I
D
ANS ce café du boulevard, un jeune homme
était attablé devant moi. Le feutre de son chapeau abaissé sur les
yeux, le drap sans reflet de son habit, buvaient et flétrissaient la
lumière rousse, terne, morne et morte sur tout cet individu comme sur
un vieux crêpe. Il avait posé ses deux mains sur les marges de
la
Patrie,
et ses
deux yeux, qui ne lisaient pas, au beau milieu du journal.
La demoiselle de comptoir comptait les petites cuillers. Un garçon
couvrait le billard ; un autre apportait un matelas roulé sur sa tête.
Minuit avait éteint le gaz. L’or des plafonds et des murs, les éclairs
des glaces, les paillettes des verres, tout cela était entré dans les
ténèbres... Un bout de bougie mettait une lueur de veilleuse dans la
nuit.
Un garçon prit racine devant la table du jeune homme.
- Ah ! oui ! – dit le jeune homme, qui finit par l’apercevoir ; et il
mit la main dans la poche de son gilet, se fouilla à droite et à
gauche, puis en haut, puis en bas... La figure de marbre du garçon eut
un courroucement olympien. Il se rejeta en arrière, fit volter sa
serviette de sa manche droite sous son aisselle gauche avec un
mouvement digne, éclaircit sa voix par un : Hum ! hum !... – A ce
moment : – prenez les deux consommations, – dis-je, en jetant une pièce
d’argent sur la table de marbre.
Nous sortîmes. – Voilà une belle nuit, Monsieur ! – fait mon homme.
Nous marchions. – Une bien belle nuit ! – Et il allait, promenant ses
yeux dans l’ombre. – Ah ! pardon, je suis distrait : vous ai-je demandé
votre adresse ? – Je lui donne ma carte. – Monsieur, ils sont trois, à
l’heure qu’il est, sur la place du Carrousel : un homme, une grosse
lorgnette et la lune. L’homme attend, la lorgnette regarde la lune...
Ah ! un sergent de ville... deux... quatre sergents de ville..
Monsieur, à l’honneur de vous revoir.
Le lendemain, mon portier me remettait quatre gros sous enveloppés dans
un morceau de gravure déchirée.
II
Je le retrouvai, et voici comme.
Domangeot avait un oncle, sans un enfant et sans un sou. Un chemin de
fer avait tué l’oncle à Domangeot. Domangeot avait recueilli de son
oncle – des dommages-intérêts.
Dans une petite chambre de la rue de l’Ancienne-Comédie, c’était une
chambrée complète de buveurs en manches de chemise ; et, par la
fenêtre, penché, un verre à la main, comme le Bacchus rouge d’un
cabaret, Domangeot invitait les amis qui passaient dans la rue, et les
amis des amis, et même les amis des autres. Je passais, mon nom tomba
de là-haut ; je montai. On me donna une chaise et un verre à champagne
dont le pied était cassé. Mon homme était là, pâle parmi les faces de
pourpre. Cependant il buvait, il buvait comme un remords.
Les coeurs trinquaient.
- A Emma ! – A Clorinde ! – A Juliette !
- A l’almanach !
Je demande à droite :
- Qui est-ce, ce monsieur qui ne dit rien ?
- C’est mon ami !... Connais pas !
Je me retournais à gauche :
- Celui-là... sans faux-col ?... Attends... un graveur... Ah ! je sais
plus !
Paroles, voix, cris, cliquetis de verres et de noms, le vin couronné de
souvenirs, – il semblait que ce fût toutes les amours du quartier Latin
portées en triomphe par les toasts grisés, se disputant la cendre des
souvenirs morts et des jours envolés !
- A Berthe ! qui avait un bouvreuil dans le gosier, des grains de
beauté partout...
- A une blonde dont j’ai oublié le petit nom !
- A cette bonne Fanchette ! qui marchandait à la boutique à un sou !
- A Annette ! qui dansait à l’ombre de sa jambe droite !
- A Tape-à-l’oeil !
- A Rose ! une oie !... bête comme un homme, menteuse comme une
affiche, triste comme un poêle, grêlée... et mauvaise comme une guenon
qu’on a négligé de battre ! A Rose, que j’ai aimée !
