HOUSSAYE,
Arsène (1815-1896) : Une
visite à Mademoiselle de Camargo (1886).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection
électronique de la Médiathèque
André
Malraux de Lisieux (11.IX.2009)
Texte relu par : A. Guézou.
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Texte
établi sur un exemplaire (Coll. part.) du Nouveau Décaméron. Septième
journée, publié à Paris par E. Dentu
en
1886.
Une visite à
Mademoiselle de Camargo
par
Arsène Houssaye
~*~
UN
matin, Grimm, Pont-de-Veyle, Duclos, Helvétius, se présentèrent
gaiement à l’humble logis de la célèbre danseuse. Elle demeurait alors
dans une vieille maison de la rue Saint-Thomas-du-Louvre. Une servante
centenaire vint ouvrir. « Nous désirons parler à Mlle de Camargo, » dit
Helvétius, qui avait beaucoup de peine à tenir son sérieux. La
gouvernante les fit tous entrer dans un salon d’un ameublement original
et grotesque. Les boiseries étaient couvertes de pastels représentant
Mlle de Camargo dans toutes ses grâces et dans tous ses rôles.
Cependant elle n’orne point à elle seule le salon : on y voit un Christ
au mont des Oliviers, une Madeleine au Tombeau, une Vierge au Voile,
une Vénus à Cythère, les Trois Grâces, des Amours à demi cachés sous
les chapelets et les buis bénits, des Madones couvertes de trophées
d’opéra.
La déesse du lieu ne se fit pas longtemps attendre : une porte
s’ouvrit, une demi-douzaine de chiens de toute espèce se précipitèrent
dans le salon ; il faut dire à la louange de Mlle de Camargo que ce
n’étaient pas des petits chiens. Elle apparut à leur suite portant dans
ses bras, en guise de manchon, un chat angora de la plus belle venue.
Comme elle ne suivait plus la mode depuis dix ans, elle avait l’air de
revenir de l’autre monde. « Vous le voyez, Messieurs, dit-elle en
montrant ses chiens, voilà toute ma cour aujourd’hui ; mais, en vérité,
ces courtisans-là en valent bien d’autres. – Tout beau ! Marquis. – A
bas ! Duc. – Couchez-là ! Chevalier. – Ne trouvez-vous pas mauvais,
Messieurs, que je vous reçoive en cette compagnie ? Mais puis-je savoir
?... » Grimm prit la parole. « Vous nous pardonnerez, Mademoiselle,
cette visite inattendue, quand vous saurez la raison sérieuse qui nous
amène. – Me voilà curieuse comme si j’avais vingt ans. Mais hélas !
quand j’avais vingt ans, c’était mon coeur qui était curieux.
Aujourd’hui, que l’hiver est venu pour moi, je n’ai plus rien à
attendre de ce côté-là. – Le coeur ne vieillit pas, dit Helvétius en
s’inclinant. – C’est une hérésie, Monsieur, il n’y a que ceux qui n’ont
point aimé qui osent avancer de pareilles maximes. C’est l’amour qui ne
vieillit pas, il meurt enfant. Mais le coeur ! – Vous voyez bien,
Madame, reprit Helvétius, que votre coeur est jeune encore ; ce que vous
venez de dire nous prouve assez que vous êtes encore toute pleine de
feu et d’inspiration. – Oui, oui, murmura Mlle de Camargo en soupirant,
vous avez peut-être raison ; mais quand on a des cheveux blancs et des
rides profondes, le coeur est un trésor perdu ; c’est une monnaie qui
n’a plus cours. » Tout en disant ces mots, elle souleva Marquis par ses
deux pattes et le baisa sur la tête. Marquis était un beau chien
couchant, porteur d’une belle robe tigrée. « Au moins, ceux-là
m’aimeront jusqu’à la fin. Mais, à ce qu’il me semble, nous commençons
par déraisonner ; est-ce là tout ce que nous avons à dire ? Voyons,
Messieurs, je vous écoute. »
Les visiteurs se regardèrent avec un peu d’embarras, ils semblèrent
tous se demander qui d’entre eux prendrait la parole en cette grave
circonstance. Pont-de-Veyle se recueillit et débuta par ces mots : «
Mademoiselle, tout à l’heure nous déjeunions ; nous déjeunions
gaiement, comme font les gens d’esprit ; au lieu de faire passer devant
nous, comme autrefois les Égyptiens, des momies, pour nous montrer que
la chose du monde la plus précieuse est le temps, nous évoquions toutes
les folles images qui ont enchanté notre jeunesse ; ai-je besoin de
vous dire que vous ne fûtes pas la moins charmante de ces apparitions ?
