A Georges Meyer
(Il s'avance d'un air confidentiel et regarde un moment son auditoire
avant de parler.)
C'est que je ne sais pas si je peux vous dire ce que je vais vous dire
?...
(Une pause.)
Non, je ne le peux pas.
(Fausse sortie.)
Cependant, avec beaucoup de ménagements, des précautions, je crois qu'à
la rigueur à une condition, par exemple, c'est que vous allez me
promettre de ne rien répéter à personne.
Voilà : Il s'agit d'une dame ;... quand je dis dame, c'est une façon de
parler. Mettons une femme, c'est plus vague.
Elle peut avoir... au fait, je ne vous dirai pas son âge, cela pourrait
vous mettre sur la voie ; contentez-vous de savoir qu'elle est entre
vingt et soixante ans.
Elle habite une ville, une petite ville située dans le département
de... eh bien, je ne vous dirai pas non plus le nom du département :
encore, s'il n'y avait ici que des messieurs, à la rigueur je pourrais
le risquer, parce que pour que les messieurs saisissent, il faut leur
fourrer les points sur les i, mais il y a des dames, et les dames
comprennent à quart de mot, surtout lorsqu'il s'agit d'une de leurs
amies.
(Apres un moment de réflexion.) On ne peut cependant pas les faire
sortir.
Non, ça les dérangerait trop. Je peux, du moins, vous dire la première
lettre du nom du département : il commence par A.
Cherchez : Ain, Aisne, Ardennes, Aveyron, Ariége, Aube, Aude, Allier,
Ardèche... Comme vous voyez, il y a un petit stock de départements
commençant comme lui.
C'est égal, je suis peut-être allé un peu loin ; désormais, je me
surveillerai.
Cette dame appartient... vous voudriez bien savoir à quel monde elle
appartient ; vous désireriez qu'elle fût du meilleur monde,
naturellement. Je m'en doutais. Soyez tranquille, je ne vous le dirai
pas.
D'abord, je ne le sais pas... et puis quand même je le saurais !...
Enfin, poursuivons.
Ah ! je vous rappelle, avant d'aller plus loin, que vous m'avez promis
de ne rien répéter. Remarquez que je ne doute pas de votre discrétion,
mais je prends mes précautions : c'est bien naturel, n'est-ce pas ? A
ma place, vous en feriez autant.
Ce qu'il y a de plus original dans cette aventure, c'est que c'est un
ami qui a tout découvert au moyen d'une lettre,
(Il se fouille.) Je
dois l'avoir sur moi. Oui, mais n'ayez pas peur, je ne vous la lirai
pas.
(indiquant sa poche.) Elle est là, tenez, là.
J'ai peut-être été imprudent en vous indiquant la poche où je l'ai
mise... il y a peut-être des pick-pockets qui m'écoutent et qui ne
seraient pas fâchés de me débarrasser de ce document.
Je peux vous lire un passage de la lettre : les premières lignes ; vous
pouvez écouter, elles ne vous apprendront rien. Voilà : Je sais la lettre par coeur.
(Solennellement.) « Si je
n'ai pas répondu plus tôt à votre dernière lettre, c'est que des
occupations de toute sorte m'en ont empêché. »
Le reste est plus intéressant, mais enfin cette phrase donne une idée
de la personne dont il s'agit : tout le monde ne commence pas ses
lettres comme ça.
Alors, vous comprenez ce qui s'est passé : La dame a dit à l'ami: «
Monsieur »... Au fait, je ne veux pas vous dire ce qu'il lui a dit,
parce que cela vous mettrait au courant de tout.
Quant à l'ami, il a répondu... Dois-je vous dire sa réponse ? Non,
décidément, je ne le peux pas. Alors la dame a fait des pieds et des
mains, des pieds surtout, car elle a pris la fuite.
(Une pause.) Je
suis peut-être allé un peu loin. Après tout, vous ne savez pas où elle
a pris la fuite. Elle l'a pris où elle a pu la prendre : au Nord, à
l'Est, à l'Ouest, au Midi, je vous laisse le choix. Comme il y a des chemins de fer dans
toutes ces directions, vous ne devinerez pas.
Alors
lui, vous concevez, quand il a appris ça... naturellement...
dam !... ah ! ça lui a... et à sa place, qu'auriez-vous dit ?
Vous auriez dit : « Ah ! mais, ça ne se passera pas comme ça ! »
Eh bien, il a dit ça !
Et qu'est-ce que vous auriez fait ensuite ? Absolument rien ? Eh bien,
il n'a fait absolument rien, lui aussi.
Voilà.
Quant à l'ami qui avait découvert la lettre, vous désireriez savoir ce
qu'il est devenu ?
Rien du tout: il est resté ce qu'il était.
Et voilà.
Comme vous voyez, c'est un peu... c'est même trop... mais enfin, on
voit se passer tant de choses ! Tout d'abord, on s'écrie : Ah !... puis
quand on réfléchit, on se dit : Bah ! après tout. Et puis, vous savez,
tout est relatif.
(D'un ton confidentiel.) Si je vous ai raconté tout ça, c'est parce que
vous m'avez promis de n'en rien dire à qui que ce soit, mais je vous préviens qu'à l'avenir, si j'apprends que vous avez
fait la moindre indiscrétion au sujet de ce que je viens de vous confier, je ne vous dirai plus rien.