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Miguel de Cervantes y Saavedra - Don Quijote de la Mancha - Ebook:
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T.S Gueullette : Le muet, aveugle, sourd, et manchot
GUEULLETTE, Thomas-Simon (1683-1766) : Le muet, aveugle, sourd, et manchot.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (26.VII.2000)
Texte relu par : Y. Bataille
Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55. - Fax : 02.31.48.66.56
Mél : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées
Texte établi sur un exemplaire (BmLx : ns 919) de l'édition du Théâtre des boulevards, réimprimée à Paris en 1881 par Edouard Rouveyre, avec une notice de Georges d'Heylli.
 
LE MUET, AVEUGLE, SOURD, ET MANCHOT
PARADE
par
Thomas-Simon Gueullette

~~~~

 
ACTEURS
LE MAITRE.
GILLES.
LE FILOU.
 
SCENE PREMIERE.
LE MAITRE, GILLES.
 
LE MAITRE.

HOLA, Gilles ! hola ! il faut toujours s'égosiller quand on a besoin de ce Coquin là. Gilles, Gilles.

GILLES
arrive tout doucement, et lui dit d'un ton très-haut à l'oreille.

Me voici, Monsieur.

LE MAITRE.

Peste soit du Coquin, qui m'a pensé faire mourir de frayeur.

GILLES.

Dame aussi, Monsieur, vous criez comme un bâton qui a perdu son Aveugle.

LE MAITRE.

Et que ne viens-tu quand on t'appelle ?

GILLES.

Monsieur, chacun a ses affaires : j'étois en circonférence avec le Facteur : il vient de m'apporter une Lettre, et je le priois de me la lire, quand vous m'avez appellé.

LE MAITRE.

Te l'a-t-il lue ?

GILLES.

Vous ne m'en avez pas donné le tems.

LE MAITRE.

D'où vient-elle cette Lettre ?

GILLES.

Je n'en sçais rien, vous dis-je, à peine ai-je eu le tems de la décacheter.

LE MAITRE.

Voyons.

GILLES.

Tenez, Monsieur, la voilà.

LE MAITRE lit.

Du pays... quel pays ?

GILLES.

De Limoges apparemment.

LE MAITRE.

Il faut donc le dire.

GILLES.

Oh ! l'on n'en sçait pas tant à Limoges : continuez de lire, s'il vous plaît.

LE MAITRE lit.

Mon Cousin Gilles, je vous donne avis que ma Tante, vot' mère, z'est morte.

GILLES pleurant.

Ma mere est morte ! Ah ! Monsieur, me voilà donc orphelin. Qu'est-ce qui aura à présent soin de moi ?

LE MAITRE.

Eh ! tu es grand comme pere et mere ; je suis charmé de ton bon naturel pour ta mere, mais nous sommes tous mortels, poursuivons la lecture de la Lettre. (Il lit). Elle vous a laissé cinquante écus.

GILLES.

Ma mere m'a laissé cinquante écus ? voilà ce qui s'appelle une bonne femme. Monsieur, cet article est-il bien vrai ?

LE MAITRE.

Très-vrai : mais il me paroît que tu es bientôt consolé de la perte de ta mere ?

GILLES.

Oh, elle étoit bien vieille !

LE MAITRE.

Fort bien. (Il lit). Je vous apprends que vot' petite soeur Catin est fille de joye....

GILLES.

Ma soeur Catin fille de joye ! (Il pleure). Monsieur, j'étriperai cette coquine là : j'aime cent fois mieux l'honneur que la réputation.

LE MAITRE.

Là, là, console-toi.

GILLES.

Non, Monsieur, je n'en ferai rien..

LE MAITRE.

Ecoute. (Il lit). En quatre mois qu'elle a mené cette joyeuse vie, elle a amassé six cens livres.

GILLES se met à rire.

Six cens livres ! cela est bon : oh ? ma soeur Catin étoit oeconome, et se faisoit apparemment bien payer.

LE MAITRE.

Il y a apparence. (Il lit). Vous sçaurez, Cousin, qu'ayant eu querelle il y a quinze jours avec un Bréteur, elle en a reçu sur le visage une Balafre, qui l'a rendue horriblement difforme.

GILLES pleurant.

Ah ! la pauvre petite Catin, que je te plains : elle ne pourra plus faire son métier aussi joliment. Hélas ! voilà le sort de presque toutes ses semblables.

LE MAITRE.

Attendez, mon ami. (Il lit). Comme le coup étoit dangereux, elle a fait son testament, et vous y avez bonne part.

GILLES.

C'est un bon coeur de fille.

LE MAITRE lit.

Et ensuite elle est décédée.