Qui ne vous a aimée ! qui n’eût voulu vivre une heure avec vous, au
prix d’un coup d’épée ? Le bonheur ne se paye jamais trop cher. » Mlle
de Camargo interrompit l’orateur. « Ah ! de grâce, Messieurs, ne
m’aveuglez pas par le souvenir de mon temps, ne réveillez pas des
passions ensevelies ; laissez-moi mourir en paix. Voyez, j’ai des
larmes dans les yeux. » Les visiteurs, touchés, regardèrent tous avec
une certaine émotion cette pauvre vieille qui avait tant aimé. « C’est
étrange, dit Helvétius à son voisin, nous sommes venus ici pour rire,
mais nous n’en prenons pas le chemin ; et pourtant, rien ne serait
plaisant comme cette caricature, s’il n’y avait pas une femme
là-dessous. – Continuez, Monsieur, dit Mlle de Camargo à Pont-de-Veyle.
– Il faut bien vous le dire, Mademoiselle, l’un de nous, la plus
mauvaise tête de la compagnie, ou plutôt celui qui avait bu davantage,
déclara que de tous vos amants, il était celui que vous aviez le plus
aimé. « Propos d’homme qui a trop bu, » lui dit l’un de nous. Mais
notre fat vida son verre et soutint son paradoxe. La discussion fut
très animée. On parlait, on buvait, on parlait encore. Quand on eut
vidé la dernière bouteille, ne sachant plus ce qu’on disait, sans
doute, comme la dispute menaçait de finir par un duel, les plus
raisonnables de la compagnie proposèrent de venir vous demander à
vous-même lequel de vos amants vous aviez le plus aimé. Est-ce le comte
de Melun ? Est-ce le duc de Richelieu ? Est-ce le marquis de Croismare,
le baron de Viomesnil, le vicomte de Jumilhac ? Est-ce M. de Beaumont
ou M. d’Aubigny ? Est-ce un poète ? Est-ce un soldat ? Est-ce un abbé ?
– Chut ! chut ! dit en souriant Mlle de Camargo, ou plutôt prenez le
calendrier de la cour. – Ce qui nous importe de savoir n’est pas le nom
de ceux qui vous ont aimée ; mais, je vous le dis encore, le nom de
celui que vous avez le plus aimé. – Vous êtes des fous, dit Mlle de
Camargo, d’un air triste et d’une voix émue ; je ne veux pas vous
répondre. Laissons en paix dans leur tombeau nos passions éteintes.
Pourquoi exhumer toutes ces charmantes folies, qui ont eu leur jour de
fête ? – Voyons, dit Grimm à Duclos, ne nous laissons pas attendrir,
cela deviendrait un peu trop ridicule. – Mademoiselle de Camargo,
dit-il en caressant deux chiens à la fois, quelle est donc l’époque des
jupes raccourcies ? car c’est encore là un des points de notre dispute
philosophique. »
La vieille danseuse ne répondit pas. Tout à coup, prenant la main de
Pont-de-Veyle : « Monsieur, lui dit-elle en se levant, suivez-moi. » Il
obéit avec quelque surprise. Elle le conduisit dans sa chambre à
coucher ; c’était une vraie chiffonnière qui ressemblait fort à la
boutique d’une marchande à la toilette ; tout y était en désordre ; on
voyait bien que les chiens y tenaient beaucoup de place. Mlle de
Camargo s’arrêta devant une petite commode en bois de rose, couverte de
porcelaine de Saxe plus ou moins ébréchées. Elle ouvrit un petit coffre
d’ébène tout en le présentant sous les yeux de Pont-de-Veyle. «
Voyez-vous ? » dit-elle avec un soupir. Pont-de-Veyle vit une lettre en
lambeaux et un bouquet desséché depuis plus d’un demi-siècle ; à peine
si on pouvait y reconnaître l’espèce des fleurs qui le composaient. »
Eh bien ? demanda Pont-de-Veyle. – Eh bien ! vous ne comprenez pas ? –
Pas du tout. – Voyez ce portrait. » Elle indiqua du doigt un mauvais
portrait à l’huile, couvert de poussière et de toiles d’araignée. « Je
commence à comprendre. – Oui, dit-elle, c’est son portrait. Pour moi,
je ne le regarde jamais. Il est là bien plus ressemblant,
poursuivit-elle en se frappant le coeur. Un portrait ! c’est bon pour
ceux qui ne prennent pas le temps de se souvenir. »
Pont-de-Veyle regardait tour à tour, avec beaucoup d’intérêt, la
lettre, le bouquet fané et le mauvais portrait. « Avez-vous jamais
rencontré cette figure-là ? – Jamais. – Mais retournons de l’autre
côté. – Non, de grâce, je vous écoute. – N’est-ce pas assez de vous
avoir montré le portrait ? Vous pouvez, maintenant, d’un seul mot,
