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J. Janin : Les Cheveux blancs de la Reine (1829?)
JANIN, Jules (1804-1874) :  Les Cheveux blancs de la Reine (1829?).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (31.X.2014)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@agglo-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)

Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : nc) des Mélanges et variétés – volume 1, tome deuxième des Oeuvres diverses de Jules Janin publié par Albert de La Fizelière en 1876 à Paris pour la Librairie des Bibliophiles.



LES CHEVEUX BLANCS

 DE LA REINE

PAR

Jules JANIN

~ * ~


POURQUOI voulez-vous, Monsieur, que je vous raconte cette lente agonie ? Savez-vous bien quel fut le long martyre de cette femme, fille, femme et mère de rois ? Et comment donc pensez-vous que je pourrai suffire au récit de toutes ces douleurs ? Cependant, vous le voulez, je vais entreprendre cette horrible tâche. Il est bon d’ailleurs que de semblables crimes ne soient pas oubliés : il y a un enseignement solennel au fond de ces royales misères, et ce n’est pas trop le payer que de l’acheter au prix de quelques angoisses. Donc je commence. – Et toi, fais silence, mon cœur !

La nuit du Ier août 1793, le concierge de la prison de la Conciergerie s’occupait de meubler un étroit cachot situé à l’extrémité du long corridor noir. Le cachot était sombre, humide, malsain ; le jour y tombait à peine, et il pénétrait à regret à travers ces épais barreaux chargés de rouille. Dans ces quatre murs humides le porte-clefs plaça un lit de sangle, et sur ce lit deux matelas, un traversin, une couverture ; à côté du lit une cuvette et un tabouret. Certes, pour que le concierge de cette prison se permît de pareils préparatifs, il fallait qu’il attendît un personnage important. Hélas ! ce n’était que la reine de France, la fille de Marie-Thérèse d’Autriche, qui allait venir.

Il était trois heures du matin. Déjà le ciel se colorait de ses teintes roses du mois d’août. Ce n’était plus la nuit, ce n’était pas le jour ; c’était l’heure où plus d’une fois la reine de France, ouvrant sa fenêtre dans son appartement du château de Versailles, seule, en silence, heureuse, attendait les premiers rayons du soleil et les premiers chants de l’oiseau. Qu’ils étaient beaux à cette heure les jardins de Versailles ! Le cristal de ces eaux murmurantes, s’écoulant doucement à travers ces gazons fleuris, ce peuple de statues mollement endormies, ces vieux arbres qui avaient abrité le grand roi et le grand siècle, cette allée sombre où se promenait Bossuet, et, tout au bout de l’avenue, le petit Trianon, chaumière de marbre dont la Reine était la bergère : tel était ce spectacle matinal.

Mais aujourd’hui, à trois heures du matin, la Reine est brusquement tirée de son sommeil. « Debout ! debout ! » Il faut qu’elle parte du Temple pour aller à la Conciergerie ; le cachot qu’elle habite est trop bon pour elle. Elle se lève donc entre deux gendarmes, elle monte dans une voiture de place avec ces gendarmes ; les stores de la voiture sont baissés ; la royale captive ne verra pas même à travers ces vitres fangeuses cette belle aurore. Il n’y a plus d’aurore pour la Reine, il n’y a plus de ciel, il n’y a plus un oiseau qui chante, plus une feuille qui verdisse ; il n’y a plus que le bourreau.

Arrivée à la Conciergerie, la porte se referma sur elle ; et cependant on dirait qu’elle connaît déjà tous les détours de cette nouvelle prison, tant elle est habile à parcourir ces sombres corridors. Elle marche dans ce dédale obscur aussi calme que si elle eût traversé la galerie de Lebrun pour se rendre à la chambre du roi. Tout d’un coup, à sa porte étroite, à son aspect menaçant, à son guichet gardé par des espions, elle devina le cachot qui lui était destiné, et elle entra.

