KARR, Alphonse (1808-1890) : Histoire d'un voisin
(1856).
Saisie du texte et relecture : C. Thuret pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (25.V.2004) Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.) des Contes et nouvelles, publiés à Paris par la Librairie de L. Hachette et Cie, 14 rue Pierre Sarrazin en 1856 dans la Bibliothèque des chemins de fer Histoire d'un voisin
par
Alphonse Karr
~~~~Je n'ai jamais bien compris
l'inquiétude des voyageurs. Je n'ai
jamais rien trouvé dans un pays, quelque lointain qu'il
fût, dont on ne trouvât l'équivalent dans sa rue ;
beaucoup de gens sont allés en Amérique pour voir des
arbres, et à la Chine pour découvrir des hommes. La seule
excuse des voyageurs d'aller si loin voir ce qu'ils verraient si bien
de leur fenêtre, est que l'on ne pourrait mentir sur les choses
qui sont sous les yeux de tout le monde. Le seul voyage sérieux
et digne d'intérêt qui ait jamais été
écrit est, sans contredit, le Voyage
autour de ma chambre.
Il y a, dans une rue qui coupe la mienne à angle droit, un ouvrier en papiers peints, dont les moeurs sont aussi intéressantes, aussi étonnantes, aussi sauvages surtout, que celles d'aucun peuple découvert ou inventé par les navigateurs. Un lundi soir, il rencontra à l'Ermitage une jeune fille coiffée d'un bonnet coquet, fraîche, agaçante, mise proprement, réservée dans sa danse et dans ses paroles. En vain il épuisa tout l'arsenal de galanterie des danseurs du lieu ; il remarqua qu'il faisait chaud, qu'il ferait bien plus froid si l'on était dans une autre saison ; il lui dit : « Votre robe est bleue ; c'est une charmante couleur que le bleu.... Comment vous appelez-vous? - Julienne. - C'est un bien joli nom. » Impossible de l'amener à une conversation plus intime. Le lundi d'après, il arriva de bonne heure. Il trouva Julienne, qui se montra moins réservée. Elle lui confia qu'elle était, couturière et gagnait trente sous par jour. « Mademoiselle Julienne, dit Prosper, je suis ouvrier en papiers peints ; je gagne trois francs dix sous. Mettons-nous ensemble ; avec cinq francs par jour nous serons à notre aise. » La proposition était vague. Sommé de s'expliquer, Prosper finit par prononcer le mot mariage. Il offrit du veau et de la salade. Julienne accepta, et, au dessert, lui avoua, hélas ! qu'elle avait failli une fois ; qu'elle avait été trompée, trahie : en un mot, qu'elle avait.... une fille ! Prosper s'attendrit ; il voulait la consoler de la fourberie d'un monstre. « Eh bien ! dit-il, je servirai de père à votre fille. » Julienne pleura d'admiration et consentit à tout. On demanda de part et d'autre les papiers au pays. Prosper alla trouver son maître. « Bourgeois ! j'ai un service à vous demander. - Parle. - C'est que je vais me marier. - Eh bien ! - Nous faisons une noce en pique-nique. Cela ne sera pas bien cher, pour ma part. Mais une chose me chiffonne, c'est que je n'ai pas d'habit. Vous seriez bien aimable de m'en prêter un. » Le bourgeois consent. La noce se fait à la barrière. On danse, on boit ; un cousin conduit la mariée chez elle ; le marié va sortir ; on l'arrête; tout n'est pas payé. Quelqu'un, traître aux conditions du pique-nique, s'en est allé clandestinement. On ne veut pas laisser aller Prosper ; il laisse en gage l'habit du bourgeois. Trois jours après, il va à l'ouvrage en manches de chemises. Le bourgeois réclame son habit. Il est forcé d'avancer à Prosper l'argent pour aller le retirer. Au bout d'un mois, le ménage va au plus mal ; il trouve déjà que sa femme ne gagne pas assez d'argent. La petite fille à laquelle il devait servir de père mange trop : il lui fait nettoyer ses souliers. Sa Julienne, dont le nom était si joli un mois auparavant, est ironiquement appelée Mme Potage. Un jour il arrive à l'atelier et dit : « Bourgeois, j'ai un service à vous demander. - Qu'est-ce? - Un grand service. - Ce n'est pas de te prêter mon habit? - Non, bourgeois. - Eh bien ! parle. - L'ouvrage me fatigue la poitrine. - Veux-tu bien te taire? le plus fort de tous mes ouvriers ! - C'est l'air qui me manque ; je ne peux plus vivre comme ça. - Est-ce que tu ne veux plus travailler ? - Non, bourgeois ; mais je voudrais être chargé de traîner la petite voiture qui porte le papier en ville. - Tu sais qu'on n'a, pour cela, que quarante sous. - Je sais, bourgeois ; mais on a moins de mal si on est à l'air, et on peut fumer, ce qui est très-défendu dans l'atelier. - Mais comment vivras-tu - Eh bien ! Mme Potage travaillera davantage donc ! - Tu auras la charrette. » Prosper vola un gros chien,l'attacha à la charrette et le fit traîner ; mais on lui donna bientôt une voiture plus grande il mit le chien dessous et, voulut l'accoutumer à tirer, pour n'avoir personnellement presque plus rien à faire. Mais le chien, sur ce sujet, pensait absolument comme son nouveau maître. Il se couchait sous la charrette et refusait de marcher. Un matin, cependant, je vis Prosper attelé à la charrette et le chien tirant de toutes ses forces. Je ne tardai pas à voir le secret de ce zèle. Prosper avait attaché derrière son dos un gros morceau de viande, et il s'était attelé, lui Prosper, à une distance où le chien, tout en arrivant très-près de lui, ne pouvait cependant l'atteindre. La pauvre bête marchait, s'élançait, sautait, et ses dents claquaient à vide, et la charrette allait toute seule. Tout le reste du jour, quand Prosper n'était pas attelé, il gardait au dos le morceau de viande. Les trente sous de moins qu'il gagnait par jour auraient déjà gêné le ménage ; mais Prosper avait chaud et rencontrait des amis qui avaient soif. Au bout de la semaine, il rapportait très peu d'argent. Sa pauvre femme faisait de son mieux pour soutenir leur petit ordinaire; mais elle est bientôt forcée de supprimer le café du matin. Prosper s'emporte, crie, hurle qu'il faisait un métier de cheval pour faire honneur à ses affaires, mais que cet enfant, cet enfant qui le déshonorait, mangeait comme un hippopotame et causerait inévitablement sa ruine. Il fallut mettre l'enfant en service ; en apprentissage, je ne sais où. Prosper, en rentrant un jour, ne trouva pas la soupe faite ; il fit un bruit horrible et annonça à Julienne que, puisqu'elle ne savait pas gérer sa maison, il lui déclarait qu'ils étaient de ce jour séparés de corps et de biens, et qu'elle vivrait de son travail à elle, comme lui, Prosper, du sien. Il prit de la craie, sépara la chambre en deux et lui dit: « Voici votre chambre, voici la mienne ; le loyer coûte soixante francs par an : vous payerez trente francs, et moi trente francs. » Un soir, il amena au domicile conjugal un commissionnaire ; il dit à Julienne : « Madame Potage, Jean que voici est mon ami de cœur ; il partagera mon lit et payera la moitié des trente francs de ma part de loyer. » Jean était un garçon rangé ; il consola Julienne, l'aida dans ses travaux d'intérieur. Un soir, Prosper, qui n'était pas rentré depuis cinq jours, revint subitement et s'aperçut que Jean avait franchi à la fois la ligne de craie, la sainteté de l'amitié et les devoirs de l'hospitalité : il voulut battre Jean ; mais Jean le battit et le mit à la porte. Le lendemain, au jour, il revint et dit : « Madame Potage, puisque vous êtes descendue à un commissionnaire, gardez-le, ce sera votre punition. « Toi, Jean, je te laisse ma femme aux conditions que voici : « D'abord, la moitié du ménage m'appartient : je prends un matelas, une paillasse, une couverture, une chaise ; je prends les pincettes et laisse la pelle. « Je pourrais emporter tout cela ; mais j'ai l'horreur du luxe. Ce n'est pas sous les lambris dorés qu'on trouve le bonheur. « Je te vends ma part pour trente francs que tu vas me donner. « Je garde seulement la paillasse, seul mobilier qui me soit réellement nécessaire en cette saison. « Mme Potage t'appartient à tout jamais. Seulement, à perpétuité, aussi, tu me payeras un canon chaque fois que nous nous rencontrerons dans Paris. » Les conditions furent acceptées. Prosper vida la paillasse, la plia en huit, et la mit dans le fond de son chapeau; puis il dit : Adieu, Jean ; adieu, madame Potage, soyez heureuse ; pour moi, je déménage. » Et il descendit l'escalier en sifflant, les mains dans les poches, et il s'en alla par les rues, le nez en l'air, interrogeant les écriteaux et cherchant un logement. Depuis ce temps, les conditions peu morales du divorce et des secondes noces ont été de part et d'autres fidèlement exécutées. Cependant Jean dit quelquefois que Prosper le rencontre trop souvent, qu'il l'attend à tous les coins de rue et lui fait, aux termes du traité, payer un nombre prodigieux de verres de vin. Prosper dit que Jean semble l'éviter et ne paraît jamais partager le plaisir que lui Prosper éprouve à rencontrer un ancien ami. Il se plaint d'avoir fait un ingrat. Ici Laurent Jean, à qui je raconte l'histoire, m'interrompt et me dit : « Oh ! ah ! des ingrats ! Tout le monde prétend avoir fait des ingrats. Où sont donc les ingrats, alors ? demandez à qui vous voudrez : « Monsieur, êtes-vous un ingrat? » on vous répondra: « Non, monsieur; j'en ai fait, et je ne le suis pas. » Où sont donc les ingrats ? Il faut que ce soient les mêmes que les bienfaiteurs. » |