir un jour le poète de la terre aimée, de refléter
avec son âme plus sensitive de septentrional la tristesse, l’âpreté et
la splendeur de l’Afrique.
Mais il se sentait incomplet encore, et voulait son œuvre parfaite...
Et il regardait, avec des yeux d’amoureux, lentement, laissant les
impressions s’accumuler tout naturellement, par petites couches ténues.
Et l’instinct inassouvi d’aimer voilait d’une tristesse non sans charme
cette existence toute de silence et de rêverie.
Andreï avait fini son année de service et il retourna, plein de la
nostalgie du Sud, auprès de son père, juste à temps pour le voir tomber
malade et mourir.
- Reste toujours sincère envers toi-même... Ne te plie pas à
l’hypocrisie des conventions, continue à vivre parmi les pauvres et à
les aimer.
Tel fut le testament moral que, dans une heure de lucidité que lui
laissa la fièvre, lui laissa son père.
L’immense douleur de cette perte assombrit pour longtemps l’horizon
souriant de la vie d’Andreï. Le vieil homme souriant et doux, le
modeste savant ignoré qui lui avait appris à aimer ce qui était beau, à
être pitoyable et fraternel à toute souffrance, l’éducateur qui avait
veillé jalousement à ce qu’aucune souillure n’effleurât l’âme de
l’enfant et de l’adolescent, qui n’avait point permis que l’hypocrisie
sociale imprimât son sceau déprimant sur son cœur, Térenti n’était
plus.... Et Andreï se sentit tout seul et tout meurtri, au milieu des
hommes qu’il sentait hostiles ou indifférents.
Mais l’obligation où il se trouva de mettre en ordre les affaires de
son père fut pour lui une diversion salutaire.
Puis se posa ce problème troublant : que deviendrait-il ? Alors, Andreï
se souvint de sa vie dans le Sud et il la regretta. Et il songea : «
Pourquoi ne pas retourner là-bas, libre, pour toujours ? »
Il vendit la ferme, transporta les livres de son père chez une vieille
amie, réfugiée polonaise exerçant l’humble profession de sage-femme à
Oran, et, toutes dettes payées, il eut quelques dizaines de mille
francs pour réaliser son projet.
Il retourna s’agenouiller pieusement sur la tombe sans croix du vieux
philosophe, dans un petit cimetière, sur une petite colline dominant la
baie de Mostaganem...
Et il partit.
Andreï songea qu’il suffisait de posséder le don précieux de tristesse
pour être heureux...
Il était venu s’installer là, dans l’ombre chaude des dattiers de
Tamerna Djedida, dans le lit salé de l’oued Rir’ souterrain.
Il avait acheté quelques palmiers, une source salpétrée qui vivifiait
de ses ruisselets clairs le jardin et une petite maison cubique en toub
rougeâtre.
Le bureau arabe dont dépend l’oasis avait bien cherché, par haine de
l’élément civil, surtout indépendant, à détourner Andreï de son projet.
On avait usé envers lui de tous les procédés, de la persuasion rusée,
de l’intimidation. Il s’était heurté à la morgue, à la suffisance des
galonnés improvisés administrateurs, mais sa calme résolution avait
vaincu leur résistance.
Il savait cependant que le climat de cette région est meurtrier, que la
fièvre y règne et y tue même les indigènes. Mais n’avait-il pas
séjourné de longs mois dans le bas de cette vallée de l’oued Rir’, près
de son embouchure, dans le chott Mel’riri ? Il n’avait jamais été
malade et il résisterait...
Il aimait ce pays mystérieux, hallucinant, où toute la chimie cachée de
la matière s’étalait à fleur de terre, où l’eau iodée et salée
dessinait de capricieuses arabesques blanches sur les herbes frêles des
séguia murmurantes, ou
teintait en rouge de rouille le bas des petits murs en toub qui faisait
des jardins un vrai labyrinthe obscur.
Partout, l’eau suintait, creusait des trous, des étangs profonds, à la
surface immobile et attirante, où se reflétaient les frondaisons
graciles des palmiers, les feuilles charnues des figuiers et les pommes
rouges des grenades...
Puis, tout à coup, sans transition, le désert s’ouvrait, plat, immense,
d’une blancheur aveuglante. Le sol spongieux se recouvrait d’une mince
couche de sel, avec de larges lèpres d’humidité brune.
Tout cela flambait, scintillait à l’infini, avec, très loin à
l’horizon, de minces taches noires qui étaient d’autres oasis.
Et, à midi en été, le mirage se jouait là, dans la plaine morte, d’où
la bénédiction de Dieu s’était retirée...
En hiver, les chotts et les sebkas s’emplissaient d’une eau claire,
azurée ou laiteuse, et les aspérités du sol formaient dans ces mers
perfides des archipels multicolores...
Vêtu comme les indigènes, Andreï vivait de leur vie, accepté d’eux et
bientôt aimé, car il était sociable et doux, et les guérissait presque
toujours quand, malades, ils venaient lui demander conseil.
- Il deviendra Musulman, disaient-il, l’ayant entendu répéter souvent
que Mohamed était un prophète, comme Jésus et comme Moïse, venus tous
pour indiquer aux hommes des voies meilleures.
Les habitants de Tamerna étaient des Rouara de race noire saharienne,
une peuplade taciturne, d’aspect sombre et de piété ardente, mêlée de
croyances fétichistes aux amulettes et aux morts.
La magie menaçante, le silence du désert contrastant avec le mystère et
le murmure vivant des jardins inondés, avaient imprimé leur sceau sur
l’esprit des habitants et assombrissait chez eux la simplicité de
l’Islam monothéiste.
Grands et maigres sous leurs vêtements flottants, encapuchonnés,
portant au cou de longs chapelets de bois jaune, les Rouara se
glissaient comme des fantômes dans l’enchevêtrement de leurs jardins.
Pour préserver leurs dattes de sortilèges, ils attachaient des os
fétiches aux régimes mûrissants. Ils ornaient de grimaçantes figures
les corniches et les coupoles ovoïdes de leurs Koubba et de leurs mosquées pétries
en toub. Aux coins de leurs maisons semblables à des ruches, ils
piquaient des cornes noires de gazelles ou de chèvres... La nuit du
jeudi au vendredi, nuit fatidique, ils allumaient de petites lampes à
huile près des tombeaux disséminés dans la campagne.
Ils subissaient la hantise de l’au-delà, des choses de la nuit et de la
mort.
Andreï ouvrait largement son âme à toutes les croyances, n’en
choisissait aucune, et ces superstitions naïves ne le révoltait point
car, après tout, il y discernait ce besoin de communier avec l’inconnu
que lui-même ressentait.
Les femmes au teint obscur étaient belles, les métis surtout, sous le
costume compliqué des Sahariennes qui leur donne l’air d’idoles
anciennes. Drapées de voiles rouges ou bleus, chargées d’or et
d’argent, avec une coiffure large faite de tresses relevées au long des
joues, recouvrant les oreilles de lourds anneaux, elles s’enveloppaient
pour sortir d’une étoffe bleue sombre qui éteignait l’éclat des bijoux.
Leur charme étrange, le mystère de leur regard attirait Andreï.
Voluptueux, mais recherchant les voluptés grisantes illuminées de la
divine lueur de l’illusion d’aimer, sans brutalité d’appétits, Andreï
n’avait jamais trouvé qu’une saveur très médiocre aux assouvissements
dépouillés de tout nimbe de rêve. Ce qui l’en éloignait surtout,
c’étaient leur banalité et la rancœur de l’inévitable et immédiat
réveil.
Et il aimait à voir passer, dans l’incendie du soir, les jeunes filles
porteuses d’amphores, s’en allant en longues théories au pas rythmé
vers les fontaines d’eau plus douce, aux confins du désert où le soleil
mourant allongeait leurs ombres sur le sol brûlé.
... La vie d’Andreï s’écoulait en une quiétude heureuse, monotone et
sans ennui.
Il se levait à l’heure légère de l’aube pour goûter la vivifiante
fraîcheur de la brise discrète qui feuilletait les palmes et les
végétations aromatiques des jardins.
Sur son cheval qu’il aimait de sa tendresse apitoyée pour les animaux
résignés et confiants, il s’en allait dans le désert, poussant parfois
vers les oasis voisines, nombreuses dans la vallée, parées à cette
heure première de lueurs d’or et de carmin.
Le grand espace libre le grisait, l’air vierge dilatait sa poitrine et
une grande joie inconsciente rajeunissait son être, dissipant les
langueurs de la nuit chaude, succédant à l’embrasement du jour.
Puis il rentrait et errait dans les jardins, regardant les fellah
bronzés remuer la boue rouge des cultures, enlever les dépôts salés
obstruant les séguia.
