LORRAIN, Paul Duval pseud. Jean (1855-1906) : La Marjolaine (1897).
Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (23.III.2003) Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Nouvelle parue dans le recueil Contes pour lire à la chandelle (1897). Texte établi sur un exemplaire (BmLx : norm 797) de La Normandie vue par les écrivains et les artistes d'Ad. Van Bever publiée par la Société des éditions Louis-Michaud dans la collection La France pittoresque et artistique. La Marjolaine
par
Jean Lorrain
~~~~Ce conte là, c’est une vieille chanson de mon enfance, dont j’ai tant bien que mal essayé de rétablir le rythme et les rimes ; je crois entendre encore les voix traînardes des servantes qui la chantaient, non plus chez ma grand’mère, mais chez mes parents ; ah ! il y a longtemps de cela, dans la petite ville de la côte où j’ai passé mes toutes premières années. On la chantait à la veillée de Noël, en attendant la messe de minuit, et c’est dans la cuisine de la maison paternelle qu’elle émerveilla pour la première fois mon imagination de gosse amoureux de légendes, toujours échappé du salon pour venir me blottir entre les jupes des filles de service et les entendre poétiser, dans de vagues refrains populaires, leurs espérances et leurs terreurs. Or, entre tant de chimériques sornettes, je l’aimais d’une affection toute particulière, l’histoire de cette belle fille emportée, les jupes sans dessus dessous, sous la nue glacée par ce terrible vent du Nord, ce vent de Noroué que pendant le récit même nous entendions gémir là-bas sous les falaises.
Cette Marjolaine, je me la figurais en tous points semblable aux robustes et belles Normandes qui servaient chez ma mère ; c’était le même costume, bas de laine et jupe de futaine, comme dans la chanson, et dans mon imagination précoce, c’était ma bonne Héloïse, celle qui s’occupait de moi, qu’il me semblait voir tourbillonner comme une toupie au-dessus des jetées toutes ruisselantes d’écume, déjà loin, bien loin de ce fameux pont du Nord de la ballade, que je confondais à la fois avec le pont d’Avignon et la passerelle du port jetée juste devant notre maison. C’est au clocher de Saint-Étienne, notre paroisse, que je la suspendais par l’accroc de son jupon ; mais, chose étrange, c’est sur les tours de Saint-Ouen, toutes hérissées de figures grimaçantes, guivres, tarasques et grenouilles ailées, que je plaçais le funeste entretien des gargouilles. Par la nuit froide et pluvieuse
Oh ! ce colloque lapidaire de la gargouille enchantée sous le bain de vif-argent de la lune, de quelle délicieuse épouvante il me faisait frissonner ! Je voyais la bête de granit darder hors de ses orbites ses aveugles prunelles sculptées ; elle avait un peu redressé son long col écailleux comme un gorgerin ; des plis de pierre immuablement durcie semblaient frémir sous son ventre et des lueurs de lune coulaient, comme une bave, entre ses mâchoires de lézard. Ce monstre héraldique, je l’avais remarqué, noté dans ma mémoire d’enfant lors de mon ascension sur les tours de Saint-Ouen, à un déjà lointain voyage à Rouen, et, par une bizarre association de souvenirs, ce sont les toits, les clochers, tout le panorama de la vieille ville normande que j’évoquais sous les yeux éperdus de la Marjolaine, demeurée accrochée au clocher de Saint-Évremond.
Une cuisse de femme serrée au-dessus du genou d’une jarretière bleue obsédait aussi mon souvenir. Je partageais encore la chambre de ma bonne et il m’était arrivé souvent de la guetter se déshabiller alors que la brave fille se gênait un peu moins, me croyant endormi ; ce coin de chair entrevu me hantait et me faisait rougir, et c’est la robuste nudité d’Héloïse que je prêtais à la Marjolaine suspendue frissonnante au-dessus des toits assiégés par l’hiver. Des psaumes et des musiques s’élevant de la nuit autour de la fille mourante, c’était pour moi l’adeste fideles que j’allais entendre à la messe prochaine ; les vitraux de l’église m’avaient familiarisés avec les patriarches à longues barbes fleuries et les saintes en longues robes ramagées du cortège libérateur ; les enfants de choeur personnifiaient pour moi la juvénile théorie des anges ; et, au sortir de la messe de minuit, encore tout grisé de cantiques et d’encens, il m’arrivait de m’arrêter à quelques pas du porche et de regarder en l’air si l’ascension des évêques et des vierges de la légende déroulait ses spirales autour du clocher de Saint-Étienne. Mais la neige et le clair de lune hantaient seuls la vieille tour romane, où ne veillait aucune gargouille ; et j’avais rêvé éveillé, bercé au ronronnement de rouet de ce vieux conte flamand, devenu dans ma cervelle un conte pieux de noël. |