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V. Hérault : Un remède dangereux (1859)
HÉRAULT, Victor (18..-18..) : Un remède dangereux (1859).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (21.IX.2010)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros] obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur l'exemplaire (Bm Lx : 4856) de la Médiathèque du recueil de l'année 1858-1859 des Cent mille feuilletons illustrés, publié à Paris.


Un remède dangereux
Roman complet
par
Victor Hérault


~ * ~

I

Un beau jour de l’an dernier, où les tièdes émanations m’avaient enivré, j’ai suivi le cours de la Seine, encaissée dans les pierres de taille des quais, à Paris, comme une coquette dans son étroit corset, et qui, après s’être chargée de tous les résidus fangeux de la grande ville, va les jeter à la mer, après mille méandres pittoresques. Le nez au vent, je cherchais vainement les prés fleuris et les chères brebis chantés par madame Deshoulières. J’avais laissé sur ma gauche les Invalides, l’Ecole militaire, l’Île des Cygnes, le pont d’Iéna ; sur ma droite le palais de l’Industrie, Passy, Auteuil, et, sans fatigue presque, j’atteignis le pont de Sèvres. Toujours marchant, je ne m’arrêtai ni à la manufacture ni au parc de Saint-Cloud, et je me trouvai, après Boulogne, Suresnes et Puteaux, à Asnières, ce futur port de mer où se réunit la flottille des canotiers parisiens, ces intrépides écumeurs, ces pirates d’eau douce, réunion hétérogène d’oisifs de toute espèce.

J’étais las, et je m’orientais pour trouver un lieu de repos, quand je m’entendis appeler.

- Ohé, Alfred ! que fais-tu donc par là, en plein soleil ?

- Je cherche l’ombre, répondis-je bêtement à mon interlocuteur, qu’il me semblait reconnaître, mais dont je n’aurais pu dire le nom.

- Alors, viens par ici.

Je descendis sur la berge, et là je vis un jeune homme, vêtu très-mesquinement, embarrassé d’engins de pêche sans nombre, près d’un panier d’osier où frétillaient encore quelques rares poissons. Il s’embarrassa dans sa ligne et trébucha en venant à ma rencontre, puis finit par tomber la face dans la terre détrempée. Je l’aidai à se relever : nous nous fîmes quelques excuses réciproques, je le priai de me décliner son nom, et, après un examen attentif de toute sa personne, je ne reconnaissais nullement le pêcheur.

- Quoi ! se peut-il que tu aies oublié à ce point ton petit condisciple de Louis-le-Grand ? Georges Legros, celui pour lequel tu professais une si vive amitié ?

- Oh ! mon cher Georges, pardon ; mais je t’avoue que ton singulier accoutrement, cet attirail, cette boue dont te voilà couvert, et, plus encore, le temps qui s’est écoulé depuis notre séparation, toutes ces causes m’ont empêché de te saluer de ton nom dès l’abord...

- Il n’y a pas de mal, Alfred ; toi-même tu as grandi, tu es devenu un homme ; moi, je suis resté ce que j’étais, le jeune collégien chétif, malingre, l’antithèse vivante de mon nom, qui semblait une dérision bizarre du sort... Je suis marié, mon ami ; je l’oubliais... Mais je bavarde là et je te laisse au soleil, après t’avoir promis de t’en garer. Tu vas venir dîner à la maison, là, tout près ; c’est un nid sur le bord de l’eau. Suis-moi, et prends ce panier ; moi, j’emporte les lignes et les vers.

Le petit homme, sans reprendre haleine, m’avait débité ce monologue en serrant tous ses ustensiles ; il remonta sur le quai, je le suivis, et nous entrâmes dans une charmante propriété, située au fond d’un jardin symétriquement planté et séparé de la route par un mur coupé au milieu par une petite porte grillée qu’on vint ouvrir au coup de sonnette du maître.

C’était la femme de Georges qui avait répondu à son appel. Sans faire plus d’attention à moi que si je n’eusse pas été là, la dame apostropha vivement son mari sur son débraillement plus que malpropre, sur sa longue absence, et surtout sur sa maladresse à l’exercice de la pêche à la ligne, qui, ajouta-t-elle, ne devait pas réclamer une grande dose d’intelligence pourtant.

Cette dernière partie de la semonce s’appliquait au mince résultat que contenait le panier dont je m’étais chargé et que je lui avais remis.

- Mais je comprends, vous aurez rêvé à bord de l’eau, comme toujours ; de sorte que le poisson mange votre appât à votre nez et se moque de vous après. N’êtes-vous pas de mon avis, monsieur, monsieur ?...

- Alfred, madame...

- Georges prétend que la pêche est un grand plaisir pour lui ; il la poétise, lui prêtant un charme qu’elle n’a pas, et il ne sait pas seulement faire produire à cette dépense de temps une compensation qui puisse s’évaluer. J’aime les choses positives, moi ; et vous, monsieur ?

- Madame... certainement.

- As-tu fini ta harangue, que j’aie l’honneur de présenter un de mes camarades de collége, ou, pour mieux dire, un ami, Alfred Sainte-Anne, que je n’avais pas vu depuis huit ans et qui, se promenant par hasard de ce côté, a été hélé par ton serviteur, qui l’a engagé à dîner, si toutefois tu es en mesure de nous faire bien dîner ? Une fois n’est pas coutume, je veux traiter un ami.

- Je ne voudrais pas cependant, par une arrivée aussi subite, vous prendre au dépourvu. Je dînerai avec vous un autre jour ; maintenant que je t’ai retrouvé, Georges, je pourrai te revoir.

La femme, visiblement contrariée de l’invitation de son mari, s’épanouissait à mon refus ; mais Georges y mit une si singulière insistance, que je dus accepter ; d’ailleurs je n’étais pas fâché d’étudier de près ce type qui avait l’air d’appartenir à cette classe, si je puis dire, de femmes dont une fausse éducation a développé le penchant naturel, l’avarice, au lieu de la combattre.

