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Miguel de Cervantes y Saavedra - Don Quijote de la Mancha - Ebook:
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P. Féval : La tapisserie (ca1850)
FÉVAL, Paul (1816-1887) : La tapisserie (ca 1850).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (25.IV.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : 3026) de L'Élites, livre des Salons publié à Paris par Mme Veuve Louis Janet sous la direction du Bibliophile Jacob (Paul Lacroix).
 
La tapisserie
Fantaisie du dernier siècle
par
Paul Féval

~*~

I

En 1781, la comtesse de Jaucourt habitait, avec sa tante Mlle Olive d’Audemer, le château de Rauville, situé à quelques lieues de Caen. M. de Jaucourt, lieutenant-général, était à la frontière. La comtesse avait vingt ans, elle était charmante ; son mari, beaucoup plus âgé qu’elle, l’aimait avec passion. A quarante ans, on est jaloux, c’est chose convenue ; M. de Jaucourt l’était peut-être, mais sa jalousie n’affectait point ces formes abruptes des maris du bon temps de la comédie : il traitait sa femme avec respect et douceur. Celle-ci, du reste, avait toujours rempli avec une scrupuleuse exactitude ses devoirs d’épouse. Si son mariage ne lui avait pas apporté un bonheur complet et sans mélange, c’était son secret ; nul n’avait acquis le droit de lui demander compte de son inquiète et vague mélancolie.

Mlle Olive d’Audemer était une longue et jeune personne, accomplissant, à son grand regret, son huitième lustre ; Olive avait deux grandes passions en ce monde : Paris et le mariage. Elle restait fille et vivait à la campagne. Ce double mécompte rendait acariâtre et envieux son caractère naturellement passable : sa principale occupation ici-bas était de tourmenter sa nièce, qui la laissait faire avec une angélique patience.

Rauville, vieille maison demi-ruinée, avait un aspect maussade ; ses toitures pointues cachaient leurs ardoises sous une épaisse couche de lichen. M. de Jaucourt possédait plusieurs autres terres, mais il affectionnait particulièrement Rauville. En partant, il avait témoigné le désir de voir sa femme y séjourner durant son absence. Mlle Olive s’était hautement récriée ; la comtesse, toujours disposée à devancer les ordres de son mari, quitta Paris sans murmure.

Dans cette partie de la Basse Normandie, le vieux manoir jouissait d’une mystérieuse et fantastique renommée. M. de Jaucourt avait fait réparer pour son usage personnel l’aile droite et presque tout le corps de logis. De cette partie, on ne disait rien ; mais l’aile gauche fournissait le sujet d’une multitude de légendes. Il y avait dans cette aile une chambre dont les quatre murs et le plafond étaient restés intacts au milieu de l’affaissement général ; on la nommait *la chambre de la tapisserie*, Personne dans le pays n’avait jamais couché dans le vieux lit qui formait, lui seul, tout le mobilier de cette pièce abandonnée ; mais la tradition supplée au témoignage des sens ; on savait, de science certaine, qu’il se passait là d’effroyables choses quand venait sonner l’heure de minuit.

On était au milieu de l’hiver ; il y avait six mois que M. de Jaucourt était absent. Un soir, suivant la coutume de chaque jour, la comtesse avait passé de longues et fastidieuses heures en compagnie de sa tante ; la conversation, maintes fois tombée, se reprenait, de temps à autre, à quelque banal sujet. Mlle Olive d’Audemer parlait volontiers modes ; plus volontiers, elle médisait de ses amies ; une seule chose lui plaisait davantage : la bergeresque et sentimentale dissertation. La comtesse feignait une attention bienveillante et répondait au hasard ; son esprit n’était point à l’entretien.

- N’avez-vous pas reçu des nouvelles de M. de Jaucourt ? demanda tout à coup Mlle Olive.

La comtesse sembla s’éveiller à cette question.

- Que vous dit ce cher comte ? reprit Mlle d’Audemer.

- Il m’annonce son prochain retour.

Olive frappa l’une contre l’autre ses mains que plissaient déjà de nombreuses rides, héroïquement combattues.

- Quel bonheur ! s’écria-t-elle avec un transport enfantin ; nous allons donc quitter cet affreux donjon ! Revoir Paris, le sanctuaire des grâces, de la beauté, des plaisirs… Il était temps, Claire : je me mourais.

La jeune femme était retombée dans sa distraction. Olive la considéra curieusement ; puis un sourire narquois vint se poser sur sa bouche.

- Et l’autre ? demanda-t-elle, en se rapprochant d’un air confidentiel.

- L’autre ! répéta Claire, qui leva sur sa tante un regard interrogateur.

- L’autre lettre ?

La comtesse ne put retenir un brusque mouvement d’effroi ; sa joue se teignit d’un furtif incarnat ; elle baissa les yeux.

- L’autre… dit-elle en hésitant ; elle est d’une ancienne amie… une amie de couvent…

- Ah ! fit Mlle d’Audemer, dont le sourire devint plus railleur ; ne connais-je point cette amie, Claire ?

- Je ne crois pas.

- Elle se nomme ?

- Lucie de Volmérange, répondit la comtesse, en s’efforçant d’assurer sa voix.

Olive fit un geste équivoque et alluma son bougeoir.

- Ce nom ne m’est pas aussi inconnu que vous pouvez le croire, dit-elle ; je l’ai lu dans plusieurs romans… Claire ; je vous souhaite la bonne nuit, ma chère nièce.

Ce disant, après avoir jeté sur la jeune femme un dernier et impitoyable regard, elle se retira d’un pas solennel.

Une expression de mécontentement vint assombrir le gracieux visage de Claire.

- Peut-être n’aurais-je point dû faire mystère de cette folie, pensa-t-elle. Et cependant, ma tante est légère, mon mari jaloux… Oui, j’aime mieux être seule à savoir…

Elle s’interrompit. Involontairement, sa main alla chercher sous le corsage de sa robe un microscopique billet, dont  le papier chatoyait comme un pli de satin blanc. Elle l’approcha du foyer et le tint une seconde suspendu au-dessus de la flamme ; puis se ravisant, l’ouvrit.

C’était une de ces épîtres folles, comme en ont écrit à vingt ans les personnages les plus sensés ; une lettre pleine d’extravagants espoirs, de respects outrés, d’idolâtres élans. Claire la lut cependant d’un bout à l’autre ; sa bouche laissait échapper de petites exclamations de dépit, mais son oeil poursuivait la lecture, non sans une sorte d’intérêt. La lettre était signée Raymond d’Audemer.

- Enfant ! murmura-t-elle, tandis que ses jolis doigts froissaient dédaigneusement le papier ; il me menace de venir !

Elle ouvrit une autre lettre, qu’elle parcourut d’un regard distrait : celle-là était de M. de Jaucourt. Avant d’avoir terminé la première page, la comtesse pencha sa tête sur sa main, et donna son esprit à cette somnolente rêverie qu’appellent la fatigue morale, la solitude et le silence.

Raymond était aussi le neveu de Mlle Olive. Claire et lui avaient été élevés ensemble, au château d’Audemer, jusqu’à l’âge de quatorze ans. A cette époque, Raymond partit pour Paris, afin de terminer son éducation militaire. Le jour du départ fut triste : les deux enfants s’aimaient ; Raymond supplia Claire de lui garder son coeur, ce qu’elle promit en pleurant. Lorsque, deux ans après, le comte de Jaucourt demanda sa main, la jeune fille opposa la promesse faite à Raymond. Mais le comte était riche, et, jeune encore, lieutenant-général. Une telle alliance satisfaisait toutes les ambitions de la famille d’Audemer ; on traita l’objection de Claire d’enfantillage, et la cérémonie eut lieu nonobstant.

