SUE, Eugène (1804-1857) :
Le Parisien en mer (1832).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection
électronique de la Médiathèque
André
Malraux de Lisieux (07.VI.2005)
Relecture : A. Guézou.
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Texte établi sur un exemplaire
(BM Lisieux :
nc) de Paris ou le livre des
cent-et-un. Tome sixième.- A Paris
: Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans,
MDCCCXXXII.- 399 p.
; 22 cm.
Le Parisien en mer
par
Eugène Sue
~~~~
PARISIEN, s. m.
Sottise la plus grande, la plus injurieuse
à un matelot ;
désignation dans les
bâtiments d’un pauvre sujet,
et quelquefois
d’un mauvais sujet…..
VILLAUMEZ, Dictionnaire de marine, 438.
I
Mathieu Guichard
était fils de Jean Guichard, serrurier dans la rue
Saint-Benoît.
Mathieu Guichard avait environ dix-sept ans, était d'une
taille moyenne, maigre, nerveux et pâle ; ses yeux
étaient gris ; ses cheveux châtains, clairs et
soyeux ; sa figure annonçait un singulier mélange
d'astuce et de niaiserie, d'indolence et de vivacité ; son
teint plombé, hâve, avait cette couleur
étiolée, maladive, flétrie,
particulière aux enfants de Paris, nés dans une
classe pauvre et laborieuse. Voilà pour le physique de
Mathieu Guichard.
Au moral, si toutefois Mathieu avait un moral, Mathieu était
insolent, moqueur, taquin, lascif, paresseux et gourmand, sournois et rageur, parce que la force physique lui manquait ; ni
incrédule, ni croyant, ni sceptique, mais
indifférent en diable en matière de religion, et
n'invoquant jamais le nom de Dieu que d'une manière si
détestable, qu'il eût mieux valu ne pas l'invoquer
du tout. Mais en vérité il ne faut pas en vouloir
au pauvre enfant ; les premiers mots que son père Jean
Guichard, ancien canonnier, lui apprit à bégayer,
furent les jurons les plus épouvantables qu'on puisse
imaginer. Ceci était le délassement, la joie du
vieux soldat ; le soir, après sa journée de
fatigue, il trouvait un souverain plaisir à s'asseoir
auprès de sa forge éteinte, et là
mettant Mathieu sur son rude tablier de cuir, il s'amusait comme un
bienheureux à entendre des blasphèmes de
renégat sortir de cette bouche enfantine, et il
répondait à sa femme qui osait quelquefois parler
de prières, de bonne Vierge et d'enfant Jésus : -
« Je n'ai été ni baptisé, ni
communié, ni rien du tout ; je ne t'ai
épousée qu'au civil, et je ne veux pas que mon
fils soie un calotin et un jésuite. »
Or, Mathieu ne trompait point les voeux de son excellent
père : il ne fut pas jésuite, le digne enfant!!
A dix ans, il donnait des coups de pied à sa
mère, insultait les vieillards, volait de vieux clous pour
aller les vendre, ne faisait rien à l'établi,
recevait de glorieuses gourmades de monsieur son père, et
passait des journées dehors.
A douze ans, Mathieu avait, comme on dit, connu l'amour,
cassé des carreaux, battu la garde, et était
devenu un des coryphées de
l'amphithéâtre de l'Ambigu et des Funambules.
Le cours de ces énormités ne fit que s'augmenter,
et le torrent de ces désordres devint tel, qu'il
menaçait d'engloutir la réputation, l'honneur et
les économies de Jean Guichard, qui, en manière
de digue, avait en vain opposé audit torrent une multitude
de bâtons d'orme ou de frêne, qui
s'étaient brisés en éclats sur le dos
de Mathieu, sans rien changer à ses habitudes de
forcené. Mais heureusement Jean Guichard se souvint d'une
naïve tradition populaire assez commune en France et surtout
à Paris, qui consiste à regarder la marine comme
une espèce de bagne ou d'égout dans lequel on
peut jeter toutes les fanges sociales. Ainsi, qu'un fils de famille
commette quelqu'une de ces ravissantes sottises qu'on ne fait
malheureusement qu'à l'aurore de la vie, les grands parents
s'assemblent, et prononcent avec gravité qu'il faut embarquer le don Juan, et l'envoyer aux îles, pour manger
de la vache enragée.
