GRÉVILLE, Alice Marie Céleste Durand pseud. Henry
(1842-1902) : Le
matin
(1899).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (23.III.2007) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.) du Livre des Nouvelles : Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en 1899. Le
matin
par
Henry Gréville ~ * ~
L’AIR était calme, si calme que rien ne frémissait encore ; les touffes d’herbe au haut des toits se dressaient immobiles sur le ciel d’un gris laiteux, et la route, sillonnée par les chariots de la veille qui avaient laissé la trace des roues et des sabots dans la poussière épaisse et blanche, la route semblait endormie sous la clarté grise du matin. Un son lointain s’éleva des prairies et vint mourir aux premières maisons du village ; doux, prolongé, presque éteint, il vibra un instant dans l’air limpide, puis le silence recommença, ce grand silence de la nature qui précède le réveil, plus profond avant l’aube qu’au plus noir des ténèbres. Un son semblable, mais plus fort, répondit au premier dans le lointain : les vaches qui avaient passé dans les pâturages cette clémente nuit de juin, appelaient les trayeuses à débarrasser leurs mamelles gonflées de lait. Deux ou trois appels résonnèrent encore, puis rien… Un frisson presque insensible agita les brins d’herbe dressés sur le chaume, et une faible lueur rosée, si faible qu’on la distinguait à peine, se glissa entre les vapeurs grises du levant. Martial ouvrit sa fenêtre : rien dans le village n’annonçait encore le réveil ; au travers des rosiers-noisettes, parure de la muraille grise, qui caressaient son visage, il se pencha au dehors pour écouter… ; un bruit éloigné que lui seul pouvait percevoir frappa son oreille au bout d’un moment : c’était le claquement d’une porte de bois qui retombe. Il s’accouda, rêveur, à l’étroite fenêtre et fixa les yeux sur l’orient. Un pas fit craquer le gravier de la route, une forme féminine passa au bout des champs voisins… En ce moment l’hirondelle qui nichait sous le toit de Martial sortit de son nid et de son aile fourchue effleura en passant la joue du jeune homme. Il sourit à cet heureux présage. Depuis deux ans que Martial avait fait sa dernière visite au pays, il avait encore une fois navigué autour de la terre. Les marins sont fidèles, on ne sait pourquoi ; à travers les distractions des escales, les tentations d’une vie facile à terre, rude à bord, il avait gardé le souvenir d’une fillette, entrevue et courtisée un peu, bien peu, lors de son dernier congé. Pourquoi les yeux bleus de Céline avaient-ils hanté le marin jusque dans les mers du Sud ? Pourquoi avait-il rapporté pieusement le souvenir de ce visage innocent, plutôt que de tant d’autres ? C’est justement parce que l’amour est si beau dans son détachement de ce qui n’est pas lui. Martial avait terminé son service et voulait épouser Céline, c’était bien simple. Revenu de la veille, il n’avait pu la voir encore. L’eût-il désiré ? Il n’en était pas sûr. Revoir en présence des amis et de la famille un visage dont on a rêvé deux ans n’est pas une épreuve indifférente : on peut être ridicule, produire une impression défavorable, et Martial craignait le ridicule par-dessus tout. Mais Céline allait traire, le matin, aux premières lueurs du jour ; c’était elle qui venait de passer, car elle était toujours la première éveillée au village, et s’en vantait avec un naïf orgueil. L’usage de nos campagnes permet aux galants d’aller courtiser les jeunes filles à cette heure matinale ; Martial descendit donc de sa chambrette, il jeta un coup d’oeil plein de joie et de tendresse familiale sur la chambre toujours ouverte où les parents déjà vieux reposaient paisiblement côté à côte sous les draperies du vieux lit garni de cotonnade bleue à fleurs ; puis il ouvrit la porte, fermée au loquet seulement, et sortit de la maison paternelle. Le ciel se colorait de tons plus vifs ; la nuance des nuages, tout à l’heure à peine semblable aux roses de Bengale, était à présent celle des roses du roi ; les vapeurs du zénith étaient déjà atteintes par des lueurs d’incendie, le couchant seul se teintait à peine des reflets de l’orient. Martial prit le chemin de la vallée où passait le bétail de Céline, et ce chemin longeait la crête de la falaise. Il marchait pensif, évoquant un à un mille souvenirs de son enfance. Bien des jours et bien des nuits avaient passé sur sa tête alors blonde, aujourd’hui brune, depuis qu’il courait dans le sentier raboteux qui menait à la mer ; ce sentier qu’il n’avait pu voir la veille, car il était arrivé à la tombée de la nuit, lui paraissait autrefois si large et si beau ! Maintenant il le revoyait étroit, rocailleux, coupé à chaque instant par un ruisseau bruyant qui ne pouvait se