VAN LERBERGHE, Charles (1861-1907)
: Les
Conquérants (1891).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (01.IV.2006) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.) des Contes hors du temps, publiés à Bruxelles en 1931 par les Amis de l'Institut supérieur des Arts décoratifs, dans la série des auteurs belges, n°5.. Les
Conquérants
par
Charles Van Lerberghe
~~~~I
C'était une nuit d'été lourde et chaude. De grandes nuées pleines d'orage montaient lentement des vastes horizons sombres de la mer, effaçant les dernières étoiles. La mer cependant était calme, mais de ce calme immobile, plein d'attente et d'inquiétude, qui présage la tempête. De petites vagues aux remous d'émeraudes, seules, faisaient un clapotement au pied des hautes falaises basaltiques, couvertes de forêts solitaires qui s'élevaient sur la côte. Parfois un éclair lointain, comme surgi des mystérieuses étendues invisibles de l'Atlantique, illuminait le ciel et les eaux en silence. C'était comme une aurore étrange annonçant l'approche de quelqu'un d'inconnu. Un frémissement courut dans les forêts, et sous les éclairs, elles apparaissaient bleues, immensément profondes. Quelqu'un, qui de là, à cette heure, eût observé l'espace entr'ouvert à ses yeux, eût cru découvrir aux éclairs, dans un scintillement rapide de moires et d'argent, ainsi qu'un rayon de lune accompagnant leur voyage, quelques voiles blanches, tendues vers les côtes et qui semblaient fuir la tempête. Mais pas un être humain ne troublait ces solitudes. Dans le vallon qui, derrière les falaises, s'inclinait insensiblement, étageant leurs chênes et ses bruyères, vers les plaines gaëliques, se groupaient, au milieu d'une végétation sauvage, et perdues dans ces contrées plus désertes que l'Océan lui-même, quelques cabanes très pauvres, abri d'une population agricole et pastorale, aux moeurs paisibles, et qui avait conservé dans sa primitive simplicité l'âme farouche et naïve des aïeux. Malgré l'heure avancée et le repos où tout semblait plongé à l'entour, il y avait encore de la lumière dans l'une de ces cabanes. Un homme soudain en ouvrit la porte et regarda au dehors. II faisait horriblement noir, mais on entendait la mer ; sa rumeur venait de s'accroître et se mêlait maintenant aux frémissements des chênes. Puis un éclair déchira la nue et la forêt apparut, qui remuait épouvantablement et escaladait le ciel. L'homme fit un signe de croix et referma la porte. « C'est l'orage », dit-il, et il alla se rasseoir. Près de la table, une femme donnait à manger à des poules qui couraient, à droite et à gauche, en gloussant. Eux, étaient de petits cultivateurs aux figures sympathiques et naïves, presque des vieillards, tant ils paraissaient usés au rude labeur de défricher ces terres ingrates et à leur faire produire les quelques maigres fruits de leur subsistance. Comme beaucoup d'habitants des côtes, ils vivaient uniquement dans leurs terres et la mer leur était aussi inconnue que s'ils en eussent été éloignés de cent lieues. - « Qu'est-ce qui arrive ? » demanda une voix du fond de l'alcôve ; et un vieillard, presque centenaire, apparut sur son séant, entre les courtines du lit qui, selon la coutume du pays, était situé si haut qu'il touchait presque le plafond. Un coup de tonnerre éclata. Le vieux fit, lui aussi, un brusque signe de croix et disparut sous ses couvertures. L'orage commençait ; la rafale venait de secouer la forêt dont on entendait au loin grandir la voix sourde. Elle passait maintenant sur eux, faisant craquer les ois des portes et des fenêtres. Un nouveau coup de vent s'engouffra sous la porte et éteignit la chandelle. Alors, tandis que tous deux furetaient, cherchant le briquet, et lorsqu'enfin quelques étincelles se mirent à voler du silex, on frappa doucement à la porte. Il se fit un silence et le paysan s'arrêta. - « Il y a là quelqu'un » dit la femme. Puis le paysan se remit à battre le briquet. - « Bonnes gens qui ne dormez pas »,dit une singulière voix derrière la porte, « ouvrez-nous, afin que nous puissions nous abriter de l'orage »... - « On y va, on y va », dit l'homme. Une flamme