M. de Jaucourt était un homme de distinction parfaite, spirituel, mais taciturne et réservé jusqu’à la froideur. Toute parole, si douce qu’elle fût, prenait dans sa bouche une apparence sévère. Ses manières étaient graves, et toujours subordonnées aux règles de la plus délicate courtoisie. Comme officier, il avait fait, en mettant à la raison les bourgeois de Genève, ses preuves d’intelligence et d’intrépidité. Dès l’abord, il entoura sa jeune femme de soins tendres et assidus ; sa jalousie, s’il en avait, ne se montrait point au dehors ; c’était plutôt défiance exagérée de soi-même que soupçon ; il fallait tout le tact féminin pour deviner ce sentiment sous le vernis dont il savait le couvrir. Noble de coeur, et rompu aux grandes façons, il témoignait en toute occurrence à Claire une confiance sans bornes. Celle-ci ne l’aimait point d’amour ; mais touchée de ses soins, fière d’assouplir cet inflexible caractère, elle prit pour lui à la longue une affection profonde et dévouée.

La famille d’Audemer recueillit tous les avantages qu’elle s’était promis de cette union. Le comte avait du crédit ; son heureuse influence s’étendit jusqu’à Raymond, qui sortit des pages, et reçut les épaulettes de capitaine, en qualité d’aide-de-camp de M. de Jaucourt. Il y avait deux ans déjà que Raymond occupait ce poste ; enthousiaste de sa profession, lié à son chef par la reconnaissance et l’amitié, il menait une insouciante et joyeuse vie. C’est à peine si le souvenir lointain de son premier amour lui revenait parfois, pour amener un méprisant sourire sur sa lèvre d’apprenti Don Juan. Mais le proverbe, vaudevillisé par un académicien bien illustre, ne pouvait longtemps mentir à ce point. Claire et Raymond, jusqu’alors séparés par les circonstances, se revirent, pour la première fois, six mois avant l’époque où commence notre histoire. Raymond fut frappé comme d’un coup de foudre ; un amour irrésistible s’empara de lui. Claire en accueillit l’expression avec une ironique pitié ; Raymond se méprit et espéra. Lorsque le comte quitta Paris, son aide-de-camp ne le suivit point.

Pendant six mois, le comte écrivit tous les quinze jours environ ; Raymond doublait la dose : chaque semaine arrivait une lettre de lui. Il était beau et fort brillant cavalier : Claire ne l’avait pas revu sans émotion ; mais incapable de trahir ses devoirs, et se fiant à cette impossibilité, elle reçut les lettres de son cousin, se bornant à n’y point répondre. Raymond prit espoir ; son espoir déçu exalta sa passion jusqu’au délire ; sa dernière lettre, comme nous l’avons vu, était une menace véritable. Claire prit en pitié  la menace, et n’y voulut point croire.

Le salon où elle se trouvait ce soir-là était situé au rez-de-chaussée : il y faisait froid et humide ; le feu presque éteint ne combattait plus le vent qui s’engouffrait avec bruit dans les fissures des hautes fenêtres. Sommeillant à demi et ne se rendant pas compte du malaise général qu’elle éprouvait, Claire poursuivait péniblement son rêve : il lui semblait que M. de Jaucourt revenait jaloux et irrité. Par un concours imprévu de circonstances, sa jalousie se trouvait, en apparence, complètement justifiée : la jeune femme gémissait et se plaignait sous le poids de ce cauchemar.

Tout à coup elle se leva en sursaut ; le vent bruissait aux fenêtres et secouait dehors les arbres dépouillés. Claire écoutait dans l’attitude d’une craintive attente. Elle allait se rasseoir, lorsque trois coups furent frappés aux carreaux avec précaution. Claire pâlit ; elle étendit la main pour saisir le cordon de la sonnette, mais elle se retint et demeura indécise. On frappa de nouveau.

- Si c’était lui ! murmura-t-elle.

Ces paroles exprimaient un doute qu’elle n’avait pas d’instinct : elle savait que Raymond était là. Éperdue, incapable de réfléchir, elle sentait pourtant quels cruels soupçons la présence de son cousin pouvait faire peser sur elle. Celui-ci redoublait de signaux et frappait plus fort à mesure que l’impatience le gagnait. L’excès du péril rendit à la comtesse une partie de sa présence d’esprit. Deux moyens se présentaient : ouvrir ou se retirer. La jeune femme compara d’un coup d’oeil leurs inconvénients. Dehors, Raymond pouvait être découvert ; Mlle d’Audemer avait deviné son amour, peut-être avait-elle connaissance de cette correspondance follement autorisée ; elle était indiscrète : là était le véritable danger. La comtesse se dirigea vers la fenêtre d’un pas décidé ; elle ouvrit. Raymond, les cheveux blancs de givre, les vêtements trempés, franchit le balcon et tomba à genoux.

- Mon cher cousin, dit la comtesse avec un froid sourire, je ne vous avais point défendu ma porte.

Elle ferma la fenêtre et reprit tranquillement le chemin du foyer.

Raymond se releva déconcerté.

- Veuillez vous asseoir et m’écouter ! reprit la comtesse, dont le ton devint sévère. J’ai reçu vos lettres ; je n’en ai point fait part au comte ; j’aimais à conserver pour vous, qui fûtes le compagnon de mon enfance, un reste d’estime ; j’avais tort, puisque vous voilà venu.

- Pouvais-je rester loin de vous ! soupira Raymond.

- J’aime mon mari, reprit Claire qui avait reconquis tout son sang-froid ; le plus grand malheur qui pût me frapper en ce monde serait la perte de sa confiance ; vous m’exposez à ce malheur, mon cousin, abusant de mon imprudente patience à votre égard, vous vous présentez chez moi, non comme un parent a le droit de le faire, au grand jour et devant mes valets, mais la nuit, secrètement, avec les allures d’un amant favorisé… Si je n’avais compassion de votre jeunesse étourdie, mon cousin, je vous mépriserais !

- Oh ! Claire ! Claire ! voulez-vous m’accabler ! s’écria Raymond d’une voix désespérée.

Il s’était remis à genoux ; des larmes emplissaient ses yeux. La comtesse fut émue, et fit pour cacher son trouble un effort qui n’échappa point au jeune capitaine. Quatre ans de séparation ne leur avaient point désappris ce muet et intime langage que se parlent les coeurs qui le savent : Claire lut dans les yeux de Raymond, comme Raymond avait lu dans le regard de Claire ; elle vit que son émotion mal déguisée avait détruit l’effet de sa sévère allocution.

- Mon cousin, dit-elle en redoublant de froideur, je m’efforce de regarder tout ceci comme une passagère démence…

- Passagère !... voulut interrompre Raymond.

- Le comte est votre bienfaiteur, reprit Claire ; je veux croire que votre fantaisie vous l’aura fait oublier un instant ; il est temps de vous le rappeler… Et maintenant, mon cousin, cette entrevue doit finir ; ma tante peut nous surprendre ; la venue d’un domestique me perdrait sans retour…

Raymond se releva, sérieusement effrayé.

- Je suis un fou, dit-il, un misérable fou ! je n’avais songé à rien de tout cela ! je me promettais, à vous revoir, tant de bonheur, Claire !...

Au loin, dans la campagne, il se fit un bruit confus de chevaux et de roues ; il semblait qu’un carrosse passât sur la grande route, au bout de l’avenue. Les chiens, attachés dans la cour, se prirent à gronder. Claire prêtait l’oreille.

- Je souffrais tant ! continua Raymond, encouragé par le silence de sa cousine ; si vous saviez comme l’existence m’est amère depuis que je vous ai revue mariée, séparée de moi pour jamais, vous mettriez fin à ce froid accueil, Claire ; vous me plaindriez peut-être ?