terminer la dispute, puisque vous avez vu si celui que j’ai le plus
aimé ressemble à votre ami... qui avait bu. – Il ne lui ressemble pas
le moins du monde. – Eh bien, tout est dit. Je vous pardonne votre
visite. Adieu ; quand vous déjeunerez avec vos amis, vous prendrez un
peu ma défense ; vous leur direz, à tous ces libertins sans pitié, que
je me suis sauvée par le coeur, si on peut se sauver par là... Oui, oui,
c’est la planche de salut dans le naufrage. »
Disant ces mots, Mlle de Camargo s’avança vers la porte du salon.
Pont-de-Veyle la suivit en emportant le coffre d’ébène. « Messieurs,
dit-il à ses joyeux amis, notre buveur n’était qu’un fat ; j’ai vu le
portrait du plus aimé de la déesse de céans ; maintenant, vous allez
joindre vos prières aux miennes pour décider Mlle de Camargo à nous
raconter le roman de son coeur ; je n’en connais que la préface, qui est
triste et charmante : j’ai vu une lettre, un bouquet et un
portrait. – Je ne dirai pas un mot, murmura-t-elle ; les femmes sont
accusées de ne pouvoir garder un secret ; il en est pourtant plus d’un
qu’elles ne confient jamais. Un secret amoureux, c’est une rose qui
vous embaume le coeur ; si on le confie, la rose perd son parfum. – Moi
qui vous parle, poursuivit Mlle de Camargo en s’animant, je n’ai gardé
cet amour dans toute sa fraîcheur, que parce que je n’en ai jamais rien
dit. Il n’y a guère que la Carton et ce vieux malin de Fontenelle qui
aient surpris mon secret. Fontenelle dînait souvent chez moi ; un jour,
me voyant pleurer, il fut si étonné de mes larmes, lui qui ne pleurait
jamais, par philosophie sans doute, qu’il me tourmenta durant plus
d’une heure pour avoir le mot de l’énigme. C’était presque une femme,
il m’arracha par ses chatteries l’histoire de cette passion. Le
croiriez-vous ? j’espérais le toucher au coeur, mais c’était parler à un
sourd. Après avoir écouté sans mot dire jusqu’à la fin, il murmura de
sa petite voix éteinte : C’est joli. Au moins la Carton pleurait avec
moi ! C’est bien la peine d’être un poète et un philosophe, pour ne
rien comprendre à ces histoires-là ! »
Mlle de Camargo se tut ; un profond silence suivit ses paroles, tous
les regards s’arrêtaient sur elle. « Parlez, parlez, nous écoutons, dit
Helvétius, nous sommes plus dignes de vous entre que le vieux
philosophe qui n’aima que lui-même. – Après tout, reprit-elle, emportée
par le charme des souvenirs, c’est une bonne heure à passer ; – je
parle pour moi, – et les heures bonnes ou mauvaises, il n’en sonnera
plus beaucoup dans ma vie ; car je sens bien que je m’en vais. Mais je
ne sais plus mon commencement ; il me passe du feu sous les yeux, je
n’y vois plus, tant je suis éblouie : Voyons, j’avais vingt ans... Mais
je n’oserai jamais lire à livre ouvert devant tant de monde. –
Figurez-vous, mademoiselle de Camargo, dit Helvétius, que vous lisez un
roman. – Eh bien, dit-elle, je commence sans plus de façon :
« J’avais vingt ans. Vous savez tous, car cette aventure a été un grand
scandale, vous savez comment le comte de Melun m’enleva un matin avec
ma soeur Sophie. Cette petite folle, qui avait beaucoup d’imagination,
m’ayant surprise lisant une lettre du comte où il parlait de son
dessein, elle jura sur ses treize ans qu’il faudrait bien qu’on
l’enlevât aussi. J’étais loin de croire à une pareille prétention. On
se figure toujours que les enfants ne comprennent rien ; mais à l’Opéra
et en amour, il n’y a pas d’enfants. Le comte de Melun avait, à force
d’argent, gagné notre femme de chambre. J’étais bien coupable ; je
savais tout, et je n’avais pas averti mon père ; mais mon père
m’ennuyait un peu ; il prêchait dans le désert, c’est-à-dire qu’il me
prêchait la vertu. Il me parlait sans cesse de notre gentilhommerie, de
notre cousin qui était cardinal, de notre oncle qui était grand
inquisiteur. Vanité des vanités ! tout n’était que vanité chez lui,
quand, chez moi, tout n’était qu’amour. Je me souciais bien d’être
d’une famille illustre ; j’étais belle, on m’adorait, et, ce qui vaut
mieux peut-être, j’étais jeune !