C’était l’été, et les palmeraies lui apparaissaient dans toute leur
splendeur. Sous le dôme puissant des palmes, les régimes de dattes
pendaient, gonflés de sève, richement colorés selon les espèces... Les
uns, verts encore avec une poussière argentée veloutant les fruits, les
autres, jaune paille, jaune d’or, orange, rouge vif ou pourprés, en une
gamme chaude de tons mats ou luisants.
Longuement, Andreï se penchait sur le ruissellement de l’eau
jaillissant des dessous
mystérieux du fleuve invisible.
Puis il rentrait dans la fraîcheur de sa chambre fruste et s’étendait
sur son lit en roseaux pour s’abandonner à la mortelle et ensorcelante
langueur de la sieste.
Quand l’ombre des dattiers s’allongeait sur la terre excédée, Hadj
Hafaïd, le serviteur d’Andreï, le réveillait doucement, le conviant à
la volupté du bain.
Parfois, repris de la nostalgie du travail, Andreï écrivait et de temps
en temps, à de longs intervalles, il rappelait son souvenir aux
chercheurs de littérature subtile par des contes du pays de rêve où il
mettait un peu de son âme et
de sa vie.
Sur la route de Touggourt, non loin des grands cimetières enclôturés,
deux femmes vivaient, la vieille, Mahennia, et sa fille, Saadia, que
son mari avait répudiée, parce qu’on disait dans le pays qu’elle et sa
mère étaient sorcières.
Elles vivaient pauvrement du gain de la vieille, sage-femme et
herboriste, rebouteuse habile.
On les respectait dans le pays et on les craignait à cause des bruits
qui avaient couru sur leurs sortilèges et de l’inexplicable mort du
mari de Saadia peu après son divorce.
De race métis presque arabe, les deux femmes se souvenaient de leurs
origines sémites et s’en faisaient gloire.
Saadia était belle et son visage ovale, d’une couleur ombrée et chaude,
était tout empreint de la tristesse grave des yeux.
Elle vivait modestement, chez sa mère, et, malgré sa beauté, les Rouara
superstitieux la fuyaient.
Andreï, au cours de ses promenades solitaires, la vit plusieurs fois et
la vieille, inquiète du succès du Roumi comme guérisseur, tint à ne pas
s’attirer son hostilité. Elle lui offrit le café de l’hospitalité, ne
lui cacha pas sa fille.
Saadia fut attentive à le servir, et silencieuse.
Andreï savait les bruits mystérieux qui couraient sur ces femmes et
l’étrangeté de leur existence l’avait attiré et charmé.
La beauté de Saadia et sa tristesse furent pour lui une délicieuse
trouvaille et il revint désormais souvent chez la vieille.
Il désira Saadia et ne se défendit pas contre son désir.
Ne serait-ce pas un embellissement de sa vie trop solitaire que l’amour
de cette fille de mystère, et une fusion plus entière de son âme avec
celle de la terre élue, par l’entremise d’une créature de la race
autochtone ?
Voluptueusement, Andreï s’abandonna à la brûlure enivrante de son
désir. Saadia, impénétrable, ne trahissait pas sa pensée que par le
regard plus lourd par lequel elle achevait d’étreindre cet homme blond,
aux yeux gris, au visage de douceur et de rêve.
Toute la révolte de sa jeunesse solitaire, tout son besoin d’être
aimée, de ne pas rester comme une fleur épanouie dans le désert muet,
Saadia les reporta sur ce seul homme qui ne la fuyait pas.
Moins timide, bientôt, elle lui parla, lui cita les noms des herbes
séchées qui pendaient en gerbes sous le toit de leur maison et leurs
vertus ou leurs poisons.
- Ça, c’est le nanâ odorant,
dont le jus guérit les douleurs du ventre, et ça c’est le chich gris dont la fumée arrête la
toux.
Sa voix de poitrine, vibrante, parfois saccadée, avait un accent
étrange pour parler cette langue arabe qu’Andreï possédait maintenant.
D’autres fois, Saadia lui nommait les bijoux qui la paraient. Un jour,
pour la mieux deviner, Andreï lui demanda de quoi était mort son mari.
- Quand l’heure est venue, nul ne saurait la retarder du temps qu’il
faut pour cligner de l’œil... Et celui qui commet l’iniquité encourt la
colère de Dieu.
Une ombre passa dans le regard de Saadia.
Un jour, il la trouva seule au logis. Leur maison était isolée et
voilée par le rempart des palmiers. Elle lui sourit et l’invita à
entrer quand même.
- Viendra-t-elle bientôt, la mère ?
- Non, elle ne viendra pas... Mais viens-tu ici pour elle seule qui est
vieille et dont les jours sont écoulés ?
Et Andreï, dans la douloureuse ivresse d’aimer, la regarda.
Souriante, le regard adouci, elle était debout devant lui, accueillante.
Pour la première fois, Andreï connut tout la volupté des sens qu’il
avait savamment préparée, l’embellissant de tout son rêve.
Quand la lune du soir emplit la chambre, Saadia le congédia, doucement,
par prudence...
- Fais un détour... Je ne sais si la vieille pardonnera. Il vaut mieux
que je la sonde d’abord.
Et Andreï s’en alla.
Le désert tout rouge brûlait et une ombre bleue s’étendait comme un
voile sous les palmiers dont les sommets s’allumaient d’aigrettes de
feu.
Et Andreï s’arrêta, la poitrine oppressée, en un immense élan de
reconnaissance envers la Terre si belle et la vie si bonne.
~*~
LE MAJOR
N.D.L.E.
- Du travail qu'elle projetait sur la vie d'un jeune officier satisfait
de vivre libre dans le Sud et contraint à le quitter. Isabelle
Eberhardt n'écrivit que deux ou trois pages sans pousser plus avant son
étude : or ce qu'elle conduisit à bonne fin, c'est cette nouvelle dont
le personnage est identique à son premier dessein ; il porte aussi le
prénom de Jacques, déjà utilisé.
Tout, dans cette Algérie, avait
été une révélation pour lui... une cause de trouble - presque
d'angoisse. Le ciel trop doux, le soleil trop resplendissant, l'air où
traînait comme un souffle de langueur, qui invitait à l'indolence et à
la volupté très lente, la gravité du peuple vêtu de blanc, dont il ne
pouvait pénétrer l'âme, la végétation d'un vert puissant, contrastant
avec le sol pierreux, gris ou rougeâtre, d'une morne sécheresse, d'une
apparente aridité... et puis quelque chose d'indéfinissable, mais de
troublant et d'enivrant, qui émanait il ne savait d'où, tout cela
l'avait bouleversé, avait fait jaillir en lui des sources d'émotion
dont il n'eût jamais soupçonné l'existence.
En venant ici, par devoir, comme
il avait étudié cette médecine qui devait faire vivre sa mère aveugle,
ses deux soeurs et son petit frère frêle, comme il avait vécu et pensé
jusqu'alors, il s'était soumis à la nécessité, simplement, sans
entraînement, sans attirance pour ce pays qu'il ignorait.
Cependant, depuis qu'il avait été
désigné, il n'avait voulu rien lire, sans savoir de ce pays où il
devait transporter sa vie silencieuse et calme, et son rêve triste et
restreint, sans tentatives d'expression, jamais.
Il verrait, indépendant, seul,
sans subir aucune influence.
Dès son arrivée, il avait dû
écouter les avertissements de ses nouveaux camarades qui le fêtaient et
qu'il devinait ironiques, protecteurs, dédaigneux de sa jeunesse
inexpérimentée, soucieux surtout de leurs effets et de l'épater...
Indifférent, il écouta leurs plaintes et leurs critiques : pas de
société, rien à faire, un morne ennui. Un pays sans charme, les
Algériens brutaux et uniquement préoccupés du gain, les indigènes
répugnants, faux, sauvages, au-dessous de toute critique, ridicules...
Tout cela lui fut indifférent et
il n'en acquit qu'une connaissance de ces mêmes camarades avec lesquels
il devait vivre...
Puis, un jour, brusquement,
enfant des Alpes boisées et verdoyantes, des horizons bornés et nets,
il était entré dans la grande plaine, vague et indéfiniment semblable,
sans premiers plans, presque sans rien qui retînt le regard.
Ce lui fut d'abord un malaise,
une gêne. Il sentait tout l'infini, tout l'imprécis de cet horizon
entrer en lui, le pénétrer, alanguir son âme et comme l'embrumer, elle
aussi, de vague et d'indicible. Puis, il sentit tout à coup combien son
rêve s'élargissait, s'étendait, s'adoucissait en un calmme immense,
comme le silence environnant. Et il vit la splendeur de ce pays, la
lumière seule, triomphante, vivifiant la plaine, le sol lépreux, en
détruisant à chaque instant la monotonie... La lumière, âme de cette
terre âpre, était ensorcelante. Il fut près de l'adorer, car en la
variété prodigieuse de ses jeux, elle lui sembla consciente.
Il connut la légèreté gaie,
l'insouciance calme dans les ors et les lilas diaphanes des matins...