GILLES.

Ah ! Monsieur, le coeur me fend.

LE MAITRE lit.

Par ce testament elle vous laisse une maison des mieux garnies.

GILLES en riant très-fort.

Une maison des mieux garnies ! C'est fort bien fait à elle. Pardienne voilà une bonne créature, et une bien honnête fille.

LE MAITRE.

Une honnête fille !

GILLES.

Mais oui, à mon égard, Monsieur, me voilà bien riche au moins. Cinquante écus de ma mere, une maison garnie de ma soeur.

LE MAITRE.

N'est-il pas vrai, Gilles, que le pauvre Orphelin n'est plus à plaindre ?

GILLES.

Au contraire, il est bien content. Voyons le reste, il y aura peut-être encore queuque bonne chose pour moi.

LE MAITRE lit.

Voyons. Mais, mon cher Cousin, il est survenu un très-grand malheur, le feu ayant pris à cette maison, elle a été consummée avec tous les meubles, l'on a pillé tout ce qui n' a pas été brûlé, et vos cinquante écus vous ont été volés.

GILLES.

Au feu ! aux voleurs ! ah ! Monsieur, je suis ruiné, et vite, écrivez au pays, que l'on ait recours aux sceaux de la ville, et que l'on jette toute l'eau possible sur ce feu-là.

LE MAITRE.

Eh ! mon pauvre Gilles, la tête te tourne. Avant que la Lettre fût arrivée, le feu auroit consommé toute la ville.

GILLES.

Ah ! Monsieur, voilà qui est fait ! je ne veux plus survivre à un tel malheur : ma mere est morte, ma pauvre soeur Catin décédée, il faut aussi que je meure.

LE MAITRE.

Allons, allons, Gilles, un peu de courage, rentrons ; viens boire un coup, ensuite je t'enverrai porter trente pistoles à mon Procureur.

GILLES.

Ah ! Monsieur, les forces me manquent. (Le Maître l'emmene).

 
SCENE II.
LE FILOU.

LA résolution de Monsieur Parlaventrebleu me réjouit fort, s'il est assez dupe pour remettre à son valet Gilles les trente pistoles dont il vient de parler, il ne se passera pas beaucoup de tems sans que je m'en empare, justement j'ai ici près un habit de Soldat : voilà mon affaire (Il sort).

 
SCENE III.
LE MAITRE.

CE pauvre misérable Gilles m'a fait pitié, il pleure comme un enfant ; mais c'est moins sa mere et sa soeur que la succession sur laquelle il comptoit. Quelques verres de vin étourdiront sa douleur : mais je l'aperçois.

 
SCENE IV.
LE MAITRE, GILLES.
 
LE MAITRE.

ALLONS, mon ami, un peu de gayeté, tu te laisses abbatre pour un rien.

GILLES.

Oh ! Monsieur, l'affaire est faite, et j'ai pris mon parti.

LE MAITRE.

Tu as pris ton parti, que veux-tu dire ?

GILLES.

Cela veut dire, Monsieur, que comme je vous aime, je veux mourir entre vos bras.

LE MAITRE.

Mourir, entre mes bras !

GILLES.

Oui, Monsieur, je n'ai pas encore deux heures à vivre.

LE MAITRE.

Et mon ami, tu es fou..

GILLES.

Non, Monsieur, je viens de m'empoisonner.

LE MAITRE.

Miséricorde !

GILLES.

Oui, Monsieur, vous sçavez bien que l'année derniere on vous envoya de Rouen six pots blancs de fayance que je prenois pour des confitures.

LE MAITRE.

Oui, je m'en souviens à merveille.

GILLES.

Et que vous me dites que c'étoit du poison, que je me gardasse bien d'y toucher : et que si j'en mangeois seulement la valeur d'une cuillerée, c'étoit fait de moi, et que j'étois un homme mort.

LE MAITRE.

Oui, je me rappelle tout cela.

GILLES.

Eh bien, Monsieur, pour aller plutôt rejoindre ma mere et ma petite soeur Catin, je viens d'avaler tout ce qui étoit dans deux de ces pots.

LE MAITRE.

Ah ! misérable, c'étoit de la gelée de pommes.

GILLES.

Je l'ai bien connu, Monsieur, et ce poison là n'est point désagréable à prendre : mais je sens bien qu'il fait déjà son effet. Ah ! Monsieur, je me meurs.....

LE MAITRE.

Oh Ciel ! se peut-il ?

GILLES.

Ne m'attendrissez pas, Monsieur, je vous prie, recevez mes derniers adieux.

LE MAITRE.

Tes derniers adieux !

GILLES.

Oui, Monsieur, faites mes complimens à Jacqueline.

