LIOREL, Paul : J’épouse ma
marraine
(1919).
Saisie du texte et
relecture : O. Bogros pour la collection
électronique de la Médiathèque
André
Malraux de Lisieux (07.VII.2005)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,
B.P. 27216,
14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]
obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/
Diffusion
libre et gratuite (freeware)
Texte
établi sur un exemplaire (Coll. part.)
du Petit
écho de la mode du 20 juillet 1919 (XLIe
année, n°29).
J’épouse
ma marraine
par
Paul Liorel
~*~
Ils
étaient cinq à six grands blessés, qui
aveugle, qui manchot, qui amputé de la jambe, qui
l'épaule brisée, en repos de convalescence, sous
les riches frondaisons, sous les frais ombrages de l'Hospice annexe,
n°... de la rue Berthelot, au M..., où les soins les
plus intelligents et les plus empressés leur avaient
été prodigués aux moments critiques,
à l'heure des âpres douleurs.
Ce temps-là, heureusement, était passé
maintenant, nos poilus
se trouvaient en excellente, en pleine voie de guérison.
Aussi les papotages
allaient bon train sous la charmille, c'était un feu roulant
de gais propos, de joyeux lazzis, de confidences vivement, chaudement
exprimées.
C'était une orgie de rêves de bonheur tout
prochains, d'espérances déjà
même en cours de réalisation.
L'un des moins éclopés, un jeune sergent du...
de... - il n'avait reçu en pleine poitrine qu'une vingtaine
d'éclats de shrapnells environ, dont les chirurgiens
venaient d'extraire le dernier l'avant-veille, -
s’écria tout à coup :
- Quant à moi, mes amis, je me marie... et de suite... je ne
veux pas remettre à plus tard mon bonheur... j'ai
hâte de profiter de ma bonne fortune avant de retourner au
front !...
- Tu te maries !... fit en choeur l'assistance.
- Oui ! j'épouse ma marraine !...
- Cette bonne blague !...
- C'est la vérité pure...
- Vas-y de ton histoire. Ugène !...
- Bien volontiers... Donc voici la chose...
C’était au moment où s'introduisait
dans l'armée la mode et l'application de cette pratique
assurément inventée et importée par
une âme charitable, sensible et compatissante, pratique, qui
produit toutes sortes d'heureux effets sur le moral du troupier, comme
vous n'avez pas été sans vous en apercevoir.
C'était au moment où se nouaient nombreux ces
liens à la fois charmants et originaux entre âmes soeurs.
Nous nous ennuyions fortement dans nos tranchées
à X... Pas moyen d'en sortir... Les intempéries
ne nous le permettaient pas et aussi la sévère et
inflexible discipline.
- Que ferions-nous donc bien pour tuer le temps… pour
qu’il nous paraisse moins long ! disais-je un soir
à mon sergent-major, un garçon, qui, je vous prie
de le croire, n'engendre nullement la mélancolie ?...
- Eh ! me répondit-il, si nous cherchions chacun
une marraine
?.... C'est une idée ! Nous entretiendrions avec elle une
correspondance amusante... si ce n'est intéressante, et les
veillées, les journées même nous
paraîtraient ainsi plus courtes.
- Y penses-tu, repris-je !... On n'ignore pas que tu es
marié, père de deux enfants
déjà... A mon égard, si je n'ai plus
de parents très proches, l'on sait également que
je ne suis pas abandonné de ma famille...
- Va toujours et ne t'inquiète pas du reste... Nous ne
ferons pas beaucoup de mal... on peut bien s’amuser un peu,
que diable !... Après tout, nous sommes d'honnêtes
gens et nous ne pousserons pas la chose au pire… Laisse-moi
combiner cela... conduire les événements. Mes
accès dans certains milieux me permettront de mener
l'opération à bien... et promptement.
Je me laissai tenter... Quinze jours après, mon ami et moi,
sans difficulté, nous étions pourvus l'un et
l’autre d'une marraine.
J'abandonne mon sergent-major pour l'instant, si vous le voulez bien,
et je ne m'occupe plus que de moi.
Mlle Clotilde Didier, ma marraine,
était aimable, bonne et généreuse.