jaillit enfin de l'étoupe, la femme approcha la chandelle ; on apercevait de nouveau le père sur son séant, qui écoutait la main derrière l'oreille. On ouvrit. Un groupe d'hommes très jeunes, presque des enfants et des filles, vêtus d'un accoutrement blanc singulier et portant des casques sur la tête, pénétra dans la cabane qui s'emplit d'une rumeur inaccoutumée de joie et d'aventure. Ils contèrent immédiatement, tandis que leurs hôtes s'empressaient, poussant les escabeaux, culbutant les poules, se bousculant l'un l'autre, ahuris, ne sachant ce qui arrivait, qu'ils venaient de la mer et du bout du monde ; que, cette nuit, surpris par l'orage, ils étaient venus s'abriter dans la baie : « Nous avons traversé la forêt de chênes », s'écriaient-ils, « nous avons aperçu une petite lueur dans la plaine, la seule qui veille encore, la vôtre ; elle nous a guidés ». Ils demandaient de s'abriter chez eux jusqu'à l'aube. Le lendemain, et une fois l'orage passé, ils remonteraient sur la mer. C'étaient assurément d'honnêtes gens. L'homme venait de tirer de dessous l'alcôve une nouvelle chandelle et la femme apportait de grandes jarres de lait. Ils leur offrirent le pain et le sel et tous s'assirent. Ils riaient et causaient à l'envi. Jamais la pauvre cabane n'avait vu de tels hôtes et, quoique au dehors la tempête fît rage, que tous les vents du ciel se fussent en ce moment déchaînés sur elle comme si elle abritait ceux qu'ils poursuivaient, - que la pluie cinglât ses murailles et les éclats du tonnerre l'ébranlassent du haut en bas, - elle semblait tout en fête et transfigurée. Ils parlaient, eux, de soleil, d'îles, d'oiseaux, de fleurs et de choses inouïes, d'une voix claire et douce, comme s'ils chantaient, et leurs mains semblaient suivre dans les airs leurs paroles. Soudain ils aperçurent le père sur son séant, qui, se voyant découvert, disparut. Et, baissant la voix, ils regrettèrent d'avoir éveillé celui qui dormait : ils ne voulaient, disaient-ils, déranger personne et ils priaient leurs hôtes d'éteindre les lumières et de s'endormir aussi, car il était tard. Quant à eux, ils veilleraient en silence jusqu'à l'aube. Mais le paysan, subitement inquiet car il commençait à observer ses hôtes, dit : « Nous veillerons avec vous et vous nous raconterez votre histoire ». Puis, tandis qu'ils se remettaient à causer, il les examina. Ils étaient d'une beauté merveilleuse, et telle qu'il ne la pouvait comparer à rien au monde ; tous se ressemblaient comme des frères. Ils avaient des casques d'argent surmontés de grandes ailes, et de longs manteaux blancs les enveloppaient jusqu'aux pieds. Sur leurs épaules tombaient de fins cheveux blonds. Aucun n'avait de barbe et il les eût pris pour des filles, si leur figure n'avait eu quelque chose de fier et de résolu qui contrastait avec leur âge et leur singulière douceur. Ils racontaient maintenant à la femme, béante d'étonnement, qu'ils étaient depuis des années en mer, qu'ils étaient partis jadis, au temps de la reine Ginèvre, d'un pays situé là-bas où le soleil se couche, derrière la mer. - « Anges de Dieu ! » s'écria la femme en joignant les mains et en regardant les grandes ailes de leurs casques ; « d'un pays situé derrière la mer, où le soleil se couche, c'est-il Dieu possible d'en venir ! » - « Et nous allons », dirent-ils, « du côté où il se lève, à l'aventure ; vers le royaume d'une fée amie, et vers les îles de la reine-enfant ». Et le paysan observa leurs mains qui étaient blanches comme de la neige et fines comme des fleurs. Il aurait bien voulu questionner là-dessus ses hôtes ; il lui semblait aussi maintenant que leur accoutrement était plus que bizarre. Il ouvrit la bouche, mais la peur lui coupa la parole. - « Sont-ce là des marins ? », se disait-il à part lui. « Qui a jamais vu des marins blancs, avec des mains si fines et des casques ? Qu'est-ce que ces histoires d'îles et de royaumes lointains ? Ils n'ont pas une arme et ce sont des enfants ». Et l'idée qu'il abritait des hommes qu'il ne parvenait pas à comprendre, et qui peut-être n'en étaient pas ! le glaça de terreur. Mais il n'y avait rien