LE MAITRE.

Eh ! bête que tu es.

GILLES.

Ah ! Monsieur, il y a de l'inhumanité à me traiter ainsi, je brule.....

LE MAITRE.

Je le crois bien, vraiment, manger ainsi deux pots de confitures.

GILLES.

Empoisonnées, c'est-là le diable : soutenez moi, Monsieur mon cher Maître, adieu ; vous perdez un valet qui vous est bien affectionné.

LE MAITRE.

Il faut avouer que je suis bien la dupe de cet animal. Je connois sa gourmandise ; pour l'empêcher de manger mes confitures, je lui fis accroire que c'étoit du poison, pendant que c'est de belle et bonne gelée de pommes de Rouen, et ce sot en mange deux pots croyant se donner la mort.

GILLES.

Comment, Monsieur, ce n'étoit pas du poison ?

LE MAITRE.

Non, butord, et si tu n'as pas d'autre sujet de craindre la mort, tu peux te rassurer, et j'en suis quitte encore à bon marché.

GILLES.

Ma foi, je l'ai vue de bien près ; mais puisque vous m'assurez que je n'en mourrai pas, Vivat Gilles. Je n'ai pas regret de ce que j'ai avalé, car je trouvois ce poison là bien doux.

LE MAITRE.

Je le crois bien, or ç'a à présent que te voilà bien rassuré, auras-tu asssez d'esprit pour porter à mon Procureur, Monsieur Vuidegousset, les trente pistoles qui sont dans cette bourse ?

GILLES.

Oh ! Monsieur, vous pouvez compter sur ma fidélité.

LE MAITRE.

Ce n'est pas de ta fidélité dont je suis en doute, c'est ta balourdise qui me fait craindre qu'on ne t'escamote ces trente pistoles.

GILLES.

Allez, Monsieur, ne craignez rien.

LE MAITRE.

Eh bien ! les voici dans cette bourse. Pendant que tu iras les porter, je vais faire un tour de rempart. (Il sort).

GILLES.

Allez, parbleu, si j'ai jamais cru aller mourir, c'est dans ce moment. Mais aussi c'est la faute de mon maître ; de quoi s'avise-t-il de me dire que c'est-là du poison ? Mais à qui en veut ce drôle là ?

 
SCENE V.
GILLES, LE FILOU.
 
LE FILOU.

AYEZ compassion, Monseigneur, d'un pauvre Gentishomme, qui est dans une extrême pauvreté, et qui ne peut pas demander sa vie.

GILLES.

Et pourquoi, mon ami, ne pouvez-vous pas demander vot' vie ?

LE FILOU.

C'est, Monsieur, que je suis muet depuis trois ans.

GILLES.

Vous êtes muet depuis trois ans ?

LE FILOU.

Oui, Monseigneur.

GILLES.

Et par quel accident cela vous est-il arrivé ?

LE FILOU.

C'est que comme pour mon plaisir je portois l'oiseau dans un bâtiment où j'étois Manoeuvre, un échellon ayant cassé sous moi, je me suis donné du menton sur celui d'en-haut, et cela m'a coupé la langue tout net.

GILLES.

Vous avez la langue coupée ?

LE FILOU.

Oui, Monsieur, voilà ce qui m'en reste.

GILLES.

Diable, vous l'aviez donc bien longue ?

LE FILOU.

Oui, Monsieur, on m'a toujours dit que j'avois la langue trop longue.

GILLES.

Et combien vous en reste-t'il encore ?

LE FILOU.

Environ long comme cela.

GILLES.

Ah ! cela est bien honnête pour un Manoeuvre, et depuis ce tems-là vous ne parlez plus ?

LE FILOU.

Non, Monsieur.

GILLES.

Et à présent, qu'est-ce donc que vous faites ?

LE FILOU.

Rien, Monsieur.

GILLES.

Comment rien ? mais vous parlez comme une pie borgne.

LE FILOU.

Ah ! Monsieur, je n'ai pas ouvert la bouche.

GILLES.

Mais il y a un quart d'heure que vous parlez avec moi.

LE FILOU.

Ah ! oui, cela est vrai, mais ce n'est que pour demander mes nécessités.

GILLES.

Mais c'est toujours parler.

LE FILOU.

Il faut vous expliquer cela. C'est qu'un habile Opérateur m'a entrepris, et a promis de me guérir, mais seulement pour demander ma vie : il m'a dit qu'il ne pouvoit rien faire davantage pour moi, et qu'il me falloit attendre trois mois, pour que l'opération eût lieu.

GILLES.

Et combien y a-t'il que vous avez pris de ses remèdes ?