- A des yeux ! – et le verre du buveur taciturne monta soudain sur tous
les verres entrechoqués, - à des yeux, des yeux !... quand ils me
regardent, ces yeux... nom de Dieu...., qui me dit ici que ces yeux ne
sont pas deux rayons de la Lune... Ah ! c’est vrai, vous n’avez pas lu
Marbodée, vous autres... vous ne savez pas qu’il y a des saphirs et des
yeux de femme qui se font sous certaines influences sidérales... Ce que
je sais bien, moi, c’est que ces yeux chassent d’autour de moi le noir
de la nuit... et aussi les chauves-souris qui me boivent à petites
gouttes le sang... Oui, quand ces sacrés yeux me regardent, c’est bien
étrange, allez, oui messieurs, mais c’est comme si, je vous le dis, le
vieux Rembrandt me prenant par la main me faisait entrer dans le
clair-obscur d’une de ses planches, – et il répéta quatre ou cinq fois
en riant bêtement – oui, dans le clair-obscur, oui, dans son divin
clair-obscur.
Alors, se penchant sur la table, il tomba ivre-mort. Puis il eut une
terrible attaque de nerfs. La nappe, vidée sur l’escalier, fut soulevée
aux quatre coins, l’homme mis dedans et échoué sur un lit. Quand deux
livres de glace lui eurent été fondues sur la tête, il faisait pleine
nuit. Je me proposai pour le reconduire.
III
Le grand air remit mon compagnon. Les soufflets d’un petit vent
d’automne lui ramenèrent le sang aux joues. – Ah ! Monsieur, – me
dit-il, – que de pardons pour aujourd’hui et pour l’autre soir ! Je
suis graveur, Monsieur ; un triste état, comme vous voyez : des taches,
des trous, un habit qu’on dirait d’amadou sur lequel on a battu le
briquet. Les marchands... ah ! les marchands ! il faut mendier quinze
francs d’une planche !... On a de mauvaises hontes, et je n’ai osé
aller vous remercier, fait ainsi qu’un pauvre... Ce soir, – je bois
comme un enfant ; – et puis il me fallait boire ; j’ai comme cela, là
et là, au coeur et au front, des fumées, des nuages qui passent... Mais
cela va bien maintenant, très bien : il y a longtemps que je n’ai eu la
tête si légère. Pardon encore, et merci de votre bras... Retournez-vous
donc, Monsieur ! La Nuit ! voilà la reine des eaux-fortes ! Cela fait
du noir où il y a des choses. Avez-vous remarqué comme les fleuves sont
grands la nuit ? Paris qui dort, les pieds dans l’eau, c’est beau,
c’est beau, bien beau !... Un flot d’ombre éclaboussé de gaz ! L’eau, –
une huile, du noir, du violet, de l’or, du neutre – alteinte moiré de
feu ; un miroir qui, pêle-mêle, roule les ténèbres et les
éclairs ! – Le ciel est pâle, ce soir. – Près du pont, le remous, voyez
donc ! de l’argent bleu !... mille lucioles... cela grouille... et la
berge aux grandes pierres blanches qui entre dans le trou noir de
l’arche, comme un mitron se glissant dans un four éteint... Ces
réverbères, dans l’eau tout là-bas, – des crucifix de feu ;
là, devant nous, comme des pans de fenêtres d’où les flammes des
lustres filtrent à travers des rideaux de bal... Non, cela tourne : des
colonnes torses qui remuent de la braise dans l’inconnu mort de
l’eau... non, cela n’est pas cela, c’est autre chose... Est-ce bête,
les phrases !... Toutes ces masses, un gribouillis d’encre avec des
gris blafards comme il y en a sur les ailes des chauves-souris...
Monsieur, les critiques nous ont gâtés, et vous voyez bien que c’est
une grande sottise de broyer des idées sur la palette : les feux
d’artifice ne pensent à rien. – Vous avez un peintre qui a pris la nuit
en flagrant délit ; il se nomme... j’ai perdu son nom... Mais n’avoir
qu’une aiguille emmanchée pour peindre ! Ah ! ah ! Nous voilà en face
de la rue de Jérusalem... Quelque jour – il faut que je me presse, –
car les maçons... je sauverai ce motif-là. Ces deux grosses boules qui
trempent, croiriez-vous que ce sont les deux arbres sans feuilles au
bas du quai ? une fière estompe, à ces heures-ci, dans le dessin de
toutes choses !... La tourelle, oui, avec ces deux fonds d’ombre à
droite et à gauche, la petite flèche de la Sainte-Chapelle, – voilà !
Et là-dessous, penchez-vous, il faudra que j’agrandisse et que
j’allonge, à la façon de l’eau morne, la face des maisons éteintes,
comme une perspective de maladreries blêmes. Ça ? des fenêtres de
blanchisseuses ; on dirait des yeux éclairés de vert-de-gris...