L'inquiétude, le sortilège prenant et pesant, jusqu'à l'angoisse, des
midis aveuglants, où la terre, ivre, semblait gémir sous la caresse
meurtrissante de la lumière exaspérée... La tristesse indéfinissable,
douce comme le renoncement définitif, des soirs d'or et de carmin,
préparant au mystère menaçant des nuits obscures et pleines d'inconnu,
ou claires comme une aube imprécise, noyant les choses de brume bleue.
Et il aima la plaine.
Des dunes incolores, accumulées,
pressées, houleuses, changeant de teintes à toutes les heures,
subissant toutes les modifications de la lumière, mais immobiles et
comme endormies en un rêve éternel, enserraient le ksar
incolore, dont les innombrables petites coupoles continuaient leur
moutonnement innombrable.
De petites rues tortueuses,
bordées de maisons de plâtre caduques, coupées de ruines, avec parfois
l'ombre grêle d'un dattier cheminant sur les choses, obéissant elles
aussi à la lumière, de petites places aboutissant à des voies
silencieuses qui s'ouvraient brusquement, décevantes, sur l'immensité
incandescente du désert... Un bordj tout blanc, isolé dans le
sable et de la terrasse duquel on voyait la houle infinie des dunes,
avec, dans les creux profonds, le velours noir des dattiers...Çà et là,
une armature de puits primitif, une grande poutre dressée vers le ciel,
inclinée, terminée par une corde, comme une ligne de pêcheur géante...
Dominant tout, au sommet de la colline, une grande tour carrée, d'une
blancheur tranchant sur les transparences ambiantes et qui scintillait
au milieu du jour, aveuglante, gardant le soir les derniers rayons
rouges du couchant : le minaret de la zaouïya de Sidi Salem.
Alentour, cachés dans les dunes,
les villages esseulés, tristes et caducs, dont les noms avaient pour
Jacques une musique étrange : El-Bayada, Foum-Sahheuïme, Oued-Allenda,
Bir-Araïr...
La première sensation, poignante
jusqu'à l'angoisse, fut pour Jacques celle de l'emprisonnement dans
tout ce sable, derrière toutes ces solitudes, que pendant huit jours,
il avait traversées, qu'il avait cru comprendre et qu'il avait commencé
à aimer...
Voilà que, maintenant, tout cet
espace qui le séparait de Biskra, où il avait quitté les derniers
aspects un peu connus, un peu familiers, tout cela lui semblait
prenant, tyrannique, hostile jusqu'à la désespérance presque...
Un capitaine, deux lieutenants
des affaires indigènes, un officier de tirailleurs et le
sous-lieutenant de spahis, vieil Arabe, momie usée sous le harnais,
tels étaient ses nouveaux compagnons... Dès son arrivée auprès d'eux,
un grand froid avait serré son coeur. Ils étaient courtois, ennuyés et
loin de lui, si loin... Et il s'était trouvé seul, lamentablement, dans
l'angoisse de ce pays qui, maintenant, l'effrayait. Silencieux,
obéissant toujours dans ses rapports avec les hommes à la première
impression instinctive qu'il sentait juste, il se renferma en lui-même.
On le jugea maussade et insignifiant, ce pâle blond aux yeux bleus,
dont le regard semblait tourné en dedans. Ce qui acheva de les séparer,
ce fut que tout de suite il se sentit leur supérieur grâce à son
intellectualité développée, tout en profondeur, avec son éducation
soignée, délicate.
Il étudia, consciencieusement, la
langue rauque et chantante dont, tout de suite, il avait aimé l'accent,
dont il avait saisi l'harmonie avec les horizons de feu et de terre
pétrifiée...
Comme cela, il leur parlerait, à
ces hommes qui, les yeux baissés, le coeur fermé farouchement, se
levaient soumis, et le saluaient au passage.
- Les indigènes, quels qu'ils
soient, sont tenus de saluer tout officier, avait dit la capitaine
Malet, aussi raide et aussi résorbé par le métier de dureté que Rezki
le turco.
- Je vous engage à ne jamais
rapprocher ces gens de vous, à les tenir à leur juste place. De la
sévérité, toujours, sans défaillance... C'est le seul moyen de les
dompter.
Dur, froid, soumis aveuglément
aux ordres venant de ses chefs, sans jamais un mouvement spontané ni de
bonté, ni de cruauté, impersonnel, le capitaine Malet vivait depuis
quinze ans parmi les indigènes, ignoré d'eux et les ignorant, rouage
parfait dans la grande machine à dominer. De ses aides, il exigeait la
même impersonnalité, le même froid glacial...
Jacques, dès les premiers jours,
s'insurgea, voulant être lui-même et agir selon sa conscience qui,
méticuleuse, lui prépara des mécomptes, des désillusions et une
incertitude perpétuelle.
Le capitaine haussa les épaules.
- Voilà, dit-il à son adjoint,
une nouvelle source d'ennuis. L'autre (son prédécesseur) se pochardait
et nous rendait ridicules... Celui-là vient faire des innovations, tout
bouleverser, juger, critiquer... Je parie qu'il est imbu d'idées humanitaires,
sociales et autres... du même genre. Heureusement qu'il n'est que
médecin et qu'il n'a pas à se mêler de l'administration... Mais c'est
embêtant quand même... A tout prendre, l'autre valait mieux... Moins
encombrant. Aussi pourquoi nous envoie-t-on des gosses ! Si au moins
c'étaient des Algériens...
Et le capitaine s'attacha dès
lors à montrer franchement, froidement au docteur sa désapprobation
absolue. Cela attrista Jacques. S'il ne se soumettait plus au jugement
des hommes, il souffrait encore de leur haine, sinon de leur mépris.
De plus en plus ce qui, dans ses
rapports avec les hommes, lui répugnait le plus, c'était leur
vulgarité, leur souci d'être, de penser et d'agir comme tout le monde,
de ressembler aux autres et d'imposer à chacun leur manière de voir,
impersonnelle et étroite.
Cette mainmise sur la liberté
d'autrui, cette ingérence dans ses pensées et ses actions l'étonnaient
désagréablement... Non contents d'être inexistants eux-mêmes, les gens
voulaient encore annihiler sa personnalité à lui, réglementer ses
idées, enrayer l'indépendance de ses actes... Et, peu à peu, de la
douceur primordiale, un peu timide et avide de tendresse de son
caractère, montaient une sourde irritation, une rancoeur et une
révolte. Pourquoi admettait-il, lui, la différence des êtres, pourquoi
eût-il voulu pouvoir prêcher la libre et féconde éclosion des
individualités, en favoriser le développement intégral, pourquoi
n'avait-il aucun désir de façonner les caractères à son image,
d'emprisonner les énergies dans les sentiers qu'il lui plaisait de
suivre et pourquoi, chez les autres, cette intolérance, ce prosélytisme
tyrannique de la médiocrité ?
Très vite, l'éducation de son
esprit et de son caractère se faisait, dans ce milieu si restreint où
il voyait, comme en raccourci, toutes les laideurs, qui, ailleurs, lui
eussent échappé, éparpillées dans la foule bigarrée et mobile.
Pourtant, le grand trouble
qu'avait introduit dans son âme la révélation, sans transition, de ce
pays si dissemblable au sien, se calmait lentement, mais sensiblement.
Là où il avait d'abord éprouvé un trouble intense, douloureux, il
commençait à apercevoir des trésors de paix bienfaisante et de féconde
mélancolie.
Tout d'abord, il n'avait pas
voulu visiter le pays où, pour dix-huit mois au moins, il était
isolé. Du touriste, il n'avait ni la curiosité ni la hâte. Il préférait
découvrir les détails lentement, peu à peu, au hasard de la vie et des
promenades quotidiennes, sans but et sans intention. Puis, de cette
accumulation progressive d'impressions, l'ensemble se formerait en son
esprit, surgirait tout seul, tout naturellement.
Ainsi, il avait organisé sa vie,
pour moins souffrir et plus penser...
Au lendemain de son arrivée, il
avait dû aller, le matin, au Bureau arabe pour visiter les malades
civils, les indigènes. Un jeune tirailleur, d'une beauté féminine, aux
longs yeux d'ombre et de langueur, lui servait d'interprète. Un caporal
infirmier, face rubiconde et réjouie, un peu goguenarde, l'assistait.
Dans une cour étroite et longue,
une vingtaine d'indigènes attendaient, accroupis, en des poses
patientes, sans hâte.
Quand Jacques parut, les malades
se levèrent, quelques-uns péniblement, et saluèrent militairement,
gauches.
Les femmes, cinq ou six,
élevèrent leurs deux mains, ouvertes disgracieusement au-dessus de leur
tête courbée, comme pour demander grâce.
Dans le regard de ces gens, il
discerna clairement de la crainte, presque de la méfiance.