LE FILOU.

Pour qui me prenez-vous, Monsieur ! je n'en ai pas pris.

GILLES.

Vous n'en avez pas pris ?

LE FILOU.

Non, Monsieur, c'est lui qui me les a donnés.

GILLES.

Cela revient au même.

LE FILOU.

En ce cas, Monsieur, il peut bien y avoir douze semaines.

GILLES.

Et combien cela fait-il de mois ?

LE FILOU.

Je crois que cela en fait trois.

GILLES.

Oh ! je ne m'en étonne plus : ce sont ces drogues qui vous ont rendu l'usage de la parole.

LE FILOU.

Vous croyez donc que je parle, Monsieur ?

GILLES.

Si je le crois, cela est certain, vous parlez, et vous parlez fort distinctement.

LE FILOU.

Ah ! tant mieux, Monsieur, j'en suis très-aise. (Il pleure).

GILLES.

Vous en êtes bien-aise, et vous pleurez, qu'est-ce que cela veut dire ?

LE FILOU.

C'est que pendant que l'Opérateur étoit en train de me guérir, j'ai oublié de lui demander un remede pour la vue.

GILLES.

Est-ce que vous avez la vue mauvaise ?

LE FILOU.

Oh ! très-mauvaise, Monsieur, je suis aveugle.

GILLES.

Aveugle ! cela n'est pas possible.

LE FILOU.

Cela n'est que trop vrai, Monsieur, et cela m'est arrivé encore par un accident comique et singulier.

GILLES.
Racontez-moi donc cela ?
LE FILOU.

Le voici, Monsieur. Une grosse fille de not' Village avoit une fistule lacrymale au derriere. Il falloit avec un gros chalumeau de paille, lui souffler dans la playe une poudre corrosive, c'est-à-dire, tres-brulante. Personne ne vouloit faire cette fonction, de peur en respirant d'avaler cette poudre : j'acceptai cet emploi par charité, moyennant un écu de six livres. Je soufflai la poudre ; mais cette fille s'étant mise à rire au moment de l'opération, elle fit un pet si terrible, qu'elle m'envoya une partie de cette poudre dans les yeux, et sur le champ je fus privé de la vue.

GILLES.

Effectivement, voilà un événement bien particulier : depuis ce tems là vous ne voyez donc plus clair ?

LE FILOU.

Non, Monsieur,

GILLES.

Je vais voir s'il me trompe. J'ai heureusement sur moi une pièce de vingt-quatre sols et quelques liards. Tiens, mon ami. (Il lui présente d'une main vingt-quatre sols et de l'autre un liard ; le Filou examine les deux pieces, prend les vingt-quatre sols).

LE FILOU.

Monsieur, je vous remercie.

GILLES.

Mais vous choisissez la pièce de vingt-quatre sols ?

LE FILOU.

Oui, Monsieur, j'ai bien vu qu'elle valloit mieux qu'un liard. Il ne m'est resté que cette faculté de la vue.

GILLES.

Vous m'avez bien l'air d'un fourbe et d'un fripon.

LE FILOU.

Ah ! Monsieur, vous avez tort de m'insulter, et vous êtes bienheureux que je sois sourd, car si j'avois entendu ce que vous venez de dire.....

GILLES.

Quoi ?

LE FILOU.

Que j'ai l'air d'un fourbe et d'un fripon ?

GILLES.

Vous avez entendu cela ? vous n'êtes donc pas sourd ?

LE FILOU.

Excusez-moi, Monsieur, je n'entends rien que lorsque l'on me dit des sottises, ou tiens, mon ami.

GILLES.

Cela est bien merveilleux.

LE FILOU.

Il est vrai, mais tout cela ne seroit rien si j'avois l'usage du bras gauche qui est tout retiré, et si un boulet de canon ne m'avoit pas emporté l'autre.

GILLES.

Il me paroît pourtant qu'il se sert bien du bras gauche. (Il lui présente de l'argent, et il allonge le bras). Vous allongez cependant bien le bras.

LE FILOU.

Oui, Monsieur, lorsque l'on me donne quelque chose.

GILLES.

Et où avez-vous perdu le bras ?

LE FILOU.

A Port-Mahon.

GILLES.

Aviez-vous alors cet habit ?

LE FILOU.

Oui, Monsieur, c'est mon habit d'ordonnance.

GILLES à part.

Oh ! je te tiens pour le coup. (Haut). Mais comment le boulet de canon a-t-il emporté le bras et laissé la manche ?

LE FILOU à part.

Je suis pris comme un sot.... (Haut). Monsieur, n'avez-vous jamais entendu dire que le tonnerre fondoit une épée dans son fourreau, sans endommager le fourreau ?