Toujours Notre-Dame ! avec comme des marches dans le haut... un
escalier vers l’infini, cassé à moitié du ciel... Ah ! c’est drôle,
l’arche du pont Saint-Michel et l’ombre portée : un cerceau tout noir
où, ainsi qu’un clown, saute la lumière !... Regardez bien : tout
derrière une maison peinte en rouge, aux fenêtres de feu, et mille
petites maisons blanches ; devant, le quai, une maison carrée, cinq
trous dans le mur, un gros tuyau noir au milieu de toit, du gris, du
sale au bas de la maison, – voilà tout ce que c’est que la Morgue ! Il
n’y a pas à en dire plus que la chose ! C’est simple comme bonjour !...
Cette grande chose sombre en bas, c’est un bateau, tout bonnement.
Essayez donc de peindre la noyade là-dedans !... Je sais cela
d’expérience : il ne faut pas mettre sa tête dans sa main... Les choses
ne prêchent, ni ne pleurent, ni ne rêvent, ni ne se souviennent. Les
chefs-d’oeuvre ne doivent pas parler ; il n’y a que quelques sots comme
moi... Ah ! des crêtes, des toits, des dômes de saphir : la lune s’est
levée. Après tout, il y a des gens qui la font très bien avec un pain à
cacheter... Et l’Hôtel-Dieu, ce n’est qu’une caserne ! Une, deux,
trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, quinze...
quarante-cinq... – je compte les fenêtres : une manie !... – sur cinq
rangées, cela fait...
Quand il eut passé Notre-Dame, il s’assit sur le parapet. Nous
regardions par derrière la basilique noire accroupie sur la ville
bleuâtre, avec ses deux tours levées sur l’orbe d’argent, comme un
sphinx de basalte à deux énormes têtes.
IV
Nous eûmes, de poète malade et moi, de belles soirées remplies de
promenades, de spectacles, de paroles. Nous courions la ville la nuit.
Nous regardions, sur le fleuve, la danse des rayons voilés. Nous nous
enfoncions dans les faubourgs, dans les quartiers lointains, cherchant
et surprenant un Paris mystérieux, lugubrement superbe et terriblement
muet, théâtre vide et noir du peuple. Ou bien, mangeant quelques pommes
de terre tirées de son petit jardin, et cuites dans son poêle – il
était fier et ne voulait rien accepter, – nous causions. Il parlait
singulièrement, merveilleusement, et comme je n’ai jamais entendu
parler. Il sautait d’idées en idées, s’accrochant aux sommets, traînant
votre bon sens après sa verve, pensant au-delà des livres, mêlant son
art et son âme, bousculant les mots, se précipitant aux vérités vierges
; puis soudain se perdant, se brouillant, bataillant contre les nuées,
blasphémant l’humanité, retombant à terre, balbutiant avec des
craintes, des tons de voix baissés tout à coup, avec je ne sais quelle
peur de je ne sais quelle chose. Puis des retours, et de nouvelles
éloquences, et la femme toujours revenant au milieu de l’art et
soudainement à l’imprévu :
- Mon cher, la femme n’a pas de traits. Son visage est tout fait d’une
clarté. Un rayonnement, vous le savez, n’a pas de lignes. La figure de
la femme n’est qu’une esquisse dont la lumière de la physionomie fait
une peinture finie qui ne ressemble pas à l’esquisse. Il y a des femmes
dont on n’a jamais vu le nez, parce qu’elles le cachent avec un regard.
Vous savez bien que les photographies ne ressemblent pas... Mais, chut
! on écoute... la police... Quand je serai marié, j’aurai des enfants.
Ils n’apprendront rien... Ce sera des luttes avec la mère ; mais j’ai
mes idées... rien ! L’alphabet, voilà le mal... Oh ! avoir une cervelle
qui ne regarde ni dans les tableaux, ni dans les livres, ni dans le
ciel ! la cervelle, – l’ennemi ! Non, ils n’iront pas à l’école
apprendre des choses qui tuent le bonheur... Quand ils me diront :
Qu’est-ce que ça, papa ? Pourquoi ça, papa ? Je ne sais pas ; je ne
sais pas... Vivez... Seulement il ne faut pas mécontenter les
gendarmes, vous concevez ? Leur cervelle ? ce que j’en ferai ? Un
instinct qui vous gare des roues d’omnibus, une machine qui vérifie la
monnaie qu’on vous rend, un guide aux yeux crevés qui vous mène à la
mort sans vous dire : Mais retournez-vous donc ! – Paradoxe ! Allez,
dites le mot ! Eh bien ! quoi ? c’est un lieu commun qui n’est pas mûr
? Mais l’Amérique est un paradoxe de Christophe Colomb ! Le paradoxe
! c’est la seconde vue de l’esprit, la veille qui devine le
lendemain !... Quand je serais marié – c’est bon de n’être pas seul,
quand le soleil n’est pas là ; – je vous dis cela à vous, parce que
vous êtes mon ami, elle me fera mon petit dîner. J’aime le bleu. Elle
sera habillée en gaze bleue – imaginez une vapeur ! des vêtements comme
il y en a dans les clairs de lune ! Et puis je la ferai poudrer. Elle a
des cheveux noirs ; avec des yeux bleus, cela jurerait, tandis que
poudrée... ce sera charmant, oui, charmant, ma parole d’honneur ! et
sur ses cheveux poudrés – vous devinez bien ? un beau disque
d’argent... Seuls, tout à nous, les volets fermés, nous bouderons le
soleil toute la journée ; le soir, nous irons, nous marcherons... Oh !
