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E. Legouvé : L’armure des comtes de Rottrick (1839)
LEGOUVÉ, Ernest (1807-1903) : L’armure des comtes de Rottrick (1839).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (27.XI.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) de Paris-Londres : Keepsake français publié à Paris par la librairie Delloye en 1839.
 
L’armure des comtes de Rottrick
par
Ernest Legouvé

~*~

Lady Swinton, descendant de la famille des Rottrick, était la fleur de la cour d’Écosse sous Jacques 1er. Le comte Sommerville l’entourait de mille adorations. Une chose étrange, c’est que dans le château que lady Swinton tenait de sa famille, il y avait au fond d’un petit salon de travail une armure colossale qu’il n’était pas permis de déplacer. Telle avait été la volonté dernière d’une bisaïeule de lady Swinton, lady Rottrick.

Tout le monde ignorait la raison de ce désir ; tout le monde, sauf peut-être une grand’tante de lady Swinton, vieille femme austère, rigide, vouée à une vie de privations et d’oeuvres pieuses, et qui, disait-on, avait reçu le dernier soupir de cette lady Rottrick.

Un jour le comte Sommerville était auprès de lady Swinton… et venait de prendre sa main qu’elle ne retirait pas, quand tout à coup l’austère parente de la jeune femme entra ; le comte se retira ; la vieille femme fit silencieusement signe à sa nièce de la suivre ; elle la conduisit dans la salle de l’armure, et, la lui montrant, lui dit : « Regardez cette armure.

- Moi ! reprit la jeune lady.

- Vous ; asseyons-nous et écoutez-moi.

« Il y a plus de cent ans, pendant la guerre d’indépendance de l’Écosse contre l’Angleterre, dans le comté d’Aberdeen, non loin de la source du Don, s’élevait une place forte redoutable : c’était la dernière possession de Robert Bruce en Écosse. Cette ville une fois emportée, la cause était perdue ; mais la position de la ville et le courage de ses défenseurs l’assuraient contre toute attaque. L’enlever par surprise, c’était impossible ; bâtie, comme la ville de Capri, sur une base de rochers, elle dominait toute la contrée : la prendre par escalade, impossible encore, car le roc à pic sur laquelle elle était assise lui servait de premier rempart et de rempart inaccessible. On aurait pu cependant y pénétrer par un côté, le côté de l’ouest ; mais encore était-il défendu par un grand lac dont les eaux battaient le bas du rempart, de sorte qu’en roulant quelques pierres sur les assiégeants à la première tentative d’attaque, on les eût tous précipités dans les flots. Enfin, un rempart plus invincible encore que ces rochers et que ce lac, était le courage des deux braves chefs à qui Robert Bruce avait confié cette place : l’un, le commandant, était le célèbre James Douglas ; l’autre, le premier après lui, était le comte Rottrick ; on l’avait surnommé Rottrick-le-Noir, à cause de son teint basané. Ses longs cheveux bruns tombaient sur ses épaules ; âgé de vingt-neuf ans, beau, d’une taille élevée, il avait de grands yeux noirs et calmes qui imposaient  par leur sérénité même, c’était la tranquillité de la force et de la vaillance. Contre l’ordinaire des guerriers de ce temps, il n’était terrible que dans le combat ; un ennemi une fois abattu, une ville une fois prise, l’épée rentrait au fourreau ; jamais un meurtre, jamais un pillage ; aussi avait-il une grande autorité dans le conseil de l’armée écossaise ; ses paroles étaient toujours lentes, sa physionomie toujours grave et un peu solennelle ; quoiqu’il fût à peine à l’âge où ordinairement l’on devient père, sa bonté, même envers les hommes plus vieux que lui, avait quelque chose de paternel, et cette gravité ne manquait pas de grâce, à cause de sa jeunesse. Il était aussi plus instruit que les autres chefs ; et quand dans leurs courses et leurs exils ils traversaient les grands lacs des *Highlands*, sur leurs bateaux façonnés avec des peaux de boeuf, Rottrick faisait la lecture à ses soldats pour les instruire. Cependant cet homme si fort, et si calme dans sa force, avait aussi sa faiblesse, sa faiblesse qui le dominait.