Madame Legros nous quitta pour vaquer, bien qu’à contre-coeur, aux soins de ce repas, offert de bonne grâce d’un côté, subi plutôt qu’accepté de l’autre.

Une fois Georges changé, pour passer le temps et donner plus de charme à la causerie, je lui proposai de fumer.

- Merci, me répondit-il d’un air contraint...

- Eh quoi ! tu ne fumes plus, toi, l’intrépide, qui dérobais jusqu’à des morceaux de jonc pour ressembler à un homme !... tu sais bien, dans le temps, quand nous étions jeunes, au collége ?

- Hélas ! oui, mais...

- Mais quoi ! est-ce que cela te fait mal ?

- Non... mais ma femme ne veut pas... elle dit que cela salit les appartements, que la fumée l’incommode, et...

- Et que cela coûte de l’argent, n’est-ce pas ?

- Oh ! peux-tu supposer...

- Je ne suppose rien... je devine... Laissons cela, et accepte cet habanas ; il est pur, et nous le fumerons dehors... de façon que nous ne troublerons pas l’harmonie de ton ménage... Pauvre ami, va !

Georges saisit avec empressement l’occasion qui lui était offerte, et, prenant près de sa femme, qui était à la cuisine, le prétexte de me montrer dans tous ses détails leur petite propriété, il alluma avec une joie d’enfant le cigare que je lui présentais.

Une fois libre, Georges prit mon bras, et nous parcourûmes ensemble le jardin, le potager, la basse-cour, voire même le pigeonnier... Vingt fois nous revînmes sur nos pas... C’est qu’il avait bien des confidences à me faire.

- Tu sais, me dit-il, que lorsque tu partis de Louis-le-Grand, je n’avais pas fini mes études, n’ayant pour toute communication avec le monde que des relations éloignées avec un oncle qui payait ma pension, s’informait de mes progrès, et ne venait jamais me donner un de ces bons encouragements, éclairs passionnés de la tendresse qu’un père ou une mère m’aurait seul pu apporter.

Ce monde, que je n’avais entrevu qu’à travers les murs du collége, s’ouvrit pour moi. On me jeta à dix-huit ans, suffisamment instruit du passé pour ne rien connaître du présent, ignorant de la vie, et sans cette protection éclairée qui doit guider un homme à son début, dans cet océan sans bornes qu’on nomme la société.

Mon parent me présenta dans quelques maisons. Au lieu de me faire profiter de l’éducation que j’avais reçue pour embrasser une carrière honorable qui eût satisfait le peu d’ambition que j’avais en tête, il éteignit en moi ce moteur puissant qui fait les hommes utiles. Il me rendit ses comptes de tutelle. Mon oncle avait religieusement tenu la parole donnée à mon père à son lit de mort et fait fructifier la petite fortune composant son héritage, de façon que je me trouvais possesseur de 6,000 francs de rente à vingt et un ans.

Sans volonté, étant homme comme tu m’as connu enfant, mon oncle prétendit me marier et je subis son joug. La personne qu’il me donna n’eut jamais que mes sens sans posséder mon coeur ; mais dans un bal public, à l’époque des folies carnavalesques, mon oncle l’avait surprise dans mes bras, légèrement déguisée, et, croyant satisfaire à la loi de l’honneur, il m’avait dit, de sa voix mâle et accentuée : « Nulle autre qu’elle ne deviendra ta femme. »

Je me laissai faire. Sans doute ce n’était pas la femme dont l’idéal m’avait souvent exalté dans mes pensers de jeune homme, sans doute mon coeur se révolta à cette liaison adultère de deux coeurs antipathiques ; mais mon oncle me prouva ou crut me prouver que c’était la femme selon son choix qui devait me convenir ; qu’habituée à l’économie, qui est la vertu de la médiocrité, elle saurait faire prospérer mon avoir, augmenté du sien, sans que jamais mon capital se soldât en perte ;  puis ma future était jolie, je n’avais pas vécu encore, mes sens plaidèrent en secret, contre cette répugnance que je ne pouvais définir alors ; ma tête se laissa conduire, et ma main se joignit à l’autel à celle d’une femme que je ne devais jamais aimer, mais dont je subis les volontés. En fait, et pour conclure, Césarine, ma chère épouse, n’est pas malheureuse ; mais moi, je suis mal marié.

- Eh bien ! il y a beaucoup de maux auxquels ont peut porter remède... Veux-tu en essayer ? J’en connais plusieurs, pour ma part.

- Je veux bien, mais je ne crois pas à leur efficacité. Ma femme est économe pour les autres ; quant à elle, elle ne se refuse rien ; elle n’ira pas dîner en ville, parce qu’il faut rendre le dîner à ceux qui vous ont invité ; elle ne sera pas d’une partie où chacun payera son écot, car il en est parmi les convives qui ont meilleur appétit que les autres ; et mille traits que je te pourrais citer...

- C’est inutile, j’en sais plus que toi sur ce sujet... seulement je crois que nous devons convenir ensemble de nos faits et gestes ; ce n’est point aujourd’hui que tu dois commencer la cure. Dans un mois tu viendras me voir à Paris, rue Laffitte, et nous agirons. D’ici là, sois obéissant et docile aux ordres, aux défaut de ta femme, devrais-je dire ; qu’elle n’ait pas de défiance de ma visite, et je te promets, sinon un succès complet, du moins un adoucissement.

- Puisses-tu dire vrai !... Je crois qu’il est temps de rentrer, reprit Georges en regardant de tous les côtés, comme s’il eût vu sa femme aller à sa rencontre.

Nous rentrâmes aussitôt. Le dîner était prêt. Il fut mesquin et marqué au coin de la plus stricte économie : le menu était ce qu’on appelle la fortune du pot, ce guet-apens que l’on tend aux importuns et à ses vrais amis.

Ce repas ne fut point rehaussé par l’amabilité, l’enjouement, la grâce, qui font trouver excusables les mets les plus mal préparés. Mon départ fut salué d’un secret consentement de la femme de Georges, que la politesse la plus élémentaire sut à peine dissimuler.