On lui apporta le livre d’écrou, elle le signa d’une main ferme ; puis elle tira de sa poche un mouchoir blanc, et à plusieurs reprises elle essuya son beau front, chargé de sueur pour être venue dans cette voiture fermée, entre deux gendarmes. Après quoi son regard se porta sur ces murs humides. Elle vit d’un coup d’œil toute cette nouvelle misère : ces dalles froides, ces portes de fer, cette voûte, toute la nudité de ce tombeau. Elle eut peur ; mais cette âme royale fut bientôt remise. Alors elle tira de son sein une petite montre qu’on lui avait laissée : elle vit qu’il était quatre heures du matin. Elle suspendit sa montre à un clou qu’elle découvrit dans la muraille, dont ce clou était l’unique ornement ; et, comme elle avait fait sa prière la veille en se couchant dans son autre prison, elle se déshabilla pour se coucher dans ce lit de sangle, sur ces deux matelas.

Il y avait près de la Reine la femme du concierge et la servante de cette femme. Cette servante était une honnête fille bretonne : elle eut pitié de la Reine et elle voulut l’aider à se déshabiller. La Reine étonnée regarda cette jeune fille, et, voyant près d’elle une figure compatissante, elle ne pouvait en croire ses yeux. « Ma fille, dit-elle à la jeune Bretonne, je me sers moi-même depuis longtemps. » Et elle se mit au lit. Deux gendarmes veillaient dans son cachot ; ces deux gendarmes s’appelaient Dufrène et Gilbert.

Elle resta ainsi quarante jours sans autre misère que la misère de chaque jour, veuve et seule ; pas une nouvelle de son fils le roi de France ; pas une nouvelle de ses enfants ; pas une nouvelle de Madame Élisabeth ! pas d’autre bruit que le bruit des portes de fer, et le bruit de la charrette qui s’en allait chaque matin porter la provende quotidienne au bourreau.

Mais, ver la mi-septembre, dans le cachot de la reine descendit Fouquier-Tinville, ivre de fureur. Toute la république s’agitait autour de cette prison. – Les gardes furent changés ; le concierge fut mis au cachot ; on plaça une sentinelle à la fenêtre de cette pauvre femme, et cette sentinelle se promenait nuit et jour devant cette fenêtre. – C’est que, voyez-vous, on avait laissé tomber aux pieds de la Reine un œillet.

Elle supporta sans se plaindre ces nouveaux outrages. Elle était impassible comme ce beau marbre qui représente Niobé ; elle était si calme et si triste que les plus grossiers porte-clefs faisaient silence en l’approchant et se découvraient malgré eux. Bientôt même la sentinelle qui marchait sous ces fenêtres n’osa plus arrêter son regard sur ce cachot. – Il sortait de ce cachot je ne sais quelle sainte terreur qui éblouissait.

Un jour elle dit à sa servante : « Rosalie, faites mon chignon « ; et en même temps elle tendait à la jeune fille cette belle tête qui devait tomber sitôt, et ces beaux cheveux qui avaient inspiré tous les poëtes du monde, et Métastase le premier. Le concierge ne voulut pas permettre à Rosalie d’arranger les cheveux de la Reine. – Il dit que « c’était son droit », et il s’apprêtait à relever ces beaux cheveux ; mais la Reine les releva elle-même. Il n’y avait que le bourreau qui eût le droit de la toucher.

Quand elle eut relevé elle-même ces beaux cheveux blonds qui se plaçaient autour de sa tête avec une grâce et une majesté si naturelles, elle les partagea en deux sur le front, elle les couvrit elle-même d’un peu de poudre parfumée ; puis elle mit sur sa tête un simple petit bonnet qu’elle portait depuis douze jours. Mais le lendemain, dans un jour de clémence, la république permit qu’on apportât du Temple à la Reine des chemises de batiste, des mouchoirs de poche, des fichus, des bas de soie, un déshabillé blanc pour le matin, quelques bonnets de nuits et quelques bouts de ruban blanc. La Reine se prit à sourire tristement en recevant ces pauvres débris de sa grandeur passée. « Ah ! dit-elle, je reconnais les bons soins de ma sœur !... » Et en effet, c’était madame Élisabeth elle-même qui envoyait ce linge à  sa sœur.

Alors, voyant toute cette abondance inespérée, la Reine se hasarda à demander un second bonnet de deuil. Mais, comme elle ne pouvait pas le payer, elle pensa qu’il y avait assez de linon dans son bonnet pour en faire deux. Dites-moi, savez-vous un plus grand deuil que celui-là, et porté à plus bas prix ?