contenter du lit qu’on lui traçait depuis cinquante ans avec la même persévérance toujours inutile, et qui, suivant sa fantaisie, prenait la droite ou la gauche, arrosant partout des rives de cresson. Ce sentier bizarre, presque impraticable pour tout autre qu’un homme du pays, était la route préférée de Martial, celle qui menait à la mer, la mer qui l’avait toujours attiré, tant qu’à la fin il s’était fait marin pour l’amour d’elle. Un grand buisson de houx lui barrait la vue, il le tourna et revit enfin cette mer qui l’avait tant fait rêver, cet horizon encadré de lignes aimées, dont à l’autre bout de la terre il avait ressenti la nostalgie jusqu’à en pleurer, dévoré par la fièvre, quand ses compagnons dormaient dans leurs cadres. La mer était devant lui, mais telle qu’on la voit en rêve ; la vapeur des chaudes nuits d’été la couvrait entière, tout était d’un blanc d’opale ; le bord de la falaise en pente rapide, à trois cents pieds au-dessous, les rochers bruns qui forment une infranchissable ceinture d’écueils à cette côte, les nuages, la surface de l’onde dont il entendait le bruit sur les roches, tout était d’un blanc à demi opaque et pourtant mystérieusement éclairé par on ne sait quelle clarté joyeuse. Il s’arrêta, croyant rêver ; oui, c’était bien comme un rêve : derrière lui, les vertes prairies, les arbres découpaient nettement leur fine silhouette sur le ciel embrasé, - et devant lui, l’abîme blanc et doux à l’oeil comme la soie nouvellement dévidée, comme la graine moelleuse du cotonnier. Une barque passa à peu de distance : la coque était invisible ; seule, la voile blanche glissait entre la brume de l’onde et celle du ciel ; Martial n’osait remuer, craignant de rompre cet enchantement, et tout autour de lui, les flocons laiteux se massaient doucement sur les cimes des chardons en fleur, sur les touffes épaisses de la haute fougère, partout où un obstacle les arrêtait un instant. - Est-ce le présage de ma destinée ? se demanda le marin au coeur superstitieux. Faut-il m’arrêter ici, renoncer à tenter le sort, à interroger Céline ? Dois-je renoncer à mon rêve ? Un rayon doré, pénétrant entre deux couches de vapeurs, éclaira soudain la voile qui glissait sur la mer, et tout à coup les oiseaux, qui n’avaient gazouillé qu’en sourdine, entonnèrent à pleine voix la chanson de l’aube ; le ciel étincela jusque dans ses replis de l’occident. Une flèche d’or vint frapper Martial entre les yeux, et la brume enroulée comme un voile de tulle s’éleva lentement sur l’onde, sur les collines ; poussée par un souffle insensible, elle s’en alla doucement vers le nord, sur la mer qui devenait bleue et dont le bruit retentissant arriva désormais aux oreilles du jeune homme ; un lacis de diamants liquides couvrit tout autour de lui et lui-même. Le charme était rompu ; il contempla un instant avec une joie profonde et recueillie le cher pays qui l’avait vu naître, les rochers énormes à demi recouverts de lierre, l’orifice de la vallée où courait le ruisseau en cascatelles argentines, les prairies inclinées, la falaise au sol ingrat recouvert de fougère et d’ajonc, percé à tout endroit par le roc de granit ; il respira à pleins poumons l’odeur des menthes sauvages, celle des bruyères qui sentent le miel, et ivre de jeunesse et de vie, il agita en l’air son chapeau, saluant ainsi la terre natale, puis il tourna rapidement le promontoire et pénétra dans le vallon. La prairie où Céline allait traire était à mi-côte, les rayons du soleil levant réchauffaient les trois belles vaches paresseuses, dans l’herbe jusqu’au fanon. Deux s’étaient couchées, le mufle tourné vers la chaleur, et semblaient engourdies dans leur bien-être ; la troisième, debout, se laissait patiemment traire par les mains attentives de la paysanne. Assise sur un petit banc, elle faisait jaillir le lait fumant dans une cruche de cuivre au flanc rebondi ; mais, tout en surveillant ses doigts habiles, elle tournait souvent la tête vers le midi et semblait attendre quelque chose avec impatience. Martial s’arrêta pour la regarder. Elle ne le voyait pas, c’était le sentier opposé qu’elle explorait à tout moment d’un oeil inquiet. Le coeur du jeune homme battit joyeusement. Le savait-elle revenu ? L’attendait-elle déjà ? Se souvenait-elle qu’il avait promis de revenir, et revenir pour elle ? Il le crut, et, pressant le pas, il allait atteindre la barrière, lorsqu’à l’autre extrémité du pré il vit apparaître un autre homme. C’était un ami d’enfance, il le reconnaissait bien : celui-là n’avait pas quitté le village ; que venait-il faire auprès de Céline ? Ce n’était pas la première fois que François se hasardait à visiter la jolie trayeuse, car elle sourit en le voyant approcher, et son regard jusqu’alors inquiet