GARROS, Paul de
(1842-1908) : Dames seules
(1911).
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collection
électronique de la Médiathèque
André
Malraux de Lisieux (04.V.2012)
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Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx
: Norm 852) de l'Annuaire Almanach du
Lexovien, 13e année, imprimé par Morière à Lisieux en 1911
Dammes seules
par
Paul de Garros
~*~
En sortant de Saumur, je fus
nommé sous-lieutenant au 16e cuirassiers à Lunéville.
C'était parfait, attendu que le colonel du 16e, que je connaissais
personnellement fort peu, était un vieil ami de ma famille et me
voulait du bien, paraît-il.
Vers la fin d'octobre, je reçus l'ordre de rejoindre immédiatement mon
régiment. Je quittai donc sur-le-champ le domicile paternel où j'étais
venu passer ces quelques jours de vacances.
L'après-midi, j'étais â Paris, et le soir vers huit heures, dix minutes
avant le départ de l'express, j’arpentais le quai d'embarquement de la
gare de l'Est, cherchant un compartiment vide.
A cette époque, l'usage des wagons à couloir n'était pas aussi répandu
qu'il l'est maintenant. La seule voiture de ce modèle était absolument
bondée de voyageurs.
Un autre wagon de première de l'ancien type était beaucoup moins
encombré. Cependant, le seul compartiment vide était un compartiment de
« fumeurs ». J'y pris place, espérant que personne ne viendrait me
déranger avant le départ et je m'installai aussitôt pour la nuit.
Un coup de sifflet retentit bientôt, le train s'ébranla... J'étais
toujours seul.
Lancé maintenant à toute vapeur, le convoi file dans la nuit noire...
Bercé par le mouvement, je commence à m'assoupir... Soudain, le train
ralentit… les freins grincent... nous stoppons....
- Château-Thierry ! crie l'employé d'une vois enrouée.
J'ouvre un œil, j'allonge une jambe. Brr ! une bise glacée me frappe au
visage... C'était la portière d'en face qu'on venait d'ouvrir... Une
jeune femme s'engouffrait comme un tourbillon dans mon compartiment.
« Tiens, fis-je en moi-même, voilà une dame qui ne craint pas la fumée
! »
- Au revoir, ma tante, à bientôt ! cria la jeune voyageuse.
- Adieu, ma chère Gilberte, couvre-toi bien... Mille amitiés à tes
parents ! Bon voyage !...
Nous repartions...
J'avais eu soin, au départ de Paris, de baisser de mon côté le voile de
la lanterne. J'étais donc complètement dans l'ombre, tandis que la
jeune femme était en pleine lumière. Je l'examinai tout à loisir. Elle
était, ma foi, très gentille. Elle avait de beaux cheveux bruns, dés
traits d'une exquise finesse, une tournure fort distinguée.
Après avoir rangé ses paquets, déplié ses couvertures, elle jeta de mon
côté un regard inquiet.
Enveloppé dans mon ulster, qui me couvrait de la tête aux pieds, je ne
bronchai pas.
Après m'avoir considéré un instant avec une extrême curiosité, la jeune
femme se décida enfin à s'installer. Elle s'allongea dans son coin,
s'entoura de ses couvertures, appuya sa tête sur le coussin et ferma
les yeux.
Le temps passait... Minuit !... Minuit et demi !... Une heure !... Ma
voisine s'était assoupie. Mais, pour moi, impossible de fermer l'œil
!...
- Frouard ! Frouard !... Trois minutes d'arrêt !...
Je me lève, je me débarrasse rapidement de mes couvertures et je saute
sur le quai, pour me dégourdir les jambes.
Juste au moment où le sous-chef va donner le signal
du départ, je rejoins mon compartiment. Mais ma voisine se tient sur le
seuil de la voiture dans une attitude farouche et me crie d'une voix
indignée :
- C'est odieux, monsieur, ce que vous faites là !... Non, vous
n'entrerez pas, je ne veux pas...
Elle s'était campée fièrement devant moi et faisait mine de s'opposer à
mon passage.
J'avais le pied sur le marche-pied. Le sous-chef, me croyant monté,
lança son coup de sifflet. Il n'y avait pas à reculer.
Sans prendre le temps de réfléchir et tout interloqué que je fusse par
cet étrange accueil, devant lequel, en toute autre circonstance, je me
fusse galamment retiré, je forçai la faible barrière que m'opposait la
jeune femme et je sautai dans le compartiment, dont le refermai sur moi
la portière.
Le train s'ébranlait.
Ma compagne avait reculé en poussant un cri étouffé. Puis, elle jeta
autour d'elle un regard anxieux, cherchant la sonnette d'alarme ; mais
la demi-obscurité l'empêchant de l'apercevoir, elle retomba sur les
coussins, éperdue, résignée...
J'avais repris mon sang-froid, je m'approchai d'elle discrètement et le
lui dis de ma voix la plus douce.
