FRANCE, François-Anatole Thibault, dit Anatole
(1844-1924) : Albert Glatigny (1924).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (28.VII.2004) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque du Figaro du 2 août 1924. Albert Glatigny
par
Anatole France
de l'Académie française ~*~C’était un grand et
maigre garçon à longues jambes
terminées par de longs pieds. Ses mains, mal emmanchées,
étaient énormes. Sur sa face imberbe et osseuse
s’épanouissait une grosse bouche, largement fendue, hardie,
affectueuse. Ses yeux, retroussés au-dessus des pommettes rouges
et saillantes, restaient gais dans la fièvre. M. Louis Labat,
qui a recueilli des souvenirs conservés à Bayonne depuis
1867, dit qu’il était taillé à coups de serpe, en
façon d’épouvantail. Quand je le vis, quatre ans plus
tard, il était tout à fait décharné. Sa
peau, que la bise et la fièvre avaient travaillée,
s’écorchait sur une charpente robuste et grotesque. Avec son
innocente effronterie, ses appétits jamais satisfaits et
toujours en éveil, son grand besoin de vivre, d’aimer et de
chanter, il représentait fort bien Panurge. C’était
Panurge, mais Panurge dans la lune. Cet étrange garçon
avait la tête pleine de visions. Tous les héros et toutes
les dames romantiques, en robe de brocart, en habit Louis XIII, se
logèrent dans sa cervelle, y vécurent, y
chantèrent, y dansèrent ; ce fut une sarabande
perpétuelle. Il ne vit, n’entendit jamais autre chose, et ce
monde sublunaire ne parvint jamais que très vaguement à
sa connaissance. Aussi n’y chercha-t-il jamais aucun avantage et n’y
sut-il éviter aucun danger. Pendant qu’il traînait en
haillons sur les routes et que le froid, la faim, la maladie le
ruinaient, il vivait dans un rêve enchanté. Il se voyait
vêtu de velours et de drap d’or, buvant dans des coupes
ciselées par Benvenuto Cellini à des duchesses d’Este et
de Ferrare, qui l’aimaient.
Il avait coutume de dire qu’il
était fils d’un gendarme et
même il se plaisait à conter que, s’en étant
allé avec des comédiens errants, il avait emporté
les bottes de son père. Il lui advint même de traverser
les landes à pied avec l’ingénue dont les chaussures trop
fines se déchirèrent dans le sable. Emu de pitié,
Glatigny lui donna les bottes du gendarme. Toutefois, l’extrait de
naissance du poète, publié par M. Léon Braquehais,
est ainsi rédigé : « Joseph-Albert-Alexandre
Glatigny, né à Lillebonne, le 21 mai 1849, de l’union
de
Joseph-Sénateur Glatigny, ouvrier charpentier, en cette ville,
et de Rose-Alexandre Masson, couturière audit lieu. »
Il résulte de ce
document que Joseph-Sénateur Glatigny,
de Lillebonne, était charpentier quand un fils lui vint, qui
devait être poète. Mais, comme le fait observer M.
Léon Braquehais, il le devint plus tard. Et, s’il en faut croire
Théodore de Banville, ce gendarme était brave comme un
lion et cultivait des roses.
Son fils Albert devint petit
clerc d’huissier, puis apprenti
typographe. Il travaillait dans une imprimerie à Pont-Audemer,
quand une troupe de comédiens ambulants vint donner des
représentations dans cette ville. Il prit sa place au parterre.
Que vit-il à la lumière des quinquets ? De pauvres
diables jouant les grands seigneurs, des meurt-de-faim en bottes
molles, des loques, des grimaces ? Non pas, certes ! Il vit
un monde de splendeurs et de magnificences. Les paysages tachés
d’huile, les ciels crevés lui révélaient la
nature. Ces grands mots mal dits lui enseignaient la passion ; ses
yeux étaient dessillés ; il voyait, il croyait, il
adorait. C’est avec l’ardeur d’un néophyte qu’il reçut le
baptême de la balle et qu’il entra dans la confrérie. MM.