« Il avait d’abord combattu, comme Robert Bruce, pour le roi d’Angleterre, et, comme lui, avait quitté le parti de l’Angleterre pour défendre l’Écosse ; mais, pendant qu’il était à la cour d’Édouard, il avait vu, aimé et épousé une jeune fille de la famille des Ramsay ; il adorait cette femme avec toute l’extravagance, toute la passion, tout l’enivrement qu’ont les hommes calmes qui aiment. Quand une fois ces natures toujours maîtresses d’elles-mêmes se laissent surprendre par une passion, elle les subjugue ; comme ils ne sont hommes que par là, ils sont moins que des hommes de ce côté. Jamais lady Rottrick ne le quittait ; dans ses courses par la montagne, dans ses traversées sur les lacs, dans les châteaux-forts, dans les siéges, partout il l’emmenait avec lui ; il serait mort s’il ne l’avait pas eue à ses côtés. Un jour qu’il partait pour une expédition d’une semaine seulement, il résolut de la laisser dans un château qui lui appartenait. Quand il eut rangé sa petite troupe dans la cour du château, il monta chez lady Rottrick pour l’embrasser encore une fois ; mais au moment de lui dire adieu, il la prit, la mit dans son manteau et l’emporta !...

« Lady Rottrick était aussi exaltée que Rottrick était calme, aussi blonde qu’il était brun, aussi frêle qu’il était robuste… et lui, il l’aimait de toute la force de leurs dissemblances. Elle était donc avec lui dans cette place forte du comté d’Aberdeen qui s’appelait Kildrummie ; les soldats, qui remarquent tout, avaient remarqué que le matin, au point du jour, quand il les exerçait à la manoeuvre dans une des cours intérieures de la citadelle, et qu’il passait devant une certaine fenêtre basse, il faisait toujours avec sa claymore un salut insensible et qu’il ne croyait vu de personne. Derrière cette fenêtre dormait lady Rottrick ! Délicatesse d’amour toute charmante dans cet homme dont la taille, la force et le front sereins rappelaient les temps héroïques !

« Cette ville étant la dernière possession des Écossais, toute la guerre se concentrait là. Les Écossais étaient résolus à la garder, les Anglais résolus à la prendre ; car cette place prise, les Écossais n’avaient plus de patrie ; cette place prise, les Anglais n’avaient plus d’ennemis. Depuis deux mois lord Menteith et lord Roseby, généraux d’Édouard, pressaient le siége avec plusieurs milliers d’hommes, et depuis deux mois pas une tentative d’attaque n’avait réussi. Rottrick et Douglas étaient là ! Quant au seul côté accessible, au côté du lac, les deux chefs n’en avaient confié la garde qu’à eux-mêmes ; et chaque nuit, depuis deux mois, Rottrick et Doublas y veillaient alternativement jusqu’au point du jour.

« Cependant, une fois à peu près par semaine, la nuit, un des chefs de l’armée anglaise, le jeune lord Menteith pénétrait dans la citadelle.

« Écoutez bien, ma nièce.

« Lady Rottrick, ou miss Ramsay, avait été élevée à la cour d’Angleterre avec lord Menteith. Jeune fille, elle l’aimait… Sa famille l’unit au comte Rottrick ; mais la beauté mâle, héroïque, le coeur simple et grand du jeune chef écossais n’avaient pu chasser l’image de Menteith, et pendant un séjour du comte Rottrick comme envoyé à la cour d’Angleterre, lady Rottrick avait été plus faible que miss Ramsay.

« Quand lord Menteith vint faire le siége de la ville de Kildrummie, et qu’ils apprirent tous deux, lui qu’il était à quelques pas d’elle, elle qu’elle était à quelques pas de lui, et qu’ils ne pouvaient se voir, leur amour devint une fièvre qui s’exalta de toutes les impossibilités qui les éloignaient l’un de l’autre… Cinq minutes à peine les séparaient, et ces cinq minutes étaient un intervalle infranchissable. Du haut du rempart, elle pouvait presque le voir et le reconnaître à son armure… une flèche volait à sa tente en une seconde, et cette portée de flèche était un abîme immense comme l’Océan. La passion brave tout ; ils s’écrivirent… ils voulurent se voir, ils se virent.