Le groupe des hommes en burnous
terreux, faces brunes, aux traits énergiques, aux yeux ardents abrités
de voiles sales et déchirés... Celui des femmes, plus sombre. Faces
ridées, édentées de vieilles, avec un lourd édifice de tresses de
cheveux blancs rougis au henné, de tresses de laine rouge, d'anneaux et
de mouchoirs... Faces sensuelles et fermées de jeunes filles, aux
traits un peu forts, mais nets et harmonieux, au teint obscur, yeux
très grands étonnés et craintifs... Le tout, enveloppé de mlhafa
d'un bleu sombre, presque noir, drapé à l'antique.
Attentivement, corrigeant par la
douceur de son regard, par la bonhomie affectueuse et rassurante de ses
manières la brusquerie que donnait à ses interrogations le tirailleur
interprète, Jacques examina ses malades, pitoyable devant toute cette
misère, toute cette souffrance qu'il devait adoucir. La visite fut
longue... Il remarqua l'étonnement ironique du caporal... Le tirailleur
était impassible.
Cependant, malgré l'attitude
nouvelle pour eux de ce docteur, les indigènes ne s'ouvrirent pas,
n'allèrent pas au-devant de lui. Des siècles de méfiance et
d'asservissement étaient entre eux.
Et en s'en allant, Jacques sentit
bien que la besogne dont il voulait être l'humble ouvrier était
immense, écrasante... Mais il ne se laissa pas décourager : si tous les
bras retombaient impuissants devant l'oeuvre à accomplir, si personne
ne donnait le bon exemple, le mal triompherait toujours, incurable. Et
puis Jacques croyait en la force vive de la vérité, en la bonne vertu
rédemptrice du travail.
Au quartier, à l'hôpital, il
rencontra les mêmes faces fermées et dures, semblables à celle de son
ordonnance, roidie, sortie de l'humanité. La pauvreté de leur vie, sans
même une façade, le frappa : le service machinal, un petit nombre de
mouvements et de gestes toujours les mêmes à répéter indéfiniment, par
crainte d'abord, puis par habitude. En dehors de cela, de la vie
réelle, personnelle, on leur avait laissé deux choses : l'abrutissement
de l'alcool et la jouissance immédiate, à bon marché, à la maison
publique. Là, dans ce cercle étroit, se passaient les années actives de
leur vie...
... Huit créatures pâlies,
fanées, assises sur des banquettes de pierre, devant une sorte de
cabaret... Des vêtements clairs, tachés, déchirés, salis, mais
violemment parfumés. Des chairs flasques, couturées, usées à force
d'être pétries par des mains brutales, aux vermineux matelas de laine,
et, pour quelques sous, une étreinte souvent lasse, subie par
nécessité, sans aucun écho, sans une vibration de chair amie... Des
bouteilles de liquides violents, procurant une chaleur d'emprunt, une
fausse joie qu'ils ne trouvaient pas en eux, tel était le coin de vie
personnelle où se réfugiaient ces hommes qui, pour la sécurité du pain
et de la paillasse, vendaient leur liberté, la dernière des libertés
humaines : aller où l'on veut, choisir le fossé où l'on subira les
affres de la faim, la morsure du froid...
Jacques, naïvement, crut compatir
à leur souffrance, leur attribuant les sensations que lui donnait, à
lui, leur vie... Il crut que leurs récriminations constantes contre
leur sort étaient le résultat de la conscience de leur misérable
situation... Puis il fut étonné et troublé de voir qu'ils ne
souffraient pas de vivre ainsi... «Chien de métier», «Vie
trois fois maudite !» disaient-ils... «Encore tant de jours à
tirer...» Ils comptaient les jours de misère... Puis, rendus à la
liberté à la fin de leur «congé», ils rengageaient, sans
broncher... Si, par harsard, ils s'en allaient au bout de six mois,
gênés, errant dans la vie, ils revenaient, remettaient leur nuque
docile sous le joug... Et Jacques les plaignit d'être ainsi, de ne pas
souffrir de leur déchéance et de leur servitude.
Jacques avait rêvé du rôle
civilisateur de la France, il avait cru qu'il trouverait dans le ksar
des hommes conscients de leurs missions, préoccupés d'améliorer ceux
que, si entièrement, ils administraient.... Mais, au contraire, il
s'aperçut vite que le système en vigueur avait pour but le maintien du statu
quo.
Ne provoquer aucune pensée chez
l'indigène, ne lui inspirer aucun désir, aucune espérance surtout d'un
sort meilleur. Non seulement ne pas chercher à les rapprocher de nous,
mais, au contraire, les éloigner, les maintenir dans l'ombre, tout en
bas... rester leurs gardiens et non pas devenir leurs éducateurs.
Et n'était-ce pas naturel ?
Puisque dans leur élément naturel, à la caserne, ces gens ne
cherchaient jamais à s'élever un peu vers eux, à rapprocher d'un type
un peu humain la masse d'en bas, la foule impersonnelle, puisqu'ils
étaient habitués à être là pour empêcher toute manifestation
d'indépendance, toute innovation, comment, appelés par un hasard qu'ils
pouvaient qualifier de bienheureux, car il servait à la fois tous leurs
intérêts et leur ambition, à gouverner des civils, doublement
étrangers à leur vie, comme pékins d'abord, comme indigènes
ensuite, comment n'eussent-ils pas été fidèles à leur critérium du
devoir militaire : niveler les individualités, les réduire à la
subordination la plus stricte, enrayer un développement qui les
amènerait certainement à une moindre docilité ?
Et il concluait : Non, ce n'est
pas leur métier de gouverner des civils... Non, ils ne seront jamais
des éducateurs... Chacun d'entre eux, en s'en allant, laissera les
choses dans l'état où il les avait trouvées à son arrivée, sans aucune
amélioration, en mettant les choses au mieux. C'est le règne de la
stagnation, et ces territoires militaires sont séparés du restant du
monde, de la France vivante et vibrante, de la vraie Algérie elle-même,
par une muraille de Chine que l'on entretient, que l'on voudrait
exhausser encore, rendre impénétrable à jamais, fief de l'armée, fermé
à tout ce qui n'est pas elle.
Et une grande tristesse
l'envahissait à la pensée de cette besogne qui eût pu être si féconde
et qui était gâchée.
Ce qui augmentait encore
l'amertume de son mécontentement, c'était son impuissance personnelle à
rien améliorer dans cet état de choses dont il voyait clairement le
danger social et national.
Occupant une situation infime
dans la hiérarchie qui dominait tout, qui était la base de tout, placé à
côté de ce bureau arabe omnipotent, n'ayant aucune autorité, il
devait rester dans son rôle de spectateur inactif.
Au début, il avait bien essayé de
parler, à la popote, mais il s'était heurté au parti pris inébranlable,
à la conviction sincère et obstinée de ces gens et aussi, ce qui le fit
taire, à leur ironie.
«Vous êtes jeune, docteur, et
vous ignorez tout de ce pays, de ces indigènes... Quand vous les
connaîtrez, vous direz comme nous». Le capitaine Malet avait prononcé
ces paroles sur un ton de condescendance ironique qui avait glacé
Jacques.
Depuis qu'il commençait à
comprendre l'arabe, à savoir s'exprimer un peu, il aimait aller
s'étendre sur une natte, devant les cafés maures, à écouter ces gens,
leurs chants libres comme leur désert et comme lui, insondablement
tristes, leurs discours simples. Peu à peu, les Souafas
commençaient à s'habituer à ce roumi, à cet officier qui
n'était pas dur, pas hautain, qui leur parlait avec un si franc
sourire, qui s'asseyait parmi eux, d'un geste, les arrêtait quand ils
voulaient se lever à son approche pour le saluer...
Pourquoi était-il comme ça ? Ils
ne le savaient pas, ne le comprenaient pas. Mais ils le voyaient
secourable à toutes leurs misères, combattant patiemment, pas à pas,
leur méfiance, leur ignorance. Les malades, rassurés par la réputation
de bonté du docteur affluaient au bureau arabe, s'adressaient à lui au
cours de ses promenades, troublaient sa rêverie sur les nattes des
cafés... Au lieu de s'impatienter, il constatait ce qu'il y avait là de
progrès et se réjouissait. La difficulté de sa tâche ne le rebutait
pas, ni l'ingratitude de beaucoup.
Son heure de repos délicieux, de
rêve doucement mélancolique était celle du soir, au coucher du soleil.
Il s'en allait dans un petit café maure, presque en face du bureau
arabe, et là, étendu, il regardait la féérie chaque jour renaissante,
jamais semblable, de l'heure pourpre.
En face de lui, les bâtiments
laiteux du bordj se coloraient d'abord en rose, puis, peu à
peu, ils devenaient tout à fait rouges, d'une teinte de braise, inouïe,
aveuglante... Toutes les lignes, droites ou courbes, qui se profilaient
sur la pourpre du ciel, semblaient serties d'or... Derrière, les
coupoles embrasées de la ville, les grandes dunes flambaient... Puis,
tout pâlissait graduellement, revenait aux teintes roses, irisées...