s’abaissa pour ne plus le quitter sur le lait qui coulait entre ses doigts. Le jeune homme s’approcha tout près d’elle, ils échangèrent quelques mots, puis d’une branche qu’il tenait à la main, il se mit à effleurer doucement la joue et le col qu’elle tenait penchés. Elle se défendait en riant, et continuait de traire, mais peu à peu ses doigts se ralentirent ; la cruche était pleine, la bonne bête s’éloigna satisfaite, et Céline resta assise, la tête baissée, écoutant ce que disait François. Celui-ci laissa tomber sa baguette ; doucement, parlant toujours, mais très bas, il prit la main de Céline, et ils restèrent tous deux silencieux, sous les rayons ardents du soleil qui dominait le coteau, noyés jusqu’aux genoux dans l’herbe humide et verte… La seconde vache, s’approchant d’eux, posa son mufle frais et rose sur les genoux de Céline ; la jeune fille sourit, fit un signe affirmatif et recommença de traire… Martial, le coeur serré, reprit lentement le chemin de la falaise. -Trop tard ! pensa-t-il amèrement ; qu’irais-je maintenant chercher auprès de celle qui en aime un autre ? François est resté, lui, et pouvait se faire aimer ! Il a eu le loisir pendant ces deux années, à la veillée en hiver, à l’heure de traire en été, de courtiser la jolie fille… Les absents ont tort ! L’absence est mauvaise ; nous n’avons pas le temps de nous faire aimer là-bas, dans nos voyages, et au pays les jeunes filles ont celui de nous oublier… La brume était un présage, je n’aurais pas dû aller plus loin ! Il s’assit au haut de la falaise, triste et presque méchant, car son coeur était plein d’amertume. Le soleil dorait la mer et la terre autour de lui, partout ; les mouettes et les hirondelles l’entouraient de leurs cercles joyeux ; mais que lui importait la joie de la nature, à lui dont l’âme était en deuil ? Un bruit de pas sur le sentier lui fit lever la tête : une femme venait à lui, d’une autre prairie, sans doute, la cruche de cuivre gracieusement posée sur l’épaule gauche et retenue en équilibre par une longe de cuir serrée dans la main droite. Il se leva pour lui faire un passage, car le sentier était étroit, et la falaise rapide : mais la jeune fille ralentit le pas en s’approchant de lui. Il la regarda comme on regarde une belle oeuvre de la nature. Elle était brune ; ses lourds cheveux repoussaient le petit bonnet qui voulait les couvrir, ses yeux bruns brillaient d’un feu contenu sous ses paupières aux longs cils baissés ; ses joues roses rougirent encore sous le regard du jeune homme. - Bonjour ! dit-elle, et elle s’arrêta. Il la regarda, ébloui. Cette jeune fille était bien plus belle que Céline, elle semblait le connaître, et il ne se souvenait pas des traits de son visage. - Vous voilà revenu ? dit-elle d’une voix tremblante - peut-être le poids de la cruche de lait l’avait-il essoufflée. - Vous me connaissez donc ? demande Martial, ému sans savoir pourquoi. La jeune fille sourit sans lever les yeux. - Vous m’avez portée dans vos bras quand j’étais toute petite, dit-elle de sa voix riche et grave. - Qui donc es-tu ? dit Martial, suivant l’habitude du pays qui veut qu’on se tutoie quand on s’est connu enfant. - Devine ! fit la belle créature. - Comment t’appelles-tu ? - Aurore. Aurore ! oui, il la connaissait bien ; mais qu’elle était devenue belle et qu’elle avait changé, pendant ces deux années d’absence ! - Quel âge as-tu ? demanda-t-il, oubliant soudain son amertume et sa colère. - Seize ans. - Et tu m’as reconnu ? La jeune fille sourit et fit un signe de tête, puis, levant les yeux timidement, elle regarda Martial pendant la durée d’un éclair. Il tressaillit ; que n’eût-il pas donné pour revoir ces yeux merveilleux, pleins de flammes et peut-être de larmes ! mais elle regardait la terre. - Tu m’as reconnu, répéta-t-il, avec une sorte de tendresse inquiète. - Je vous attendais, dit-elle simplement ; vous m’avez dit un jour, à votre dernier voyage, que, si j’étais bien sage, je serais votre petite femme… J’ai été bien sage… C’est vrai ; il l’avait dit en riant, un jour, à cette fillette de quatorze ans, chétive et grêle, pas même adolescente, tout à fait enfant ; il n’avait pas encore jeté les yeux sur Céline à cette époque et depuis il n’avait pas pensé à cette parole, semence perdue pour lui, tombée dans une âme, où elle avait si magnifiquement fructifié. - Tu m’attendais, Aurore ? dit Martial, inondé soudain d’une joie nouvelle, inconnue. Elle répéta oui, très bas, rajusta la longe de cuir dans sa main qui tremblait et passa devant lui. Sans mot dire, brûlé soudain au coeur par un rayon de soleil qui devait dorer toute sa vie, Martial suivit la belle fille qui s’appelait Aurore. HENRY GRÉVILLE.
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