Le carrosse avait enfilé l’avenue ; le bruit approchait rapidement ; on entendait, distinct et précipité, le pas des chevaux. La comtesse écoutait, haletante ; Raymond ne prenait pas garde.

- Vous m’aimiez autrefois, disait-il. Oh ! que souvent j’ai versé des larmes au souvenir du bonheur passé ! Pourquoi ne m’avoir pas gardé votre coeur, Claire ?...

- Perdue ! murmura la jeune femme, d’une voix brisée.

Raymond la regarda stupéfait ; elle étendit silencieusement la main dans la direction de l’avenue, et tomba, demi-pâmée, sur un fauteuil.

Le bruit avait cessé ; mais quelques secondes après, des coups violents retentirent, frappés à la porte extérieure. Raymond devina et frémit.

- Adieu, Claire ! dit-il.

Celle-ci se leva tremblante, égarée ; Raymond était déjà sur le balcon.

- Arrêtez ! s’écria-t-elle. Voulez-vous donc être le premier à souhaiter la bienvenue à M. de Jaucourt, mon mari ?

La salle donnait sur la cour, et les valets s’ébranlaient pour aller ouvrir.

- Que faire ? demandait Raymond, au comble de l’agitation. Dites-moi ce qu’il faut faire ? dussé-je mourir, je le ferai !

Claire secoua la tête avec découragement.

- Il n’est plus temps ! murmura-t-elle.

Raymond courait çà et là comme un insensé, maudissant le hasard et lui-même ; les lourds verroux de la grande porte venaient de grincer en s’échappant de leurs crampons rouillés. Tout à coup, la comtesse saisit un flambeau.

- Venez ! dit-elle en prenant le bras de Raymond.

Celui-ci se laissa faire. La comtesse traversa rapidement plusieurs pièces, entraînant son cousin sur ses pas. Arrivée au bout du corps de logis, elle ouvrit une dernière porte, et poussa Raymond dans une chambre poudreuse, sans meubles, à l’exception d’un grand lit de forme antédiluvienne.

- Le jardin est là, dit-elle en montrant la fenêtre ; quand tout dormira dans le château, vous prendrez la fuite… Que Dieu vous pardonne !

Puis, laissant le flambeau, elle retourna précipitamment sur ses pas. Comme elle rentrait dans le salon par une porte, l’autre s’ouvrait pour donner passage à M. de Jaucourt. Il s’avança et salua sa femme avec ses égards ordinaires ; néanmoins, cette première entrevue fut courte et embarrassée des deux côtés. Claire mit d’assez bonne grâce sur le compte de la joie l’émotion que gardaient ses traits bouleversés, mais elle ne put si bien faire que M. de Jaucourt ne laissât percer quelque surprise. Après une ou deux insignifiantes questions péniblement échangées, les deux époux se retirèrent dans leurs appartements séparés. Durant toute cette nuit, Claire resta éveillée, debout près de sa fenêtre qui s’ouvrait sur la campagne. Au lever du jour seulement, elle se coucha : elle avait vu une forme indécise franchir les murs du jardin, et son coeur avait été soulagé d’un grand poids.

Raymond, lui demeuré seul, essaya d’abord de mettre de l’ordre dans ses idées : son voyage à Rauville était, dans le principe, une simple équipée de jeune fou ; mais l’aventure semblait tourner au tragique : la réputation et le bonheur de Claire étaient désormais en question par sa faute. Il se promena longtemps, agité d’une véritable fièvre, n’osant essayer de fuir encore, et dévorant tant bien que mal son impatience. En marchant, il réfléchissait ; il se rappelait avec honte et dépit la froideur glaciale de Claire ; certaines paroles lui revenaient surtout, qui faisaient monter le rouge à son front.

- Le comte est votre bienfaiteur ! avait dit la jeune femme.

C’était l’exacte vérité ; Raymond s’avouait en maugréant que son rôle présent était encore plus odieux que pitoyable ; son amour, fantaisie soudaine, passionnée, mais passagère, faisait place insensiblement à cette bonne et loyale affection qu’il avait gardée autrefois à sa cousine ; il se repentait sincèrement, et, ce qui mieux est, jurait qu’on ne l’y prendrait plus.

Voulant faire diversion à ces désagréables pensées, il prit son flambeau et visita la chambre. Trois des quatre murailles étaient nues ; la quatrième, celle qui faisait face au lit, disparaissait sous une magnifique tapisserie, quelque peu fanée, mais dont le dessin, d’une vigueur et d’une pureté admirables, attirait le regard et forçait l’attention. Raymond, malgré sa préoccupation, se prit d’intérêt pour ces personnages, qui semblaient vivre sur le canevas ; la scène qui se jouait là en peinture, devant ses yeux, avait d’ailleurs un singulier rapport avec le petit drame domestique où son étourderie lui avait donné un rôle. Quand il abaissa son flambeau, les moindres détails de la tapisserie étaient gravés dans sa mémoire. Onze heures venaient de sonner ; harassé de fatigue, et ne croyant pas qu’il fût temps encore de s’esquiver, il se jeta sur le lit et s’endormit aussitôt.

Son sommeil ne fut pas long : à minuit il fut éveillé par le timbre fêlé de la vieille horloge. La lune, dont la lueur s’augmentait, réfléchie par la neige qui couvrait au loin le sol, éclairait la chambre presque autant qu’en plein jour. Raymond leva machinalement son regard. Alors, on aurait pu le voir sauter convulsivement hors du lit, tirer son épée et rester le corps renversé en arrière, les bras tendus, l’oeil à demi sorti de l’orbite, en face de la tapisserie. Il crut rêver d’abord, tant était extraordinaire l’objet qui fixait son regard ; mais il eut beau se frotter les yeux, son incrédulité dut plier : il était témoin d’un fait qui dépassait les bornes de la compréhension humaine.

La lune se cacha derrière un nuage ; tout rentra dans l’obscurité. Raymond était brave jusqu’à exagérer l’audace ; en outre, imbu des doctrines de l’époque, il croyait en Dieu tout au plus et se moquait volontiers de ce qui n’est pas matériellement explicable. Pourtant il passa plusieurs heures, l’épée à la main, immobile contre le lit, pour se tenir le plus loin possible de la fantastique apparition. Au bout de ce temps, il ouvrit doucement la fenêtre, et sautant dans le jardin, respira bruyamment comme un homme débarrassé d’un écrasant fardeau.

- A tout hasard, je ferai dire une messe ! grommela-t-il en se glissant le long des murs.

A l’auberge du village voisin, il retrouva son cheval et M. de Vaunois, un ami de garnison dont il s’était fait escorter. Tous deux prirent le chemin de Caen. Raymond était singulièrement pâle et défait.

- Te serait-il arrivé mésaventure ? demanda M. de Vaunois.

Raymond, encore impressionné de ce qu’il venait de voir, raconta son réveil et l’apparition, le tout d’un ton grave et profondément convaincu. Son compagnon l’écouta jusqu’au bout, puis partit d’un gigantesque éclat de rire.

- Voilà le mystère expliqué ! s’écria-t-il ; les bonnes gens de l’auberge n’ont pu donner les précieux et authentiques détails que contient ton récit, mais ils m’ont parlé d’une salle diabolique…. Tu as couché dans la salle de la tapisserie, mon ami, et je m’étonne sérieusement de te revoir en vie, après cela !

M. de Vaunois se prit à rire de plus belle. Raymond souffrait de cette gaîté. Il abjura son ami de garder sur les événements de la nuit le plus rigoureux secret ; Vaunois promit.

