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Emile Augier et Alfred de Musset : L'Habit vert (suite et fin)
AUGIER, Emile (1820-1889) et
MUSSET, Alfred de (1810-1857) :
L'Habit vert, proverbe en un acte et en prose (1849).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (26.02.1998)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 7216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55
Mél : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com
http://ourworld.compuserve.com/homepages/bib_lisieux/
Diffusion libre et gratuite (freeware)
L'Habit vert
proverbe en un acte et en prose
par
Emile Augier et Alfred de Musset
~~~~
(suite et fin)
SCÈNE IV
HENRI, RAOUL, MARGUERITE.
MARGUERITE.
Êtes-vous blessé, monsieur Henri ?
HENRI.
Non, mademoiselle. Le mal n'est pas grand, mais le malheur est irréparable. (
Il montre son devant de cheminée crevé). Ah ! mademoiselle, si vous saviez...
RAOUL.
Et ton papetier ?
HENRI.
C'est un crétin. Si vous saviez...
RAOUL.
Et ton pantalon ?
HENRI.
C'est un accident.. Vous ne savez pas.
MARGUERITE, montrant une chaise.
Mettez votre pied là. Voici ma ménagère et je vais vous prouver que de fil en aiguille il est avec le ciel des raccommodemens. Je vais vous faire une reprise. (
Henri, qui a été mettre son devant de cheminée contre le mur à droite, revient poser son pied sur la chaise que lui présente Marguerite).
HENRI.
Vous êtes bien bonne ; mais en ferez-vous jamais une à cette malheureuse peinture ? Ah ! mademoiselle, vous ne savez pas.
RAOUL.
Accoucheras-tu une fois ?
HENRI.
Vous ne savez pas ce que c'est que les souffrances d'un artiste !
MARGUERITE, cousant.
Pardon ! je fais quelquefois de l'art, sur mon genou, lorsque je brode et que je compte mes points.
RAOUL.
Comme moi au billard. Mais pressez le ravaudage, mademoiselle Margot, car les talons démangent à ce brave Henri.
HENRI.
Encore une commission ?
RAOUL.
J'ai invité mademoiselle Margot à dîner avec nous ; dans cette conjoncture, prends conseil de ton coeur, tu me comprends ?
HENRI.
Nullement.
RAOUL.
Montre toi ! (
Lui faisant un signe). Montre... toi !
HENRI.
Va te promener. Aïe ! vous me piquez. (
Il retire son genou).
MARGUERITE.
Aussi pourquoi remuez-vous ?
HENRI.
Pourquoi ? il veut que je mette ma montre en gage, mademoiselle ; vous savez, ma montre !
MARGUERITE.
En êtes-vous là ?
HENRI.
Sans doute, nous en sommes là, nous n'en bougeons pas.
RAOUL.
Henri est un imbécile, un alarmiste ; ne l'écoutez pas.
MARGUERITE.
Cependant...
RAOUL.
Non ! il voit tout en noir. Jamais nos affaires n'ont été plus florissantes.
HENRI.
Jamais plus, c'est vrai.
MARGUERITE.
Voyons, pas de mauvaise honte, mes pauvres amis. Laissez-moi vous dire quelque chose sans vous fâcher. Je ne suis pas bien riche, mais vous êtes de grands fainéants ! et moi je suis une petite économe qui gagne vingt-cinq sous par jour. S'il vous faut vingt-cinq francs...
RAOUL.
Merci, ma bonne Margot ; nous n'empruntons jamais à nos amis.
HENRI.
Et nous n'avons pas d'ennemis.
MARGUERITE.
Et Munius ?
HENRI, avec éclat.
Oh ! ne me parlez jamais de cet homme. C'est un maître filou.
RAOUL, de même.
Le fait est qu'il nous a volés d'une façon bien condamnable.
MARGUERITE.
Comment cela ?
HENRI.
Figurez-vous que nous avions un gilet. Dans la poche de ce gilet il y avait une pièce de cinq francs que j'avais amassée.
MARGUERITE.
Vous m'étonnez.
HENRI.
Hé bien, c'est comme ça. Pendant mon absence Raoul a vendu le gilet à Munius, il l'a vendu quarante sous. La pièce était dans le gousset droit, j'en suis sûr. Munius a emporté le tout, et quand j'ai réclamé mon bien, il a nié la chose et finalement il l'a gardée.