Une brume pâle, d'une couleur de chamois argenté, glissait sur les
saillies des bâtiments, sur le sommet des dunes. Des renfoncements
profonds, des couloirs étroits entre les dunes, les ombres violettes de
la nuit rampaient, remontaient vers les sommets flamboyants,
éteignaient l'incendie... Puis, tout sombrait dans une pénombre bleu
marine, profonde.
Alors, du grand minaret de Sidi
Salem et de petites terrasses des autres mosquées délabrées, la voix
des mueddine montait, bien rauque et bien sauvage déjà,
traînante. Avec cette voix de rêve, les dernières rumeurs humaines de
la ville sans pavés, sans voitures, se taisaient et, tous les soirs,
une petite flûte bédouine se mettait à susurrer une tristesse infinie, définitive
là-bas, dans les ruelles en ruines des Messaaba, dans l'ouest d'El
Oued.
Jacques rêvait.
Il aimait ce pays maintenant. A
son besoin jeune d'activité, sa tâche journalière suffisait... Et toute
l'immense tristesse, tout le mystère qui est le charme de ce pays
contentaient son besoin de rêve...
Jacques était resté, par goût
d'une certaine esthétique morale, et par timidité aussi, très chaste.
Mais ici, bien plus que là-bas, en France, dans l'alanguissement de
cette vie monotone, dans sa solitude d'âme, il éprouvait le grand
trouble des sens avides. Il n'avait pas prévu cela... Cependant,
d'abord, le désir qui, chez lui, exacerbait l'intensité de toutes les
sensations, lui fut doux, quoique inassouvi. Il entretenait son âme
ouverte à toutes les extases, à tous les frissons.
Mais, bientôt, ses nerfs
surexcités se lassèrent de cette tension anormale, épuisante, et
Jacques sentit une irritation sans cause, un énervement invincible
l'envahir, troubler sa douce quiétude.
Il se fâcha contre lui-même,
lutta contre cette excitation dont il ne dissimulait pas la nature,
presque toute matérielle.
Puis un soir, il errait,
lentement et sans but, dans une ruelle des Achède, dans le nord d'El
Oued, où toutes les maisons étaient en ruine, et semblaient inhabitées.
Il aimait ce coin de silence et d'abandon. Les habitants étaient morts
sans laisser d'héritiers ou étaient partis au désert, à Ghadamès, à
Bar-es-Sof ou plus loin... La nuit tombait et Jacques, assis sur une
pierre, rêvait.
Soudain, il aperçut dans l'une de
ces ruines une petite lumière falote... Une voix monta, cadencée,
accompagnée d'un cliquetis de bracelets... Une voix de femme qui,
doucement, chantait... Cela semblait une incantation, tellement il y
avait de mystérieuse tristesse dans le rythme de ce chant... Le vent
éternel du Souf bruissait dans les décombres et, dans son souffle
tiède, une senteur de benjoin glissa.
Le chant se tut et une femme
parut sur le seuil d'une maison un peu moins caduque que les autres.
Grande et mince sous sa mlhafa noire, elle s'accouda au mur,
gracieuse. A la pâle lueur encore vaguement violacée, Jacques la vit.
Un peu flétrie, comme lasse, elle était très belle, d'une beauté
d'idole.
Elle le vit et tressaillit. Mais
elle ne rentra pas... Longtemps, ils se regardèrent, et Jacques sentit
un trouble indicible l'envahir.
- Arouah !... dit-elle,
très bas (Viens !)
Et il s'approchat, sans une
hésitation.
Elle le prit par la main et le
guida dans l'obscurité des ruines, vers la petite lumière suspendue à
un crochet de fer fiché dans un mur ; une petite lampe de forme très
ancienne brûlait, vacillante : une sorte de petite cassolette carrée en
fer où nageait dans l'huile une mèche grossière. Sur une petite cour
intérieure, deux pièces encore habitables s'ouvraient. Dans un coin,
sur un feu de braise, une marmite d'eau bouillait. Un grand chat noir,
frileusement roulé en boule, rêvait dans la lueur rouge du feu, avec un
tout petit ronron de béatitude.
La femme avait fait asseoir
Jacques sur le seuil de la chambre et restait debout devant lui,
silencieuse. Jacques lui prit les mains. Les siennes tremblaient et il
sentait sa tête tourner délicieusement. De sa poitrine oppressée une
douce chaleur remontait à sa gorge, presque étouffante... Jamais il
n'avait éprouvé une ivresse de volupté aussi aiguë et il eût voulu
prolonger indéfiniment cette délicieuse torture. Mais, sans savoir, il
balbutia :
- Mais... qui es-tu donc ? Et
comment es-tu ici ?
Elle s'appelait Embarka, la
Bénie. Son mari, pauvre cultivateur de la tribu des Achèche, était
mort... Elle, orpheline, n'avait plus qu'un frère, porteur d'eau dans
les grandes villes du Tell, elle ne savait plus au juste où. Elle,
restée seule, s'était laissée aller avec des tirailleurs et des spahis
: elle était sortie et avait bu avec eux. Alors, comme personne ne
voulait plus d'elle pour épouse, elle s'était réfugiée là, dans la
vieille maison de son frère et y vivait avec sa tante aveugle. Pour
leur nourriture, elle se prostituait. Maintenant, elle craignait le
Bureau arabe... Çà dépendait de lui, le toubib, et elle le
supplia de ne pas la faire entrer à la maison publique, de garder son
secret. Jacques la rassura... Embarka parlait peu. Son récit avait été
simple et bref... Elle semblait inquiète.
Elle quitta Jacques pour aller
boucher l'entrée avec des planches et des pierres : parfois, les
soldats venaient, la nuit...
Puis, elle revint, et transporta
la petite lampe dans la chambre vide et nue : sur la table, une natte
et quelques chiffons composaient tout le mobilier. Là, tout à coup, le
bonheur, presque celui dont il avait rêvé... Et la vie lui semblait
très simple et très bonne.
*
* *
Embarka, dans l'intimité, était
restée silencieuse, discrète, d'une soumission absolue, sans s'ouvrir
pourtant. Et cette ombre de mystère dont elle s'enveloppait
inconsciemment, loin d'inquiéter Jacques, le charmait. Quand elle le
voyait rêver, elle gardait le silence, accroupie dans la petite cour ou
vaquant aux travaux de son ménage. Ou bien, elle chantait, et cette
voix lente, lente, douce et un peu nasillarde était comme la cadence de
son rêve, à lui.
Il venait là, tous les soirs,
désertant l'ennuyeuse popote, et la demeure de cette prostituée arabe
était devenue son foyer. Lui était-elle fidèle ? Il n'en doutait pas.
Dès le premier jour, elle avait
accepté ce nouveau genre de vie, sans une surprise, sans une
hésitation. Elle ne manquait de rien. Le soir, les soldats ivres ne
venaient plus acheter son amour et le droit de la battre, de la faire
souffrir pour quelques sous. Embarka était heureuse.
Au quartier et au Bureau arabe,
Jacques constatait beaucoup de progrès. Plus de sombre méfiance dans
les regards, plus de crainte mêlée de haine farouche. Et il croyait
sincèrement avoir gagné tous ces hommes.
Il y avait bien un peu de
négligence, chez eux, à son égard. Ils étaient moins empressés à le
servir, moins dociles, désobéissant souvent à ses ordres, et l'avouant
sans peur, car il ne voulait pas user du droit de punir.
Jacques était trop clairvoyant
pour ne pas distinguer tout cela. Mais n'était-ce pas naturel ? Si ces
hommes étaient soumis à ses camarades, jusqu'à l'abdication complète de
toute volonté humaine, c'était la peur qui les y contraignait. On était
plus empressé à le servir qu'à lui obéir, à lui... Mais on le faisait
aussi à contrecoeur. Tandis qu'envers lui, même les services de Rekzi,
si raide, si figé, ressemblaient à des prévenances. Même dans
la lutte constante qu'il avait à soutenir contre la mauvaise volonté
des indigènes qui ne voulaient pas suivre ses prescriptions, ni surtout
améliorer leur hygiène, Jacques avait emporté quelques victoires. Il
avait acquis l'amitié des plus intelligents d'entre eux, les marabouts
et les talebs. Par son respect de leur foi, par son visible
désir de les connaître, de pénétrer leur manière de voir et de penser,
il avait gagné leur estime qui lui ouvrit beaucoup d'autres coeurs,
plus simples et plus obscurs.
Pourquoi régner par la terreur ?
Pourquoi inspirer de la crainte qui n'est qu'une forme de la
répugnance, de l'horreur. Pourquoi tenir absolument à l'obéissance
aveugle, passive ? Jacques se posait ces questions et, sincèrement,
tout ce système d'écrasement le révoltait. Il ne voulut pas l'adopter.