Je pressai silencieusement la main de mon pauvre ami et je m’éloignai.

II

Un mois après, jour pour jour, à l’heure dite, nous étions réunis dans mon petit salon de la rue Laffitte, qui servait à la fois de salle à manger et de chambre à coucher.

Quand je dis nous étions, ceci mérite explication.

Semblable à ces médecins qui, défiants de leurs propres lumières ou embarrassés par la gravité des symptômes, appellent à leur aide les conseils de leurs confrères, j’avais invité à déjeuner une vieille amie à moi, femme qui m’avait aimé tant qu’elle avait eu du coeur et qui m’avait quitté dès qu’elle avait eu de l’esprit, et avec laquelle néanmoins j’avais conservé des relations amicales ; plus une jeune fille patronnée par Céphyse (c’était le nom de guerre de ma première conquête), qui s’était chargée de son éducation.

Devais-je, de prime-saut, tout raconter à ces dames touchant la position de Georges ?

Devais-je leur céler toute la vérité et ne leur présenter mon ami qu’en qualité de célibataire à consoler ?

Ou devais-je, me fiant à leur sagacité de femmes pour trouver le côté faible de la place dont je voulais essayer la réduction, réclamer seulement l’expérience d’une de mes convives ou de la naïveté de l’autre une de ces lumières fortuites, un de ces éclairs de génie qui illuminent une situation et tranchent une question ?

Je m’arrêtai au second parti, quitte, plus tard, si j’échouais de ce côté, à me rejeter sur le troisième.

A l’arrivée de chacune des trois personnes que j’attendais, j’avais fait les présentations d’usage ; car, devant peut-être nous trouver mêlés aux mêmes événements, il était nécessaire au moins de se connaître.

- Mesdemoiselles, j’ai l’honneur de vous présenter un de mes amis, M. Georges Legros, un malade par le coeur ; non pas qu’il ait eu le sien brisé par une infâme trahison ou par un amour méconnu, mais parce qu’il n’a pas encore trouvé celui qui doit battre à l’unisson du sien.

- Mon ami, je te présente mademoiselle Céphyse, ex-artiste de l’Opéra. Le monde et son contact n’ont pu l’avilir ; elle a eu parfois la tête folle, mais l’âme est restée grande et l’esprit sain et éveillé.

- Cette jeune personne se nomme mademoiselle Grécourt. Si nous nous trouvions dans une autre situation, je te dirais : Demande-lui sa main ; elle est encore digne d’être la femme d’un galant homme.

- Où diable veux-tu en venir ?... Tu m’invites à un déjeuner de garçons, et nous avons avec nous deux charmantes jeunes femmes ; tout doit être sans façon, et tu suis un véritable cérémonial. Tu es donc toujours aussi étrange que par le passé ?

- Toujours... je n’agis jamais d’après une idée préconçue, arrêtée à l’avance ; Dieu ne nous a pas caché l’avenir sans avoir sans doute de bonnes raisons pour cela. Pourquoi vouloir être plus sage que lui ? Eh quoi ! je suis étrange parce que je te donne pour compagnes d’une heure de plaisir deux charmantes jeunes femmes, comme tu le dis toi-même ! Ne fallait-il pas faire assembler plutôt un conseil de famille, bien compassé, bien gourmé, bien pénétré de ses devoirs et de la gravité de l’appel que nous lui adresserions ? Avec toute la sagesse des grands parents nous n’aurions point résolu ce qu’un verre de sillery va nous conseiller... car au fond du verre est seulement la sagesse. Parce qu’aujourd’hui je suis jeune, léger comme à dix-huit ans, enflammé d’une brûlante amitié, enivré par le printemps et l’été qui vont s’asseoir à ma table, je te parais étrange ! Profanation ! tu blasphèmes ! je ne te reconnais plus. O collége ! ô famille ! voilà de vos fruits !

- Là ! là ! calme-toi ! Quelle tirade ! je n’ai plus qu’à tomber accablé sous le poids de tes malédictions. Heureusement que ces demoiselles intercéderont pour moi, et que j’obtiendrai, grâce à leurs beaux yeux, un pardon complet.

- Voilà qui est déjà mieux... Je vois que tu n’es pas entièrement perverti par la nouvelle jeunesse, qui masque souvent son peu de galanterie sous l’apparence d’une gravité soucieuse ou moqueuse ; la nouvelle jeunesse me fait peine lorsque je la vois mépriser les femmes qui consentent à échanger la paix profonde dont elles eussent joui au sein de la famille contre l’heure fugitive d’un plaisir calculé ou d’une volupté éphémère. N’est-ce donc point assez de son abandon, sans que les femmes subissent encore son mépris ? Et je fais d’autant plus volontiers son procès à cette triste jeunesse, qu’elle ne sait plus boire que du bordeaux à ses repas pour refaire son estomac délabré, gardant le champagne pour ses orgies, au moment où le gaz mousseux devra suppléer, dans ces nuits sans dignité, au sel attique dont nos modernes Grecs paraissent avoir perdu le secret. Du reste, rassure-toi ; ce n’est point un repas de la décadence de Rome que nous allons prendre, c’est plutôt un de ces déjeuners fins comme Horace devait les aimer, et dont on se souvient, car ils vous ont tenu en joie un moment. Ces dames ne sont point des bacchantes, et si elles ont accepté mon invitation, c’est qu’elles me savent homme d’honneur et que j’ai répondu de toi corps pour corps. Ainsi, à table, et la main aux dames !

- Me prends-tu donc, dit Georges en s’asseyant, pour un enfant ?

- Non, certes, et ce que je viens de dire est une pure plaisanterie ; mais, de nos jours, on est placé entre deux écueils : ou un repas grave, vertueux, où l’on parle affaires, bourse, où l’on médit du prochain ; ou une réunion d’où est bannie toute retenue ; c’est la licence qui est la maîtresse de la maison, et à table vous êtes assis entre l’ennui et le dévergondage. Ici j’ai voulu fêter ton retour, comme s’il se fût agi de l’enfant prodigue ; et au moins nous aurons avec nous deux convives invisibles, l’esprit et le coeur. Je parie que si quelque jeune beau nous voyait ensemble, il nous féliciterait et croirait à quelque ignoble brelan d’amour ; tandis qu’il n’en est rien, car, le repas terminé, je retourne au bureau, Céphyse à l’Opéra, toi à ta maison, et mademoiselle à son piano.