« Au milieu de la nuit, voilà que j’entends ma porte qui s’ouvre :
c’était le comte de Melun ; je ne dormais pas ; je l’attendais. N’est
pas enlevée qui veut. J’allais être enlevée !
« L’amour n’est pas seulement charmant par lui-même, il l’est encore
par ses extravagances romanesques. Une passion sans aventures, c’est
une maîtresse sans caprices. J’étais assise sur mon lit. Est-ce toi,
Jacqueline ? dis-je, en jouant l’effroi. – C’est moi, dit le comte en
tombant à genoux. – Vous ! Monsieur ! Votre lettre n’était donc pas un
jeu ? – Mes chevaux sont à deux pas ; il n’y a pas de temps à perdre ;
quittez cette triste prison ; mon hôtel, ma fortune, mon coeur, tout
cela est à vous ! A cet instant, une lumière brilla à la porte ! – Mon
père ! m’écriai-je avec terreur, en me cachant dans mes rideaux. – Tout
est perdu ! murmura le comte. C’était Sophie. Je la reconnus bientôt à
son pied léger ; elle s’avança, la lumière à la main et en silence,
devant le comte. – Ma soeur, me dit-elle, avec un peu de trouble, mais
sans trop se déconcerter, me voilà toute prête. Je ne comprenais pas,
je la regardais avec surprise, elle était habillée des pieds à la tête.
– Que veux-tu dire ? tu es folle ! – Pas du tout, ma soeur, je veux être
enlevée comme vous. Le comte de Melun ne put s’empêcher de rire. –
Mademoiselle, lui dit-il, vous oubliez vos poupées et vos
polichinelles. – Monsieur, répondit-elle avec dignité, j’ai treize ans,
ce n’est pas d’hier que j’ai débuté à l’Opéra, je joue mon rôle dans
l’enlèvement de Psyché. – A merveille, dit le comte, nous allons vous
enlever. Aussi bien, me dit-il à l’oreille, il n’y a que ce moyen de
nous délivrer d’elle.
« J’étais fort ennuyée de ce contre-temps qui compliquait trop
l’aventure. Mon père pouvait pardonner mon enlèvement, mais celui de
Sophie ! J’essayai de la détourner de cette folle tentative : je lui
offris mes parures ; elle ne voulut pas entendre raison ; elle déclara
que si on ne l’enlevait pas avec moi elle allait avertir mon père, et,
par là, empêcher l’aventure. – Ne la contrariez pas, dit le comte :
avec ces dispositions-là, un peu plus tôt, un peu plus tard, elle sera
enlevée. – Eh bien ! partons tous ensemble. » La femme de chambre, qui
s’était avancée à pas de loup, nous dit de nous dépêcher, parce qu’elle
craignait que le bruit des chevaux, qui piaffaient dans le voisinage,
ne réveillât M. de Camargo. Nous partîmes ; le carrosse nous conduisit
à l’hôtel du comte, rue de la Culture-Saint-Gervais. Sophie riait et
chantait. Le lendemain, j’écrivis à l’Opéra que, par ordonnance du
médecin, je ne pouvais danser avant trois semaines. Vous le dirai-je,
Messieurs, huit jours après, j’allai moi-même avertir mon directeur que
je danserais le soir. Ceci, vous le voyez, ne fait pas l’éloge du comte
de Melun ; mais il est si peu d’hommes, en ce monde, qui soient
amusants huit jours de suite ! J’aimais le comte, sans doute, mais
j’avais besoin de respirer un peu sans lui. Mes yeux cherchaient
l’éclat du théâtre ; j’ouvrais sans cesse les fenêtres, comme si je
devais m’envoler par là.