Si un polisson des rues, devenu l'effroi du quartier, ne met plus aucun
terme à ses débordements, après
l'avoir menacé du commissaire, de la prison, des
galères, on finit cet effrayant crescendo, en disant : Il
n'y a qu'à le faire mousse.
Ce qui ne laisse pas de prouver quel état on fait
généralement de cette glorieuse profession.
Or, un matin, le père Guichard entra dans la mansarde de son
fils, qui, par je ne sais quel hasard ou quel
dérèglement de conduite, se trouvait avoir
couché sous le toit paternel.
En ouvrant les yeux, Mathieu frémit malgré lui,
car il vit que son père ne portait pas de bâton.
- Il va m'étrangler, pensa le misérable.
- « Écoute, Mathieu, dit tranquillement le
père, tu as quinze ans, tu es le plus mauvais gueux que je
connaisse; les coups n'y font rien; tu finirais par la guillotine. J'ai
été soldat, je suis honnête homme,
ainsi ça ne peut pas aller comme ça. Tu vas venir
avec moi au Havre. »
- « Quand ça? »
- « Tout de suite ; habille-toi. »
Mathieu ne dit mot, s'habilla, jeta un regard en dessous du
côté de la porte, fit deux pas, et d'un bond, fut
sur la première marche de l'escalier. Mais l'auteur de ses
jours avait suivi ses mouvements, et Mathieu se sentit
étreindre dans les larges mains du serrurier.
- « Pas si vite, garçon », dit ce
dernier, et il précéda son fils dans la boutique,
envoya sa femme, qui sanglotait, chercher un cabriolet, y monta avec
son fils, Mathieu, qui sentit une larme rouler dans ses yeux quand il
vit sa mère à genoux près de la forge,
et pleurant... mais pleurant à fendre l'âme.
-« Cocher... Aux diligences, » dit Jean Guichard.
Du cabriolet Mathieu passa dans la diligence, accompagné de
son père qui ne le quittait pas d'une seconde.
Le lendemain on était au Havre.
Il y a dans chaque port de mer marchand, des maîtres de
taverne qui nourrissent et hébergent à
crédit les matelots sans emploi... Quand ils trouvent
à naviguer ils paient ce qu'ils doivent à leur
hôte, et, s'ils s'embarquent, ils reviennent manger chez lui
ce qu'ils ont amassé dans leur campagne ; puis, le
crédit succède au comptant, et c'est à
recommencer jusqu'à ce qu'une lame du cap Horn, ou un grain
blanc des tropiques mette un terme à cette alternative de
bons et de mauvais jours.
C'est donc dans ces tavernes que les officiers de la marine marchande
viennent recruter leurs équipages.
Le conducteur de la diligence, auquel Jean Guichard avait fait part de
ses projets, l'adressa en conséquence au maître de
la taverne du Câble sans bout, en lui donnant quelques
instructions.
On enferma préalablement Mathieu dans une petite chambre
dûment verrouillée qui ne s'ouvrit que le
lendemain, sur les neuf heures du matin.
- « Voilà le bon sujet, » dit en
entrant Jean Guichard, à un assez gros homme, trapu, brun,
et fort haut en couleur... en lui montrant son fils.
- « Ce n'est que ça, dit le gros homme; mais ce
faichien-là ne serait pas bon pour allumer la pipe de mon
mousse, si mon mousse fumait...
- « Vous m'avez pourtant promis, capitaine...
- « J'ai promis et je tiendrai ; la brise est faite, je pars
à onze heures, il en est neuf ; allons, file... Parisien,
t'es bien nommé... mais je te débaptiserai, moi,
et dans deux jours on t'appellera l' Éreinté...
»
Mathieu Guichard comprit parfaitement ce qui lui était
réservé. Il chercha avec une merveilleuse
rapidité les chances qu'il avait de fuir ou de s'opposer aux
volontés de son père, et, n'en trouvant aucune,
il se résigna.
Jean Guichard lui dit : -« Allons, Mathieu, corrige-toi,
embrasse-moi, deviens bon sujet, et tu nous reverras...
- « Jamais, » répondit Mathieu en se
dérobant à un dernier embrassement de son
père, et se mettant à siffler, Tu n'auras pas ma
rose, en marchant sur les talons du capitaine.
- « Mais s'il n'allait plus revenir, » pensa le
serrurier : Bah !... reprit-il : « pigeon
égaré revient toujours au colombier. »
- Néanmoins Jean -Guichard fut long-temps bien triste.
II.