- Alfred, ce que vous venez de nous dire me fait plaisir, interrompit Céphyse ; cela me raccommoderait avec la jeunesse actuelle si je ne vous connaissais depuis longtemps.

Un soupir étouffé fut le corollaire éloquent de ses paroles.

- Oui... depuis dix ans, et nous avons toujours été bons amis...

- Oh ! Alfred.

- Parbleu, Céphyse, n’allez-vous pas vous fâcher parce que cette date accuse que vous avez vingt-six printemps au lieu des seize que possède la voisine de Georges ! Vous êtes au-dessus du préjugé qui fait que les femmes ont vingt-cinq ans jusqu’à quarante, et vous ne sauterez pas, je l’espère, du vingt-neuf à soixante, comme au jeu de piquet... Tenez, prenez cet artichaut.

- Merci... mais...

- Oui, cette date rappelle que vous m’avez aimé bien tendrement, et que cette tendresse vous fut rendue avec usure par moi. Mademoiselle Grécourt n’ignore pas notre ancienne liaison, et Georges ne s’en effarouchera pas ; je suis en mes jours de franchise. Nous nous sommes quittés à temps, Céphyse ; nous n’étions encore las ni l’un ni l’autre... Mais verse donc à boire, Georges...

- Je t’écoute, et j’oublie mon devoir... Mademoiselle, un peu de cet excellent vin... Ton verre, Alfred !

- Voilà, toujours prêt !... Oui, un peu plus tard notre amour eût été un marmot rabacheur et vieillot, tandis que le parfum de mes souvenirs m’arrive parfois en mémoire, comme les soirs d’été le vent nous apporte les molles et enivrantes senteurs arrachées aux buissons de roses ou de chèvrefeuilles.

- Bravo ! monsieur Alfred, dit mademoiselle Grécourt ; vous êtes poëte aussi : pourriez-vous, au dessert, nous dire quelques vers... ceux dont Céphyse m’a parlé ?

- Désolé de vous refuser, ma belle enfant, mais j’ai une histoire à vous raconter en vile prose, et elle demande toute votre attention.

Je ne voyais pas encore luire le mot bienheureux, l’étincelle rapide, mais brillante, qui devait me faire trouver le remède à la situation de Georges ; une commune retenue nous avait tous arrêtés sur la pente vers laquelle dégénèrent souvent les déjeuners bien servis.

On se leva de table. Je demandai à mademoiselle Grécourt si elle voulait nous jouer une valse. Elle s’y prêta de bonne grâce. Je fis valser Céphyse, q’une douce rêverie avait momentanément ramenée aux souvenirs de nos amours éteintes. Mais comme je voulais que Georges dansât aussi, je me mis à mon tour au piano ; alors ce fut un tourbillonnement silencieux qui ne s’arrêta qu’avec la dernière note de l’Invitation à la valse, que je venais de me rappeler.

Je me levai, et vis une étrange chose qui fut pour moi une révélation complète. Georges, pâle et oppressé, fut obligé de s’asseoir ; non pas que les rapides évolutions de la danse lui eussent fait mal, mais, inévitablement, en faisant tournoyer la jeune fille il avait subi son contact enivrant, il avait pressé sa taille fine et arrondie, il avait senti s’exhaler de sa chevelure ces mille parfums pénétrants qui donnent le vertige à de plus cuirassés que ne l’était mon brave Georges, qui n’avait pas ressenti ces premiers enchantements des plaisirs de la jeunesse. Mademoiselle Grécourt, au contraire, rouge comme un coquelicot des blés, confuse et balbutiante, ne pouvait articuler une parole. Je pris acte de la situation des deux jeunes gens, me promettant, dans mon aveugle amitié, d’en tirer parti pour exciter une révolution dans le ménage de Georges, d’où pourrait sortir un peu de bonheur pour lui dans l’avenir.

Mademoiselle Grécourt n’était point une Laïs : sage jusqu’alors, ses parents, qui avaient une foi robuste en elle, n’avaient eu qu’un tort, c’était de ne pas assez veiller sur le choix de ses amies ; en permettant à leur fille de fréquenter Céphyse, ils avaient encore eu la main heureuse, car cette dernière n’était point une méchante personne, et si elle avait si vite glissé sur la pente fleurie de l’amour, c’était moins par désir de liberté que par hasard ; sa profession, d’ailleurs, avait des licences d’état qui la rendaient presque excusable ; elle n’eût pas cherché de gaieté de coeur à perdre sa jeune amie, contrairement à ces âmes charitables qui font tout ce qu’elles peuvent pour attirer dans l’abîme où elles sont tombées leurs trop crédules compagnes ; ce sont les femmes qui perdent les femmes, dit-on, cela est vrai toujours. Or, c’est grâce à cette liaison avec Céphyse que je devais de l’avoir mise en contact avec Georges. S’il devait entrer dans mon plan que la naturelle coquetterie de deux jeunes femmes agît sur l’imagination neuve de mon ami, je ne pensais pas que cela dût aller jusqu’à devenir le prélude d’une vraie passion. D’ailleurs je ne devais pas, pour guérir un malade, faire tomber dans le piége une pauvre jeune fille qui n’en pouvait mais ; aussi, lorsque ces deux dames se préparaient à partir, Céphyse proposa de prendre mon bras et Georges voulut offrir le sien à Louisa, qui se disposait à l’accepter, lorsque j’intervins et lui fis souvenir que j’avais à l’entretenir longuement avant le dîner. Ce rappel le contraria. Louisa, voyant mon insistance, se retira légèrement mécontente et nous quitta sur le boulevard.