MARGUERITE.
C'est inconcevable une chose pareille.
HENRI.
Demandez plutôt à Raoul.
RAOUL.
Je confesse ma légèreté et celle du juif.
MARGUERITE.
Hé bien ! il me vient une idée ! oui, très-bonne. Fiez-vous à moi, nous irons dîner.
HENRI.
Serait-il vrai ?
MARGUERITE.
Je vous en réponds. Avez-vous par hasard un vieil habit ?
HENRI.
Le hasard serait que nous en eussions un neuf.
MARGUERITE.
En avez-vous un vieux ?
RAOUL.
Certainement nous en avons un. Nous avons le fameux habit vert !... Est-ce que vous ne le connaissez pas ?
MARGUERITE.
Non !
RAOUL.
L'habit vert, surnommé Conquérant... Eh bien, je vais vous le montrer !... Conquérant va paraître !... Conquérant va sortir de son tabernacle !... (
Il va au fond, frappe avec solennité trois coups sur l'armoire).
HENRI.
As-tu peur qu'il soit déjà sorti ?
RAOUL.
Il ne sort jamais seul. (
Il ouvre l'armoire et en tire un habit vert). Le voilà, mais... n'en demandez pas davantage. (
Il étale l'habit sur une chaise, à gauche).
MARGUERITE.
Et qu'est-ce que vous faites de cet habit-là ?...
HENRI.
Nous le mettons, mademoiselle, nous le mettons à tour de rôle, lorsqu'une tenue décente est de rigueur.
MARGUERITE.
Un habit pour deux ? Je serais curieuse de voir comment il vous va.
RAOUL.
Il est un peu large à Henri, je l'avoue.
HENRI.
C'est-à-dire qu'il étrangle Raoul.
RAOUL.
Vous allez en juger (
Il le met et passe à droite). N'ai-je pas l'air d'un lion en négligé ?
MARGUERITE.
Ou d'un parapluie dans un étui trop court. (
Raoul ôte l'habit et retourne à gauche).
HENRI.
Bravo ! il ne voulait pas le croire. Je l'avais pensé, ce mot-là... A moi maintenant. Vous allez voir. (
Il passe l'habit).
MARGUERITE.
Tiens, vous passez la main gauche la première ?
HENRI.
Je suis gaucher.
RAOUL.
C'est la seule excuse de sa peinture.
HENRI, passant à gauche.
N'ai-je pas l'air d'un homme étoffé, d'un fils de famille ?
MARGUERITE.
Oui d'un orphelin qui use son père.
RAOUL.
Attrape, outre cuidant mortel.
MARGUERITE, à Henri.
L'aviez-vous pensé aussi celui-là ?... Cette harde ambiguë vous va très-mal à tous deux, et vous devriez la vendre par coquetterie.
RAOUL.
Jamais ! nous y tenons.
HENRI, retirant l'habit et allant le poser sur une chaise à droite.
Et d'ailleurs on ne nous en offre que six francs.
RAOUL.
Et il nous en faut vingt pour aller à Chaville.
MARGUERITE.
J'en aurai ce que je voudrai si vous me laissez faire. C'est pain bénit de voler un voleur.
HENRI.
Quel est votre projet ?
MARGUERITE.
Vous voulez tout savoir sans rien payer.
MUNIUS, dans le corridor.
Habits, galons !
RAOUL.
Tiens, Munius qui travaille le chant jusque sur le palier !... quel amour de son art !...
MARGUERITE.
Voici l'occasion... et le larron. Laissez-moi seule avec le brocanteur et l'habit. (
Henri le lui donne). Retirez-vous dans votre dortoir, et retenez votre souffle.
RAOUL.
Je vous préviens qu'Henri éternuera ; il a le nez intempestif.
MARGUERITE.
C'est bon ; je ne demande à son nez que cinq minutes de continence, montre en main, le temps de cuire un oeuf à la coque. Prêtez-moi votre montre, M. Henri !
HENRI.
Pourquoi faire ?
MARGUERITE.
Puisque je vous demande cinq minutes, montre en main.
HENRI, tirant sa montre.
C'est qu'elle est à répétition.
MARGUERITE.
Avez-vous peur que je la garde ? Me prenez-vous pour un mont-de-piété ?
HENRI.
Non, mais...
MARGUERITE.
Allons ; faites ce qu'on vous dit.