La Charmante-Louise, brick de 180 tonneaux, chargé pour
Fernambouc, était parti du Havre depuis cinq jours,
emportant l'unique héritier de la famille Guichard.
Car Mathieu Guichard avait été bien et
dûment embarqué, mousse à bord.
Cet être type et prototype de la populace parisienne, qu'on a
dit, je ne sais pourquoi ; si badaude et si
étonnée, ne s'étonna de rien, parce
qu'il trouvait des analogies à tout ; quand un matelot lui
montra le grand mât du brick, en disant : - « C'est
pas toi, Parisien, qui te guinderais là-haut. »
-Mathieu répondit d'un air méprisant: « Connu ! J'ai vingt fois grimpé à un
mât de cocagne tout frotté de savon, et c'est bien
autre chose que de monter après toutes ces cordes.
» Comme on paraissait mettre son agilité en doute,
le Parisien fut à la pomme du grand mât avec
l'agilité d'un écureuil, sans passer par le trou
au chat, et redescendit par l'étai du grand mât,
aussi fier qu'un acrobate.
- « Qu'est-ce que m'a donc chanté son animal de
père, » se demanda le capitaine, en voyant
l'adresse de Mathieu ; « mais il n'a pas
déjà l'air si mauvais, monsieur son fils....
»
La brise était fraîche, et la houle assez forte ; les matelots s'attendaient à voir le Parisien compter ses
chemises, point : le Parisien n'eut pas la plus
légère atteinte du mal de mer, grignota son
biscuit, déchira son boeuf avec des dents d'acier, but deux
boujarons de vin, parce qu'il en vola un à un des matelots
de son plat, et fut sur l'avant fumer sa pipe...
- « Mais le roulis ne te fait donc rien, sauvage? »
lui dit un marin... fort piqué, car il comptait
non-seulement jouir de la vue des contorsions du Parisien, mais encore
boire son vin, pendant qu'il serait abattu par le mal de mer.
- « Connu !... » répondit froidement
Mathieu, entre deux bouffées de tabac, « j'ai trop
souvent joué au tapecu aux
Champs-Élysées et à la
balançoire russe, pour que ça me fasse quelque
chose... »
Et cette réponse fut accompagnée
d'énormes tourbillons de fumée, qui
cachèrent un instant le Parisien à tous les yeux.
Quand la fumée fut dissipée, la figure du
capitaine apparut souriante ; il avait tout entendu, et
s'était dit : « Décidément
ce père est un vieux imbécile, et son fils vaut
mieux que lui. » Aussi s'adressant à Mathieu :
- « D'aujourd'hui, mon garçon, tu ne seras plus
mousse, mais novice. »
- « Comme vous voudrez, » dit Mathieu avec
indifférence.
Le lendemain, le capitaine qui voyait tout, n'apercevant que les cinq
matelots de quart sur le pont, descendit dans le faux pont, suspendit
sa marche en approchant de l'avant, car il entendit un grand bruit de
voix.
C'était encore le Parisien.
- « Ce gredin-là est passé novice tout
de suite, « c'est une injustice, il aura la cale... la cale...
- « Je l'aurai, si vous voulez, » dit le Parisien,
avec d'épouvantables blasphèmes, « mais
je me «vengerai, je suis seul, mais c'est égal....
n'approchez pas...
- « Mais, gueux que tu es, » dit un orateur,
« pourquoi fais-tu le genre de ne pas avoir le mal de mer, et
de te palanquer au haut d'un mât aussi vite que nous.... hein
?... c'est un fil pour flatter les chefs.
- « Oui, » dirent les autres en choeur,
« il le fait exprès.
- « Écoutez, » dit le Parisien,
« si l'un de vous, un seul, veut avoir affaire à
moi, prenons chacun une de ces choses de fer pointues (il montrait des
épissoirs), et arrangeons-nous comme de jolis
garçons. »
- « Ça va, » dit l'orateur...
- « C'est décidément le père
qui mériterait d'avoir la cale, » pensa le
capitaine, « le fils est un excellent sujet. »
Et le chef interposa son autorité, la discussion cessa, mais
le soir le combat eut lieu, et fut à l'avantage du Parisien.
S'étant aussi bien tiré de ces
épreuves réitérées, le
Parisien ne fut plus désormais
inquiété à bord, et jouit de l'estime
de ses chefs et de l'amitié de ses camarades.
III.