J’entraînai Georges ; nous laissâmes Céphyse au passage de l’Opéra ; elle n’avait pas compris le but où je voulais atteindre, et s’en fut un peu surprise de mon revirement d’idées ; une fois éloignée, j’entretins Georges de tout autres choses que de celles qui venaient de se passer ; en revenant sur ce chapitre, je devais craindre de l’enflammer davantage.

Content d’avoir arrêté à temps, - du moins je le pensais, - l’imprudence volontaire que j’avais commise, je quittai Georges pour aller à mes affaires, en lui faisant promettre de revenir me voir le surlendemain.

III

Le surlendemain je ne revis pas Georges.

Quinze jours se passèrent. Point de nouvelles. J’entrepris alors un voyage de découvertes et je me hasardai à mettre ma carte chez mon ami, ne trouvant personne à la petite maison d’Asnières.

Même silence qu’auparavant.

Je refis le trajet que j’avais déjà parcouru deux fois ; arrivé sur le quai, je vis la porte close cette fois, et suspendu au mur un écriteau portant ces mots : « Maison à vendre ; adressez-vous au concierge. »

Ma surprise fut grande, mais je voulus avoir le coeur net de cet événement ; je sonnai, les aboiements furieux d’un chien de garde me répondirent d’abord ; puis la porte s’ouvrit discrètement, une figure hébétée se trouvait derrière ; c’était celle d’une voisine, métamorphosée depuis peu en concierge de ce logis abandonné.

- Monsieur Georges Legros ? lui demandai-je.

- Il ne demeure plus ici, monsieur.

- Et madame ?

- Elle est à Paris, chez ses parents.

- Savez-vous pourquoi ils ont quitté cette maison, - au milieu de l’été ?

- Ma foi non, monsieur ; ce serait-y que vous voudriez acheter la propriété ?

- Non, c’est son possesseur que je voulais voir. Savez-vous son adresse ?

- Ah ! ouiche ; si c’est pour acheter, je puis vous dire le nom du notaire avec qui que vous pourrez traiter.

Voyant que je ne pourrais tirer autre chose de cette vieille, je lui demandai l’adresse de l’homme de loi, espérant être plus heureux de ce côté-là.

- M. Fréminet, me répondit-elle, rue des Bourdonnais, 47.

- Merci, bonne femme.

Je lui glissai une pièce de monnaie et partis en courant.

Je pris le chemin de fer à la station, et une heure après j’entrais dans l’étude de Me Fréminet.

J’exposai le but de ma visite ; désirant avoir des nouvelles de M. Georges Legros, j’avais été à sa maison de campagne ; là, ayant eu l’adresse du notaire chargé de la vente, je venais me renseigner auprès de lui pour savoir ce qu’était devenu le propriétaire.

- Monsieur, me fut-il répondu, votre ami a quitté sa femme il y a trois semaines, celle-ci est retournée chez sa mère à la suite d’une grave altercation qui est survenue entre les deux époux, jusqu’alors fort unis, et j’ai été chargé de la vente à l’amiable de cette propriété qui est parfaitement située et que le désir de vendre promptement fait abandonner à un prix modique. Seriez-vous dans l’intention d’acquérir cet immeuble ?

- Eh non, monsieur, repris-je impatienté de voir se représenter cette éternelle offre d’achat, seulement j’étais inquiet de mon ami, et j’avais cru que vous pourriez m’indiquer sa demeure...

- Certainement, monsieur, me répondit-il : rue de Rivoli, 17.

- Je n’en désire pas davantage, et vous suis fort obligé.

Diable ! disais-je en cheminant vers la nouvelle demeure de mon ami Legros, il n’a pas perdu de temps. Malepeste ! quel baril de poudre ! C’est moi qui ai mis l’étincelle, mais tout était préparé sans doute dans son esprit pour une rupture aussi grave. La leçon, quoique inoffensive par elle-même, a ranimé ce vieux levain d’indépendance qui n’était qu’endormi, et je suis cause de tout le mal. Arriverai-je à temps pour réparer ça ?

Au n° 17, je montai cinq étages ; c’était une maison neuve, élevée de la veille peut-être, remplie de ces élégances de mauvais goût qui simulent des marbres, des porphyres précieux, des malachites, des bronzes antiques, et qui ne sont au fond que de la poussière de marbre agrégée, du plâtre et de la fonte, comme si nous voulions faire aujourd’hui pour nos demeures ce que nous faisons malheureusement pour nos sentiments intérieurs : du factice.

Je frappai. Une voix que je reconnus demanda qui était là.

- Ouvre sans crainte, répondis-je, c’est moi.

- Si c’est toi, attends un peu.

Quelques moments s’écoulèrent. Je supposai que mon ami prenait le temps de faire disparaître quelqu’un ou quelque chose qui ne devait pas être vu des profanes.

Enfin il m’ouvrit. Quand je pénétrai dans un petit salon meublé avec goût, la première chose que je remarquai fut un gant de femme oublié sur un fauteuil.

- Il faut bien venir jusqu’ici, lui dis-je d’un ton interrogateur, puisque je ne peux pas mettre la main sur toi. A Asnières, plus de Georges, plus de maison habitée, plus de ménage, plus de madame Legros...

- Chut !... fit-il en mettant son doigt sur sa bouche avec inquiétude.

- Quel mystère ! Tu n’étais donc pas seul ?

- Non, tu as bien dû le voir, et du geste il me montra le gant oublié.

- C’est différent. Je te gêne alors...

- S’il faut te l’avouer, oui, me répondit-il en riant.

- Eh bien ! ami, je reviendrai. Mais j’aurais bien voulu savoir pourquoi je n’ai plus eu de tes nouvelles depuis le déjeuner avec Céphyse et Louisa.

- Je te dirai tout quand tu reviendras, mais pas avant six jours d’ici.

- Pourquoi cela, mon Dieu ! et comment, toi si ouvert, si franc, si communicatif d’ordinaire, es-tu devenu en si peu de temps si mystérieux et si discret ?