HENRI, donnant la montre.
Prenez bien garde au moins à ne pas la secouer. Elle est très quinteuse.
MARGUERITE.
Je crois bien : à son âge ! Maintenant allez vous tapir sous votre lit, et n'éternuez pas.
RAOUL, passant près de Henri.
Je lui tiendrai le nez.
HENRI, faisant des efforts depuis un instant pour réprimer une envie d'éternuer.
Que c'est bête de parler de ces choses-là !... (
Éternuant.) Atchi !... (
Raoul et Henri entrent dans la chambre à droite).
SCÈNE V
MARGUERITE, puis MUNIUS
MARGUERITE seule. (Elle met la montre dans la poche de porte-feuille de l'habit, qu'elle met sur une chaise à gauche ; puis elle ouvre la porte du fond).
Hé, Munius !
MUNIUS, dans l'escalier.
Qu'est-ce qu'il y a ?
MARGUERITE.
Montez, qu'on vous parle.
MUNIUS.
Avez-vous encore des soufflets à placer ?
MARGUERITE.
Peut-être ; ça dépend de vous. (
Munius paraît à la porte. Il est chargé de toutes sortes de friperies).
MARGUERITE.
Entrez.
MUNIUS.
Chez ces mauvais sujets ?
MARGUERITE.
Ils sont sortis et je range leur chambre. Entez, nous causerons tout en époussetant... (
Munius entre). Fermez la porte.
MUNIUS.
Petite capricieuse ! je vous disais bien que vous ne l'enverriez pas toujours promener, le père Munius.
MARGUERITE.
Qu'imaginez-vous donc, Gédéon ? Je veux faire un marché avec vous.
MUNIUS.
C'est ce que j'imaginais.
MARGUERITE.
Pas celui que vous pensez, Mardochée. Un simple marché d'habits.
MUNIUS.
Je veux bien. Je vous achète tous ceux que vous avez sur vous... (
Riant). Hé hé hé !
MARGUERITE, passant près de l'habit.
En vérité ? Regardez toujours celui-ci.
MUNIUS.
J'aimerais mieux vous regarder, mamselle.
MARGUERITE.
Je le crois, mais ce n'est pas le moment.
MUNIUS.
Quand donc ça sera-t-il le moment ? Ah ! mamselle, vous refusez votre bonheur. Je vous parle pour le bon motif, savez-vous ?
MARGUERITE.
Est-ce qu'il y en a un bon à votre âge ?
MUNIUS.
Oui-da, très-présentable.
MARGUERITE.
Je vous dis de regarder cet habit. (
elle le fait passer à gauche).
MUNIUS.
Je le connais déjà. J'en ai offert six francs, il y a quinze jours.
MARGUERITE.
Il en vaut vingt à présent.
MUNIUS.
Parce qu'il a vieilli ? Vous voyez bien que la vieillesse a son prix. Allez, si vous m'épousiez, vous ne vous en repentiriez pas. Je suis très-vieux, et je décéderais au bout de six mois.
MARGUERITE.
Taisez-vous, brocanteur. Vous me voleriez un an.
MUNIUS.
Non, je vous jure. J'ai eu une jeunesse très-orageuse, très-évaporée. Je vous laisserais tout mon bien.
MARGUERITE.
Nous en reparlerons de demain en quinze. Voulez-vous me donner vingt francs de cet habit ?
MUNIUS.
J'ai huit cents livres de rente sur le grand livre, savez-vous, et un catarrhe, un vrai catarrhe.
MARGUERITE.
Malin ! Vous voulez placer votre coeur en viager. On connaît ces tricheries-là.
MUNIUS.
Si on peut dire ! voyez plutôt, (
Il tousse).
MARGUERITE.
Vous ne savez pas faire. (
Elle tousse). Voilà ce qu'on appelle tousser... Je suis poitrinaire. Allez, mon petit Munius, vous n'attraperez personne. Vous êtes frais comme une rose.
MUNIUS.
Son petit Munius ! frais comme une rose ! Cueillez-moi donc, méchante !
MARGUERITE.
Vous êtes un enfant.
MUNIUS.
Oui, c'est le mot ! Vous me mènerez par le bout du nez... un véritable enfant. Tout ce que vous voudrez, vous l'aurez. Aimez-vous les mouchoirs de soie, les boucles d'oreille en similor, les chaînes de sûreté, les cannes à pomme d'argent ? Je vous couvrirai de guipures ; j'ai des monceaux de percaline et bien d'autres choses... O Marguerite !