Elle me combla bientôt de douces prévenances, de
tendres consolations, d'utiles conseils, de précieux
encouragements. Toutes ses lettres respiraient la charité,
la pitié ; ses pensées étaient
élevées, son style tantôt
enjoué, tantôt ému. Il atteignait
parfois des cimes élevées. Son patriotisme se
manifestait ardent, sa foi était profonde,
éclairée et sincère.
Ma marraine fit tout aussitôt, sur moi, la plus heureuse, la
plus vive impression. Après six semaines de correspondance
assidue, je tombai sans la connaître, mais l'imagination
aidant, littéralement féru d'amour pour sa
personne et un beau jour je ne pus me retenir de lui faire part de ma
passion et d'implorer d'elle qu'elle ne la
décourageât pas et qu'elle voulût bien
répondre favorablement à mes voeux.
Notez que Clotilde ne m'avait jamais parlé ni
d'elle-même ni des siens. Elle s'était
exclusivement bornée dans ses lettres à
m'interroger sur moi, sur les douleurs et les souffrances que je
pouvais endurer. Elle s’oubliait volontairement pour ne
songer qu'à son cher filleul. Elle était
irréprochable et insensible à toute coquetterie.
Mlle Didier aurait pu s'offenser de mon billet enflammé et
rompre brusquement ses rapports avec moi. Je le redoutais.
Il n'en fut rien cependant. Elle me tança simplement, mais
avec quelle verdeur, et elle me prouva que sa plume si
éloquente, si persuasive, si douce d'ordinaire,
était aussi spirituellement ironique,
acérée et cruelle.
Pour la fin de sa missive, elle avait réservé le
trait du Parthe !
« Monsieur, disait-elle, vous me faites l'offrande de votre
coeur et vous réclamez celle du mien, mais vous ignorez
à qui vous vous adressez. La folie du logis s'emballe chez
vous avec trop de confiance et de facilité. Vous m'amenez
à douter de votre sagacité et la prudence vous
fait, ce me semble, défaut... Savez-vous bien que je
pourrais être votre mère et que nombreuses sont
mes infirmités de toutes sortes !... Pourquoi me
contraignez-vous à cet aveu ?... Eh quoi ! mon âme
est-elle demeurée malgré tout si jeune que les
efforts de ma plume puissent vous tromper à ce point sur
l'état de ma personne ?... Je suis vieille, très
vieille, et vous prie de ne pas l'oublier à l'avenir.
Restons chacun dans notre rôle, je vous prie. Acceptons
agréablement, sans souhaiter rien de plus, ce lien que la
guerre nous a forgé. Je continuerai de le rendre
étroit à condition que vous soyez raisonnable.
Songez, mon cher filleul, que vous êtes sous la tutelle d'une
mère ! »
Clotilde vieille ! Voilà une chose que je ne pouvais
admettre. Non ! je ne me ferais jamais à cette
idée et cette pensée pour moi était
décevante et affreuse. Je la repoussais
désespérément comme impossible. Tant
de vivacité d'esprit, tant de vigueur de sentiment, tant
d'abnégation, tant d'amour du grand et du beau,
n’était certainement pas le propre d'une femme
ayant subi le contact prolongé du monde par l'effet des
années.
J'en fus malade.
Mais la Patrie réclamait ses droits. Je ne pouvais me
laisser abattre au moment où nous étions
appelés à aller de l'avant, à refouler
enfin l'ennemi. Je me raidis et remplis tout mon devoir.
Un mois plus tard, j'étais mitraillé au Bois
Leprêtre. Quinze jours après, j'étais
évacué sur cet hôpital. Je ne sais
comment j'y parvins, je n'avais plus alors conscience de rien.
Le sergent s'arrêta et se recueillit un instant.
Il reprit
son récit en ces termes :
- Mon mariage, comme disent les bonnes gens, est certainement
écrit au ciel. Jugez-en, mes amis.
La semaine passée seulement, je recouvrai tous mes esprits
et je me sentis hors de danger. J'entendis le major - un vieux et
expérimenté chirurgien de la ville - qui, depuis
mon arrivée ici, m'avait soigné avec le plus
grand dévouement, s'unissant en cela à une jeune
et admirable infirmière de la Croix-Rouge, sa
zélée collaboratrice, dont la patience, un
entendement merveilleux, l'ineffable charité et aussi la
grande beauté m'avaient frappé en ces derniers
jours, j'entendis, dis-je, le major murmurer entre haut et bas :
- Allons ! le gaillard est sauvé maintenant, et supportera
toutes les émotions ! Les présentations doivent
avoir lieu, sans inconvénient, dès aujourd'hui
même. Faisons donc des heureux sans attendre plus longtemps.