- Parce que, répondit-il en se levant et en se dirigeant du côté de la porte, il m’est arrivé depuis un mois des événements inouïs, que je commence seulement à vivre, que j’ai secoué toute contrainte, toute gêne, toute chaîne, que j’aime et suis aimé, et que, me sentant fort et libre, je ne veux entendre aucune parole, aucune morale qui me rappelle un passé odieux et abhorré.

En suivant sa pantomime, c’est-à-dire en me levant en même temps que Georges et en l’accompagnant jusqu’à la porte, je m’en trouvai si près que je n’eus qu’à faire un pas pour être dehors ; je franchis le seuil, et me voyant sur le palier, Georges me fit un sourire d’adieu et rentra chez lui sans autre cérémonie.

IV

Huit jours après je recevais la lettre suivante :

                                Paris, 25 juillet...

« Mon cher ami, je te dois un compte exact de ma conduite depuis le jour où j’ai déjeuné chez toi. C’était le 20 juin, et cette date, que je n’oublierai jamais, est devenue pour moi un anniversaire comme celui du 14 juillet 1789 ; c’est le symbole de l’indépendance, et c’est à toi que je dois ce bonheur... crois que j’en garderai un souvenir précieux.

« En te quittant je pris à la gare mon billet pour Asnières, et j’arrivai en retard sur l’heure habituelle du dîner. Je trouvai ma femme d’assez méchante humeur. Comme ceci était un des accompagnements ordinaires de nos entrevues, je ne m’en étonnai que médiocrement d’abord ; cependant, je ne sais ce que j’avais, mais ce tapage sans cause réelle m’ennuyait ce jour-là plus que de raison.

« - Qu’as-tu donc fait pour revenir si tard ? Le dîner refroidit et le charbon s’use. Tu mangeras comme ça se trouvera. Tu auras sans doute rencontré quelque bon ami comme celui que tu m’as amené l’autre jour ?... C’était de toi qu’elle voulait parler.

« Je répondis assez tranquillement :

« - Je n’ai pas faim à présent, j’ai parfaitement déjeuné dehors ; mais, si j’avais appétit, tu ferais réchauffer le dîner, car je n’ai pas besoin d’être puni comme les enfants ; le charbon est fait pour brûler, et toi, qui ne fais rien, tu peux bien m’attendre.

« J’étais enchanté de ma tirade.

« Ma femme se retourna brusquement, et, irritée de cette tentative de rébellion, me répliqua :

« - Qu’est-ce à dire ? Suis-je donc votre servante ?

« - Vous devez croire que je ne vous juge pas ainsi, car, sans cela, vous auriez votre compte de suite, sans les huit jours de grâce.

« Ursule était suffoquée.

« - Voilà sans doute le fruit des conseils que vous donnent vos amis ? Ah ! combien j’avais raison de vous éloigner d’eux.

« - Oui-dà ! mes amis n’ont rien à voir dans nos querelles de ménage.

« - Vous avouez donc que vous cherchez une querelle ?

« - Non, ma bonne amie ; je vous tiens tête, voilà tout.

« - Croyez-vous que cela se passera comme cela ?

« - Certainement ; vous en prendrez votre parti, et tout n’en ira que mieux. Nous sommes presque riches, il faut jouir de ce bien que nous ne pourrons emporter avec nous dans l’autre monde.

« - A merveille ! c’est de la philosophie épicurienne.

« - C’est de la haute raison. Je ne veux plus, quoiqu’il soit peut-être bien tard, subir votre domination absolue.

« - Bravo ! jetons tout par les fenêtres.

«  - C’est une idée cela, lui répondis-je en riant. Et, enlevant la nappe par les deux coins, j’ouvris la fenêtre et je jetai tout par-dessus la balustrade.

« - Que faites-vous ? me dit-elle furieuse. Et elle allait peut-être lever la main sur moi, quand j’eus pitié d’elle ; je lui pris les deux bras, et la faisant asseoir, je lui dis résolûment :

« - Ma chère femme, je peux vous donner ce titre, car vous m’avez assez coûté de larmes répandues en secret, je veux être le libre possesseur de moi-même ; je veux que, seuls et indépendants, nous jouissions du bien-être que notre famille nous a légué. Plus d’avarice sordide ; un peu de charité pour nous et pour autrui. Soyons jeunes et bons, et à cette condition je pourrai supporter la vie en commun avec vous. J’avais rêvé des heures passées doucement au sein d’une famille unie et nombreuse ; cela ne peut avoir lieu ainsi, il faut donc que nous arrangions notre bonheur différemment. Je sortirai de temps à autre, mais sans vous rendre d’autres comptes que ceux que je jugerai convenable de vous donner, car, pour qu’il y ait confiance entre deux époux, il faut qu’il existe entre eux une certaine sympathie, et rien de cela, j’imagine, n’a lieu dans notre ménage. Nous recevrons, car vivre isolés, sans amis, sans parasites même, n’est pas convenable à notre âge. Je suis brutal, madame, après avoir été faible ; c’est que je vous aimais ; oh ! oui, je vous aimais bien... les premiers jours, mais la passion qui vous possède a tué celle que j’avais pour vous. Vous aimez l’argent pour lui-même ; or son spectre s’est dressé entre nous et a fait fuir un sentiment que vous n’avez jamais connu et que vous ne connaîtrez jamais. Si l’amour s’était enfui, il nous restait l’amitié, qui pouvait nous servir de lien ; vous ne pouvez comprendre ce sentiment, il est trop désintéressé ; vous ne m’aimez même pas comme un ami, car votre coeur est desséché...

« - Vous avez fini, monsieur Legros ? interrompit ma femme.

« - Non. Voilà mon ultimatum : vivre comme tout le monde ; être le maître chez moi et n’en pas abuser ; voilà ce que je veux, ou nous nous quitterons pour ne plus nous revoir.