MARGUERITE.
Comme vos yeux brillent ! Pourquoi dit-on que vous êtes si laid ?
MUNIUS.
Ce sont les mauvaises langues ; n'en croyez rien ; si vous voulez m'aimer, je ferai de la toilette ; je mettrai une redingote à brandebourg que j'ai, avec des olives et de l'astracan au collet ; j'aurai l'air distingué, vous verrez.
MARGUERITE, passant à gauche.
Vous seriez bien plus comme il faut avec cet habit-là. Il est à peine décati.
MUNIUS.
On nous prendrait pour des gens huppés. Je vous donnerais une petite robe de taffetas couleur d'araignée turbulente, à peine mangée sous les bras.
MARGUERITE.
C'est bien tentant, mais...
MUNIUS.
Voulez-vous que j'aille vous chercher une croix en filigrane avec les glands pareils et le tour de cou en velours ? C'est joli, ça.
MARGUERITE.
Nous verrons plus tard. Pour l'heure, voulez-vous m'être agréable ?
MUNIUS.
Si je le veux, Marguerite de mon coeur ! Vierge de Sion ! Rose de Saarons !... Ton cou ressemble à la tour de David !
MARGUERITE.
Vous vous enthousiasmez Munius !
MUNIUS.
Oui, je m'exalte ! Descends du Liban, mon épouse, descends avec moi !
MARGUERITE.
Écoutez-moi donc.
MUNIUS.
Oui, je t'écoute... ta poitrine ressemble à une grappe de raisin. - Je voudrais bien grappiller.
MARGUERITE.
Vous êtes insupportable à la fin.
MUNIUS.
Je me tais.
MARGUERITE.
Il s'agit...
MUNIUS.
Perle !...
MARGUERITE.
Il s'agit pour me plaire...
MUNIUS.
De changer de religion ? Jamais. Tout, excepté ça.
MARGUERITE.
Il s'agit de regarder cette friperie en honnête fripier.
MUNIUS.
Ah !... Voilà tout !
MARGUERITE.
Pour le moment... Voyons, examinez cette harde. (
Elle lui donne l'habit).
MUNIUS, l'examinant.
Je l'ai vue. Il y a une reprise perdue dans le pan gauche, les boutonnières s'effilent et les parements sont râpés au pli. Cela vaut trois francs comme un liard.
MARGUERITE.
Vous ne savez ce que vous dites. C'est moi qui vous donne la berlue, je pense ; je vais m'éloigner pour vous éclaircir la visière. (
Elle se met à la fenêtre à gauche en fredonnant).
MUNIUS, sur le devant de la scène, l'habit à la main.
Ils le vendraient mieux comme amadou que comme habit. (
Il le secoue). Tiens, il y a quelque chose dans la poche... (
tirant la montre...) Oh !... une montre... en or massif ! (
la pesant), elle est lourde !... sont-ils étourdis ces jeunes gens !... voilà la seconde fois... fi ! Munius ! La première fois, il ne s'agissait que de cinq francs. Mais une montre, ce serait un vol, car enfin ça représente un joli denier, ce bijou... ça vaut bien... Peuh ! elle est vieille ! c'est une casserole. On n'en tirerait que le poids de l'or !... Est-elle en or ? En tout cas, la boîte est bien mince. Voyons donc un peu : l'habit vaut trois francs, bien payé. En en donnant vingt, est-ce que je ne paye pas la montre à peu près ? (
Il la remet dans la poche de l'habit).
MARGUERITE, revenant à Munius.
Eh bien, qu'en dites-vous ?
MUNIUS.
Ça vous ferait donc bien plaisir ?
MARGUERITE.
Sans doute !
MUNIUS.
Hé bien, mamselle vous allez voir si je vous aime. Voilà les vingt francs. (
Il lui donne quatre pièces de cinq francs).
MARGUERITE.
Non pas ! vous avez un jaunet, je crois. Donnez-le moi. C'est une fantaisie que j'ai d'une pièce d'or ; c'est plus gentil.
MUNIUS.
Hum ! l'or est très-cher.
MARGUERITE.
Je vous paye le change.
MUNIUS.
Un petit baiser ?