Le lendemain, le premier soin de la comtesse fut d’aller elle-même remettre tout en ordre dans la chambre où s’était caché Raymond. Elle n’oublia rien ; personne n’aurait pu s’apercevoir que la chambre eût été habitée ; Claire le croyait, du moins. Cependant, après le déjeuner, M. de Jaucourt la prit à part, et lui demanda qui avait couché dans cette pièce durant son absence.

- Personne, répondit la comtesse en rougissant.

M. de Jaucourt jeta sur elle un regard triste et scrutateur.

- Claire, dit-il lentement, je vous dois un aveu. Il est, je crois, des gens assez lâches pour détruire, à l’aide de la calomnie, le bonheur de deux époux. Une lettre me fut dernièrement adressée, qui vous accusait bassement ; je l’ai rejetée avec mépris, après avoir lu les premières lignes ; mais… au nom de Dieu ! Claire, dites-moi qui a couché dans cette chambre durant mon absence ?

- Personne ! répondit encore la jeune femme, reculant à l’idée de mettre en présence son cousin et son mari.

Le comte garda le silence pendant quelques secondes ; une douloureuse émotion se lisait dans son regard.

- Je me suis trompé, sans doute, murmura-t-il en s’éloignant.

Le matin, il avait fait, sans dessein arrêté, le tour du château. Dans la chambre tant de fois nommée, un signe irrécusable, et que nous aurons plus tard occasion d’expliquer au lecteur, lui avait révélé la récente présence d’un hôte. Cette circonstance l’avait d’abord fort légèrement préoccupé, mais il se souvint d’avoir vu, la veille, au moment de son arrivée, une lumière courir de chambre en chambre, du salon à l’aile inhabitée ; il se souvint surtout de l’embarras de Claire à sa vue, et sollicita une explication. La réponse de la comtesse fut un coup de foudre pour M. de Jaucourt : Claire descendait au mensonge ; donc elle avait un intérêt bien puissant à cacher le passage d’un étranger à Rauville. Quel intérêt ?

M. de Jaucourt n’osait répondre à cette question. Il retourna à l’aile abandonnée, et regarda de nouveau les êtres de la chambre. Tout était en ordre, sauf la tapisserie, la tapisserie, qui lui affirmait, plus positivement que n’eût fait le serment d’un homme, que la chambre avait été nuitamment habitée.

Certain de son malheur, il renferma son chagrin en lui-même, fit remettre les chevaux à sa chaise, et partit, après avoir cérémonieusement pris congé des deux dames.

Ainsi fut trompé l’espoir de Mlle Olive d’Audemer. Elle resta confinée dans cet affreux donjon, où se fanait son âge mûr ; elle ne revit point Paris, le séjour des grâces, et dut se croire condamnée au célibat à perpétuité. En revanche, sa solitude augmenta. Claire restait maintenant tout le jour enfermée dans son appartement. Pour comble de malheur, les messages mystérieux de Mlle Lucie de Volmérange, qui, seuls, donnaient quelque aliment à la curiosité d’Olive, cessèrent brusquement. M. de Jaucourt lui-même n’écrivait presque plus.


II

M. le chevalier de Langel-Coudras était un personnage tout aimable. Il faisait de petits vers aussi ravissants que les petits vers de Dorat, découpait des profils comme M. le duc de Beuvron, d’enchanteresse mémoire, et contait les légendes mieux que personne au monde. Les histoires de revenants faisaient alors fureur : Florian nous a laissé un modèle du genre dans sa nouvelle intitulée *Valérie*, mais Florian nous a montré des fantômes de bergers, et les bergers, vivants ou morts, sont, de leur nature, peu récréatifs. Le chevalier de Langel-Coudras ne se fourvoyait point ainsi : ses revenants habitaient toujours de noirs châteaux gothiques ; on entendait, dans ses récits, tinter le beffroi séculaire ; les armures de fer s’entrechoquaient avec un bruit funèbre ; la lune passait, pour éclairer la scène, à travers de fantastiques vitraux. Aussi M. de Langel était-il fort recherché. Bien qu’il fût de très-mince noblesse et de plus médiocre fortune, il voyait la meilleure compagnie. Sa célébrité datait de 1775. Ayant été présenté à la cour vers cette époque, il se munit en tapinois d’une paire de ciseaux damasquinés, et découpa dans une feuille de vélin le royal profil de Marie-Antoinette. Cela lui valut une petite pension et une grande renommée. De fait, nous en sommes convaincu, il a fallu la Révolution et ses conséquences pour empêcher le nom de cet homme recommandable d’arriver aux oreilles de la postérité la plus reculée.

Ce soir-là, M. le chevalier de Langel-Coudras devait réjouir les hôtes de M. le prince de Léon : il avait revêtu, en conséquence, son costume le plus honnête et rassemblé en faisceau tous ses  moyens de se rendre agréable. La gloire n’était pas le seul mobile du chevalier : il manquait à son bonheur un élément patiemment poursuivi depuis longues années, une femme dont la dot pût le remettre en estime près de ses fournisseurs. Cet heureux phénix était encore à trouver, mais le hasard est un Dieu puissant ; par prudence, il ne négligeait jamais aucun de ses avantages. Il arriva, les ciseaux damasquinés en poche, la mémoire bourrée de madrigaux impromptus et de récits lugubres laborieusement fabriqués. Le chevalier était depuis longtemps à bout d’histoires véritables. Après avoir découpé les profils d’une raisonnable portion de l’assemblée et psalmodié ses petits vers à la satisfaction générale, il se recueillit un instant et prit une physionomie funeste. Les assistants se réunirent immédiatement en cercle ; c’était l’annonce muette et convenue de la troisième et dernière partie des exercices de M. le chevalier de Langel-Coudras.

- L’histoire que je vais avoir l’honneur de raconter à ces dames, dit-il d’une voix sourde et suffisamment effrayante, est vraie ; je la tiens de celui-là même qui a joué le principal rôle dans cette aventure réellement extraordinaire.

« A une époque que je veux taire par discrétion, un jeune officier, dont le même motif m’engage à ne pas dire le nom, quitte Paris pour se rendre dans une province que je ne désignerai pas ; ces dames approuveront ma réserve. Ce jeune officier était amoureux d’une belle recluse confinée dans un horrible manoir demi-ruiné situé loin de toute ville. Il était aimé ; cependant la dame n’avait point transgressé encore certaine loi qui fait le désespoir des coeurs bien épris. Le mari était absent ; l’amant…. »

Le chevalier s’arrêta et tourmenta son jabot, d’un air embarrassé.

- Pour la commodité du récit autant que pour l’intérêt, reprit-il après un court silence, il me faudra, je le vois, trouver des noms pour mes personnages. Donc, si ces dames le veulent bien permettre, l’amant s’appellera Dorimon, la recluse Estelle, et le mari Géronte….

« Dorimon, disais-je, était un cavalier de galante tournure, tenant aussi bien la plume que l’épée, et fait pour avoir accès auprès des plus cruelles. Ne pouvant, cependant, fléchir les rigueurs de l’inhumaine Estelle, il s’introduisit secrètement un soir au château de Géronte, et, tombant aux genoux de la belle, il dégaîna son glaive dans le but de se donner la mort. Estelle poussa aussitôt de grands cris et lui retint le bras, ce qui amena des larmes de reconnaissance dans les yeux de ce malheureux et parfait amant. Je ne vous dirai point la scène qui suivit ; le dieu d’amour a de merveilleux secrets pour précipiter le cours des heures : la nuit était fort avancée déjà, que Dorimon et sa maîtresse ne s’étaient pas dit encore la moitié de ce qu’ils avaient à se dire.

« Tout à coup, ils entendirent un grand bruit ; on frappait à la porte avec fracas. Estelle reconnut la main du maître et faillit s’évanouir, tant elle éprouva de frayeur ; Dorimon lui proposa de se poster sur le seuil et de pourfendre quiconque tenterait de s’introduire : elle versait d’abondantes larmes et ne savait à quoi se résoudre. Pendant ce temps, la livrée était allée ouvrir.