« - A cette menace, Ursule eut un tressaillement de colère, mais aucune nuance de sensibilité ne vint éclairer ce front blessé par les calculs mesquins de l’avarice sordide. Elle me répondit :

« - C’est un merveilleux programme avec lequel on serait bientôt ruiné. S’il vous plaît de dilapider votre bien en des écarts ruineux, vous êtes le maître ; mais moi je ne vous accompagnerai pas dans cette voie ; vous pourrez seul suivre les errements des viveurs et des courtisanes qui ont conquis sur votre esprit l’empire qui me revient légitimement... Moi, je me retirerai chez mes parents, qui seront vos juges à leur tour, comme vous vous érigez le mien en ce moment.

« Abasourdi de cette indifférence, n’ayant plus rien à ménager, je me laissai emporter par mon indignation, et j’eus, comme tous les caractères qui ne savent pas vaincre leurs passions, des paroles cruelles et méchantes. Rien ne put ébranler ce bloc de marbre qui comptait sur l’effort désespéré que je venais de faire pour reprendre ses droits méconnus à l’instant où, las de cette lutte, je retomberais faible et épuisé en son pouvoir. Mais ce calcul, certain à une autre époque, où je n’avais aucune issue, aucun espoir, échoua contre ce parti pris qui me dominait. Il fallait en finir, pensais-je, et le plus tôt était le meilleur.

- Ceci est-il votre dernier mot, madame ?

- Oui, monsieur, allez retrouver vos amis, les courtisanes qu’ils vous jetteront pour votre argent entre les bras, et, quand vous serez fatigué d’eux, vous viendrez repentant et brisé implorer un pardon qui ne vous sera pas dû, et vivre de la vie calme, simple, économie et honnête que je vous faisais et à laquelle vous voulez vous dérober.

- Madame, moi je n’ai plus que peu de choses à ajouter. Votre devoir vous commande de m’obéir. Le voulez-vous ?

- Non.

- Eh bien ! nous allons mettre cette maison en vente ; vous vous retirerez chez vos parents ; je vous tiendrai compte de votre dot, et nous ne nous reverrons plus.

- C’est entendu.

- Eh ! quoi ! repris-je, voulant tenter un dernier effort sur cette nature coulée en métal de billon, cela ne vous fait-il donc pas battre le coeur, l’idée d’une séparation éternelle sans retour possible, sans pardon, de l’homme dont vous portez le nom !

- Soyez tranquille pour votre nom. Il demeurera intact...

- Quant à cela, j’en suis persuadé, répliquai-je froidement ; vous n’aimerez jamais personne.

- Cessons, monsieur, cette discussion oiseuse. Je partirai demain.

Je m’inclinai sans répondre et me retirai dans ma chambre. Le lendemain, de grand matin, sans revoir Ursule, je partis pour Paris. J’avais d’abord envie de t’aller rendre compte, mon ami, de mon changement d’existence ; mais, en sortant du chemin de fer de la rue Saint-Lazare, je rencontre, qui ? mademoiselle Grécourt, dont la connaissance, faite chez toi, n’avait pas été pour peu dans ma résolution. Elle venait de donner une leçon de piano, et s’en retournait chez elle ; j’offris mon bras, il fut accepté après quelque résistance ; elle demeurait rue de Rivoli, près la tour Saint-Jacques ; je lui rappelai la délicieuse matinée que j’avais passée avec vous trois ; elle s’en souvint avec plaisir ; ému, inquiet, agité par la scène douloureuse qui m’avait désuni, je sondai ce jeune coeur que j’avais senti palpiter dans la valse de la veille. Je vis que j’étais écouté. Je la laissai à sa porte, et me mis en mesure de chercher une demeure ; je trouvai un petit appartement dans la rue de Rivoli, où tu es venu me voir. J’ai su depuis qu’Ursule s’était levée à son heure ordinaire, pensant que la scène de la veille n’était qu’une bravade... Son désappointement fut grand, mais elle eut vite pris son parti. Elle se rendit à Paris, où elle fut accueillie par ses parents avec toute l’effusion que peuvent avoir les uns pour les autres des gens qui possèdent les mêmes goûts et les mêmes sympathies.

Quelques jours après, sachant à quelles heures Louisa allait donner ses leçons, je me trouvai sur son passage et lui parlai de nouveau. Après bien des hésitations, j’obtins un rendez-vous. Là, je fus touchant, pathétique, je racontai la vérité à cette jeune fille ; j’osai, je ne sais encore comment je le pus, lui faire l’aveu de la passion qu’elle m’avait inspirée ; elle l’accueillit en rougissant, et ne voulut rien m’accorder ; elle ne le pouvait sans crime, mais l’amour est ingénieux ; les jours s’écoulaient, la maison était en vente, ma femme n’avait pas donné d’autre signe de vie que d’arranger à sa guise le motif de notre séparation vis-à-vis des personnes  avec lesquelles nous étions en relation. J’avais tous les torts, et c’était justice ; elle établissait par là une barrière infranchissable entre nous.

« Le jour où tu vins me voir, Louisa avait enfin consenti à venir, au risque de compromettre sa réputation ; ce bonheur interdit de la vue de la femme aimée, ne fût-ce qu’une minute, sans témoins, m’était donc donné. Ton arrivée m’en privait, et tu dois moins t’étonner de mon accueil un peu froid, toi, pourtant, qui étais la cause première de mon bonheur. Une fois parti, je fis entendre à Louisa que nous ne pouvions vivre ainsi, en France, sous le coup de la continuelle appréhension d’une position irrégulière ; que si elle m’aimait, elle devait me suivre afin d’aller unir sous d’autres cieux deux coeurs qui ne devaient et ne pouvaient s’épancher l’un vers l’autre sans avoir à rougir et à trembler constamment. Nous décidâmes de partir pour l’Amérique, mais ce ne fut pas sans combats que j’obtins de la jeune fille un si grand sacrifice. C’était tuer ses parents à force de douleur et de honte. Enfin elle promit, jetant son avenir au vent et perdant sa réputation pour se confier à l’amour loyal d’un homme malheureux, qui n’allait plus avoir d’autre souci que de compenser, à force de tendresse et d’affection, la considération que je lui faisais perdre.