« Dès que je reparus à l’Opéra, mon père me suivit à la piste et
découvrit la retraite de ses filles. Un soir, dans les coulisses, il
alla droit au comte et le provoqua. Le comte lui dit avec beaucoup de
déférence qu’il n’avait garde de s’exposer à tuer le galant homme qui
avait donné le jour à une fille comme moi. Mon pauvre père eut beau
établir et prouver seize quartiers, le comte ne se voulut point battre.
C’est de ce temps-là que date la fameuse requête que mon père adressa
au cardinal de Fleury. Je n’ai point oublié la teneur de cette requête
: « Le suppliant expose à monseigneur le cardinal que le comte de Melun
ayant enlevé ses deux filles la nuit du dix au onze de ce mois de mai
1728, il les tient emprisonnées en son hôtel, rue de la
Culture-Saint-Gervais. Le suppliant ayant pour partie une personne de
rang, est obligé de recourir aux législateurs ; il espère de la bonté
du roi qu’il lui fera rendre justice et qu’il ordonnera à monseigneur
le comte de Melun d’épouser la fille aînée du suppliant et de doter la
cadette. »
« Un père ne pouvait mieux parler. Le cardinal de Fleury s’amusa
beaucoup de la requête, et me conseilla pour toute pénitence, un jour
que nous soupions ensemble, d’abandonner à mon père mes appointements
de l’Opéra. Mais je m’aperçois que je n’avance guère dans mon récit :
que voulez-vous ? le commencement est le chapitre où on revient
toujours avec le plus de plaisir. Il y avait un an que j’habitais
l’hôtel du comte de Melun ; Sophie était retournée chez mon père pour
n’y pas rester longtemps ; mais ce n’est pas son histoire que je
raconte. Un matin, un cousin du comte arriva à l’hôtel avec beaucoup de
fracas : c’était M. de Marteille, qui était lieutenant aux armées du
roi. Il venait de la guerre ; il s’était distingué à la campagne de
Flandre par des actions d’éclat ; il devait passer une saison à Paris
dans toutes les folies de son âge. Il nous surprit à déjeuner ; il se
mit à table sans façon, sur la prière du comte.
« Au premier abord, il ne me séduisit pas ; je lui trouvai l’air un peu
fanfaron. Il caressait beaucoup ses moustaches, les plus belles
moustaches du monde, et parlait passablement de ses prouesses
guerrières. Une visite nous ayant interrompus, le comte passa dans son
cabinet et nous laissa en tête-à-tête. La voix de M. de Marteille,
jusque-là haute et fière, s’adoucit un peu ; il m’avait regardée en
soldat, il me regarda en écolier : – Pardonnez-moi, Madame, me dit-il
d’une voix troublée, mes allures cavalières ; je n’entends rien aux
belles manières, je n’ai point passé à l’école de la galanterie. Ne
vous offensez pas de tout ce que je puis dire. – Mais, Monsieur, lui
dis-je en souriant, vous ne me dites rien. – Ah ! si je savais parler !
mais, en vérité, je serais plus à mon aise en face de toute une armée
que devant vos beaux yeux. Le comte est bien heureux d’avoir à
combattre une si belle ennemie. Disant ces mots, il me regarda avec une
tendresse suppliante, qui contrastait singulièrement avec ses airs de
héros. Je ne sais ce que mes yeux lui répondirent. Le comte rentra
alors, et la conversation prit un autre tour.
« M. de Marteille accepta, sur les instances de son cousin, un
appartement à l’hôtel. Il sortit ; je ne le revis que le soir à souper.