Un jour, le capitaine fit appeler
le docteur dans son bureau.
- Écoutez, mon cher docteur !
Vous êtes très jeune, tout nouveau dans le métier... Vous avez besoin
d'être conseillé... Eh bien ! je regrette beaucoup d'avoir à vous le
dire, mais vous ne savez pas encore très bien vous orienter ici. Vous
êtes d'une indulgence excessive avec les hommes... Vous comprenez,
comme commandant d'armes, je dois veiller au maintien de la
discipline...
«Mais c'est encore moins grave
que votre attitude vis-à-vis des indigènes civils. Vous êtes beaucoup
trop familier avec eux ; vous n'avez pas le souci constant et
nécessaire d'affirmer votre supériorité, votre autorité sur eux.
Croyez-moi, ils sont tous les mêmes, ils ont besoin d'être dirigés par
une main de fer. Votre attitude pourra avoir dans la suite les plus
fâcheuses conséquences... Elle pourrait même jeter le trouble dans ces
âmes sauvages et fanatiques. Vous croyez à leurs protestations de
dévouement, à la prétendue amitié de leurs chefs religieux... Mais tout
cela n'est que fourberie... Méfiez-vous... Méfiez-vous ! Moi, c'est
d'abord dans votre intérêt que je vous dis cela. Ensuite, je dois
prévoir les conséquences de votre attitude... Vous comprenez, j'ai ici
toute la responsabilité !»
Blessé profondément, ennuyé
surtout, Jacques eut un mouvement de colère et il exprima au capitaine,
ahuri d'abord, assombri ensuite, ses idées, tout ce qui résultait de
ses observations.
Le capitaine Malet fronça les
sourcils :
- Docteur, avec ces idées, il
vous est impossible de faire votre service ici. Abandonnez-les, je vous
en prie. Tout cela, c'est de la littérature, de la pure littérature.
Ici, avec de pareilles idées, on aurait tôt fait de provoquer une
insurrection !
Devant cette morne
incompréhension, Jacques se sentit pris de rage et de désespoir.
- Pensez ce que vous voudrez,
docteur, mais je vous en prie, ne mettez pas en pratique ici de
pareilles doctrines. Je ne puis le tolérer, d'ailleurs. Nous sommes ici
peu de Français, il semble qu'au lieu de provoquer de telles
dissensions parmi nous, nous devrions nous entendre...
- Oui, pour une action utile,
humaine et française ! s'écria Jacques.
Hautain, le capitaine réplique :
- Nous sommes ici pour maintenir
haut et ferme le drapeau français. Et je crois que nous le faisons
loyalement, ce devoir de soldats et de patriotes... On ne peut pas
faire autrement sans manquer à son devoir. Nous sommes des soldats,
rien que des soldats. Enfin, j'ai tenu à vous prévenir...
Jacques, troublé dans son
heureuse quiétude, ennuyé et agacé, quitta le capitaine. Ils se
séparèrent froidement.
Mais, fort de sa conscience,
Jacques ne modifia en rien son attitude.
De jour en jour, il sentait
croître l'hostilité de ses camarades. Ses rapports avec eux restaient
courtois, mais ils se réduisaient au strict nécessaire. Il était de
trop, il gênait.
*
* *
Alors Jacques se replia encore
plus sur lui-même et la petite maison en ruine lui devint plus chère.
Là, il se reposait, dans ce décor qu'il aimait ; là, il était loin de
tout ce qui, au bordj, lui rendait désormais la vie
intolérable. Embarka ne le questionnait pas sur les causes de sa
tristesse, mais, assise à ses pieds, elle lui chantait ses complaintes
favorites ou lui souriait...
L'aimait-elle ? Jacques n'eût pu
le définir. Mais il ne souffrait pas de cette incertitude, parce que,
d'elle, ce qui l'attirait et le charmait le plus, c'était le mystère
qui planait sur tout son être. Elle était pour lui un peu l'incarnation
de son pays et de sa race, avec sa tristesse, son silence, son absolue
inaptitude à la gaieté et au rire... Car Embarka ne riait jamais.
Dans son sourire, Jacques
découvrit des trésors de tristesse et de volupté. D'ailleurs, il
l'aimait ainsi inexpliquée, inconnue, car il avait ainsi l'enivrante
possibilité d'aimer en elle son propre rêve...
Dans d'autres conditions, avec
une plus grande habitude du pays et de la race arabe, et surtout si
leur étrange amour avait commencé plus simplement, Jacques eût
peut-être vu Embarka sous un tout autre jour...
Peu à peu, Jacques redevint calme
et vaillant, oubliant l'avertissement du capitaine, dont il n'avait pas
même soupçonné la menace.
Et, voluptueusement, il se laissa
vivre.
Il y avait cinq mois déjà qu'il
était là. Il savait maintenant parler la langue du désert, il
connaissait ces hommes qui, au début, lui avaient semblé si mystérieux
et qui, après tout, n'étaient que des hommes comme tous les autres, ni
pires, ni meilleurs, autres seulement. Et justement, ce qui
faisait que Jacques les aimait, c'était qu'ils étaient autres,
qu'ils n'avaient pas la forme de vulgarité lourde qu'il avait tant
détestée en Europe.
Et l'horizon de sable gris
enserrant la ville grise n'angoissait plus Jacques : son âme communiait
avec l'infini.
*
* *
A l'aube claire et gaie, dans la
délicieuse fraîcheur du vent léger, Jacques quittait les ruines. Une
joie infinie dilatait sa poitrine. Il marchait allégrement, ivre de vie
et de jeunesse, dans les rues qui s'éveillaient. Ce pays qu'il aimait
lui sembla tout nouveau, comme si un voile, qui l'eût recouvert
jusqu'ici, eût été brusquement retiré. El Oued, dans son cadre immuable
de dunes, apparut à Jacques d'une splendeur insoupçonnée encore.
Oh ! rester là, toujours, ne plus
s'en aller jamais ! accomplir la bonne besogne pénible à la fois et
captivante de son apostolat ; puis, à d'autres heures, s'abandonner à
toutes les délicates douceurs de la contemplation. Enfin, dans la
tiédeur des nuits, se donner tout entier à la superbe emprise de cet
amour qu'il n'avait pas cherché... Jacques n'eût pu dire ce qu'il
pensait de cette aventure, de cette femme, de ce qui résulterait de
tout ce rêve à peine ébauché ; il ne voulait pas analyser ses
sensations. Quand, par hasard, il songeait à mettre un peu d'ordre dans
ces impressions nouvelles, ses idées se pressaient, touffues, rapides
jusqu'à l'incohérence, et il préférait se laisser vivre de sa
tristesse, de son grand calme que rien ne venait troubler jamais...
Il lui semblait que, dans ce
pays, les jours et les mois s'écoulaient plus doucement, plus
harmonieusement qu'ailleurs. Sa nervosité s'était calmée et son âme
s'exhalait dans le silence des choses, tout en douceur, sans
souffrance. Il voyait bien qu'il devenait peu à peu, insensiblement,
enclin à une moindre activité, mais il s'abandonnait voluptueusement...
Il avait résolu de demander à
rester là, toujours, car il n'éprouvait plus aucun désir de revoir des
villes, des hommes d'Europe, ni même de la terre ferme et humide et de
la verdure.
Il aimait son Souf ardent et
mélancolique et eût voulu finir là sa vie, tout en douceur, tout en
beauté calme.
*
* *
Jacques éprouva une singulière
appréhension quand, vers le milieu de janvier, le capitaine lui demanda
de nouveau à s'entretenir avec lui. Le chef d'annexe fut, cette fois,
froid et cassant.
- Je vous ai déjà averti
plusieurs fois, docteur, que votre attitude n'est pas celle qui
convient à votre rang et à vos fonctions. Non seulement que, dans vos
rapports avec les hommes et avec votre clientèle indigène, vous n'avez
tenu aucun compte de mes conseils, mais encore vous avez contracté une
liaison avec une femme indigène de très mauvaise réputation. Vous en
avez fait votre maîtresse, vous vivez chez elle. Actuellement, vous
affichez votre liaison au point de vous promener, le soir, avec elle.
Vous avouerez qu'une telle conduite est impossible. Je vous prie donc
de rompre cette liaison aussi ridicule que préjudiciable à votre
prestige, au nôtre à tous... Je vous en prie, rompez là. C'est un
enfantillage, et il faut que cela finisse au plus vite, sinon, nous
serions profondément ridicules. Vous concevez facilement combien il
m'est désagréable de devoir vous parler ainsi... Mais excusez ma
rudesse. Je ne puis tolérer un état de chose pareil... Songez donc !
Vous vous installez au café maure, à côté des pouilleux que vous avez
déjà déshabitués de vous saluer... Vous avez des amitiés
compromettantes avec des marabouts... Et cette liaison, cette
malheureuse liaison !