Et, d'un signe, l'excellent homme appela à lui et
démasqua quelqu'un qui était dissimulé
derrière un pillier de la salle.
Ce quelqu'un, devinez qui ?... C'était mon sergent-major,
mon ami Darriot qui, au même lieu que moi, en même
temps que moi, était tombé lui aussi
blessé, mais beaucoup moins gravement cependant que son
subordonné.
C'était Darriot, originaire du M..., qui s'était
servi d'influentes relations pour obtenir de revenir se faire soigner
dans sa famille et à l'amitié duquel je devais
d'avoir été évacué sur un
hôpital de sa ville natale.
Jugez de ma surprise, de ma joie et de l'expression de ma
reconnaissance !
- Tu m'exprimeras ta gratitude plus tard, me dit mon ami. En attendant,
réjouissons-nous de ton inespérée
guérison. Ma foi, tu as été bien bas,
mon cher, et je dois t'avouer que le major n'attendait rien de bon de
ton cas, 39 degrés de fièvre !... un
délire constant... Dans ce délire un nom qui
revenait constamment sur tes lèvres, celui de Mlle
Clotilde... Une agitation persistante... terrible. Ah ! combien tu nous
as donné de tourment et d'inquiétude... Et sans
les soins vigilants de ton aimable et douce infirmière, je
ne sais ce qu'il serait advenu de ta pauvre guenille humaine... Ah
çà ! ne serais-tu pas bien aise d'exprimer tes
remerciements à ton ange gardien ?
- Ah ! certes oui, fis-je.
- Mademoiselle Clotilde ! cria Darriot, accourez, votre filleul vous
réclame !...
Eh quoi ! mon infirmière était ma marraine.
Est-ce que je jouissais bien de ma raison...
Oui, mes chers amis. Ce n'était pas un vilain
rêve. C’était bel et bien une charmante
réalité ; mais jugez de mon embarras et de ma
stupéfaction. Admirez surtout cet enchaînement
d’évènements, cette merveilleuse
concordance de faits et combien m’a servi le hasard.
Ma marraine n’était pas une vieille femme !
Parbleu, je le pressentais. Cinq lustres à peine
effleuraient son front pur. Je ne pouvais douter de sa
bonté, de sa grâce, de son idéale
beauté.
J’appris que sa famille avait habité les environs
du M… Elle était seule au monde maintenant. Son
grand-père, un héros de Solférino,
était mort ces mois derniers seulement, la laissant tout
à fait isolée.
A la déclaration de guerre, ma marraine avait
demandé à s'engager dans la Croix-Rouge pour y
exercer sa charité et son patriotique dévouement.
Sa demande avait été favorablement
agréée. La fortune de Clotilde est pour ainsi
dire nulle. Peu m’importe, je suis riche pour deux. J'ai
trente ans passés, je sais ce que je fais et à
quoi je m'engage envers elle.
Sans trop de peine, je suis parvenu à convaincre de mon
amour Mlle Clotilde Didier. Je ne lui déplais pas et elle
vient de donner son consentement à notre mariage. Darriot a
plaidé chaudement pour moi, d'ailleurs. Et puis, pendant mon
long débat entre la vie et la mort, ne m’a-t-elle
pas entendu prononcer, plus de mille fois peut-être, son nom
bien-aimé ? N'a-t-elle pas appris ainsi combien je la
vénère et combien elle m'est chère ?
J'épouse donc ma bonne et jolie marraine incontinent et
à tous les échos je crie mon bonheur et ma joie
pour qu'ils les répètent bien longtemps et bien
haut.
Petite femme tant aimée, je n'ai nullement le pressentiment
de vous laisser de si tôt veuve. Je veux jouir avec vous, le
plus longtemps possible, de ma bonne fortune, mais un malheur
échéant, je suis sûr d'assurer votre avenir et
cette pensée m'est une douce chose.
|