les comédiens furent bons princes et estimèrent que
l’apprenti imprimeur saurait les souffler aussi bien qu’un autre. Ils
lui permirent même de s’essayer au besoin dans le comique et dans
le tragique. Son ambition n’était pas de s’enfariner le visage,
d’avoir sur la nuque un papillon au bout d’un fils de fer et de
recevoir agréablement des coups de pied, mais bien de porter le
feutre à plume, de se draper dans la cape espagnole et de
traîner la rapière funeste aux traîtres. Or, sa face
de carême, son corps long comme un jour sans pain, ses pieds
interminables qui le précédaient de longtemps sur la
scène, faisaient de lui un personnage tout à fait
incongru sous le velours et la soie. Et quand vous saurez que,
doué du plus pur accent normand, du parler traînant de
Bernay, il était en outre affecté d’un bredouillement qui
lui faisait manger la moitié des mots, vous reconnaîtrez
qu’il fut sifflé et hué en toute justice, bien que
poète lyrique. Car, chemin faisant, dans Alençon, il
s’aperçut qu’il était poète, après avoir lu
les Odes funambulesques, et
toute de suite il fit des vers exquis et
superbes. « Des vers avec leur musique », dit son bon
maître Théodore de Banville. Et, ce qui rendit sa vie
impossible et chimérique, c’est que, n’ayant pas d’autre
ressource que de composer des vers excellents et de jouer fort mal la
comédie, il voulait manger cependant, voir le soleil de Dieu et
jouir des bienfaits de la civilisation dans une certaine mesure. Afin
que son roman fût complet, en plein hiver, habillé tout le
long de nankin, il s’éprit d’amour pour une princesse de
théâtre, qui malheureusement n’entendait rien aux
sentiments poétiques. Abîmé de désespoir, il
voulut se plonger son canif dans le coeur et se fendit le pouce. Il ne
faut pas croire pourtant qu’il fut très malheureux. Sa
misère était grande, mais il ne la sentait pas. Il aimait
sa vie vagabonde et il y exerçait largement cette verve
picaresque qui anime sa poésie. On en peut juger par le joli
sonnet irrégulier que voici :
La route est gaie. On est descendu. Les chevaux Soufflent devant l’auberge. On voit sur la voiture Des objets singuliers jetés à l’aventure ; Des loques, une pique avec de vieux chapeaux. Une femme, en riant, écoute les propos Amoureux d’un grand drôle à la maigre structure. Le père noble boit et le conducteur jure. Le village s’émeut de ces profils nouveaux. En route ! et l’on repart. L’un sur l’impériale Laisse pendre une jambe exagérée. Au loin Le soleil luit, et l’air est plein d’odeur de foin. Destin de rêve, à demi couché sur une malle, Et le roman comique au coin de la forêt Tourne un chemin rapide et creux, et disparaît. En relisant une notice
déjà bien ancienne que j’ai faite
sur Albert Glatigny, j’y retrouve quelques historiettes qui
couraient au lendemain de sa mort. Je ne les donne pas pour
littéralement vraies ; mais si elles sont
légendaires, elles appartiennent à la légende de
la première heure, qui contient toujours beaucoup de
vérité. Et puis, elles sont amusantes. C’est une raison
pour les conter. Il faut bien, de temps à autre, divertir les
honnêtes gens.
Je vous dirai donc, sur la foi
des meilleurs auteurs, que, se trouvant
à Paris, Glatigny obtint du directeur des Bouffes le rôle
du Passant dans les Deux Aveugles.
C’est un rôle muet. Ce passant met un sou dans le chapeau d’un aveugle et ne dit rien. On affirme, et je le crois sans peine, qu’un soir Glatigny n’avait pas un centime. En cette conjecture, il retourna ses goussets et dit : « Je n’ai rien à vous donner aujourd’hui, mon brave homme. » Cette phrase lui valut une forte amende, mais le comédien avait trouvé un effet et il en concevait un juste orgueil. Vers le même temps il
joua, au Théâtre-Lyrique, dans
l’Othello d’Alfred de Vigny,
le troisième sénateur. Il
avait à dire un vers et demi et touchait deux francs par
soirée.
Mais voici le trait le plus
mémorable de sa vie dramatique.
C’était dans je ne sais quelle sous-préfecture. On jouait
Andromaque, pour le
malheur de Racine. Glatigny tenait le rôle
modeste de Pylade et il n’y brillait pas. Mécontent de son
succès et persuadé, en bon romantique, que le texte de
Racine était insuffisant, il y ajouta une beauté. Dans la
scène II de l’acte III, annonçant l’entrée
d’Hermione (je ne sais quelle était cette Hermione ; le
ciel lui accorde de ravauder en paix les bas de sa famille !) le
Pylade de Basse-Normandie récita les trois vers écrits
par l’auteur d’Andromaque et
en ajouta deux autres tout à fait
étrangers au texte : « Gardez, dit-il,
Gardez qu’avant le coup votre dessein n’éclate ; Oubliez jusque-là qu’Hermione est ingrate ; Oubliez votre amour. Elle vient, je la vois Et si celle du sang n’est point une chimère, Tombe aux pieds de ce sexe à qui tu dois ta mère. » L’effet de ces deux derniers
vers, soudés au texte de Racine,
fut merveilleux. Les lettrés de la petite ville se sentirent
transportés d’admiration, et le sous-préfet
lui-même donna le signal des applaudissements.
Albert Glatigny avait un coeur
d’or. Les jours où il
dînait, il partageait son repas avec Toupinel, qui était
un petit griffon errant et maigre comme son maître. M. Louis
Labat a conservé dans le Bulletin de la Société
des sciences et arts de Bayonne le souvenir de Toupinel.