« Voici comment :

« La base de rochers sur laquelle on avait bâti Kildrummie était perpendiculaire ; cependant, du côté du nord, à peu près au milieu du roc, il y avait un petit bouquet d’arbres, et de ce bouquet d’arbres au rempart, une espèce de sentier formé par les inégalités du roc, il fut convenu entre eux que lord Menteith prendrait un costume écossais et irait se cacher dans le bouquet d’arbres, le dimanche 8 septembre, à dix heures du soir ; le dimanche 8 septembre, à dix heures du soir, pendant que le comte Rottrick veillait au poste du lac, lady Rottrick, dont l’appartement touchait au rempart, alla ouvrir la petite poterne du nord. Pendant ce temps, lord Menteith s’engagea dans le sentier presque impraticable, s’aidant des pieds et des mains, atteignant une pointe de roc, la redescendant, en tournant une autre, courant risque mille fois de se tuer, mais toujours soutenu par la vue du voile blanc de lady Rottrick, qui l’attendait debout à la poterne. Enfin, après une marche pleine de périls, il arriva, et leurs beaux temps d’amour recommencèrent. Ainsi, pendant plusieurs semaines, quand le comte Rottrick était à son poste, Menteith s’introduisait dans la citadelle.

« Une nuit qu’un grand orage s’annonçait, Rottrick veillait à la tourelle du lac ; onze heures venaient de sonner ; les deux amants étaient dans une salle qui servait de salle d’armes à Rottrick.

« Tout à coup un bruit se fait entendre. « Silence ! dit lady Rottrick, qui devint pâle. – Qu’avez-vous donc ? – Silence ! » Elle écoute ; le bruit se rapproche. « C’est lui ! – Qui ?- Lord Rottrick ! – Lord Rottrick ? – Oui… Que va-t-il arriver ?... – Oh ! s’écrie Menteith, si ce n’était pas vous perdre que vous défendre ! J’ai là une arme… - Ce n’est pas pour moi que j’ai peur. – Moi, je tremble pour vous, et pour vous je consens à m’enfuir. – La fuite est impossible. – Il doit y avoir quelque issue. – Aucune. – Cette seconde porte ? – Est condamnée. – Cette fenêtre ? – Donne sur un précipice. – Eh bien ! je m’y précipiterai… » Et il s’apprête à ouvrir cette fenêtre. « Oh ! un moyen de nous sauver tous deux, s’écria-t-elle tout à coup ; attendez… »

« Le comte Rottrick arrivait à la porte ; lady Rottrick, sans parler, sans changer de place, montra du doigt à Menteith une armure complète qui était au fond de la salle. Menteith comprit… Cette armure était colossale, car elle appartenait à Rottrick ; lord Menteith s’y cacha… Rottrick frappa une seconde fois à la porte… Lady Rottrick lui ouvrit.

« Rien n’était plus beau que le noble et héroïque visage du jeune comte Rottrick quand il entra… Ses grands yeux noirs, ordinairement si sereins, étaient pleins d’éclairs ; une tendresse indicible illuminait toute sa figure ; sa lèvre tremblante soulevait son épaisse moustache noire, et il riait malgré lui comme lorsqu’on éprouve une grande joie… Il courut impétueusement à Héléna et l’embrassa sans pouvoir parler.

« Lady Rottrick craignant qu’il ne découvrît Menteith, voulut l’entraîner dans la pièce voisine. « Non ! non ! s’écria-t-il, je ne veux pas faire un pas de plus sans baiser ce beau front… « Et alors, s’asseyant, il la prit dans les deux bras et la berça comme un enfant… Il s’arrêtait, la regardait en silence… et puis, la serrant contre sa mâle poitrine… « Mon Dieu ! comme je l’aime ! » disait-il, et des larmes brillaient dans ses yeux.

« Tout à coup Menteith, en faisant un mouvement, fit crier une des articulations de l’armure… Le comte de Rottrick dressa la tête… lady Héléna frémit…

« J’ai cru entendre un bruit dans cette armure, » et il se leva vivement…

« Il n’y a rien… Je n’ai rien entendu, » et elle le retenait.

« Vous avez raison… je suis fou, reprit-il en souriant ; c’est que ma conscience n’est pas tranquille, chère Héléna, et il me semblait que l’ombre de mon aïeul Wallace était redescendue dans cette armure, qui était la sienne, et qu’il me gourmandait d’être ici… Car vous ne me demandez pas, ingrate lady, comment, dans une nuit où mon devoir me retient au bout de la ville, à la tourelle du lac, comment j’ai pu revenir près de vous.

- C’est vrai, lui dit-elle ; comment donc ?