« Il y avait au château de Géronte une chambre solitaire dont l’épouvante éloignait chacun ; elle était, disait-on, hantée par les esprits. Une idée soudaine frappa Estelle, qui entraîna Dorimon hors du salon.

« Quand entra le seigneur Géronte, sa femme était assise les pieds sur les chenets ; elle lui tendit doucement sa main à baiser en signe de bienveillance ; puis, Géronte étant las du voyage, les deux époux s’allèrent mettre au lit.

« Dorimon, conduit par Estelle dans la chambre terrible, maudissait dans son coeur le destin, qui avait rompu brusquement un tête-à-tête si plein de charmes. Par manière de passe-temps, il voulut visiter en détail cette chambre à coucher, que lui donnait un hasard cruel… »

M. de Langel reprit haleine et parcourut du regard son public. Le gros des auditeurs était passablement attentif ; mais deux personnages, la tête penchée en avant, l’oeil fixé sur le narrateur comme s’ils eussent voulu dévorer sa parole au passage, faisaient surtout honneur au récit. L’un était un jeune mousquetaire portant les épaulettes de capitaine ; l’autre, d’un certain âge, à la physionomie grave et profondément mélancolique, était revêtu des insignes de lieutenant-général. Tous deux s’étaient involontairement levés et se tenaient debout au milieu de l’auditoire assis. Le chevalier, ravi d’un tel succès, leur fit un gracieux salut et continua, en s’adressant à eux de préférence :

« Dorimon s’arrêta devant une tapisserie de haute-lisse d’un miraculeux travail. Elle représentait un salon gothique orné de toutes les bizarres splendeurs en usage aux temps de barbarie ; au fond, un grand feu de troncs d’arbres brûlait dans l’immense cheminée ; près du foyer, un jeune page et une châtelaine de la plus exquise beauté se tenaient, l’une debout, dans l’attitude de l’épouvante, l’autre à genoux et parlant d’amour. A l’autre extrémité du salon, sur le seuil d’une porte entr’ouverte, paraissait un chevalier de haute taille, bardé de toutes pièces ; ses traits durs et impitoyables étaient rendus plus cruels par la colère ; son regard tombait d’aplomb sur la dame, qu’il pétrifiait. Le page ne voyait rien.

« Tout cela était représenté avec tant d’art, que Dorimon restait sous le charme, s’attendant presque à voir l’épée du châtelain sortir de son fourreau de fer, la tête décollée du page rouler sur le tapis, et la dame se traîner à genoux, demandant merci en pleurant. Peut-être notre héros fut-il aussi frappé de l’analogie que présentait la situation du page avec la sienne propre…. »

Hasard, ou nouvel hommage rendu à l’attention soutenue du plus fervent de ses auditeurs, M. de Langel cligna de l’oeil à ces derniers mots, et envoya un fin sourire au mousquetaire. Celui-ci était soucieux. Le lieutenant-général, froid, impassible, couvait le conteur d’un regard fixe.

« Quelle que soit la beauté d’un tapisserie, reprit encore le chevalier, sa vue ne délasse point d’une journée de fatigues. Au bout d’une demi-heure, Dorimon se coucha tout habillé sur le lit. Il était plongé dans son premier sommeil, lorsqu’un bruit étrange le réveilla en sursaut : on eût dit un fracas de chaînes ; il se mit sur son séant et tendit l’oreille : on n’entendait plus rien, rien que les derniers coups de minuit sonnant à la tour du beffroi. Dorimon parcourut la chambre d’un regard inquiet. Son flambeau s’était éteint, mais la lumière de la lune, entrant par les deux larges fenêtres, tombait sur la tapisserie. Notre héros poussa un cri de surprise et d’effroi.

« La lune lui montrait, en effet, un spectacle surnaturel, inouï ! Les personnages brodés sur la tapisserie avaient changé de place ; le drame avait marché, la menace s’était accomplie. La châtelaine embrassait les genoux du chevalier, tandis que celui-ci, repoussant d’une main les étreintes de sa femme, plongeait de l’autre sa grande épée dans le sein du page renversé ; des flots de sang, s’échappant de sa blessure, couraient sur le sol… »

Le lieutenant-général poussa une sourde exclamation. Le mousquetaire qui l’épiait depuis quelques minutes, placé de manière à n’être point vu de lui, fronça le sourcil et regarda M. de Langel d’une façon menaçante. M. de Langel, occupé à sa péroraison, ne prit point garde à ce regard.

« Voilà ce que vit Dorimon, dit-il en donnant à son organe l’emphase convenable ; il me souviendra toujours que ses cheveux se dressaient sur sa tête, tandis qu’il me faisait ce récit. La vision fut réelle ; Dorimon n’était point homme à se laisser dominer par une vaine crainte. Qu’était-ce ? La tapisserie reprit-elle sa première apparence, lorsque revinrent l’éclairer les rayons du jour ? Ce changement avait-il été produit par le jeu de quelque mécanique inexplicable ? Raisonnablement une telle chose ne se suppose point. En tout cas, Dorimon ne peut s’en assurer ; forcé de s’éloigner dès l’aube pour ne point compromettre sa chère Estelle, il ne revint jamais depuis au château de Géronte. »

- Eh bien ! fit M. de la Pallu, l’un des amis du prince ; après ?

- C’est tout, dit le chevalier, surpris et piqué de cette question.

- Ne nous direz-vous pas au moins le nom des personnages ? demandèrent deux ducs et cinq baronnes.

M. de Langel concentra son dépit et appela sur sa lèvre un sourire. Il ouvrait la bouche pour s’excuser ou répondre, lorsqu’il se sentit presser les bras des deux côtés à la fois : à droite était le mousquetaire, à gauche, le lieutenant-général.

- Je vous le défends ! dit ce dernier à voix basse.

- Si vous le faites, murmura l’autre, je vous tuerai demain.

La figure du chevalier offrait en ce moment le type du plus grand embarras.

- Messieurs ! balbutia-t-il, je n’ai pas l’honneur….

- Je serai chez vous demain à neuf heures, reprit le mousquetaire qui se perdit aussitôt dans la foule.

Le général tourna les talons, en jetant ces paroles.

- A huit heures, demain.

- Allons, chevalier, disait l’assemblée en choeur, nous serons discrets ; dites-nous seulement le véritable nom de Géronte ?

- Épargnez-moi… c’est un devoir de délicatesse… je ne puis !... répondit M. de Langel, inquiet et préoccupé.

- Alors, vous baissez, très-cher ! s’écria M. de la Pallu ; votre histoire n’a ni sens commun, ce qui est la moindre chose, ni sel, ni dénoûment.

- Le fait est que le chevalier nous a raconté mieux que cela, conclut en bâillant l’amphitryon lui-même.

Le malheureux Langel se courba sous cette superbe sentence : c’était une chute. Tout le reste de la soirée, il demeura tristement à l’écart ; sur le point de se retirer, il parcourut de l’oeil les différents groupes : ses deux mystérieux interlocuteurs avaient disparu.

- Que diable me veulent ces gens ? se demandait-il en regagnant sa modeste demeure. A force d’inventer, aurais-je trouvé la vérité, par hasard ?... Ce serait jouer de malheur.

Le lendemain, huit heures sonnant, un carrosse s’arrêta sous les fenêtres de M. de Langel-Coudras. Le chevalier n’était pas un poltron, mais il abhorrait le duel par principe : un coup d’épée pouvait lui ôter l’usage de la main droite, et alors, que fussent devenus les glorieux ciseaux qui avaient découpé le profil d’une reine de France ? Il se hâta d’ouvrir, partagé entre la crainte et la curiosité. Le lieutenant-général entra ; au jour, son visage semblait plus pâle et plus sévère encore. M. de Langel, quelque familiarisé qu’il fût avec les figures des spectres, se sentit venir le frisson.