alors, je ferai des choses !... Il faudra bien qu’on parle de moi ;
j’aurai des jaloux, des envieux... les critiques... mon talent... Bête
que je suis ! je passerai tout mon temps à l’aimer !... Après tout,
qu’est-ce ça me fait, la postérité, avec ces grandes lessives du monde
par l’eau ou le feu, tous les vingt mille ans ? Une immortalité de deux
sous ! – Et puis c’est une injustice, – si je suis aussi fort que
Rembrandt, qui me rendra l’admiration qu’il touche depuis cent
cinquante-deux ans ? Je suis volé... Je vous dis, c’est une injustice !
V
J’aperçus mon monsieur Thomas à côté d’un musicien, dans l’orchestre.
Il dévorait du regard la petite Marie, qui jouait avec ses yeux bleus
et ses cheveux noirs.
C’était d’Outreville qui m’avait entraîné aux Délassements-Comiques,
pour voir ce qu’il appelait « sa petite machine », l’
AMOUR
AU
MONT-DE-PIÉTÉ. – Quoique d’Outreville fût mon ami, sa
pièce ne me parut
pas plus stupide qu’à un autre.
- Eh bien ! trouves-tu ça assez Beaumarchais, hein ?
- Trop !
Il me serra la main. – Allons dans les coulisses !
- Dis donc, Marie, – fit d’Outreville en lui parlant tout haut à
l’oreille, – et tes amours avec M. Thomas ?
- Comment, vous qui êtes un bon enfant, vous allez vous ficher de ce
pauvre
toqué
qui m’aime – et moi aussi ! Eh bien ! il m’a demandé ma
main, n’a !... Maman va le flanquer à la porte comme un balai. Il n’a
pas le sou, que voulez-vous ?... Maman a vécu : elle sait la vie,
n’est-ce pas ?
VI
J’étais dans mon lit, ne dormant plus, pensant à peine, les yeux clos,
tout le corps assoupi encore, l’esprit bercé, et confit dans mes draps,
tapi, enfoui, baigné des moiteurs de l’édredon, couvant et cuvant ma
paresse, caressé d’un petit soleil que je sentais dans la chambre, avec
dans la tête, le plus gai bégayement d’idées ; – et, sans remuer,
m’éveillant à petits coups, benoîtement, bâtissant des châteaux de
cartes à tâtons, embrassant mes projets dans le nuage, indolent comme
une aube, je m’amusais à rêver. Je rêvais que s’il m’arrivait de vendre
un livre trois cent mille francs, je les dépenserais ainsi. Dans
l’entre-deux de mes deux fenêtres, à ces deux rubans plats surmontés
d’un gros gland où pendaient les tableaux de l’hôtel Soubise, – les
gravures m’ont montré cela, – je pends le dessin qui n’existe pas du
CHAT
MALADE de Watteau ; les joues de la gentille commère
effarée,
caressées et battues d’une rougeur sanguine, et sa belle prunelle
allumée de crayon noir, l’empressement grotesquement charbonné du
docteur, et Minet qui si furieusement se défend de guérir, – je les
vois. C’est bien... Au-dessous du Chat malade, voici installé ce
secrétaire signé Riesener au pied gauche du meuble, qui était à vendre
30,000 francs je ne sais plus où. Sur le secrétaire, il trône,
ébouriffé, vieux de trois siècles, beau comme un cauchemar, un chien de
Fô d’ancien bleu céleste, la crinière violette, la gueule en tirelire,
roulant sous ses sourcils deux boules furibondes, la queue en une
énorme flamme, – ce monstre chinois qui m’a fait une si mémorable
grimace au coin d’une rue d’Anvers. De chaque côté, c’est fort simple,
les deux grands pots de blanc de Saint-Cloud, à lourdes et riches
fleurs à la Pillement, boîtes à thé où la Régence puisait le thé noir
avec la petite spatule blanche, et le thé vert avec la petite cuiller
de chine
vert
camélia à tête de coq : – ils me sourient d’ici, chez
Lambert Roy, au fond de leur caisse aux armes de Philippe d’Orléans. La
tablette du secrétaire est large : quoi encore ? Pour le devant, ce
sera, sur leur plateau, six petites glacières de Saxe en feuilles de
vigne, semées de fleurettes, assises sur des pieds de fleurs en relief.