- Vous savez que je vous ai quittée à neuf heures du soir pour me rendre à la tourelle. Eh bien ! une heure après… une heure seulement, Héléna, j’ai été pris tout à coup d’une désolation affreuse d’être loin de vous… d’une désolation contre laquelle ma volonté ne pouvait rien !... C’est une faiblesse, c’est de la folie… Mais l’homme qui marche depuis dix heures dans un désert brûlant n’a pas plus soif de l’eau d’une source que je n’avais besoin de vous voir, moi qui venais de vous quitter… Ah ! qu’une passion profonde est une étrange chose !... J’ai lutté cependant et je ne serais pas venu, mais tout à coup, à minuit, l’orage a éclaté avec violence… De la pluie ! des éclairs ! le tonnerre !... Le lac s’est agité comme la mer ; c’était une tempête sur ces eaux… « Jamais, me suis-je dit alors, les Anglais ne penseront à nous attaquer dans une pareille nuit… pas de danger ! et j’ai abandonné mon poste, et je suis venu… C’est mal, Héléna ; c’est la première fois que je manque à mon devoir… C’est mal, et cependant, ajouta-t-il avec une tendresse impétueuse, quand je te regarde je n’ai pas la force de m’en repentir. Oh ! je suis bien faible contre toi ! »

« Lady Héléna qui, depuis que le comte Rottrick était là, ne pensait qu’à l’éloigner de cette funeste salle, parvint à l’entraîner enfin dans une salle voisine. Après une heure environ, et le comte étant endormi, elle courut à l’armure.

« Lord Menteith était parti.

« A peine revenu auprès du comte Rottrick elle entendit un bruit sourd et lointain qui la glaça de terreur ; on eût dit des voix confuses qui parlaient, puis des pas précipités, des cris aigus qui traversaient ce tumulte, et de temps en temps un bruit éclatant comme celui d’armures qui se choquent ; tout cela au milieu des mugissements de la tempête.

« Le comte Rottrick se réveilla. « Déjà debout ! dit-il à Héléna.

- J’entends des bruits sinistres, » répondit-elle.

« Ils écoutèrent tous deux, et bientôt, de tous les côtés de la citadelle, mille voix qui criaient : « Les Anglais ! les Anglais ! » C’étaient les Anglais en effet, les Anglais qui avaient escaladé la ville du côté du lac, les Anglais qui avaient forcé le poste abandonné par Rottrick, les Anglais déjà à moitié maîtres de la citadelle ! On n’entendait plus le tumulte de l’orage. « Misérable que je suis ! » s’écria le comte, et, saisissant à la hâte une claymore, il se précipite au dehors. A la lueur des éclairs qui sillonnent les cours et les salles de larges bandes de lumière, il aperçoit tous ses soldats en fuite et les Anglais qui les poursuivent en criant : « Menteith et Rosby ! » Ivre de désespoir, furieux, fou, ne voyant plus rien, pas même sa femme, il tombe sur un groupe d’Anglais comme un tigre qui fait un bond de dix pieds de haut, et balaie l’espace devant lui. A sa voix ses soldats reprennent courage ; une troupe d’Anglais et d’Ecossais entre en combattant dans la salle d’armes où est Héléna. Rottrick accourt ; il se jette au milieu de la mêlée sans claymore, sans armes ; il saisit un soldat anglais dans chacune de ses mains puissantes, et, par la fenêtre ouverte, les précipite du haut du rempart. Un nouveau flot arrive et entraîne les combattants hors de la salle d’armes… Héléna est blessée… Elle tombe dans un angle obscur de cette salle tout à l’heure pleine de carnage et de cris d’horreur, maintenant déserte et silencieuse, et reste là, seule et presque évanouie. Mais voici la porte qui s’ouvre ; un homme entre ; il a une torche à la main ; il semble chercher quelqu’un. C’est Menteith ! il court à Héléna. « vous enfin ! », s’écrie-t-il.

« A cette voix Héléna se réveille ; elle se lève ; elle le reconnaît. « Lord Menteith ! » Puis, tout à coup et avec un accent qu’on ne peut exprimer, poussant un grand cri comme un aveugle à qui on rendrait soudainement la lumière : « Ah ! je comprends ! je comprends !

- Qu’avez-vous, Héléna ? c’est moi, Menteith !