- Monsieur, dit le nouvel arrivant, je me nomme de Jaucourt ; c’est vous dire assez le motif de ma visite.

- Le nom de Monsieur le comte m’est parfaitement connu, répondit Langel en s’inclinant jusqu’à terre ; qui n’a entendu parler du vainqueur de Genève ?... Mais ce nom ne m’explique pas…

- Ne vous souvient-il plus de ce qui eut lieu hier soir ?

- Si fait. J’ai conté une historiette qui n’a pas eu tout le succès…

- Morbleu ! monsieur, interrompit M. de Jaucourt, qui cette fois dépouilla son flegme ; prétendez-vous continuer la raillerie ?

- A Dieu ne plaise que, maintenant ou jamais, je veuille railler M. le comte ! s’écria Langel avec onction. Il y a, sans nul doute, un malentendu.

La complète innocence qui se lisait sur la figure du chevalier sembla dérouter M. de Jaucourt.

- Je veux croire que vous n’aviez pas d’intention mauvaise, reprit-il ; mais cette histoire…

- Est de pure invention, je vous proteste, s’empressa d’ajouter Langel.

Le comte fronça le sourcil ; cette assertion manifestement mensongère l’indigna. Il ne lui plut pas de discuter ; il continua, sans tenir compte de l’interruption.

- Ou vous êtes le héros de l’aventure, ou vous la tenez d’un tiers. Dans le premier cas, vous allez me suivre, dans l’autre, vous me direz sur l’heure le nom…

- Mais je l’ignore ! interrompit de nouveau Langel. C’est une inexplicable fatalité ! Sur mon salut ! l’anecdocte est controuvée.

- Vos dénégations ne me persuadent pas, dit le comte ; elles me prouvent seulement que vous n’êtes pas digne d’être traité en galant homme. Je vous donne jusqu’à demain à pareille heure. Décidez-vous, sinon mes gens feront le nécessaire.

M. de Jaucourt tourna le dos et descendit gravement l’escalier.

- Monsieur !... Monsieur !... criait Langel : l’histoire est fausse !... C’est une bagatelle inventée à plaisir, une fable, un conte à dormir debout…

Mais M. de Jaucourt était remonté déjà dans son carrosse, qui brûlait le pavé sur le chemin de son hôtel.

- Voilà un détestable fou ! s’écria le chevalier en essuyant la sueur de son front. Pardieu ! je me battrai s’il le faut ; mais dussé-je remuer ciel et terre, lui, moi, le monde entier, nous saurons le nom de l’amant de sa femme !...

- Monsieur, je suis votre serviteur ! dit le mousquetaire de la veille, qui, trouvant la porte ouverte, était entré sans façon. Comme vous voyez, je suis exact.

- Que puis-je faire pour votre service ? demanda brusquement le chevalier, dont cette nouvelle visite augmentait la mauvaise humeur.

Le mousquetaire entr’ouvrit son manteau, et montra deux rapières assorties.

- Nous allons régler ensemble, à l’amiable, une petite affaire, dit-il en se jetant sur un fauteuil.

- Encore un duel ! murmura le chevalier, qui se croisa les bras sur la poitrine, en signe de résignation.

- Serait-il donc déjà venu ? demanda le mousquetaire.

- Qui ?

- Le général.

- Ah çà ! vous vous entendez, ce me semble ! s’écria Langel furieux. Tout ceci est une atroce mystification…

- Chut ! interrompit l’officier : que vous a-t-il dit ?

- Que sais-je ? des folies… Il est venu me demander le nom de l’amant de sa femme.

- Et vous avez répondu ?...

- Hé ! rien du tout.

L’officier se leva et prit les mains du chevalier qu’il pressa dans les siennes avec chaleur.

- Vous êtes un brave et digne homme, monsieur de Langel, dit-il. Au diable ces épées ! je vous offre mon amitié… Mais dites-moi, savez-vous que vous avez eu grand tort de conter cette anecdote devant les acteurs…

- Les acteurs ! répéta Langel en dressant l’oreille.

- N’allez-vous pas faire le discret avec moi aussi ? s’écria le mousquetaire en riant aux éclats. Cet étourdi de Vaunois vous aura conté l’aventure ; j’ai deviné cela tout de suite. Vous vous en êtes du reste tiré en homme habile ; seulement, ce nom de Dorimon dont vous m’avez affublé rappelle un peu trop le mien.

- Bénie soit la Providence ! pensa le chevalier ; voici l’amant de Mme de Jaucourt ; je ne me battrai pas avec ce grand fantôme de général. Sachons d’abord son nom, pour l’adresser immédiatement par exprès à l’époux outragé… Mais pas trop, pas trop, en vérité, reprit-il tout haut avec bonhomie.

- Si fait ! Dorimon, Raymond… la rime !

- C’est juste, la rime, je n’y avait pas songé… Mais le nom de famille, cela déroute.

- Un autre, peut-être ; moi, c’est différent : quelques petites rencontres assez malheureuses ont fait connaître plus qu’il n’était besoin le nom de Raymond d’Audemer.

Le chevalier avait vivement saisi crayon et tablettes pour noter ce précieux renseignement que lui envoyait le hasard ; mais il s’arrêta tout à coup et remit ses tablettes en poche : malgré sa jeunesse, Raymond d’Audemer avait la réputation d’être le plus dangereux duelliste de toute l’armée.

- Mieux vaut encore avoir affaire au général, grommela tristement le chevalier qui se prit à arpenter sa chambre d’un air soucieux.

- Quoi qu’ait pu dire l’assemblée, reprit Raymond, l’histoire était bonne. Cependant, si vous la répétez, je vous engage à rectifier quelques détails. Par exemple, vous avancez que la meilleure intelligence régnait entre les deux amants ? il n’en fut jamais ainsi, je dois le proclamer. Mme de Jaucourt est un modèle de vertu et de pureté. Moi seul étais coupable, d’autant plus coupable, que le comte eut réellement à mon égard des bontés sans nombre. Aussi, suis-je parfaitement guéri de ma folle passion ; s’il faut vous dire la vérité, j’étais décidé, ce matin, à vous passer mon épée au travers du corps pour assoupir tout d’un coup l’affaire. Cette pauvre cousine n’a déjà que trop souffert par ma faute ! Celui qui changerait en certitude les doutes de son mari mourrait de ma main.

- Voilà le mal ! soupira Langel.

- Mais je suis tranquille : Vaunois est à  l’armée ; notre tante, qui parlerait si elle savait, ignore tout ; vous…

- Il y a une tante ? dit le chevalier qui mit fin subitement à sa promenade.

- Vous, continua Raymond, vous allez me donner votre parole de gentilhomme…

- Est-elle en puissance de mari ? demanda M. de Langel.

- Ne m’avez-vous donc point entendu ? Il s’agit de Mme de Jaucourt.

- Je parle de la tante.

- Elle est demoiselle.

- Jeune ?

- Quarante ans, moins ou plus.

- Riche ?

- Quelque dix mille livres de revenu.

- Et elle habite le château de Géronte… je veux dire la maison de Mme de Jaucourt ?

- Voici bien des questions oiseuses ! dit Raymond avec un commencement d’impatience.

- Mon cher monsieur, dit le chevalier en prenant un siège qu’il approcha tout près de celui du jeune homme, je vais vous mettre à même de lire dans mon coeur. Quoi que vous puissiez croire, le récit que je fis hier était le fruit de mon imagination.

Raymond fit un geste d’incrédulité.