Il ne savait pas qui j’étais ; le comte m’appelait Marianne, et, par
hasard peut-être, il ne dit pas un mot à son cousin, de l’Opéra, ni de
mes grâces à danser. Au souper, M. de Marteille n’avait plus sa franche
gaieté du matin ; une légère inquiétude passait sur son front ; plus
d’une fois je rencontrai son regard attristé. – Égayez donc votre
cousin, dis-je au comte. – Je sais bien ce qu’il lui faut, me répondit
le comte de Melun ; je veux, demain, le conduire à l’Opéra. Vous verrez
que dans ce pays perdu il retrouvera sa bonne humeur. Je me sentis
jalouse sans chercher à me dire pourquoi.
« Le lendemain, on représentait le Triomphe de Bacchus. J’apparus sur
la scène en Ariane, toute couverte de pampre et de fleurs. Je n’ai
jamais si mal dansé : j’avais reconnu M. de Marteille parmi les
gentilshommes de la maison du roi. Il me regardait avec une
sombre attitude. J’espérais lui parler avant la fin du ballet, mais
déjà il était parti. Je fus offensée de ce brusque départ. – Quoi ! me
disais-je, il me voit danser, et voilà de quelle façon il me fait ses
compliments. Le lendemain matin, il déjeuna avec nous ; il ne me disait
pas un mot de la veille ; à la fin, ne pouvant réprimer mon impatience
: - Eh bien, monsieur de Marteille, lui dis-je d’une voix aigre-douce,
vous êtes parti hier de bien bonne heure ; ce n’était guère galant. –
Ah ! si vous ne dansiez pas ! dit-il avec un soupir. C’était la
première fois qu’on me parlait ainsi. Craignant d’en avoir trop dit, et
pour donner le change à M. de Melun, qui le regardait d’un air étonné,
il se mit à parler d’une petite danseuse sans figure, dont la voix
avait beaucoup de fraîcheur.
« Dans l’après-midi, le comte, retenu je ne sais pourquoi, pria son
cousin de me conduire au bois en carrosse : il devait nous rejoindre à
cheval. L’idée de cette promenade me fit battre le coeur avec violence ;
c’était la première fois que j’écoutais battre mon coeur avec plaisir.
« Nous montâmes en carrosse par un beau soleil d’été ; tout me semblait
en fête : le ciel, les maisons, les arbres, les chevaux et les
passants. Un voile était tombé de mes yeux. Durant quelques minutes,
nous gardâmes le plus profond silence : ne sachant quelle figure faire,
je m’amusai à faire briller un diamant sous un rayon de soleil qui
pénétrait dans le carrosse. M. de Marteille me saisit la main. Nous
gardions toujours le silence ; je voulus dégager ma main, il la pressa
davantage ; je rougis, il devint pâle. Un cahot vint à propos nous
tirer d’embarras ; le cahot m’avait soulevée ; lui me fit tomber sur
son coeur. « Monsieur ! lui dis-je en tressaillant. – Ah ! Madame, si
vous saviez comme je vous aime. » Il me dit ces mots avec une tendresse
inexprimable ; c’était l’amour lui-même qui parlait. Je n’eus pas la
force de me fâcher ; il reprit ma main et la couvrit de baisers ; il ne
me dit plus rien. Je voulais parler, mais je ne savais que dire
moi-même. De temps en temps, nos regards se rencontraient ; c’est alors
que nous étions éloquents. Que de serments éternels ! que de promesses
de bonheur !
« Cependant nous arrivâmes au bois ; tout à coup, comme saisi d’une
idée soudaine, il mit la tête à la portière, et dit quelques mots au
cocher. Je compris par la réponse de La Violette qu’il ne voulait pas
obéir ; mais M. de Marteille ayant parlé de coups de bâton et de
cinquante pistoles, le cocher ne répliqua pas. Je ne comprenais guère
où il en voulait venir. Après une demi-heure de course rapide, comme je
regardais avec une certaine inquiétude de quel côté de la promenade
nous étions, il chercha à me distraire en parlant de quelques épisodes
de sa vie. Quoique je n’écoutasse pas avec beaucoup de recueillement,
je compris que jusque-là j’étais la seule femme qu’il eût aimée. Ils
disent tous cela ; mais lui, disait la vérité ; car lui, parlait avec
ses yeux et avec son coeur. Je m’aperçus bientôt que nous n’étions plus
dans notre chemin ; mais voyez jusqu’où va la faiblesse d’une femme
amoureuse : je n’eus point le courage de lui demander pourquoi nous
avions changé de route. Nous traversâmes la Seine en bateau entre
Sèvres et Saint-Cloud, nous regagnâmes les bois, et, après une heure de
traversée, nous arrivâmes à la grille d’un petit parc au bout du
village de Velaisy.