- Oui, c’est bien vous ! s’écria-t-elle en le saisissant violemment par la main ; oui, vous, lord Menteith, que j’ai caché dans cette armure au péril de ma vie, vous qui avez entendu tout ce qu’a dit le comte Rottrick, vous qui avez indignement abusé de ce secret surpris ; vous qui avez fait une trahison infâme avec une heure d’amour, vous êtes un lâche ! – Ecoutez-moi, Héléna. – Est-ce vous qui avez fait cela ? – Oui. – Eh bien ! taisez-vous ! – Ecoutez-moi donc. – Taisez-vous, vous dis-je ; ainsi ce n’était pas assez que je vous eusse donné mon honneur, ce n’était pas assez que j’eusse trahi pour vous le plus noble des coeurs, il fallait que vous fissiez de ma faute un crime, que vous me rendissiez deux fois misérable. Pour vous j’ai déshonoré Rottrick comme mari, par vous j’ai déshonoré Rottrick comme soldat.

- Il n’est pas déshonoré. Les deux Écossais qui gardaient le poste sont morts ; personne ne sait que le comte Rottrick a manqué à son devoir.

- Il le sait, lui ! » répondit-elle avec désespoir ; puis tout à coup allant à Menteith : « M’aimez-vous encore ?

- Ah ! plus que mon honneur ! car c’est pour vous arracher à Rottrick que j’ai forcé cette place.

- Eh bien ! tant mieux si vous m’aimez, car alors cela vous fera bien du mal, quand je vous dirai que je vous hais et que je vous méprise… Oui, je vous méprise ; vous n’êtes plus pour moi un chevalier, vous n’êtes pas même un serf ; vous êtes un traître !... »

« Elle se précipitait pour sortir quand la porte s’ouvrit violemment une seconde fois ; c’était le comte Rottrick, tout sanglant, suivi d’une troupe de combattants. Les Ecossais étaient vaincus ; il fallait fuir ; il fallait se frayer un passage à travers l’ennemi. Rottrick venait enlever Héléna ; elle s’élance auprès de lui ; le combat recommence plus terrible. Chaque salle, chaque tour, chaque pied de terrain devient un champ de bataille. Héléna est toujours près de Rottrick ; une révolution s’est faite dans le coeur de cette femme. Toute pleine d’un immense remords, tourmentée du besoin d’effacer son double crime envers cet homme à qui elle a fait tant de mal, elle combat avec lui, comme lui, pour lui ; ce n’est plus une femme ; ce n’est pas un homme ; c’est un courage terrible comme celui d’une mère lionne qui défend ses petits, égaré comme celui d’un pénitent-martyr qui fait ruisseler son sang sous le fouet et le cilice. Elle a un poignard… un poignard dont elle frappe ; un soldat anglais lève son arme sur Rottrick ; elle le tue sans crainte, sans remords… Ses cheveux sont épars et couvrent son visage ; elle les écarte avec sa main sanglante, et sa main sanglante s’imprime sur son front. Tous deux, grandis et exaltés, lui par le courage d’Héléna, elle par sa soif d’expiation, ils se précipitent, avec les faibles restes de leurs Ecossais, de salle en salle, de cour en cour, de rue en rue. Les blessures que fait Rottrick sont effroyables ; on les reconnaîtra entre toutes le lendemain. Enfin ils arrivent à la tourelle du lac, et le sentier qui a conduit les Anglais dans la ville sert à la fuite des Écossais.

« Le lendemain de cette nuit terrible, les débris des troupes écossaises traversaient les montagnes pour aller rejoindre Robert Bruce ; Douglas, Rottrick et vingt soldats à peine survivaient à ce massacre. Ils marchèrent toute la journée silencieux et sombres ; le comte Rottrick était plus sombre que tous les autres, car sa tristesse était du remords. Lord Menteith avait dit vrai cependant, et personne ne savait comment les Anglais avaient pénétré dans la citadelle ; mais Héléna avait dit vrai aussi… Rottrick le savait. Lorsqu’une douleur amère et profonde s’étend sur un jeune et beau visage comme celui du comte, elle est mille fois plus affreuse que sur les traits endurcis d’un vieux guerrier… Il semble que le désespoir morne soit une sorte de vieillesse qui ne va qu’avec les rides. Un calme de mort avait pétrifié tous les traits de Rottrick. Héléna suivait avec anxiété chacun de ses mouvements et s’approchait de lui, mais il la repoussait doucement avant qu’elle ne parlât. Héléna remarqua que, plus la journée s’avançait, plus cette fixité effrayante entrait profondément dans la physionomie du comte ; ses yeux étaient ternes et immobiles comme s’il eût été aveugle, et les coins de sa bouche étaient descendus ainsi que ceux d’un mort. En voyant cette immense et solennelle douleur, Héléna crut un moment que Rottrick savait tout son crime à elle, et elle fut sur le point vingt fois de se jeter à ses pieds en lui disant : « Tuez-moi ; » mais elle s’arrêta toujours, parce que ses craintes n’étaient qu’un doute.