Si le capitaine de
Mathieu Guichard avait été doué de
quelque faculté analytique, il eût certainement
trouvé moyen de l'exercer en étudiant le
caractère de son matelot ; mais l'excellent capitaine
n'analysait guère, n'analysait même pas du tout ;
il se contentait de battre Mathieu ou de le combler de faveurs, selon
que Mathieu avait bien ou mal mérité de lui. Sans
s'amuser à remonter des effets aux causes, après
avoir apprécié le résultat, il faisait
le compte, comme il disait, et trouvait pour total un coup de poing ou
un verre de grog.
Or, depuis deux ans que Mathieu était embarqué
sur la Charmante Louise, il eût été
difficile de savoir au juste si la balance était en faveur
du coup de poing ou du verre de grog, car en effet, ce diable d'homme
n'avait ni gagné ni perdu, car une âme
plongée jeune dans l'air desséchant de Paris, s'y
bronze et garde à jamais son pli.
Aussi Mathieu avait-il apporté et conservé
là cette paresse insouciante et cette activité
nerveuse, instantanée qui caractérise sa race,
cette exaltation fiévreuse, qui ferait franchir un
énorme fossé, mais non cette force patiente et
continue qui ferait gravir une montagne.
S'agissait-il d'une manoeuvre pénible, par un beau temps,
oh! le Parisien était mou, fainéant, taciturne ;
mais le vent sifflait-il dans les voiles, le tonnerre grondait-il, on
eût dit que l'orage réagissant sur cette
organisation si irritable, en centuplait les forces et
l'énergie ; alors le Parisien était au
bout-dehors des vergues, aux empointures, car ce n'était
là ni un poids à soulever, ni un aviron
à manier péniblement ; il n'y avait qu'un cordage
à couper. A la vérité, il y allait de
la vie, mais ce n'était pas fatigant, et le Parisien
était là, aussi calme, aussi paisible qu'un vieux
matelot.
Le beau temps revenu, le Parisien redevenait ce qu'il était,
ce qu'il est, ce qu'il sera toujours, paresseux, insolent, railleur,
parce qu'il avait ce pittoresque et vif esprit de nos rues ;
rusé parce qu'il était faible, quoiqu'il
eût pourtant pris un singulier ascendant sur
l'équipage et sur le capitaine lui-même, par sa gouaille (qu'on excuse cette vulgarité), mais cette
expression peut seule rendre ce sarcasme populaire si bouffon, si
mordant et si énergique.
Aussi avait-on beau mettre le damné Parisien aux fers, dans
les haubans, le rouer de coups, il n'en perdait ni un quolibet, ni une
bouchée, ni une heure de sommeil.
Le misérable contrefaisait tout le monde ; voulez-vous voir
le capitaine ? voilà le capitaine, avec sa voix rauque, son oeil à demi fermé, son juron de
prédilection ; prêtez au Parisien la houppelande
grise et le chapeau ciré du capitaine, et le portrait sera
frappant. Voulez-vous voir le maître coq ? voilà
le maître coq, c'est lui ; c'est sa jambe torse, son
bégaiement stupide !..
Et les chansons à boire ! et les romances ! et les bribes de
scènes de comédies, de mélodrames,
d'opéras comiques, que le Parisien débitait
à ravir en imitant le ton, le geste, et la voix des acteurs !
Aussi, matelots et capitaine riaient aux larmes et n'avaient que la
force de dire: « S.... Parisien va... t'es bien
nommé!!! »
C'était à n'y pas tenir ; on oubliait la
manoeuvre ; le timonier gouvernait tout de travers ; on ne
dormait plus à bord, quand le Parisien parlait, les hamacs
devenaient déserts, et il fallait voir les bonnes et
naïves figures de matelots, accroupis en cercle, l'air
attentif, écoutant avec une imperturbable gravité
les contes et les mensonges du Parisien.
Et puis le Parisien continuait à ne s'étonner de
rien. Les matelots l'avaient attendu aux colonies ; ils comptaient
sur l'effet des noirs, des palmiers, des cocotiers... de la canne
à sucre, que sais-je... Point... l'éternel Connu
! vint renverser d'aussi sages prévisions. Le Parisien
avait vu des nègres à Robinson, des palmiers au
Jardin des Plantes, acheté pour deux sous de canne
à sucre sur le Pont-Neuf, et creusé un coco pour
faire une tasse à sa maîtresse. Que faire, avec
une organisation aussi encyclopédique ? Se taire et admirer.
C'est ce que faisait l'équipage.
IV.