« M. de Marteille avait compté sans son hôte. Il croyait ne trouver âme
qui vive dans le petit château de son frère ; mais depuis la veille son
frère était de retour d’un voyage sur les côtes de France. Voyant que
le château était habité, M. de Marteille me pria de l’attendre un peu
dans le carrosse. Dès qu’il se fut éloigné, le cocher vint à la
portière. – Eh bien, Madame, me dit-il, nous respirons enfin ; m’est
avis que nous ferions bien de nous éclipser : comptez sur La Violette,
avant deux heures nous serons à l’hôtel. – La Violette, lui dis-je,
ouvrez la portière. Je courais un grand danger ! La Violette obéit.
Maintenant lui dis-je, quand je fus sur le gazon, vous pouvez partir.
Il me regarda avec les yeux d’un vieux philosophe, remonta sur son
siège et fit claquer son fouet, mais à peine en route il jugea à propos
de rebrousser chemin. – Je ne retourne pas sans Madame, car si je
retourne seul, je suis bien sûr d’être battu et chassé. – Ma foi ! La
Violette, comme il te plaira. A cet instant, je vis revenir le comte.
Tout va pour le mieux, me cria-t-il de loin ; mon frère n’a que deux
jours à passer à Paris ; il s’est arrêté ici pour donner des ordres, il
veut à toute force voir la Camargo danser ses loures et ses musettes ;
je lui ai dit qu’elle dansait aujourd’hui ; il va partir à l’instant.
Vous allez attendre dans le parc le moment de son départ. Je retourne
près de lui, car il faut que je l’embrasse et lui souhaite un bon
voyage.
« Une heure après, nous étions installés au château. La Violette
demeura à nos ordres avec son carrosse et ses chevaux. Le soir, grande
rumeur à l’Opéra. On annonça solennellement au public que Mlle de
Camargo avait été enlevée. Le comte de Melun, surpris de ne pas nous
rencontrer au bois, était allé au théâtre. On le persifla, il jura de
se venger, il chercha partout, il ne retrouva ni ses chevaux, ni son
carrosse, ni sa maîtresse. Durant trois mois, l’Opéra fut en deuil ; on
mit vingt huissiers sur mes traces ; mais nous faisions si peu de bruit
dans ce petit château, perdu là-bas dans les bois, que nous n’y fûmes
pas découverts. »
Mlle de Camargo était devenue pâle : elle se tut et regarda ses
auditeurs comme pour leur dire, par ses regards rallumés à cette flamme
céleste qui avait passé sur sa vie : Ah ! comme nous nous sommes aimés
pendant ces trois mois !
Elle reprit ainsi : « Cette saison a tenu plus de place dans ma vie que
tout le reste du temps. Quand je songe au passé, c’est tout de suite là
que je vais. Comment vous raconter tous les détails de notre bonheur ?
Quand la destinée nous protège, le bonheur se compose de mille riens
charmants, que des coeurs étrangers ne peuvent comprendre. Durant ces
trois mois, j’étais heureuse de tout, je voulais vivre à jamais dans
cette retraite charmante pour celui que j’aimais mille fois plus que
moi-même. Je voulais renoncer à l’Opéra, l’Opéra que M. le comte de
Melun n’avait pu me faire oublier pendant huit jours !
« M. de Marteille avait tous les attraits de la vraie passion ; il
m’aimait avec une naïveté charmante ; il mettait en jeu sans y penser
toutes les séductions de l’amour. Que de paroles tendres ! que de
regards passionnés ! que de propos enchanteurs ! Chaque jour était une
fête, chaque heure un ravissement. Je n’avais pas le temps de songer au
lendemain.
« Nos journées se passaient en promenades, au fond des bois, dans les
mille détours du parc. Le soir, je jouais du clavecin et je chantais.
Plusieurs fois il m’arriva de danser pour lui. Au milieu d’un pas qui
eût fait fureur à l’Opéra, je tombais tout éperdue à ses pieds ; il me
relevait, m’appuyait sur son coeur et me pardonnait d’avoir dansé.