à faire, il fallait patienter et attendre. Il s'y résigna, détournant les yeux et les fixant obstinément sur la porte, de l'air de quelqu'un qu'absorbent de graves pensées. Sa femme, au contraire, semblait avoir perdu toute conscience d'elle-même, et tout en questionnant ses hôtes, se frappait continuellement les mains, avec une expression de stupeur et d'hébétement sans bornes. « Quels poissons pêchez-vous? » dit une voix, qui sembla sortir du plafond. C'était le père qui venait de se réveiller, et qui maintenant les regardait attentivement. Il s'était rendormi depuis leur entrée et n'avait rien entendu de leur histoire. Ils se regardèrent en souriant, et l'un d'eux, s'étant tourné vers lui, répéta qu'ils étaient les conquérants, ceux de la légende, qu'ils allaient vers les belles îles et la contrée heureuse. C'était leur royaume. Ils s'y bâtiraient des palais d'azur et y vivraient sous les ombrages de merveilleux jardins, à ne rien faire. Ils avaient sur leurs caravelles des armes et des cuirasses, des femmes et des esclaves, des oiseaux, des orfrois, des bijoux et des fleurs. Mais le père ne les écoutait plus, s'étant de nouveau rendormi. Ils remarquèrent alors la terreur qui, de plus en plus, s'était peinte sur la figure de leurs hôtes pendant ce récit. Tous deux maintenant gardaient le silence et les regardaient en dessous. Les chandelles posées sur la table, presque consumées, ne jetaient plus qu'une lueur vacillante qui faisait miroiter leurs casques et projetait sur le mur leurs ombres mouvantes, étranges et formidables. Eux-mêmes, dans ces demi-ténèbres, avaient l'air de fantômes, et leur langage n'avait plus rien d'humain. Ils continuaient à parler de la patrie, ainsi qu'ils appelaient le royaume où ils allaient ; ils célébraient ses grottes mystérieuses, ses fontaines de sortilèges, ses halliers pleins de mystères, lorsque soudain le paysan qui venait de prendre une résolution extrême, se leva et, feignant de chercher quelque chose près de la porte, l'ouvrit brusquement et s'enfuit. « Où va-t-il, où va-t-il ? » s'écria la femme que toute l'angoisse de son mari venait subitement d'envahir ! et trébuchant de peur sur le seuil, elle disparut à son tour dans les ténèbres. Comme la porte était restée ouverte les poules y disparurent à leur suite. II
L'orage avait cessé. Dans le ciel redevenu serein ruisselaient maintenant les étoiles. Un silence immense et calme s'étendait sur les champs. Où était-il ?... Elle fuyait, courant droit devant elle, n'osant pas se retourner ; et plus elle s'éloignait d'eux, plus sa terreur s'accrut, plus il lui sembla que c'étaient des êtres fantastiques, épouvantables, sortis de l'enfer pour leur damnation et qui la suivaient en battant des ailes. Elle finit par apercevoir son mari qui escaladait le coteau et se dirigeait vers la forêt. Ils furent bientôt ensemble à la lisière, et regardant alors dans la vallée, ils aperçurent au loin une petite lueur ; ce devait être leur cabane. Ils eurent comme l'idée que le père devait être mort, que tout le monde dans le village était mort, qu'ils étaient conquis, qu'eux seuls survivaient, que quelque obscur désastre venait de s'accomplir. C'était la volonté de Dieu, et ils se signèrent. Alors ils eurent à la fois une même pensée : Est-ce que réellement il y avait dans la baie, sous les rochers, des navires avec des armes, des femmes et des oiseaux? Cette curiosité les calma. Ils marchaient main tenant sous bois en silence, comme des gens que les événements accablent et qui ne trouvent plus rien à en dire. On entendait de plus en plus distinctement le bruit de la mer et une clarté lointaine se faisait dans la forêt. Un calme profond avait succédé aux rafales de tantôt, et c'est à peine si quelques cimes étaient encore agitées d'une ondulation douce et continue de brises. L'apaisement des choses se communiqua à leur pensée. Il semblait qu'eux aussi sortaient d'une épouvantable nuit de rafales et d'éclairs où leur âme avait été ballottée sur des vagues énormes et où cent fois ils avaient failli mourir. Une grande clarté se fit. Ils arrivaient enfin à la lisière des