MARGUERITE.
Doucement ! c'est plus cher que l'or. (
Elle lui prend la pièce des mains). Merci, mon petit Munius. (
Allant à la porte à droite). Monsieur Raoul !
MUNIUS.
Qu'est-ce que vous faites donc ? (
Entrent Raoul et Henri).
SCÈNE VI
HENRI, RAOUL, MARGUERITE, MUNIUS.
MARGUERITE.
Tenez, mes voisins. Voici votre voyage à Chaville, en or. (
Elle donne la pièce à Raoul).
RAOUL, passant près de Munius.
Ce brave Munius ! La vertu redescend sur la terre !
MARGUERITE.
Sous ce déguisement.
HENRI, à Marguerite.
Et ma montre ?
MARGUERITE.
Votre montre ? (
A part). Amusons-nous un peu du juif et du chrétien.
MUNIUS, remontant.
Bonsoir, la compagnie. Je m'en vais.
MARGUERITE, le retenant.
Restez donc. On a quelque chose à vous dire.
HENRI, à Marguerite.
Mais ma montre ?
MARGUERITE.
Je l'ai posée sur la table. (
Henri va chercher sur la table). Munius, comme vous avez été grand, je vous invite à venir dîner à Chaville. (
elle fait un signe d'intelligence à Raoul).
RAOUL.
C'est trop juste. Vertueux Munius, nous folâtrerons sur l'herbette.
HENRI, qui cherche toujours.
Je ne la trouve pas. Vous avez dit sur la table ?
MARGUERITE.
Ou sur la chaise, je ne sais plus.
MUNIUS.
Il faut que j'aille faire un bout de toilette. (
Il veut sortir).
MARGUERITE, le retenant encore.
Vous êtes très-bien comme ça ; c'est sans façon.
RAOUL.
Munius, je vous donne le droit de choisir un plat. Pensez-y bien.
HENRI, qui est revenu à droite.
Je ne déteste pas une plaisanterie de temps en temps ; mais il y en a pourtant... Voyons, mademoiselle Marguerite, rendez-moi ma montre.
MARGUERITE.
Est-ce que vous ne la trouvez pas ?
MUNIUS, cherchant à s'éloigner.
Je vais déposer mes habits chez moi.
MARGUERITE, le retenant toujours.
On dirait que notre société vous déplaît. Restez donc.
RAOUL.
Que vous semble un pigeon aux petits pois, arrosé de ce bon petit vin d'Orléans ?
MUNIUS.
Hé ! hé !
HENRI.
J'ai beau chercher.
MARGUERITE.
C'est singulier ; je l'avais à la main il n'y a pas un quart d'heure.
HENRI.
Me voilà propre si elle est perdue ! Je suis un garçon rangé, moi. Je ne veux pas vivre sans savoir l'heure qu'il est.
MUNIUS.
Elle aura roulé sous un meuble.
HENRI.
Il n'y en a pas.
RAOUL, passant près de Henri.
Laisse-nous donc tranquilles avec ta montre ; elle se retrouvera demain.
HENRI.
Si elle ne se retrouve pas tout de suite, elle est perdue !
RAOUL.
Eh bien, tu en achèteras une autre.
HENRI.
Ce ne sera plus la même. Celle-là, je la connaissais. Elle ne ressemblait pas aux autres. Elle avait sur le cadran un petit soleil d'émail bleu auquel j'étais habitué. C'était ma montre enfin, ma pauvre montre !
MUNIUS, à part.
Je voudrais bien m'en aller.
RAOUL, à Henri.
Qu'est-ce que tu as donc ?
HENRI.
J'ai... que je ne l'ai plus.
MARGUERITE.
Aidez-moi donc à la chercher, Munius.
HENRI.
Ah ! oui, vous ne la trouverez pas. C'est fini ! (
Il s'assied à droite, d'un air chagrin).
MARGUERITE.
Il faut qu'elle soit envolée.
MUNIUS.
Volée ! par qui ? Il n'est entré personne.
MARGUERITE.
J'ai dit envolée.
RAOUL.
C'est plus vraisemblable ; mais ce pauvre Henri a l'air d'avoir perdu son fils aîné. (
Munius cherche encore à s'esquiver ; Marguerite le retient).
HENRI.