« Ils arrivèrent le soir au camp de Robert Bruce ; Rottrick et Douglas allèrent vers le roi, et lui racontèrent le désastre. Il fut convenu avec tous les chefs qu’il y aurait conseil le lendemain. Quand Rottrick rentra dans sa tente, Héléna s’avança vers lui et lui baisa la main ; pour la première fois depuis quinze heures ce jeune et noble visage donna un signe de vie ; une larme vint briller au bord de ses yeux et se sécha aussitôt. Du doigt il indiqua le lit à Héléna, en la priant de se reposer… elle obéit, car elle était devenue muette de terreur ; mais pendant toute la nuit ses yeux ne se fermèrent pas et restèrent attachés sur le comte. Il demeura d’abord la tête dans les deux mains, puis il se mit à écrire et écrivit longtemps. Au point du jour Héléna s’endormit.

« Voici ce qui se passa dans son sommeil.

« Le conseil avait été fixé pour sept heures. On devait s’entretenir des moyens de défendre encore l’Ecosse. Il y avait là le roi Robert Bruce, lord Lidderdale, Douglas et tous les chefs illustres de l’armée écossaise. Le comte Rottrick arriva quand tous étaient assemblés… Il demanda à parler le premier, et parla ainsi :

« Mon roi, mes compagnons, la terre des grand lacs n’est plus libre ; avec Kildrummie est tombé notre dernier espoir, et d’ici à trente ans peut-être l’Ecosse ne sera plus l’Ecosse. Si l’un des soldats de Kildrummie n’avait pas été prêt à donner jusqu’à sa dernière goutte de sang pour se défendre, il serait digne du plus affreux supplice ; car ce n’était qu’à Kildrummie que battait encore le coeur de notre cher pays… Eh bien ! il y a un homme qui a fait plus que de ne pas le défendre, il y a un homme qui l’a perdu… oui, perdu… un homme qui l’a ouvert aux Anglais ; et le coupable, je le connais.

- Qui est-ce ?... » s’écrièrent tous les chefs en se levant, et le bruit de leurs armures fit tressaillir la terre.

« C’est moi ! reprit Rottrick.

- Vous !

- Oui, moi ! Les Anglais sont entrés par la tourelle du lac ; mon poste était à la tourelle du lac, et j’avais abandonné mon poste parce qu’il y a sur la terre un être que j’aime plus qu’il n’est permis d’aimer une créature humaine… et que je n’ai pu résister au besoin d’aller la voir… » Rottrick s’arrêta un moment, puis il reprit d’une voix ferme, mais calme :

« Les Ecossais n’ont plus de citadelles, plus de villes ; une seule force leur reste… leurs vertus ! Il faut un grand exemple ! il faut que l’on sache qu’un Ecossais qui a perdu son pays ne peut pas vivre ! Je vote pour ma mort. »

« Il se rassit ; ces paroles, cette action excitèrent dans l’assemblée des murmures de stupéfaction. On regardait Rottrick, on se parlait… et le silence ne se rétablit qu’après un assez long temps ; enfin le roi se leva.

« Comte Rottrick, lui dit-il, votre crime est grave et demande un châtiment sévère. Vous avez raison de réclamer la mort ; vous la méritez ; mais je n’ai pas seul le droit de vous punir. Retirez-vous, nous allons délibérer. »

« Cependant Héléna après un court sommeil s’éveilla… Ne trouvant plus Rottrick auprès d’elle… elle s’élance hors de la tente… On rapportait son cadavre ! »

La vieille femme s’arrêta un moment après ce récit, en regardant fixement la jeune Lady toute troublée ; puis elle reprit lentement :

« Lorsque Lady Rottrick, votre bisaïeule et ma tante, fut sur le point de mourir, elle me raconta cette tragique histoire en ajoutant :

« Si jamais vous croyez que le récit de ma faute puisse être utile à une femme du nom de Rottrick, amenez-la devant cette armure et dites-lui tout. »
                            

E. LEGOUVÉ.


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