« C’est ce qui fait, mon cher Alfred, que je t’écris cette lettre aujourd’hui, et que je vais voir, dans une autre partie du globe, si les hommes sont plus justes et plus indulgents dans les jugements qu’ils portent sur leurs semblables. Je pars pour New-York. Adieu ; ce soir nous serons au Havre, et dans trois jours en partance sur l’Arctic. Je vais enfin être heureux ; tâche de l’être comme moi.

                                    « GEORGES LEGROS. »

V

                                28 juillet 1857.

« Je rouvre ma lettre, mon bon ami, pour t’apprendre que mon rêve est fini... Je croyais être heureux, je suis damné. J’ai cherché le bonheur loin du devoir et le devoir me l’a rappelé durement. Malheureusement, j’ai entraîné dans mon erreur une pauvre enfant trop crédule, qui expiera ma faute, sans l’avoir partagée complétement. Mais si je n’ai pu être heureux, je vais goûter un plaisir âcre et torturant, je vais me venger, et je vengerai en même temps cette pauvre Louisa... que Dieu bénisse et sauve...

« Voilà ce qui m’est arrivé.

« Avant de partir il fallait que je réalisasse ma fortune ; j’allais chez le notaire de la famille, auquel je demandai tous les fonds qu’il avait à moi, le prévenant que je lui ferais connaître ultérieurement et par lettre le lieu où il devait me faire parvenir le reste. Cet officier ministériel me remit 20,000 francs et prévint sans doute ma femme de ma démarche ; le lendemain de mon départ, Ursule accourut à mon domicile, car M. Fréminet avait eu l’indiscrétion de lui donner mon adresse. Mon portier lui dit que j’étais parti la veille pour le Havre. Cela dut faire saigner son coeur, car pour faire parler mon portier elle lui donna de l’or. C’était à ne plus reconnaître Ursule. Il lui dit que je n’étais pas parti seul, et que d’ailleurs un monsieur et une dame éplorés étaient déjà venus savoir le matin où M. Georges Legros avait emmené leur enfant. Comme ils ne lui avaient rien donné, le respectable Cerbère avait été discret ; ceux-ci avaient laissé leur adresse en cas que quelque nouvelle lumière se fît sur cet enlèvement.

Ursule courut chez eux, l’oeil sec, mais la parole haletante, car mon départ la laissait dans une position plus que médiocre. Elle trouva M. et madame Grécourt en larmes. Elle leur expliqua la vérité et demanda à M. Grécourt de l’accompagner au Havre pour retrouver, lui sa fille, elle son mari. Il s’agissait d’un trop grand intérêt pour ménager quelques écus. Ursule prit le train-express et éclata comme une bombe au milieu des projets que Louisa et moi nous formions pour l’avenir, espoirs qui pouvaient à peine dérider les traits affligés de la jeune fille.

Un père irrité est toujours respectable ; je me courbai sous sa colère, mais je résistai à celle de ma femme. Louisa évanouie fut emmenée par son père, malgré mes supplications et mes larmes. Je la vis partir n’ayant pas encore recouvré l’usage de ses sens ; j’allais m’élancer sur les traces du père et de la fille, quand un geste de M. Grécourt me cloua sur le seuil de la porte de la chambre de l’hôtel où nous étions descendus, et où, par un malheureux contre-temps, mes deux poursuivants s’étaient adressés.

Je restai en tête-à-tête avec Ursule. Oh ! alors ce fut un terrible entretien que celui-là, où je vis enfin se fondre cet orgueil et cette avarice sans nom qui avaient ruiné mon passé et mon présent.

- Vous êtes venue vous mettre en travers du bonheur que je voulais édifier sur les ruines de celui que vous avez brisé, dis-je à ma femme, que prétendez-vous faire ? Ne m’avez-vous pas assez ridiculisé, conspué ? Fallait-il encore que vous vinssiez me torturer jusqu’ici ? Vous voulez être la victime à sa proie attachée, soit ! Vous allez me suivre où je comptais aller pour vous fuir.

- Qui, moi, partir avec vous ? jamais !

- Alors, pourquoi êtes-vous ici ? C’est pour continuer votre persécution, n’est-ce pas ? Cette persécution sera votre punition, madame. J’ai le droit de vous emmener, et j’en userai. Écrivez à votre père et à votre mère que vous suivez votre mari en Amérique ; que le devoir de la femme étant d’obéir, vous ne pouvez vous soustraire à cette obligation, et que vous leur faites vos adieux.

- Mais, monsieur, ce départ précipité est impossible... je n’ai rien préparé... Vous ne pourriez être assez cruel pour exiger cela de moi.

- Madame, vous m’avez brisé ; je vous brise à mon tour ; c’était une fuite, ce sera un départ légitime, rien de plus. Mon parti est irrévocable. Tenez-vous-le pour dit.

Je vis deux larmes, les premières peut-être qu’elle ait versées, couler le long de ses joues crispées. Ursule se leva, alla au secrétaire et me tendit la lettre d’adieu qu’elle venait d’écrire à ses parents.

- Etes-vous content ? me dit-elle.

- Oui, c’est la première fois que vous m’obéissez. Ce ne sera pas la dernière...

Ursule ne répondit rien.

......................................

L’Artic appareille ce soir. Que Dieu me protége, car je vais porter au loin mon désespoir et mes regrets.

Je t’embrasse pour la dernière fois peut-être,

        Ton ami,
                            Georges Legros.

VI.

Les journaux m’ont appris, trois mois après, le dénoûment de ce drame intime dont j’avais par malheur noué le premier fil. Ce sera pour moi un remords éternel.

En pleine mer, l’Artic s’était rencontré la nuit en travers d’un autre navire à vapeur ; il n’avait pu éviter le choc, grâce à l’absence des signaux de nuit, et avait sombré corps et biens.

Quelques personnes purent échapper au sinistre et furent recueillies par le capitaine du navire l’Anna-Marie, mais parmi ces malheureux naufragés, je ne vis pas figurer le nom de M. et madame Legros.

         V. HÉRAULT.

FIN.


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