L’ordre était qu’on n’accordât à la prisonnière ni livres ni papier ; bien plus, ni fil ni ciseaux, afin, sans doute, que rien ne la vînt distraire de ses ennuis. – Elle, cependant, elle arrachait les gros fils d’une tapisserie, et avec ces fils elle faisait du lacet ; son genou lui servait de coussin, quelques épingles faisaient le reste. Quelquefois, le dimanche, son geôlier lui apportait quelques fleurs dans un vase de terre, et alors la captive se prenait à sourire doucement : elle aimait tant les fleurs ! O ses belles fleurs de Trianon, chastes compagnes de ses loisirs ! ô les belles roses qu’elle cultivait de ses mains ! ô les œillets qui portaient son nom ! ô les douces marguerites qui s’épanouissaient au souffle caressant de leur Reine, à la douce et murmurante rosée de ces mille jets d’eau qui ne se taisaient ni jour ni nuit ! ô la prairie émaillée qu’elle parcourait, abritée sous un chapeau de paille ! ô les blanches génisses qui venaient manger dans ses mains si blanches ! Où donc êtes-vous, ses beaux jours ?

Mais bientôt le concierge supprima les roses : c’était trop de bonheur pour la captive, et on avait peur de Fouquier-Tinville. La Reine aimait aussi le doux visage, le tendre regard, l’air ingénu et rempli de pitié de la jeune servante bretonne : un énorme paravent sépara la jeune servante de la Reine ; à peine Rosalie pouvait-elle de temps à autre passer la tête au-dessus de ce rempart comme pour dire à la Reine : « Madame, je suis là » Et ces moments-là étaient si courts !

Derrière ce paravent se tenaient les gendarmes, et avec les gendarmes un forçat libéré. La Reine n’avait pas d’autre maître de la garde-robe que ce forçat, nommé Barassin ; et, quand il était sorti, elle priait Rosalie de brûler du genièvre pour changer l’air.

Rosalie avait obtenu la permission de brosser les souliers de la Reine. C’étaient de jolis petits souliers noirs de prunelle, qu’on eût pris pour les pantoufles de Cendrillon ; la France entière avait été prosternée à ces deux pieds, qu’on eût encore adorés même s’ils n’avaient pas été les deux pieds d’une reine. Le froid et l’humidité de la prison s’attachaient à cette légère chaussure comme eût fait la boue de l’hiver ; un jour même, un gendarme républicain eut pitié de cette humble chaussure : il tira son sabre et ôta avec soin toute cette rouille moisie qui entourait les petites semelles. Cependant dans le préau voisin, les yeux fixés sur cette grille qui les séparait de leur souveraine, se tenaient les prisonniers du Temple, royalistes voués à la mort : c’étaient de vieux prêtres de Jésus-Christ, c’étaient de vieux officiers de Fontenoy, c’étaient quelques gentilshommes en retard avec l’échafaud. Les uns et les autres, ils oubliaient leur captivité, leurs misères présentes, la mort qu’ils attendaient, pour ne songer qu’à la Reine enfermée là, dans ce cachot. – Quand ces infortunés virent ce gendarme qui essuyait les souliers de la Reine, ils tendirent les mains avec une prière suppliante, et ce gendarme leur passa le soulier de la Reine, et les uns et les autres, ils le portèrent à leurs lèvres avec un saint respect.

A midi le guichetier apportait dans un plat le dîner de la Reine, la moitié d’un poulet, un plat de légumes, une fourchette d’étain. La Reine se mettait à table, et personne ne restait pour la servir. Plus d’un prisonnier attendait que ce maigre repas fût achevé pour ramasser quelques miettes de la table royale : heureux et fier était celui qui pouvait boire dans le verre de la Reine ; et alors, le malheureux gentilhomme, la tête nue, buvait à la santé de Sa Majesté.

Il n’y avait dans le cachot ni commode, ni armoire, ni même un petit miroir. Après bien des prières, la Reine obtint à grand’peine un carton pour serrer son linge, un petit miroir pour le suspendre au même clou auquel elle avait suspendu sa montre. Et ce jour-là elle fut aussi fière que si on lui eût apporté la plus belle glace de Venise ou le plus beau meuble de Boule.