- Calmez-vous, madame, je vous en supplie. Que craignez-vous de moi?
Qu'ai-je fait pour exciter de votre part une telle indignation ?
- Comment! Vous me demandez ce que vous avez fait ! répondit-elle en
levant vers moi ses yeux encore brillants de colère... Mais, monsieur,
c'est épouvantable... Abuser ainsi de la confiance d'une femme !...
- Je ne pouvais pas vous empêcher de monter avec moi !...
- Vous auriez dû parler, m'aider à m'installer... Il n’y aurait pas eu
cette confusion.
- En ai-je eu le temps ?...
Elle hocha la tête d'un air de doute.
- D'ailleurs, reprit-elle, si vous aviez été à votre place, tout cela
ne serait pas arrivé.
-Comment ! à ma place ! Mais il me semble que j'occupais avant vous le
compartiment.
- Ah! Et depuis quand donc les messieurs montent-ils dans les
compartiments de « dames seules » ?
- Compartiment de dames seules
! Ah ! ça, c’est trop fort ; j'ai justement pris à Paris le
compartiment des fumeurs, où
il n'y avait personne et où j’espérais que personne ne viendrait me
déranger.
- Et moi, monsieur, je suis montée à Château-Thierry dans le
compartiment des dames seules
et je ne pouvais pas supposer qu'un homme avait osé...
- Pardon !
- Pardon.
- Il est bien facile de vérifier, madame...
- Je n'aurai pas de peine moi-même à vous confondre, monsieur...
Avec une parfaite simultanéité, nous avions bondi vers nos deux coins
respectifs, et, le bras glissé par le petit carreau, nous cherchions à
décrocher la plaque justificative.
Je réussis le premier et, me rapprochant de la lanterne, je lus à haute
voix :
- Fumeurs. Etes-vous
convaincue ?
Presque aussitôt, elle répéta en écho :
- Dames seules ! N'avais-je
pas raison ?
Nous vérifiâmes d'un coup d'œil l'authenticité de nos assertions et
nous nous regardâmes en éclatant de rire.
Toute la colère de la jeune femme était tombée.
A ce moment, le train ralentit.
- Déjà Nancy ! fit-elle en essayant de reprendre son sang-froid.
Puis, s'étant penchée à la portière, tandis que le convoi entrait en
gare, elle s'écria joyeusement :
- Ah ! voilà papa ! Quelle bonne surprise ! J'ouvris et elle sauta dans
les bras d'un vieux monsieur, d'allure très militaire, à moustaches
grises, décoré de la rosette de la Légion d'honneur.
Je descendis à mont tour et en passant à côté d'eux, j'entendis le père
qui disait à demi-voix :
- Tu as voyagé seule avec ce monsieur ?
Elle détourna la tête, et sa réponse ne me parvint pas. Mais, tout en
me dirigeant vers le buffet, je songeais : «Il me semble que cette
figure-là ne m'est pas inconnue. Où diable ai-je bien pu la voir ? »
Vingt-cinq minutes plus tard, nous nous retrouvâmes devant la porte du
même compartiment. Très allégrement, sans marquer la moindre gêne, ma
compagne de voyage monta la première. Pendant ce temps-là, le vieux
monsieur me considérait avec attention à la lueur du bec de gaz.
- Pardon, monsieur, fit-il enfin en soulevant son chapeau, n'êtes-vous
pas M. Gaston de Verdrel ?
- Parfaitement, monsieur, répondis-je en m'inclinant.
- Je vous ai reconnu à votre ressemblance avec votre père, continua le
vieux monsieur. Voilà, mon cher enfant, une coïncidence de bon augure
!... Vous ne vous attendiez pas, je suis sûr, à ce que votre colonel
vint au devant de vous ! Je restai quelques secondes sans parole.
- Mon colonel ! balbutiai-je enfin, en faisant le salut militaire.
- Je ne vous demande pas dés nouvelles de votre père, poursuivit mon
interlocuteur, j'ai reçu une lettre de lui ce matin. Mais montons, le
train va partir... Ah ! monsieur le cuirassier, ajouta-t-il en riant,
c'est ainsi que vous regagnez votre corps… en voyageant dans les
compartiments des dames seules...
- Mon colonel, répondis-je humblement, vous voyez ces deux plaques sur
la banquette... Je ne suis pas aussi coupable que vous semblez le
croire...
- C'est bon, mon cher ami, conclut le colonel, vous voilà maintenant
sous ma loi, je verrai à vous infliger la punition que vous méritez.
Le châtiment fut très doux - j'épousai Gilberte trois mois plus tard.
Depuis lors, j'accorde une confiance limitée aux indications données
par les petites plaques qu'on accroche aux portières des wagons, mais
je ne peux pas m'empêcher de reconnaître que l'incohérence qui préside
à leur distribution a quelquefois du bon.
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