Jacques protesta. Il n'était donc
même plus le maître de sa vie privée, de ses actes en dehors du service
! Pourquoi d'autres officiers avaient-ils chez eux, dans le bordj,
des négresses, cadeaux de chefs indigènes... Pourquoi d'autres
amenaient-ils là des Européennes, d'affreuses garces sorties des
mauvais lieux d'Alger ou de Constantine, qui trônaient insolemment à la
popote, au cercle, même au Bureau arabe, et qui exigeaient que les
indigènes les plus respectables les saluassent et que les hommes de
troupe leur obéissent !
- Tout cela n'entache en rien
l'honorabilité de ces officiers... Les négresses, ce ne sont que des
servantes, des ménagères, voilà tout. Il ne faut pas prendre les choses
au tragique. Quand aux Européennes, une liaison avec l'une d'elles n'a
rien de repréhensible, et il est tout naturel que les indigènes, civils
ou militaires, soient astreints vis-à-vis de Françaises au plus grand
respect. Vous devez voir vous-même la différence qu'il y a entre les
liaisons anodines de ces officiers et la vôtre, si excentrique, si
préjudiciable à votre prestige.
- La mienne est assurément plus
morale et plus humaine, mon capitaine.
- Enfin, je renonce à cette
pénible discussion et, puisque vous voulez m'y forcer, je dois vous
prévenir que, si vous ne modifiez pas entièrement votre manière de
vivre et d'agir, si vous ne vous conformez pas aux usages dictés par la
raison et par les besoins de l'occupation, je me verrai dans
l'obligation, très désagréable pour moi, de demander à mes chefs que
vous soyez relevé du poste.
Jacques connaissait le caractère
sec et dur du capitaine, mais il n'eût jamais songé à cette
éventualité, si terrible maintenant. Il rentra dans sa chambre et resta
longtemps immobile, atterré. Changer de vie, devenir comme les autres,
abdiquer sa personnalité, ses convictions, devenir un automate,
renoncer à la bonne oeuvre commencée... chasser Embarka de sa vie...
Enfin s'annihiler... Alors, à quoi bon, après, rester ici, dans cette
ville qui deviendrait une prison.
Et la nécessité, cruelle comme un
arrachement d'une partie de son âme et de sa chair, de s'en aller lui
apparut.
Non, il ne se soumettrait pas. Il
resterait lui-même...
Un morne ennui envahit son coeur.
Mais, courageusement, il ne changea rien à son genre de vie.
*
* *
Une nouvelle douleur l'attendait.
Il remarqua que ses amis les marabouts et les chefs indigènes
étaient gênés en sa présence, qu'ils ne se réjouissaient plus comme
avant de ses visites, qu'ils ne cherchaient plus à le retenir, à
l'attirer vers eux. Ils étaient redevenus froids et respectueux. Au
café, malgré ses protestations, on se levait, on le saluait et les
groupes se dispersaient à son approche.
Le charme de sa vie était
rompu... De nouveau, il était un étranger... Quelque chose d'occulte et
de méchant avait réveillé toutes les méfiances, toutes les craintes.
Son oeuvre croulait, lamentablement, encore inachevée, jetée à terre,
brusquement, cruellement...
Les infirmiers étaient devenus
nettement ironiques et, dans leur attitude, au lieu de la bonhomie
ragaillardie qu'il avait su leur laisser prendre, il y eut parfois de
l'insolence, presque du mépris.
Ses amis et ses compagnons de
promenades lointaines, les spahis du Bureau arabe, s'étaient de nouveau
retranchés dans un mutisme lourd, dans la soumission froide des
premiers jours.
Restait Embarka.
Mais la certitude que tout ce
rêve dont il s'était grisé depuis une demi-année prenait fin, que tout
s'éboulait, que c'était l'agonie de son bonheur, avait troublé pour lui
le calme de sa demeure en ruine et charmante...
Jacques y passa des heures très
amères à songer à ces jours heureux, à jamais abolis, et aux causes de
sa défaite.
Il comprenait qu'il avait suffi
au capitaine et à ses adjoints de dire devant les chefs indigènes
combien ils condamnaient l'attitude du docteur et combien sa
fréquentation était peu désirable pour ses chefs pour qu'ils fussent
obligés, dans leur subordination absolue, de l'abandonner...
Et une tristesse infinie serrait
le coeur de Jacques. Un événement fortuit hâta l'écroulement définitif
de tout ce qu'il avait édifié pour y vivre et pour y penser.
Embarka allait parfois rendre
visite à une amie, mariée dans les Messaaba. Par insouciance de
déclassée, elle ne se couvrait pas le visage.
Un soir qu'elle revenait de ce
quartier éloigné du sien, elle fut insulté par Amor-Ben-Dif-Allah, le
tenancier de la maison publique... Violente et point craintive, Embarka
répondit... Les femmes de la maison se mêlèrent de la querelle et
l'agent de police emmena Embarka en prison...
Convaincue de prostitution
clandestine, elle fut emprisonnée pour quinze jours et inscrite sur le
registre.. Violemment, Jacques protesta, navré de voir son rêve finir
ainsi dans la boue.
- Ah ! sapristi, c'était votre
maîtresse ? Je n'ai pas su que c'était celle-là... Oh ! que c'est
ennuyeux ! s'écria le capitaine. Mais vous voyez combien j'avais raison
de vous avertir ! Quel scandale... A présent, tout le monde parlera de
la maîtresse du docteur. Que faire en de pareilles circonstances ?
«Je ne puis vous la rendre car,
après une telle histoire, si vous vous remettiez avec elle, ce serait
un scandale épouvantable. Ah ! que ne m'aviez-vous écouté !...»
Jacques, tremblant d'émotion et
de colère, répondit :
- Alors, vous allez la laisser en
prison... jusqu'à quand ?
- Vous savez que la prostitution
est très sévèrement réglementée... Cette femme ne peut sortir de prison
que pour entrer à la maison de tolérance...
- Ce n'était plus une prostituée
puisqu'elle vivait maritalement avec moi !
- On l'a trouvée près de la
maison publique, le visage découvert, en train de causer du scandale...
Elle a été arrêtée... Les renseignements que nous avons sur elle nous
prouvent qu'elle n'a jamais cessé de faire son vilain métier...
entendez-vous, docteur. Cette femme ne peut vous être rendue, dans
votre propre intérêt... Je vois que vous êtes excessivement
romanesque... Que puis-je faire, voyons !
Le capitaine s'énervait, mais
voulait garder un ton courtois et conciliant.
Tout à coup, Jacques, à qui cette
discussion était affreusement pénible, prit une résolution, la seule
qui lui restât.
- Alors, mon capitaine, je vais
demander aujourd'hui même, par dépêche, mon changement... pour cause de
santé...
Une lueur de joie passa dans le
regard impénétrable du capitaine.
- Vous avez peut-être raison. Je
comprends combien le séjour d'El Oued vous est pénible avec vos idées
qui, je n'en doute pas, se modifieront avant peu... Nous vous
regretterons certainement beaucoup, mais, pour vous, il vaut mieux vous
en aller.
- Oui, enfin, je pars avec la
conviction très nette et désormais inébranlable de la fausseté absolue
et du danger croissant que fait courir à la cause française votre
système d'administration.
Le capitaine haussa les épaules :
- Chacun a ses idées, docteur... Après
tout, vous êtes libre.
- Oui, je veux être libre !
Et Jacques partit.
Il attendit maintenant avec
impatience l'ordre de quitter ce pays qu'il aimait tant, où il eût
voulu rester toujours.
Et, chose étrange, depuis qu'il
savait qu'il allait partir, il semblait à Jacques qu'il avait déjà
quitté le Souf, que cette ville et ce pays qui s'étendaient là, autour
de lui, était une ville et un pays quelconques, n'importe lesquels,
mais certes pas son Souf resplendissant et morne... Il regardait ce
paysage familier avec la même sensation d'indifférence songeuse que
l'on éprouve en regardant un port inconnu, où on n'est jamais allé, où
on n'ira jamais, du pont d'un navire, lors d'une courte escale.
*
* *
Au moyen d'un cadeau au chaouch,
il put pénétrer pour un instant dans la cellule d'Embarka... Ce lui fut
une nouvelle désillusion, une nouvelle rancoeur : elle l'accueillit par
un torrent de reproches amers, de larmes et de sanglots. Il ne l'aimait
pas, lui, un officier qui pouvait tout, il l'avait laissé emprisonner,
inscrire sur le registre... Et elle l'injuria, fermée, hostile, elle
aussi, pour toujours.
Jacques la quitta.
*
* *
Tout était bien fini...
Il voulut revoir au moins la
petite maison en ruine où il avait été si heureux.
Comme il était seul, maintenant,
et comme tout ce qu'il avait cru si solide, si durable, ressemblait
maintenant à ces ruines confuses, inutiles et grises !
Jacques souffrait. Résigné, il
s'en allait, car il se sentait bien incapable de recommencer ici une
autre vie, banale et vide de sens.
