I
C
AMPARDIN – « l’intelligent directeur des
Édens-Réunis, comme l’appelaient
invariablement les courriéristes de théâtres – comptait sur un succès,
et il avait jeté ses derniers sous dans l’affaire, sans penser au
lendemain et à la guigne qui le poursuivait depuis des mois avec une
âpreté inexorable. Pendant une semaine, les murs, les kiosques, les
devantures des boutiques, les troncs des arbres, apparurent placardés
d’immenses affiches aux enluminures criardes, où le même titre revenait
comme une musique de charlatan, et, d’un bout à l’autre de Paris,
traînèrent, d’un pas de procession, de lourdes voitures-réclames que
décorait aux quatre flancs une maquette fantaisiste de Chéret.
C’étaient, campés en face l’un de l’autre comme des adversaires qui
jouent leur peau, deux beaux mâles robustes et taillés ainsi que des
athlètes antiques. Le plus jeune, immobile, les bras croisés, se
profilait contre un grand mur blanc balayé de lumière, et il avait aux
lèvres un sourire bête de saltimbanque forain que des géantes ont
ramassé dans leur lit. L’autre, affublé d’un ridicule costume de
trappeur mexicain, tel qu’un premier rôle de « mélo », le corps
anxieusement tendu, les doigts rivés à la crosse d’un revolver, visant
très lentement, traçait à coups de balles sur le grand mur blanc la
silhouette impassible de son camarade, et les fumées échevelées dans
l’air les enveloppaient d’une douceur blonde d’apothéose. L’impression
de la rue se retrouvait monotone et ressassée à la quatrième page des
journaux où éclatait en lettres démesurées :
IRRÉVOCABLEMENT, LUNDI
__
DÉBUTS AUX ÉDENS-RÉUNIS
Les Montefiore
LES MONTEFIORE
LES MONTEFIORE
?
On ne parlait plus que de cela. L’outrance tapageuse du boniment
étourdissait et attirait. Les Montefiore, comme un bibelot à la mode,
succédaient à cette gamine détraquée de Rose Péché, capricieusement
partie, l’automne passé, entre le troisième et le quatrième acte de la
Reine Lear, et plantant là en plein succès auteur et directeur, pour
aller étudier le parfait amour – on ne savait où – en compagnie d’un
petit rhétoricien de seize ans. L’imprévu, le nouveau du tour
invraisemblable qu’exécutaient les deux saltimbanques avivaient et
surexcitaient les curiosités blasées. Il y avait là-dedans comme une
menace sourde de mort, un arrière-goût de blessure et de sang, un
danger défié avec une indifférence absolue ; – ce qui délecte les
femmes, les retient et les dompte, blanches d’émoi, cruellement
ravies. Aussi, toutes les places du vaste théâtre étaient-elles
bientôt louées, et les listes emplies pour plusieurs jours. Et le gros
Campardin, en perdant aux dominos son absinthe, réjoui, voyant l’avenir
en rose, s’écriait avec des tarasconnades grasseyantes dans la voix :
- Je crois, capé dé dious, que les atouts reviennent !
II
Savamment étendue sur une chaise longue dans son petit salon japonais,
la comtesse Régine de Villégly s’éventait d’un geste vague. Ce
mardi-là, elle n’avait reçu que trois ou quatre amis très intimes,
Saint-Mars, Montalvin, Tom Sheffield et sa cousine, Mme de Rhonel, une
créole qui riait sans cesse comme un oiseau chante. Le soir tombait. Le
roulement sourd des voitures qui descendaient l’avenue des
Champs-Élysées semblait un rythme somnolent. Les fleurs dans les
potiches répandaient une odeur subtile. On n’apportait pas encore les
lampes. Et des silences interrompaient parfois dans cette ombre le
bruissement des bavardages trillés de rires.
- Voudriez-vous servir le thé,
my
dear ? dit brusquement la comtesse en effleurant de son éventail
les doigts de Saint-Mars, qui commençait tout bas presque une phrase
amoureuse.
Et, tandis qu’il remplissait goutte à goutte les mignardes tasses de
Chine, elle reprit, comme distraitement :
- Les Montefiore sont-ils donc aussi curieux que l’affirment ces
menteurs de journaux ?