Moque-toi de moi si tu veux. Je l'aimais ; je l'avais admirée longtemps à la cheminée de ma grand-mère, dans la chambre verte où il y avait si bon feu. Je ne savais pas alors ce que c'est qu'être pauvre. Je jouais tout le long du jour dans un coin devant cette montre. Il semblait qu'elle me regardait tranquillement. Il est passé, le bon temps des confitures et des lits bassinés... Ma montre s'en souvenait, et son tic tac m'en parlait tout bas... Je l'aimais !
MARGUERITE, à part.
Il me fait de la peine, ce bon garçon !
RAOUL.
Voyons, voyons ! ne vas-tu pas pleurer ?
HENRI.
Et quand je pleurerais ? Est-ce que je suis un viveur, moi ? un dépensier, un joueur de dominos comme toi ? Mon seul plaisir est de rester chez moi à travailler. J'avais ma montre, qui me tenait compagnie... Elle est perdue !
MARGUERITE.
Attendez donc... je me rappelle à présent !... Je l'ai mise par mégarde dans la poche de votre habit.
MUNIUS, à part.
Aïe !...
HENRI, s'élançant sur Munius, retirant la montre de la poche de l'habit,
et l'élevant en l'air.
La voilà ! la voilà ! (
Il la baise en dansant). Le verre est cassé, j'en ferai mettre un autre ! Qu'est -ce que ça me fait ? je l'ai. (
Il repasse à droite).
MUNIUS.
Rendez l'argent alors.
MARGUERITE.
Quel argent ?
MUNIUS.
Est-ce que vous croyez que j'aurais payé cette loque vingt francs ?
RAOUL.
Tout beau, Munius ! Vous saviez donc que la montre était dans la poche ?
MUNIUS.
Je ne dis pas cela. (
Marguerite a repris l'habit des mains de Munius et est allée le poser sur une chaise à droite).
MARGUERITE, redescendant entre Henri et Raoul.
Quelle idée avez-vous là, monsieur Raoul ? Ce pauvre Munius ! la crème des honnêtes gens !
RAOUL.
Ce ne serait pas son coup d'essai. Nous avons déjà oublié dans un gilet un louis...
MUNIUS.
Ce n'est pas vrai : il n'y avait que cinq francs.
RAOUL.
Il en convient. Je vous prends à témoins. (
Il passe à gauche).
MARGUERITE.
Ah ! Munius ! je n'aurais jamais cru cela de vous.
HENRI.
Il a gardé ma pièce, le scélérat ! comme il voulait garder ma montre !
MUNIUS.
Je vous assure que pour la montre j'ignorais... Quant aux cinq francs, c'était plutôt par plaisanterie ou encore pour vous donner une leçon d'ordre... car je vous regarde comme mes enfants ainsi que je fais de toutes mes pratiques... Il est bien dur d'être soupçonné à mon âge devant une dame !
MARGUERITE.
Ne pleurez pas, honnête Munius. Le commissaire ne sera pas averti.
RAOUL et HENRI.
Vive Margot !
HENRI.
Embrassons-la.
MARGUERITE.
Pas de ça, mes amis. Voisine et voisins, mais pas de si près. Habillez-vous et partons ! Seulement c'est vous qui m'avez invitée et c'est moi qui paye, sans reproche. (
Passant près de Munius). Eh bien, mon pauvre Munius, à trompeur, trompeur et demi ! (
Pendant ces derniers mois, Raoul et Henri s'approchent de l'habit que Marguerite a accroché sur le dos de la chaise ; Henri passe la main gauche, Raoul la droite en regardant tous deux Marguerite. Ils cherchent un instant l'autre manche puis se retournent l'un vers l'autre. L'habit de déchire en deux par le dos.)
RAOUL.
C'est ta faute ! il faut que tu sois toujours fourré dans cet habit !
HENRI.
Eh bien, tant mieux, nous ne nous disputerons plus.
RAOUL et HENRI, jetant les morceaux de l'habit à Munius.
A vous, Munius !
MARGUERITE.
Voilà une fière reprise à faire ! Mais partons, ou nous manquerons le coche.
TOUS.
Partons ! partons !
CHOEUR FINAL.
AIR : C'est la grisette étudiante.
(Les étudiants).
Nous n'avons ni pain sur la planche,
Ni doux loisirs pour les amours !
Ne perdons pas notre dimanche :
Dieu n'en fait qu'un tous les huit jours.
FIN.
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