Pour la gauche, un de mes amis me cède la tasse de Sèvres signée 2,000
– ainsi signait avec un calembourg l’ouvrier Vincent – tasse royale où
Louis XVI buvait tous les matins son eau de chicorée. A droite... à
droite, je verrai.
Pour les fenêtres, révolution complète. J’ai horreur des rideaux à plis
droits et tombants : je prends les rideaux dont Saint-Aubin a donné le
modèle dans la planche du
CONCERT vraies
jupes à volants, à bouillons
du haut en bas, et qu’on remonte sans les tirer. Du papier aux murs,
vous pensez bien qu’il ne pouvait en être un moment question. J’envoie
un ministre plénipotentiaire, mais habile, vers une vieille dame, chez
laquelle j’ai fait un excellent dîner à Troyes : il me faut les quatre
tentures de son salon, des bergeries de Boucher, réjouissantes à l’oeil
comme un lever de soleil pris au traquenard dans les métiers des
Gobelins. Assis aux coins de ma cheminée, deux Amours-faunes de Clodion
se balancent dans un serpentement de rocaille dorée d’or moulu d’où
montent des bougies. Mais le milieu ? Point de pendule, d’abord !...
Une pendule, c’est la main du temps sur votre vie, comme le doigt d’un
médecin sur votre pouls... Le milieu...
Ici un coup de sonnette très vif, – et la petite Marie dans ma chambre.
- Monsieur, vous êtes l’ami de M. Thomas. On m’a dit qu’il était
malade. Je veux le voir.
Une demi-heure après, une voiture nous descendait rue Saint-Victor. Je
ne me rappelle pas que nous nous soyons parlé pendant la route.
La porte de l’allée était ouverte. Le jardin sonnait sourdement sous
des coups. Une petite pluie fine était survenue qui tombait. Thomas, en
manches de chemise, piochait furieusement. La moitié du jardin était
déjà retournée. Thomas poussait son ouvrage sans se soucier de nous qui
marchions derrière son dos.
- Eh bien ! Thomas, voilà comme on reçoit ses amis ?
Sans tourner la tête et sans regarder, sa pioche allant toujours :
- J’ai fini. Encore une cinquantaine de coups de pioche.
- Mais au moins regardez une dame que je vous amène.
Thomas passa sa manche sur son front baigné de sueur, regarda fixement
la jeune femme :
- Madame, j’ai l’honneur de vous saluer. Asseyez-vous.
Il n’y avait dans le pauvre jardinet que quelques tiges flétries de
pommes de terre.
Et se tournant vers moi :
- Eh bien, vous savez ! Le tour est fait, mon cher Monsieur ! Ah, vous
vous demandiez pourquoi j’avais peur d’eux ? Voilà... elle est
là-dessous ! Je la cherche... Oh ! il n’y aura pas de trace, vous
verrez ! Je les ai bien entendus, cette nuit : aussitôt la lune
disparue du ciel, ils sont venus ; – doucement, doucement, ils sont
entrés dans le jardin... les assassins ! Moi, moi... j’étais couché sur
un matelas de liège, et toute ma chambre était remplie d’eau-forte...
Je ne pouvais pas descendre... je ne pouvais pas descendre,...
comprenez-vous ? – Il s’arrêta, suffoquant. – Le reste, parbleu !
reprit-il d’un ton brusque, il faut que vous ayez la tête diablement
dure,... ils l’ont enterrée ici... Savez-vous où elle est, vous ?... Ah
! là ! Otez-vous, madame, vous me gênez !
- Mais qui, mon Dieu ! ont-ils enterré ? – lui dit Marie, en lui
prenant les mains.
- Qui ? Rien ! la petite Marie !
Et il se remit à piocher.
VII
Thomas est mort, il y a de cela six semaines.
Deux amis, le Silence et l’Oubli, l’ont mené à la fosse commune, et son
propriétaire a fait six casseroles des cuivres de ses belles planches :
LES AMOURS DE LA NUIT ET DE LA SEINE.