Ce
jour-là était un dimanche ; la Charmante-Louise
qui se bornait ordinairement aux voyages des Antilles, après
une assez bonne campagne, avait été
frétée pour Cadix. Elle apportait des vins de
Bordeaux et devait remporter des vins de Xerès.
Le Parisien blasé sur les colonies, les négresses
et les mulâtresses, ne fut pas fâché de changer un peu, comme il le dit lui-même, et à
peine le brick eut-il été amarré,
bord-à-quai, près la porte de Mer, que mon
damné Mathieu, riche de trente francs, fut à
terre, d'un seul bond, crânement coiffé d'un petit
chapeau de paille à forme et à bord
très-bas, et vêtu d'un pantalon blanc et d'une
veste bleue à boutons à ancre, le col de sa
chemise retenu par une colossale graine d'Amérique, don
d'amour d'une de ces dames du Fort-Royal, Martinique.
Il est impossible de ne pas déclarer que le Parisien
était doué d'une prodigieuse faculté
philologique. Son procédé était simple
et le mettait à même de résoudre toutes
les difficultés, sans exception de langues ou d'idiomes.
Voici quelle était sa méthode : avait-il
à demander sa route à un Anglais, le Parisien
imitant aussi bien que possible le ridicule patois qu'on
prête aux insulaires dans toutes nos farces, disait bravement
: - « Jè vodrais savoir lé
chémain à moi. » S'adressait-il
à un Allemand, l'accent suivait une
légère modification ; à un Italien, un
Américain, la même chose. Il est vrai de dire que
cette méthode restait quelquefois incomplète, que
souvent même, les étrangers qui l'eussent
peut-être compris s'il eut parlé clairement
français, devenaient sourds à ce bavardage
inintelligible. Alors le Parisien assurait qu'il y avait
entêtement, mauvaise éducation ou
rivalité nationale. Toujours est-il que jamais Mathieu
n'avait éprouvé cet embarras, cette
timidité qu'un étranger ressent toujours
lorsqu'il se trouve dans un pays dont il ignore le langage.
Aussi le Parisien marchait-il aussi ferme, aussi droit, en
passant sous la porte de Mer, à Cadix, que s'il
eût pâli sept ans sur la grammaire de Rodriguez y
Berna à Badajoz ou à Tolède.
Mathieu se trouva sur la place au poisson, et le coup d'oeil lui plut ;
cette multitude animée, ces costumes pittoresques, ces
hommes à petits chapeaux et à longs manteaux
bruns ; ces femmes du peuple chaussées de satin ou de soie ;
ces petits pieds, ces jupons courts, ces basquisses collantes aux
hanches, ces fleurs naturelles jetées avec goût
dans des cheveux noirs et épais, enfin, que dirai-je,
l'allure, la marche, le salero, tout cela excitait fortement
l'attention du Parisien qui comparait mentalement ces
beautés andalouses aux filles de couleur des Antilles... et
ne se pressait pas de terminer le parallèle, les preuves
lui manquant.
Comme il passait au bas d'un escalier qui conduit au rempart, il leva
les yeux et vit à moitié de cette scala une
femme qui montait fort vite les dernières marches ; cette
ascension rapide permettant au Parisien d'entrevoir une jambe faite au
tour, et un pied andalous, il monta l'escalier avec autant de
prestesse, et comme il avait plus d'assurance que de
timidité, il s'approcha familièrement et regarda
la jeune fille, car c'était une jeune et jolie fille,
regarda la jolie fille sous le nez, et ne sachant pas de quelle
manière dénaturer sa langue pour en faire un
patois espagnol, se contenta d'un infinitif et lui dit: - « Espagnole, vous être très-belle femme.
» La jeune fille rougit, se prit à sourire, et
doubla le pas en abaissant sa mante.
« Où diable aurai-je appris l'espagnol ?
» se demanda le Parisien, certain d'avoir
été compris, et suivant à grands pas
sa nouvelle conquête.
Presqu'en face de la douane, sa conquête descendit, tourna la
tête, regarda le Parisien, et traversa la petite place de la
Torre pour entrer dans la rue du Tideo.
Le Parisien animé, exalté,
enthousiasmé, charmé, suivit... Il allait
traverser la rue, lorsque des chants d'église se font
entendre, et une longue file de pénitents bleus
débouche d'une rue voisine. A la tête du
cortège étaient de longues lanternes, puis des
bannières, puis des reliques, puis des châsses,
puis des fleurs, puis le Saint-Sacrement, puis le gouverneur.