« Les jours de paye, nous
dit-il, étaient jours d’orgie
pour Glatigny et celui qu’il avait élevé au rang d’ami
intime. L’un suivant l’autre, ils s’en allaient, rasant les murs de la
ville, droit au café Farnié, - lui, en une sorte
d’extase, le coeur plein des soixante-dix bienheureux francs qu’il
venait de toucher. Gravement, il s’asseyait devant une table solitaire,
Toupinel lui faisant face, et commandait deux côtelettes. Les
deux côtelettes servies, toutes fumantes, c’était un
spectacle ridiculement drôle à la fois et touchant, de
voir ce grand garçon naïf découper en menues
tranches la part de son camarade, lui en offrir avec des tendresses
toutes maternelles chaque bouchée et, mélancolique,
regarder s’envoler en claires spirales la fumée de son assiette,
cependant que le griffon, posté sur son siège,
dégustait en gourmet la moindre bribe de ce festin. Du coup,
c’était pour un mois qu’il en fallait prendre. Toupinel, sans
doute, en avait conscience : aussi se gardait-il de perdre une
minute. Par rare occurrence, ces aubaines se renouvelaient parfois,
mais à des périodes essentiellement variables. »
Je n’ai pas connu Toupinel, qui
dut terminer sa vie errante vers 1868.
Mais j’ai connu Cosette, qu’un sonnet a rendue immortelle. Cosette
était de race douteuse et de mine commune. Durant plusieurs
années, on ne put voir Glatigny sans Cosette. Dans une lettre
où le pauvre comédien raconte avec une gaité
courageuse les souffrances et les mauvais traitements qu’il a
endurés, il ajoute : « Ma pauvre petite chienne a
reçu un coup de pied dans le ventre qui a failli la tuer. Pour
le coup, j’ai pleuré. » Les circonstances dans lesquels
Cosette fut traitée avec cette brutalité sont
singulières. Elles ont été racontées tout
au long dans le Temps du 17
janvier 1891, en première page. Je
les rappellerai très sommairement d’après la version que
le poète en a donnée lui-même dans un petit livret
aujourd’hui introuvable, qui s’appelle le Jour de l’an d’un vagabond.
Le 1er janvier 1869,
après bien des aventures de grands chemins,
Glatigny, qui se trouvait alors à Bocognano, en Corse, fût
arrêté par un gendarme et mis au cachot où il resta
enfermé quatre jours sous l’inculpation d’avoir assassiné
un magistrat. Le gendarme l’avait pris pour Jud qu’on cherchait partout
et qu’on ne trouvait nulle part, pour la raison suffisante qu’il
n’existait pas. Le gendarme de Bocognano était comme les chiens
de garde, il n’aimait pas les gens mal habillés et ses
soupçons s’éveillèrent au seul aspect des braies
et de la veste sordides du poète-comédien. C’est du moins
ce que révèle le procès-verbal d’arrestation dans
lequel on lit ceci :
« Nous avons remarqué cet individu dont son aspect nous a paru fugitif. » Et, ce qui est singulier, il se
trouva un juge suppléant pour
répondre : « Oui, oui, effectivement,
effectivement » à cette observation de la gendarmerie, et
faire mettre Glatigny aux fers, dans un cachot où Cosette
défendit courageusement son maître contre les rats qui
voulaient le dévorer. Il était déjà atteint
de la phtisie dont il devait mourir, et son état s’aggrava dans
la prison malsaine de Bocognano.
De retour au pays normand en
1870, il y trouvait une jeune fille qui y
fuyait l’invasion allemande, Mlle Emma Dennie. Elle l’aima pour son bon
coeur, pour son talent de poète, et surtout parce qu’il
était malheureux. Elle consentit à l’épouser et,
atteinte du même mal, elle se fit sa garde-malade. Cette
charmante femme donna un foyer au pauvre vagabond, revenu,
hélas ! de toutes ses courses. Après la guerre, ils
allèrent tous deux habiter à Sèvres, près
de Paris, une petite maison au pied du coteau, sur le bord d’un chemin
en pente, raviné par les pluies.
C’est là qu’Albert Glatigny mourut le 16 avril 1873, dans sa trente-cinquième année. Il avait écrit : …Que l’on m’enterre un matin De soleil, pour que nul n’essuie Suivant mon cortège incertain, De vent, de bourrasque ou de pluie ; Car n’ayant jamais fait de mal A quiconque ici, je désire, Quand mon cadavre sépulcral Aura la pâleur de la cire, Ne pas, en m’en allant, occire Des suites d’un rhume fâcheux Quelque pauvre dévoué sire Qui suivra mon corps de faucheux. Ses amis le conduisirent au
cimetière de Sèvres (il m’en
souvient) par une de ces matinées de printemps,
mêlées de pluie et de soleil, qui ressemblent à un
sourire dans les larmes.
|