- Je parle sérieusement : tout fut inventé par moi. Je n’ai jamais vu M. de Vaunois. Un infernal hasard a pu seul me faire rencontrer juste. Maintenant, je me trouve placé entre vous, qui me menacez de me tuer…. vous en êtes très-capable, je le sais… et M. de Jaucourt, dont les intentions ont avec les vôtres une déplorable analogie… Que faire ?

- Il y a deux expédients : quitter Paris, ou bien…

Raymond étendit la main vers les épées.

- Mon cher monsieur, reprit le chevalier, ce ne sont pas là des expédients. Ce que je cherche, c’est précisément le moyen d’éviter ces deux extrémités également désagréables. Si vous voulez me prêter votre aide, la chose n’est peut-être pas absolument impossible.

- De quoi s’agit-il ? demanda Raymond.

Le chevalier approcha de nouveau son siége, prit un air mystérieux, et parla quelques minutes à voix basse. Le jeune homme accueillit sa conclusion par un éclat de rire immodéré. M. de Langel demeura confus.

- Ainsi, vous refusez de me prêter secours ? dit-il.

- Du tout ! j’accepte de grand coeur. De ce pas, je m’offre à vous servir de guide vers la demeure du général. Je m’offre, en outre, à vous servir d’ambassadeur.

Et le rire du jeune officier recommença de plus belle.

Une demi-heure après, le chevalier se faisait annoncer chez M. de Jaucourt.

Nous ne raconterons point les détails de la scène qui eut lieu entre les deux adversaires. Le chevalier s’humilia ; peut-être ne l’eût-il point fait sans le seul but d’éviter une affaire d’honneur ; mais un grand dessein germait dans son cerveau.

- Monsieur le comte, dit-il en prenant congé ; ce mystère s’expliquera, j’en ai l’espérance, à notre commune satisfaction. Je vous demande un délai de quinze jours ; si j’échoue, il sera temps de me taxer de folie et ou de lâcheté. Du moins dans aucun cas, ne pouvez-vous m’accuser d’avoir manqué au respect qui vous est dû.

Le soir, Raymond et M. de Langel prirent en poste le chemin de la Normandie.

En quittant, la veille, les salons du prince Léon, M. de Jaucourt avait écrit à sa femme une longue lettre. Sa légitime colère ne put lui faire franchir les bornes de son habituelle courtoisie ; mais il s’expliqua enfin. Après avoir rendu compte de l’affront récent qui, le frappant au coeur, avait cruellement remis à nu sa blessure, il revenait sur le passé. Nous avons intérêt à mettre sous les yeux du lecteur la fin de sa lettre.

« Je n’avais pas besoin, disait-il en parlant du récit du chevalier, je n’avais pas besoin de cette outrageuse confirmation. En quittant Rauville, je savais qu’un étranger l’avait habité ; je m’en étais assuré par mes propres yeux ; vous allez me comprendre :

« Un de mes ancêtres, je ne saurais dire lequel, placé, pour son malheur, dans la même position que moi, époux d’une femme jeune et belle, jaloux comme peut l’être tout homme qui se sent trop vieux pour être marié, conçut des soupçons, et s’avisa, pour les éclaircir, d’un bizarre expédient. Sous le lit de sa femme, il fit construire un plancher mobile, communiquant avec des rouages cachés dans l’épaisseur des murailles ; autour de ces rouages s’enroulaient des câbles qui soutenaient une tapisserie suspendue dans les combles, au-dessus d’une rainure pratiquée au plafond. Le corps frêle et délicat de la dame de Rauville pouvait peser impunément sur l’appareil ; mais un poids plus lourd rompait l’équilibre ; la tapisserie descendait lentement et couvrait la tenture ordinaire de l’appartement.

« Mon aiëul feignit une absence ; à son retour, la tapisserie tombée lui révéla sa honte ; il fut tué en combat singulier par l’amant de sa femme.

« Je revenais, moi, avec une crainte, mais sans soupçons ; car ma confiance en vous était grande, madame. La tapisserie tombée ne me révéla que le passage d’un étranger : ce furent vos dénégations qui m’apprirent mon malheur.

« Il me restait à connaître le nom de cet homme, le hasard m’a mis sur sa trace ; demain je me battrai. Dieu veuille que j’aie le sort de mon aiëul ! »

On peut deviner la détresse où la lecture de cette lettre laissa Mme de Jaucourt. Le départ subit de son mari après une si longue absence, des messages rares et froids, lui avaient fait concevoir des craintes, mais elle doutait encore. A présent, tout espoir disparaissait, ses craintes les plus cruelles étaient outrepassées. Elle pleura en silence, et refusa de répondre aux questions de Mlle d’Audemer, dont la loquace curiosité essaya vainement de surprendre le secret de ses larmes. De guerre lasse, Olive se retira ; Claire, restée seule, tomba dans une sorte d’affaissement plein de malaise ; la nuit la trouva demi-couchée sur une bergère, dans ce même salon où nous l’avons vue au commencement de ce récit. Rendue de lassitude, elle ne pensait plus. Si quelques pleurs venaient encore se suspendre parfois à sa paupière, c’était par une sorte de sentiment vague, instinct d’une grande douleur qui sommeille.

Vers neuf heures, la porte du salon s’ouvrit doucement sans qu’elle y prît garde ; Raymond parut sur le seuil. Il s’avança sans bruit vers sa cousine. Ces trois mois passés dans des transes continuelles avaient opéré chez la jeune femme un triste changement : ses joues s’étaient creusées, l’éclat de son teint avait fait place à une mate et maladive pâleur.

Raymond la contempla quelques instants en silence ; ses traits exprimaient le repentir le plus sincère et le plus profond.

- Claire ? murmura-t-il enfin.

La comtesse tressaillit à cette voix, leva les yeux et poussa un cri d’horreur.

Au même instant, un bruit de pas se fit entendre dans l’anti-chambre.

- Je sais tout, dit Raymond avec rapidité. Je vous ai fait bien du mal, Claire ! Le comte vous croit coupable ; s’il plaît à Dieu, nous le détromperons.

- Malheureux ! s’écria Claire, dont l’indignation étouffait la voix, sortez !

- Silence ! fit Raymond effrayé.

Mlle Olive montrait son antique visage, à la porte entrebâillée.

- Madame, reprit cérémonieusement le jeune homme, qui se hâta de composer ses traits, je croyais trouver ici ma tante, Mlle d’Audemer. Je vous prie d’agréer mes excuses.

- Mon neveu, s’écria Olive en entrant, ne reconnaissez-vous donc plus votre cousine, madame de Jaucourt ?

Raymond feignit d’examiner plus attentivement la jeune femme, qui, à la vue d’Olive, avait remis sa tête entre ses mains.

- En effet, dit-il avec indifférence ; mais il ne s’agit pas de cela. Ma chère tante, je vous demande un instant d’entretien particulier.

- Un entretien particulier ! répéta Olive avec effroi. Mon neveu, vous n’êtes plus un enfant ; une femme seule….

Raymond mit solennellement la main sur son coeur.

- Madame, dit-il, je vous donne ma foi de gentilhomme….

- Cela suffit, interrompit Mlle d’Audemer ; suivez-moi !

Raymond venait jouer au château de Rauville une assez plaisante comédie ; l’aspect de Claire l’avait jeté tout à coup hors de son rôle, mais il se souvint à temps que, si ridicule que fût l’expédient, le but était important et sérieux. Personnellement, il avait à réparer une étourderie dont il pouvait maintenant mesurer les funestes conséquences. Mettant donc d’autorité à l’écart l’image attristante de sa cousine, il fit appel à toute sa présence d’esprit. En entrant dans son appartement, Olive lui montra du doigt un siége. Raymond resta debout.