C'était enfin une procession solennelle à l'effet
de demander au ciel quelque peu d'eau, car la sécheresse
était effrayante en l'an de grâce 1829.
Le Parisien, au lieu de se joindre à la multitude, fit un
affreux blasphème, car la procession lui barrait le passage,
et il tremblait de perdre de vue son Andalouse à l'oeil si
noir.
La populace se découvrit au premier cri de la
crécelle d'un moine blanc qui ouvrait la marche.
Le Parisien garda son chapeau, se dressa sur la pointe des
pieds, tendit le cou, mit sa main en abat-jour, et ne vit rien, ni mante
noire, ni oeillet bleu et blanc placé sur le
côté d'une grosse touffe de cheveux
d'ébène. Vint un autre moine, mais gris, portant
une lanterne, sur les vitraux de laquelle étaient
peintes des figures d'hommes au milieu des flammes. Il la montrait
d'une main et de l'autre tendait une tirelire pour les âmes
du purgatoire.
Les assistants s'agenouillèrent ; quelques-uns
donnèrent, mais beaucoup chuchotèrent en se
montrant le Parisien qui s'appuyait sur le dos de l'homme à
la lanterne pour tâcher de se hausser et voir s'il
n'apercevait pas son Andalouse.
A ce moment une magnifique châsse d'or,
étincelante de pierreries, et renfermant le bras de saint
Sereno, excita l'attention et le recueillement
général. Il n'y eut que le Parisien qui,
resté debout, interrompit le silence religieux de cette
foule par un de ces cris particuliers à la populace
parisienne et que l'on entend quelquefois glapir aux
théâtres des boulevarts.
C'est que le Parisien avait cru distinguer la mante noire et les
oeillets blancs et bleus, et il appelait à sa
façon.
Ce cri sauvage, guttural, inusité, sacrilège, fit
redresser toutes les têtes à la fois ; alors on
s'aperçut que le Parisien était resté
debout, couvert, devant le bras de saint Sereno, et ce fut
une rumeur d'indignation, rumeur d'abord sourde, mais qui devint
bientôt effrayante quand le peuple vit le Parisien prendre un
air d'impudence et d'audace. Le Saint-Sacrement avançait, et
déjà l'on voyait les crépines d'or
reluire au soleil, le panache ondoyait, l'encens parfumait l'air, la
musique retentissait au loin, et les voix sonores des moines de la
Merced accentuaient vigoureusement cette belle poésie
biblique.
Le temps pressait ; le Parisien exalté tenait bon,
enfonçait son chapeau sur sa tête, y appuyait ses
deux mains, et jurait avec d'effroyables blasphèmes qu'on
n'avait pas le droit de le faire agenouiller.
Le Saint-Sacrement était tout proche ; comme une lutte
s'engageait entre le Parisien et un Andalous d'une énorme
stature, le Parisien fait un bond en arrière et va tomber
aux pieds de l'archevêque et le heurte violemment. Alors, on
crie au sacrilège, à
l'impiété, au Français, le tumulte
devient affreux, et malgré l'intervention du
prêtre, la mêlée prend un
caractère de rage ; les couteaux luisent, et... c'en est
fait du Parisien.
Notre consul informa de l'affaire ; il fut prouvé que les
provocations étaient venues de la part du Parisien, et le
capitaine ne put obtenir aucune satisfaction.
Dans les mauvais temps, au fort d'un grain, on ne regretta pas beaucoup
le Parisien.
Mais quand la mer était calme, et que la Charmante Louise
filait tranquillement ses six noeuds par une bonne brise, pendant bien
long-temps on s'aperçut qu'il manquait quelque chose
à bord, et les matelots se montraient, d'un air de regret,
une cage à poule située sur l'avant, car
c'était sur cette cage que le Parisien aimait à
s'asseoir pour conter !
Depuis sa mort, les matelots la respectaient, l'artiste du bord y avait
sculpté deux ancres surmontées d'une blague
à tabac, et l'exergue de cet écusson
emblématique portait: S.... Parisien que tu nous faisais
rire.
Quand le père Guichard apprit la mort de son fils, il le
pleura beaucoup ; mais ce qui le consola un peu, c'est que, suivant ses
principes, Mathieu ayant eu le bonheur de n'être ni communié, ni baptisé, ni rien du tout,
comme il disait, il n'était pas mort en jésuite.
EUGÈNE
SUE.
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