forêts au bord des falaises. Un immense rideau de brumes s'étendait devant eux. La mer se confondait avec le ciel dans une vapeur opaque, indistincte et sans profondeur, comme s'ils se fussent trouvés au bout de la terre, devant l'infini des airs. Ils s'assirent et attendirent le matin ; le brouillard s'éclaircissait peu à peu ; l'aube y pénétrait, délicatement blonde et rose, ainsi qu'à travers des volutes ou des opales, et la faisait plus profonde. Le coq chanta et les poules se mirent à glousser. C'était déjà le matin, qu'on ne distinguait toujours pas le ciel de la mer. Cependant le voile qui enveloppait toutes choses semblait remuer. Cette douce lumière qui se faisait avait entièrement tranquillisé leur âme. Ils attendaient, à moitié endormis par le bruit des vagues, ayant presque perdu la conscience de toute cette nuit, sans plus savoir au juste ce qu'ils étaient venus faire là, à cette heure, devant l'infini. Le soleil venait de se lever derrière eux et insensiblement la brume se faisait maintenant nacrée et se divisait en deux bandes distinctes: une zone au-dessus plus légère et plus fluide ; une autre en-dessous plus dense et plus ondulée. C'était la mer. Elle devenait scintillante et bleuissait doucement sous les premiers rayons du jour. Une matinée pure et radieuse commençait, et le ciel s'argentait d'une clarté printanière et joyeuse. La forêt rajeunie s'emplissait de chants d'oiseaux. Au pied des roches on réentendait le chuchotement et le baiser des petites vagues. Une brise légère soufflait de terre parfumée de lavande et de marjolaine. Tandis qu'ils regardaient béatement devant eux, de cet air des paysans que la vue de la mer semble fasciner et rendre incapables de penser ou de bouger, voici que en dessous des falaises, sur les eaux chatoyantes qui baignaient les roches, apparut, comme tout un vol d'ailes blanches, une petite flotte aux voiles légères, aux hautes proues d'or, qui rapidement cinglait au large. Elle avançait comme en glissant dans le matin, et l'on pouvait reconnaître, à leurs casques blancs aux grandes ailes, les héros fabuleux qui maintenant s'en allaient vers l'inconnu. - « Ce sont eux ! dit la femme. Regarde, oh! les belles chaloupes d'or, les belles voiles blanches. Regarde, ils ont maintenant des cuirasses d'argent, ils scintillent, ils brillent comme le soleil ! Est-ce que j'entends le son du cor ? Oui, il y a des femmes, oui, il y a des oiseaux là, là, ils volent autour des mâts et des flammes, des oiseaux bleus, jaunes, verts, rouges, de toutes les couleurs. Il y en a, il y en a ! Où vont-ils ? Ils vont vers les pays où le soleil se lève... Ils vont vers la patrie... » Et tous deux regardèrent au loin sur la route qu'ils suivaient, tâchant d'y apercevoir ces îles merveilleuses. Mais on n'y voyait rien que le vide infini et l'éternelle solitude de la mer et du ciel. Une tristesse immense les envahissait maintenant, tandis que les étrangers partaient, hélas sans retour ; une pitié, une admiration qui gonfla leurs humbles coeurs. Il leur sembla qu'ils venaient de commettre, en les fuyant, la pire infamie : c'étaient leurs hôtes ! - « Ah ! qu'ils étaient beaux ! » répéta la femme en joignant les mains, car on ne les apercevait plus qu'à peine, - « qu'ils étaient beaux, qu'ils étaient bons, qu'ils étaient doux ! » Et il lui sembla qu'elle les aimait, que dans son pauvre coeur stérile s'épanouissait une fleur divine d'amour. III
« Partons ! dit l'homme, partons », et ses mains tremblaient comme si, lui aussi, venait d'éprouver une sensation qui déchirait son âme, et en gémissant ils retraversèrent la forêt et redescendirent vers la plaine. La vallée encore plongée dans l'ombre leur apparut soudain d'une tristesse qu'ils n'avaient jamais aperçue. Leurs yeux, habitués à tant de splendeurs, ne pouvaient plus se réaccoutumer à cette nuit. Un sentiment inexplicable s'emparait d'eux. Ils étaient pareils à des pauvres qui, au sortir d'un palais de fêtes, retrouvent leur village et leur misère. Et la signification de toutes ces choses leur apparut confusément. Il y avait des hommes plus beaux qu'eux, meilleurs qu'eux, qui