Bientôt on trouva que c’était trop de luxe de donner à la Reine un poulet et un plat de légumes : on retrancha la moitié de cet ordinaire, et les dames de la Halle n’eurent même pas la consolation de dire chaque jour au fournisseur de la prison : « Prenez, Monsieur, c’est pour notre Reine ! »

Eh bien ! même dans ce complet abandon, au milieu de cette horrible pauvreté, accablée sous le poids de toutes ces douleurs, on retrouvait encore la reine et la femme, la plus grande reine du monde et la plus belle personne du monde ! Elle tendait à la cruche de grès ce gobelet d’étain, comme si elle eût tenu une coupe d’or. Ses belles mains banches et si froides, sa belle tête si calme plongée dans ce pâle demi-jour, cette taille élégante et majestueuse à la fois, ce silence plein de résignation, ce sont là autant de détails que nulle bouche humaine ne saurait dire. Cependant elle succombait peu à peu sous l’influence de la mauvaise nourriture, du mauvais air, du chagrin, de l’abandon ; mais elle succombait sans se plaindre. Elle mourait lentement ; et comme on ne lui donnait pas assez de linge, elle demandait en cachette des linges à Rosalie, et Rosalie déchirait ses chemises pour faire cette aumône à Sa Majesté.

Elle ne savait même pas les heures, sinon les heures de la guillotine le matin, et des arrêts de mort à midi, et des nouvelles incarcérations le soir ; elle ne savait que les heures funestes de cette prison si remplie de misères de toutes sortes : on lui avait enlevé cette montre qu’elle avait suspendue à un clou en entrant dans son cachot. C’était un simple bijou en or émaillé que lui avait donné sa mère alors qu’elle n’était encore qu’une jeune fille ignorante de la vie. Cette montre ne l’avait jamais quittée : elle lui rappelait des heures si douces ! Dauphine et reine de France, à Versailles et dans le donjon du Temple, elle n’avait pas eu d’autre montre. Ce bijou lui fut enlevé de par la nation, et elle pleura beaucoup quand elle livra aux commissaires de la république ce cadeau que lui avait fait Marie-Thérèse d’Autriche.

On lui enleva aussi deux jolies bagues ornées de diamants. – C’était tout ce qui lui restait de sa fortune passée. Elle aimait à se parer de ces deux petites pierreries ; elle s’amusait à les changer d’une main à l’autre. Ces deux petits diamants brillaient à ses doigts effilés comme brillait son œil bleu dans la pâleur de son visage. – Passe encore de lui voler ses diamants, mais lui arracher violemment l’anneau de son mariage, cette alliance que lui avait donnée le roi de France, cette dernière et touchante relique du roi martyr ! Les barbares ! les insensés ! Mais ne l’avait-elle pas bien assez chèrement payé cet anneau d’or, cette pauvre femme que vous en dépouillez ? Cet anneau d’or, elle l’a payé de sa beauté, de sa jeunesse ; elle l’a payé de sa tête ! Cet anneau d’or l’a faite reine de France, et de quelle France ? reine d’un volcan ! cet anneau d’or l’a fait asseoir sur un trône, trône croulant. Cet anneau d’or lui a ouvert les portes d’un palais, palais brisé ; cet anneau d’or l’a fait coucher dans un lit royal, lit royal que le peuple a fouillé avec ses baïonnettes sanglantes ; cet anneau d’or l’a unie à un roi, roi égorgé ; cet anneau d’or l’a faite la mère d’un roi, roi qu’on livre à un savetier, et que ce savetier tue à coup de pieds ; cet anneau d’or l’a faite la sœur d’une sainte, sainte Élisabeth, sainte insultée et couverte d’opprobres ; cet anneau d’or lui a donné des amis, amis chassé de France, ou têtes coupées sur l’échafaud, amie égorgée, violée, et dont le cœur a été dévoré par des cannibales. Si les égorgeurs de ce temps-là avaient su tout à fait leur métier de tortionnaires, loin de le lui enlever, ils auraient suspendu devant elle, nuit et jour, cet anneau d’or !

Et les barbares, s’ils avaient su que la veuve de Louis XVI portait sur son cœur, dans un médaillon, les cheveux du roi, et qu’elle les portait à ses lèvres, la nuit et le jour, avant sa prière, nul doute qu’ils n’eussent été chercher les cheveux du roi sur le cœur de la Reine. Mais le Ciel lui épargna cet outrage, le seul outrage que le Ciel lui ait épargné.