GILLES.

Non.

LE FILOU.

Cela est pourtant certain. Eh bien, c'est à peu près la même chose : le boulet de canon a passé à travers les pores du drap de la manche de mon juste-au-corps.

GILLES.

Sans l'endommager ?

LE FILOU.

Oui, Monsieur.

GILLES.

Parguenne, cela est bien étonnant ! que j'examine un peu cette manche.

LE FILOU.

Voyez, Monsieur. (Pendant ce tems il fouille dans la poche de Gilles qui lui arrête la main).

GILLES.

Ah ! ah ! Monsieur le fripon, vous dites que vous avez perdu vot' bras, et le voilà.

LE FILOU.

Quoi, Monsieur ?

GILLES.

Vot' bras ?

LE FILOU.

Mon bras, cela n'est pas possible.

GILLES.

Et je le tiens.

LE FILOU.

Vous le tenez, ah ! Monsieur, que je vous ai d'obligation !

GILLES.

Et de quoi !

LE FILOU.

Ce fripon de Chirurgien qui m'a pansé pendant trois mois, en m'assurant que je l'avois perdu : mais voilà un grand maraud !

GILLES.

Vous faites l'innocent, mais je ne prétends pas être vot' dupe.

LE FILOU.

Oh ! je suis de bonne foi, et je vous ai bien de l'obligation de m'avoir retrouvé mon bras.

GILLES.

Je ne donne pas dans ce godan, vous êtes un fripon, vous dis-je... un voleur...

LE FILOU.

Un fripon ? c'est vous-même qui êtes un fripon.

GILLES.

Moi ?

LE FILOU.

Oui, un fripon, un voleur : c'est vous qui m'aviez volé mon bras et ma main.

GILLES.

En voici bien d'un autre.

LE FILOU.

Ma main n'étoit-elle pas dans vot' poche ?

GILLES.

Oui, ventrebille elle y étoit.

LE FILOU.

La main ne tenoit-elle pas au bras ?

GILLES.

Sans doute.

LE FILOU.

Eh bien donc, c'étoit vous qui l'y aviez mise, et qui me la cachiez avec le bras depuis si long-tems. J'en vais rendre plainte, et je vous ferai pendre, entendez-vous ?

GILLES.

Diable, ceci devient sérieux.

LE FILOU.

Très-sérieux. Il y a à la suite de l'armée une infinité de fripons comme vous, qui emportent ainsi nos bras et nos jambes : not' Général en a fait brancher une douzaine à la derniere campagne, et vous m'avez tout l'air de faire aujourd'hui le treizieme. Allons, en prison.

GILLES.

En prison ?

LE FILOU.

Oui, en prison, et dans vingt-quatre heures votre affaire sera faite.

GILLES.

Mais je prouverai que je n'ai jamais été à Berg-op-zoom.

LE FILOU.

Et moi je fournirai vingt témoins qui soutiendront le contraire. Allons, marchez en prison.

GILLES.

Attendez donc ! n'y a-t'il pas moyen d'accommoder cette affaire ?

LE FILOU.

Comment l'accommoder ? Depuis la derniere campagne que vous m'avez volé mon bras, je n'ai pû travailler, et j'aurois gagné plus de cinquante pistoles.

GILLES.

Dame, pour cinquante pistoles je ne les ai pas, mais en voilà trente dans cette bourse que j'allois porter au Procureur de mon Maître. Seriez-vous content de cette somme ?

LE FILOU.

C'est bien peu, et j'y perds, mais je ne suis pas méchant, et je veux bien me contenter d'une somme aussi modique : mais que cela ne vous arrive pas davantage : malepeste, un bras volé de cette maniere, cela est d'une extrême conséquence.

GILLES.

Je le crois bien, mais en vérité, ce n'est pas moi qui vous l'avois pris.

LE FILOU.

Comment donc s'est-il trouvé dans votre poche ?

GILLES.

Ma foi, je n'en sçais rien.

LE FILOU.

Adieu, jusqu'au revoir : la premiere fois que nous nous rencontrerons, je payerai bouteille.

GILLES seul.

Volontiers. Parguenne, je suis encore bienheureux d'en être quitte à si bon marché : not' Maître se fâchera s'il veut, mais j'aime encore mieux donner ses trente pistoles, que de me laisser traîner en prison.

(Le Maître revient de la promenade ; il demande à Gilles s'il a trouvé son Procureur, Gilles lui raconte ce qui vient de lui arriver, s'embrouille dans son récit, impatiente le Maître qui le rosse et le chasse. Cela finit la parade).


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