- Je garde la posture qui convient à un ambassadeur chargé de paroles suppliantes, dit-il.... Connaissez-vous le chevalier de Langel-Coudras, ma chère tante ?

- Pourquoi cette question, s’il vous plaît, mon neveu ?

- Je vous prie humblement d’y répondre, ma chère tante.

- Certes, je le connais, dit Mlle Olive d’un ton piqué. L’an dernier, à Paris, chez M. le duc d’Harcourt, il se permit de découper mon profil. C’est un impertinent.

- Mais,… voulut dire Raymond.

- Le profil était fort laid, mon neveu.

Le jeune homme retint à grand’peine un sourire.

- Cela ne m’étonne pas, prononça-t-il gravement.

- Comment, monsieur !...

- Veuillez m’écouter, ma chère tante. L’artiste le plus ingénieux n’est, après tout, qu’un homme. La colère, la crainte, l’amour font trembler la main ; l’amour surtout !... Belle tante, ne comprenez-vous pas ?

Olive saisit son éventail et retint sa respiration afin de rougir.

- Vous me comprenez ! s’écria Raymond, qui mit un genou en terre. Ma mission est accomplie : mon digne ami, M. le chevalier de Langel-Coudras m’a fait l’honneur de me choisir pour interprète ; suivant son désir, je mets sa main, son nom et sa fortune à vos pieds.

Mlle Olive d’Audemer était en proie à une agitation impossible à décrire. Voulant agir comme il convient, elle faisait des efforts inouïs pour retenir un consentement qui s’échappait, pour ainsi dire, par tous ses pores à la fois.

- Je ne sais… je ne puis… je redoute !... balbutiait-elle.

- Voulez-vous que meure mon malheureux ami ? s’écria pathétiquement Raymond.

- Mais ce brusque consentement… Un homme que je connais à peine, qui jamais ne m’a rendu ses devoirs…

- Arrêtez, ma chère tante, ne calomniez pas ! Vous ignorez tout ce que ce pauvre chevalier a fait pour l’amour de vous !... Si je vous disais que, durant les mois les plus rigoureux de l’hiver, ce modèle des amants rôdait, la nuit comme le jour, aux environs du château, reposant Dieu sait où, se nourrissant de votre pensée…

- Serait-il vrai ? soupira langoureusement Olive.

- Si je vous disais, poursuivit Raymond, utilisant son enthousiasme, qu’il s’est introduit dans la maison même… Ne vous effrayez pas, madame, son respect égale son amour… Si je vous disais qu’il a passé une nuit tout entière dans cette chambre mystérieuse….

- Qu’a-t-il vu ? interrompit Mlle d’Audemer, dont la curiosité était éveillée à ce sujet depuis tantôt quarante ans.

- Il vous le dira lui-même, et ce sera la preuve de tout ce que j’avance en son nom.

- Du moins, me sera-t-il permis de réfléchir ?

- Hélas ! madame, tandis qu’une belle réfléchit, un malheureux amant s’éteint dans les larmes !

Olive sourit ; elle était vaincue. Le chevalier, qui attendait à l’auberge, fut présenté. A la vue de Mlle d’Audemer, il sentit comme un mouvement de terreur ; Olive, de son côté, fut à demi désenchantée : ce fut l’affaire d’une minute.

- Il est bon, se dit Mlle d’Audemer, que la femme soit mieux que le mari : c’est une sûreté.

- C’est une garantie, pensa le chevalier, je la dominerai de toute ma supériorité physique.

A l’aide de ce mutuel raisonnement intérieur, ils se plurent infiniment. Raymond les fit monter dans la chaise ; il parla de mariage secret. Cette romanesque idée acheva d’affoler Mlle d’Audemer, qui, dans son ravissement, oublia d’annoncer à Claire son départ.

Quinze jours après, il y avait grande réunion au château de Rauville : Mme de Langel-Coudras, née d’Audemer, rendait public son mariage contracté secrètement. Ce mystère inutile et la tournure des deux époux réjouissaient fort la compagnie. Dans un coin du salon, un groupe se tenait à l’écart, causant à voix basse. Il était composé de M. et Mme de Langel et du comte de Jaucourt. Ce dernier gardait seul un nuage à son front, et lançait à la dérobée un regard vers sa femme, qui, assise près du foyer, faisait distraitement les honneurs. Raymond, debout à quelque distance, suivait avec inquiétude les mouvements du général.

- Je vous avais demandé quinze jours, monsieur le comte, disait Langel ; le terme est expiré : j’espère que l’explication vous a satisfait ?

- Ainsi, c’était vous ? dit le comte, dont la voix trahissait un reste de doute.

- C’était lui, s’empressa de dire Mme de Langel ; c’était mon mari, répéta-t-elle avec un légitime orgueil.

- Mais alors, reprit M. de Jaucourt, pourquoi tous ces faux-fuyants ? Ne pouviez-vous me dire la vérité dès l’abord ?

- Je n’avais point encore le consentement de madame, répondit le chevalier. M’était-il permis d’avouer ma présence nocturne dans la maison d’une femme qui n’était pas la mienne ?

- Mais cette histoire ? objecta le comte.

- Ne fallait-il pas donner à mon aventure l’apparence d’une fable ?

- Ceci me semble positif, appuya la nouvelle mariée.

Raymond commençait à craindre que son expédient n’eût réussi qu’à demi. Le comte, en effet, gardant son air soucieux, se retira dans une embrasure et s’enfonça dans ses réflexions. « Si c’était lui, pensait-il, Claire a pu ignorer sa présence ; elle n’a pas menti : je lui dois réparation. Mais est-ce lui ? »

Les invités se retirèrent successivement ; M. et Mme de Jaucourt se trouvèrent seuls. Le comte s’approcha du foyer.

- Madame, dit-il, je vous prie d’oublier cette lettre que je vous écrivis dans un moment bien douloureux ; j’avais été induit en erreur.

La jeune femme garda le silence ; ses yeux se remplirent de larmes.

- Ce soir seulement, reprit le comte, on m’a expliqué….

- Ce soir, on vous a trompé, monsieur, interrompit Claire.

Le comte la regarda étonné. Claire raconta franchement, et sans rien omettre, ce qui s’était passé la nuit de l’arrivée. M. de Jaucourt l’écoutait en silence ; son front se rassérénait peu à peu.

- Ceci est la vérité, dit la jeune femme ; ceux qui vous ont dit autre chose l’ont fait dans une généreuse intention, mais je ne veux pas devoir votre confiance au mensonge.

- Claire, dit M. de Jaucourt, dont le visage, glacial naguère, exprima tout à coup l’attendrissement le plus profond, je vous crois et je vous remercie. Du fond de l’âme, cette fois, je vous demande pardon.

La comtesse tendit la main, que son mari baisa avec effusion.

Au lieu de s’éloigner, Raymond, inquiet du succès de sa ruse matrimoniale, était allé se poster dans la cour et regardait cette scène à travers les carreaux. Il se frotta les mains avec allégresse, et s’écria mentalement :

- Allons ! je n’espérais pas tant ! Voilà ce qui s’appelle réparer une sottise avec esprit.

M. de Jaucourt portait en tout une excessive délicatesse. Grâce à son active protection, Raymond obtint un avancement rapide et fournit une brillante carrière ; ce fut seulement après la mort du comte, arrivée en 89, que Raymond, alors colonel, apprit que le mari de Claire n’avait point été sa dupe.

Pour M. et Mme de Langel-Coudras, ils vécurent heureux : le chevalier poursuivit ses succès artistiques et littéraires ; Olive put se croire une femme illustre. Nous ne sachions point que la fameuse tapisserie ait jamais troublé la bonne intelligence de ces époux, si parfaitement assortis. 

PAUL FÉVAL.


La tapisserie par JW Wright et H. Robinson

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