Chaque jour, à chaque instant, de nouveaux espions arrivaient pour troubler ce silence résigné, ces prières ardents : c’étaient des architectes, c’étaient des brutes en bonnets rouges, bêtes féroces et menaçantes qui s’en venaient, le bonnet sur la tête, pour interroger les barreaux, les grilles, les verrous, les portes, les murailles, la tuile, le fer, les pierres de taille, les voûtes, les geôliers, les porte-clefs, les instructeurs. – Un lion enchaîné dans une bergerie n’eût pas donné plus d’inquiétudes que la Reine n’en donnait à ces bourreaux.

Elle cependant, elle était de plus en plus résignée chaque jour. Elle comprenait, à toutes ces barbaries redoublées, que sa dernière heure approchait enfin : elle n’avait plus d’autre occupation que de prier le Ciel. Un jour qu’elle était à genoux elle aperçut dans un cachot qui était en face du sien une religieuse qui priait avec une ardeur sans égale : cette religieuse priait pour la Reine. – Ces deux captives se comprirent du fond de cet abîme et elles se montrèrent le ciel.

Ces journées si tristes, si sombres et si brûlantes du mois d’août firent place aux journées si tristes, si sombres et si froides du mois de septembre. Tout d’un coup la chaleur nauséabonde du cachot fit place à un froid pluvieux ; l’épais nuage de la Conciergerie tomba lourdement dans cette ruelle étroite, et la captive fut exposée au suintement infect de cette prison remplie d’immondices. La Reine avait si froid qu’elle s’en plaignit ; mais à qui se plaindre ! La jeune Bretonne seule en eut pitié : elle allait échauffer au feu du concierge la camisole de la Reine ; et, comme dans cette nuit profonde on ne permettait à la prisonnière ni flambeau ni d’autre clarté que celle du réverbère de la cour, espèce de lueur funèbre comme on en place sur les tombeaux nouvellement habités, la jeune fille, par pitié pour la Reine, traînait en longueur son petit ménage du soir, afin que la Reine pût voir la chandelle brûler cinq minutes de plus.

Douze jours se passèrent ainsi ; mais le douzième jour les juges arrivèrent : ils procédèrent à un premier interrogatoire ; ils firent coucher un officier dans la chambre royale. La Reine ne se coucha pas.

Le 15 octobre on vint la prendre à huit heures du matin pour la faire passer dans la salle d’audience. Elle dormait : on la réveilla en sursaut ; elle était à jeun, on la laissa à jeun. Elle parla comme parlent les anges ! Elle trouva dans son cœur cet appel à toutes les mères qui fit pâlir les héros de septembre et qui arracha des applaudissements et des larmes aux tricoteuses d’en haut. A quatre heures de l’après-midi la séance fut suspendue ; et alors un des geôliers voulut se souvenir que la Reine n’avait encore rien pris de la journée. Il y avait neuf heures qu’elle se débattait contre les bourreaux de Louis XVI, la pauvre femme ! On lui apporta un bouillon. C’était sa jeune servante bretonne Rosalie qui le devait présenter. Mais, comme elle passait par la grande salle pour se rendre près de la Reine, un commissaire de police arracha le bouillon aux mains de Rosalie. Ce commissaire de police, nommé Labuzière, était camard et bossu ; il avait pour maîtresse une fille de joie du Palais-Royal, qu’il avait placée sur le premier banc pour assister plus à l’aise à l’exécution de la veuve Capet.

Rosalie crut d’abord que ce Labuzière ne voulait pas laisser prendre à la Reine ce bouillon dont la pauvre malheureuse avait si grand besoin : cet homme méditait un plus grand crime ; il voulait fournir à une ignoble créature qui avait envie de bien voir la Reine l’occasion de l’approcher de plus près : voilà pourquoi il arrachait la tasse ébréchée aux mains de Rosalie toute en larmes. La tasse fut confiée à la fille de joie de Scévola Labuzière ; et cette fille, sans son affreuse curiosité de voir la Reine, lui porta ce bouillon, dont elle répandit la moitié en chemin. Chaque goutte de ce bouillon ainsi répandu, c’était une goutte de sang de moins dans les veines de Sa Majesté !