*
* *
Sous le grand ciel du printemps,
limpide encore et lumineux, sous l'accablement lourd de l'été, les
dunes du Souf s'étendaient, moutonnantes, azurées dans les lointains
vagues... Jacques avait voulu quitter le pays aimé à l'heure aimée, au
coucher du soleil. Et, pour la dernière fois, il regardait tout ce
décor qu'il ne reverrait jamais et son coeur se serrait.
Pour la dernière fois, sous ses
yeux nostalgiques, se déroulait la grande féérie des soirs clairs...
Quand il eut dépassé la grande
dune de Si Omar et qu'El Oued eut disparu derrière la haute muraille de
sable pourpré, Jacques sentit une grand résignation triste apaiser son
coeur... Il était calme maintenant et il regarda défiler devant lui les
petits hameaux tristes, les petites zeribas en branches de
palmiers, les maisons à coupoles, s'allonger démesurément les ombres
violacées de leurs chevaux, de ces deux spahis tout rouges dans la
lumière rouge du soir.
Et l'idée lui vint tout à coup
que, sans doute, il était ainsi fait, que toutes ses entreprises
avorteraient comme celle-là, que tous ses rêves finiraient ainsi, qu'il
s'en irait exilé, presque chassé de tous les coins de la terre où il
irait vivre et aimer.
En effet, il ne ressemblait pas
aux autres, et ne voulait pas courber la tête sous le joug de
leur tyrannique médiocrité.
~*~
LE DJICH
Cette page a été copiée à Alger par Mme
Eugène Contencin sur le texte original d’Isabelle Eberhardt, signé et
daté par elle-même.
Fraction des Amourias
dissidents, les Oueld Daoud n’étaient plus qu’une dizaine. Ils tenaient
la montagne depuis des mois, affamés, guettant quelques maigres
troupeaux à razzier.
Leurs loques avaient pris la teinte rougeâtre du sol. Des barbes
incultes embroussaillaient leurs visages osseux brûlés par le soleil et
le vent. Sur leurs abégas effrangés, sur les burnous fauves, de
vieilles cartouchières en filali rouge serraient leurs ventres creux.
Ils étaient misérables et farouches, méfiants comme les bêtes du
désert, chassés par la faim et traqués.
Après l’affaire de Taghit, la route du Sud était devenue trop
dangereuse pour eux et ils étaient remontés vers le Nord, rôdant autour
des douars et des campements, surgissant partout où il y avait de la
poudre.
Ils avaient horriblement souffert de la faim, serrés dans les gorges
arides et dans les taillis de Beni-Smi.
Un jour, la chance était revenue et ils avaient enlevé quelques moutons
et des chameaux près d’Ich. Alors ils étaient redescendus vers Figuig.
A la nuit tombante, ils suivaient du côté de la vallée déserte les
hautes murailles en toub fauves du Ksar d’Andarh’ir. Leurs yeux noirs
s’ouvraient avides sur les jardins féconds, sur les grandes maisons en
terre, closes et muettes, et une joie ravivait leurs prunelles de
vautours.
Hautes et rondes, percées de petites meurtrières, les tours de garde en
terre qui flanquent les murailles se dessinaient en or terne sur le
rouge du soir finissant parmi les frondaisons immobiles des dattiers
noirs. Au pied des remparts, en une vingtaine de tentes basses et
grisâtres, était tapi le camp des Amourias, lieu de pouillure sauvage
et de prostitution. De petits brasiers fumeux jetant des reflets
d’incendie sur les tentes et sur les murailles montrant parfois dans
l’ombre croissante des silhouettes noires de femmes drapées de loques
sombres.
Le Djich famélique, tel un vol d’oiseaux de proie, vint s’abattre près
des tentes, échangeant des salams joyeux avec les filles de leur race
et les quelques maigres nomades étendus près des feux.
Des djerids secs jetés sur les cendres allumèrent brusquement une
grande flamme très haute et très claire, toute droite dans l’air
tranquille. Géantes, les ombres déformées des hommes et des choses
dansèrent sur le fond terne de la poussière. Des voix et des cris de
joie s’élevaient dans la joie du retour, de la sécurité provisoire de
l’heure.
Les femmes maigres aux visages tatoués allaient et venaient, souhaitant
la bienvenue aux rôdeurs, les reconnaissant, leur demandant des
nouvelles de leurs compagnons. Et comme la plupart étaient morts,
semant leurs ossements sans sépulture dans la montagne, les femmes
appelaient sur les défunts la miséricorde divine.
Les Amourias se repurent avidement de couscous poivré où le sable
croquait sous la dent, et de viandes maigres. Puis, gravement, ils
préparèrent eux-mêmes le thé, besogne réservée aux hommes.
Leurs corps las se groupèrent sur de vieux tapis en des attitudes de
bien-être. Pourtant, tous gardaient leurs fusils près d’eux par
habitude et aussi parce que le Makhzen du Pacha d’Oudark’ir, ami des
chrétiens, était proche.
La flamme des brasiers promenait des reflets sanglants sur leurs
visages desséchés aux profils de gerfaut ; d’un grand nègre Khartami,
qui s’était glissé parmi eux, on ne voyait que les globes blancs de ses
yeux et l’éclat mat de ses dents.
On échangea les nouvelles du bled, répétant les histoires de pillages,
exaltant la valeur des uns, maudissant la défection des autres. Dans
tous ces discours, un nom revenait souvement, pieusement, évoquant le
souvenir du maître, du cheik vénéré : Bou Amama. Chaque fois qu’on le
nommait, toutes les dextres se portaient aux fronts et aux lèvres en
signe de soumission et de respect. Et ce nom de Bou Amama revenait à
chaque instant. Il y avait des Ouled Daoud et même de tout petits
Amourias bronzés qui s’appelaient Bou Amama.
On but beaucoup de thé ce soir-là dans le camp des femmes. Puis un
chant s’éleva, cadencé, monotone. La voix, à intervalle régulier,
montait invraisemblablement en sonorités limpides de hautbois..., puis
lentement elle s’éteignait en une plainte désolée.
Les coupeurs de route disaient : « Hier,
tout le jour, j’ai pleuré, j’ai gémi ; aujourd’hui le soleil s’est levé
et j’ai souri. Notre pays est le pays de la poudre et nos tombeaux sont
marqués dans le sable. » Et les petits Djouak en roseaux
accompagnaient en sourdine de leur sussurrement l’immatérielle
tristesse, le chant de mort des détrousseurs.
Les heures muettes de la nuit s’avançaient ; les feux baissaient.
Alors, lentement, avec des étirements de félins de leurs corps musclés,
les Amourias se levèrent, suivant les femmes dans l’ombre chaude des
tentes pour les étreintes ardentes après la longue chasteté de la
guerre. Des bijoux d’argent cliquetèrent pendant un instant. Un vague
murmure discret et voluptueux plana au-dessus des tentes sur le sort
sauvage des nomades. Quelques bêlements plaintifs de brebis réveillées,
quelques aboiements rauques des chiens inquiets au voisinage de tous
ces étrangers.
Puis tous ces bruits se turent et un grand silence régna sur la camp
des prostituées, sur Figuig endormie dans l’ombre humide de ses
palmeraies où sommeillent les grands étangs bleuâtres.
Le jour se leva rose et lilas sur la vallée aux lignes harmonieuses. Le
sommet dentelé des hautes montagnes abruptes s’alluma de lueurs rouges
et des reflets métalliques glissèrent sur le velours bleu des jardins.
Les Ksours fauves flambèrent tout en or dans la joie du matin.
Des hommes au visage singulier et grave, vêtus de djellabas en drap
bleu marine et armés de fusils sortirent des murs d’Oudarh’ir. A leur
tête marchait un grand Marocain mince, en djellaba blanche, coiffé
d’une chéchia rouge pliée par le milieu sur d’étranges boucles de
cheveux grisonnants. Son visage pâle était laid et son regard fuyant.
Les Amourias bondirent, prenant leurs fusils. L’officier du Makhzen du
Pacha s’avança : « La paix soit avec vous ! Qui êtes-vous et pourquoi
êtes-vous ici ? – Nous sommes des Amourias et nous venons du Nord pour
demander l’amam et l’hospitalité aux gens de Figuig. »
Le Pacha s’était engagé à ne pas recevoir de dissidents et de pillards
: « Allez-vous-en ! »
La tête courbée, le regard farouche, les Amourias écoutaient ; ils
n’étaient que dix ; si la poudre partait, c’était la mort.
Alors, sans un mot, ils ramassèrent leurs loques terreuses et ils s’en
allèrent dans la vallée, vers l’ouest, pour d’autres pillages.
Les femmes et les Mokhazen du Pacha les suivirent des yeux comme ils
s’éloignaient dans la clarté rose du jour qui se levait tranquille et
souriant.
Beni-Ounif,
novembre 1903.
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