ne labouraient pas, qui ne pêchaient pas, qui ne filaient pas, dont les mains étaient toutes blanches et les coeurs pleins de joie, des hommes qui n'étaient ni des anges, ni des rois, ni des héros, ni des saints, et qui pourtant étaient toutes ces choses ensemble, des hommes, dont hier encore ils ignoraient l'existence, qui n'appartenaient ni à la terre, ni à la mer, ni au ciel et qui possédaient le royaume du monde, qui venaient d'on ne sait où, et allaient vers on ne sait quoi, qui étaient heureux, qui étaient partis, qu'ils avaient fuis, qu'ils ne reverraient plus !... Ils furent bientôt à leur cabane. La porte en était entr'ouverte. Les poules y rentrèrent. Les hôtes en étaient bien partis. Les escabeaux et les bancs, les jarres sur la table, et les chandelles consumées rappelaient encore leur présence. Tandis qu'ils contemplaient les places vides et que leur coeur s'attristait de plus en plus du départ des étrangers, la voix du père se fit entendre. Il était de nouveau sur son séant et les regardait d'un air heureux et fier. Il avait sur la tête un casque d'argent aux grandes ailes et il avait reçu aussi un grand manteau blanc qu'il avait mis sur ses épaules. - Oh ! dit-il, ce sont des enfants du bon Dieu ! Ce sont des anges du Paradis ! Ils vont vers des pays où il n'y a ni nuit, ni jour, où l'on est toujours jeune, où l'on ne meurt plus. « Ils ont mis une grande nappe sur la table et ils ont allumé toutes les lumières ». Comme le père avait entrecoupé cette veille de fréquents sommeils, ses rêves avaient-ils fini par se confondre avec la réalité ? Dieu seul eût pu démêler les uns d'avec les autres. Et les paysans l'écoutaient, frappés d'une stupeur croissante et persuadés à présent que c'étaient bien les anges du bon Dieu qui étaient venus. - Je ne sais comment tout ça s'est fait, continua le père, en portant la main à son front, comme s'il eût voulu y ressaisir des souvenirs déjà lointains et qui s'effaçaient de sa mémoire, mais c'était grand ici, et beau et haut, comme un palais », et ses yeux s'éclairaient, avec des lumières, « et des tapis partout, là, là, et là, disait-il en désignant tantôt à droite, tantôt à gauche et au-dessus de sa tête. Et haut, et haut! » dit-il en contemplant le plafond avec extase, comme s'il l'eût percé à d'incalculables profondeurs, « il y avait là une lumière plus grande que les autres, éblouissante. Puis, dit-il en abaissant les yeux vers la table, il en est venu tant et tant, par les portes et les fenêtres, que la salle en était pleine. Ils chantaient. Ils allaient vers des pays dont je ne sais plus le nom, très loin, que les hommes ne connaissent pas encore, d'étranges pays, sur de jolis vaisseaux aux voiles blanches, très légers, en forme de cygnes. Ils avaient des casques d'argent et sous leurs manteaux des cuirasses d'argent qui étincelaient comme le soleil. Ils se sont assis, ils ont mangé et bu et j'ai senti une odeur d'aromates et de fleurs » ; et il semblait respirer encore les parfums qui s'élevaient de la table. « Je suis descendu de mon lit et je me suis assis au milieu d'eux, sur un des trônes, là, ah mes enfants ! et j'ai mangé et j'ai bu, quoi !... » il ne trouvait pas le mot et mit ses mains sur ses lèvres. « Il y avait des jeunes filles qui servaient, elles avaient de longs cheveux noirs et de grandes couronnes sur la tête. J'ai mangé, j'ai bu, et puis qu'est-ce qu'ils ont donc dit ? » Et sa figure prit une expression insolite et mystérieuse. Allait-il révéler quelque secret qu'il avait peur lui-même d'entendre ? Quoi Dieu? Quel Dieu ? Où ?... Puis changeant brusquement d'idée il s'écria : « Et tout à coup ils ont ouvert leurs ailes, tous, tous, ils se sont envolés par là ! » et il releva les bras vers le plafond qu'il se remit à regarder fixement, semblant décidément y voir à travers. « Par là, ils se sont envolés par là, tous, mon Dieu, mon Dieu ! Je savais bien qu'ils s'en iraient par là, mon Dieu ! mon Dieu ! » et laissant retomber les bras avec désespoir, il se mit à pleurer et à gémir comme un enfant. « Ce sont de ces choses comme on n'en verra plus, » conclut le paysan. |