Et voilà certes un digne sujet de tableau pour servir de pendant à l’éponge imbibée de vinaigre et de fiel qu’on porta aux lèvres du Christ sur son Calvaire : la maîtresse de Labuzière donnant à boire à Marie-Antoinette d’Autriche pour la mieux voir !

Le même jour, la reine de France étant condamnée à mort, Labuzière alla souper chez sa maîtresse.

Avant le jour fatal la Reine demanda un prêtre : la République lui envoya un de ses prêtres. La Reine n’eut plus qu’à s’agenouiller devant Dieu.

Enfin son jour de délivrance arriva. Dès la veille la victime avait raccommodé de ses mains la robe noire qu’elle voulut porter à l’échafaud. Mais comme, la veille, avec cette robe de veuve elle avait paru belle et majestueuse, ses juges ne voulurent pas qu’elle la reprit pour le jour de son supplice : ce fut donc avec le déshabillé blanc que lui avait envoyé sa sœur Élisabeth qu’elle marcha à la mort. De ses deux coiffes de veuve elle avait refait une seule coiffe, mais sans barbes et sans aucune marque de deuil : elle n’avait plus à porter le deuil de personne. Elle arrangea pour la dernière fois ses beaux cheveux, et elle frémit en voyant tout d’un coup sa tête toute blanche, blanchie en vingt-quatre heures !... Elle compléta cette dernière parure en mettant à ses jambes des bas noirs, et à ses pieds ces mêmes petits souliers qu’elle avait conservés précieusement et qu’elle n’avait point déformés depuis soixante-seize jours qu’ils lui servaient.

Oserai-je vous dire ce que Rosalie raconte ? que la Reine, à demi cachée entre la muraille et son lit de sangle, fut obligée de s’accroupir contre le mur pour changer de vêtements, et que le gendarme qui la gardait se baissa dans la ruelle pour voir la Reine, et qu’en vain Sa Majesté, tournant vers cet homme des yeux pleins de larmes, le pria, au nom de l’honnêteté, de détourner la tête. Le gendarme répondit que c’était sa consigne. Et quand elle eut changé de robe, par un dernier sentiment de pudeur, la pauvre femme plia avec soin le vêtement qu’elle quittait, et, après l’avoir bien roulé, elle l’enferma dans une des manches comme dans un fourreau, puis elle le cacha dans le matelas de son lit. Et le bourreau l’attendait !

Et, comme si la nation avait eu peur de voir quelque miracle vengeur sortir de ce cachot de la Conciergerie, à peine la Reine fut-elle sortie de cet antre pour aller à la mort, que les geôliers s’emparèrent de tout ce qui avait appartenu à la Reine ; toute cette triste dépouille fut enveloppée pêle-mêle dans les draps du lit et emportée on ne sait où.

Vous savez aussi comment l’exécuteur des hautes œuvres lia brutalement et trop fort les mains de la Reine, et qu’il lui coupa sa coiffe, cette même coiffe qu’elle avait eu tant de peine à réparer, et qu’il lui coupa les cheveux, et que, ses cheveux coupés, le bourreau les mit dans sa poche pour les brûler !

Et cet enfant rose et blanc qui tendit ses deux petites mains à l’auguste victime, si bien que la Reine pensa que c’était son fils, le martyr enfant qu’elle ne devait revoir que dans le Ciel !

Vous savez que les deux gendarmes qui la gardaient fumaient dans son cachot en tenant des propos obscènes.

Vous savez qu’elle avait écrit son testament en cachette, entre ses draps, et que ce testament fut remis à Fouquier-Tinville.

Enfin, vous savez sa mort, et vous n’attendez pas encore que je vous la raconte… Je n’en puis plus.

Ah ! vous voulez des détails ! Ah ! vous voulez que je revienne lentement sur ces incroyables supplices ! Ah ! vous voulez savoir l’histoire entière de cette agonie royale, et c’est moi que vous chargez de ramasser une à une toutes ces tortures ! Eh bien ! vous l’avez voulu, je vous les ai dites jour par jour, heure par heure, minute par minute, toutes ces tortures, c’est-à-dire que je vous ai dit à peine quelques-unes des souffrances corporelles de cette Majesté outragée. Mais les souffrances de son âme, mais les tortures de son cœur, quel poëte, quel historien, quel prophète, quel ange du ciel pourrait les raconter, ô mon Dieu !



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