J’entends toujours sa belle voix qui était de la musique, mais de la
musique comme j’en rêve et comme n’en fait pas Rameau... Mais voilà que
je ne sais plus ce que je dis. »
Mlle de Camargo se tourna vers Pont-de-Veyle. « Monsieur, lui dit-elle,
ouvrez ce coffre, ou plutôt passez-le-moi. » Elle prit le coffre,
l’ouvrit et y prit le bouquet. « Mais avant tout, Messieurs, il faut je
vous explique pourquoi j’ai gardé ce bouquet. » Disant ces mots, elle
chercha à respirer l’odeur évanouie du bouquet.
« Un matin, reprit-elle, M. de Marteille m’éveilla de bonne heure. –
Adieu ! me dit-il, pâle et tremblant. – Que dites-vous ? m’écriai-je
avec effroi. – Hélas ! reprit-il en m’embrassant, je n’ai pas voulu
vous avertir plus tôt, mais depuis quinze jours j’ai reçu l’ordre du
départ. On va reprendre les hostilités dans les Pays-Bas ; je n’ai plus
une heure pour moi ni pour vous ; il faut que je fasse près de quarante
lieues aujourd’hui. – Ah ! mon Dieu ! que deviendrai-je ? dis-je ne
pleurant. Je veux vous suivre. – Mais, ma chère Marianne, je
reviendrai. – Vous reviendrez dans un siècle ! Allez, cruel, je serai
morte quand vous reviendrez.
« Une heure se passa dans les adieux et dans les larmes ; il fallait
partir : il partit.
« Je retournai pleurer dans cette retraite, si charmante la veille.
Deux jours après son départ, il m’écrivit une lettre bien tendre où il
me disait que le lendemain il aurait la consolation de se battre. «
J’espère, ajoutait-il, que la campagne ne sera pas longue ; quelques
jours de bonne guerre et je retourne à tes pieds. » Que vous dirai-je
encore ? Il m’écrivit une seconde fois. »
Mlle de Camargo déploya lentement la lettre en lambeaux.
« Cette seconde lettre, la voici :
« Ce 17 octobre.
« Non, je ne reviendrai pas, ma chère maîtresse, je vais mourir, mais
sans peur et sans reproches. Ah ! si vous étiez là, Marianne ! Quelle
folie ! dans un hôpital, où, tous tant que nous sommes, nous nous
voyons défigurés et mourants ! Quelle idée aussi de m’élancer en avant
quand je ne songeais qu’à te revoir. Aussitôt blessé, j’ai demandé au
médecin si j’aurais le temps d’aller jusqu’à Paris : Vous n’avez qu’une
heure ! m’a-t-il dit sans pitié... On m’a transporté ici avec les
autres. Enfin, il faut savoir prendre tout ce qui vient d’en haut. Je
meurs content de t’avoir aimée ; console-toi ; retourne à l’Opéra. Je
ne suis pas jaloux de ceux qui viendront, car t’aimeront-ils comme moi
? Adieu, Marianne, la mort passe et n’attend pas ; je la remercie de
m’avoir laissé le temps de vous dire adieu. A présent, c’est moi qui
vais t’attendre.
« Adieu, adieu, je te sens encore sur mon coeur qui cesse de battre. »
Après avoir essuyé ses yeux, Mlle de Camargo continua ainsi : « Vous
dirai-je toute ma douleur, toutes mes larmes, toutes mes angoisses ?
Hélas ! comme il l’avait dit, je retournai à l’Opéra. Je n’ai point
oublié M. de Marteille dans le tourbillon de mes folies. Les autres
m’ont aimée, je n’ai aimé que M. de Marteille ; son souvenir a passé
sur mes années comme une bénédiction du ciel. Quand j’ai reparu à
l’Opéra, on m’a vue aller à la messe ; on s’est amusé de ma dévotion.
Ils n’ont pas compris, les philosophes, que j’allais prier Dieu à cause
de ce mot de M. de Marteille : « A présent, c’est moi qui vais
t’attendre. »
« Quand j’ai quitté le petit château, j’ai cueilli un bouquet dans le
parc, croyant cueillir des fleurs qui étaient venues pour lui ; avec le
bouquet, j’ai emporté le portrait qui est par là. J’avais juré, en
sortant de notre chère retraite, d’aller chaque année, à la même
saison, cueillir un bouquet dans le parc. Le croiriez-vous ? je n’y
suis jamais retournée ! »
Mlle de Camargo acheva ainsi son histoire.
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