Alors, Tom Sheffield et les autres s’emballèrent. Ils n’avaient jamais
vu un spectacle pareil. Cela remuait et donnait un frisson douloureux,
comme aux courses de taureaux, lorsque l’ « espada » demeure aux prises
avec la bête furieuse. La comtesse Régine écoutait silencieuse et
mordillait des pétales de rose-thé.
- Que j’aimerais à les voir ! interrompit à l’étourdie Mme de Rhonel.
- Malheureusement, cousine, fit la comtesse sur un ton dévotieux de
prêche, une honnête femme ne doit pas se montrer dans ces mauvais lieux
!
Chacun s’inclina. Deux jours après, cependant, la figure cachée par une
épaisse voilette, toute en noir et très simple, Mme de Villégly
assistait, au fond d’une avant-scène, à la représentation des
Montefiore. Et cette femme, plus froide qu’un bouclier d’acier, qui
s’était mariée au sortir du couvent, sans goût, sans tendresse, comme
s’il se fût agi d’un sorbet sucré qu’on croque du bout des lèvres, que
les plus sceptiques respectaient comme une sainte de missel, et qui
avait une pureté virginale dans son calme visage, le dimanche, après la
messe des paresseuses, descendant les marches de la Madeleine, – la
comtesse Régine s’étirait nerveusement, pâle, secouée de vibrations
comme un violon sur lequel un artiste a joué quelque symphonie
endiablée, respirant à pleines narines les relents de la poudre comme
le parfum d’un bouquet de fleurs inconnues, joignant les mains et
agrandissant ses prunelles pour mieux contempler les deux saltimbanques
que le public saluait d’applaudissements enfiévrés. Et, méprisante,
hautaine, elle comparait ce couple, vigoureux comme des bêtes poussées
au grand air, aux vidés rachitiques, engoncés dans des jaquettes de
palefrenier anglais, qui avaient tenté d’attiser son coeur !
III
Le comte de Villégly était retourné à la campagne afin de préparer son
élection de conseiller général.
Le soir même, Régine louait à nouveau une avant-scène, aux
Édens-Réunis. Brûlée de sensuelles
ardeurs comme par un philtre pimenté, elle griffonna un chiffon de
quatre lignes, – la sempiternelle formule qu’on écrit aux cabots : «
Un coupé vous attendra à l’entrée des
artistes. – Une inconnue qui vous adore », et une ouvreuse remit
le billet à l’un des Montefiore, le tireur.
Ah ! l’attente interminable dans un fiacre qui pue, l’émotion qui brise
les reins et, pendant que les minutes passent lentes, lourdes, la
nausée de dégoût, l’effarement de crainte, l’envie de réveiller le
cocher qui sommeille sur son siège, de lui crier l’adresse accoutumée,
de s’enfuir au logis. Et l’on reste, la figure collée à la vitre,
fixant machinalement le couloir ténébreux éclairé d’un quinquet louche,
cette « entrée des artistes » que traversent de ci, de là, des gens
affairés, parlant haut et mâchonnant un bout de cigare éteint. On reste
comme clouée aux coussins et piaffant des talons sur le tapis
poussiéreux. Et lorsque l’acteur se présente, hésitant, croyant à une
farce, les paroles rauques ne sortent pas de la gorge serrée, la joie
mauvaise saoule ainsi qu’une liqueur frelatée, tellement que devant cet
abandon si prompt, cette impudeur si familière, il se croit accueilli
d’abord par une gadoue de carrefour et goguenarde :
- T’as rien du vice, ma grosse poulette !
Régine éprouva ces sensations multiples et elle en jouissait
morbidement dans tout son être. Elle se serrait contre le tireur. Elle
avait relevé sa voilette pour lui montrer qu’elle était belle, et
jeune, et désirable. Ils ne se disaient pas un mot, comme des lutteurs
avant le combat. Elle avait hâte d’être verrouillée avec lui, de se
livrer, de connaître enfin la pourriture qu’elle ignorait dans sa
virginité chaste d’épouse. Et quand, au milieu de la nuit, ils
quittèrent ensemble la chambre banale de l’hôtel garni où ils avaient
bramé – des heures – pareils à des cerfs en rut, l’homme traînaillait
lourdement ses bottines et marchait à tâtons comme un aveugle, et
Régine souriait, les traits tirés, les yeux cernés, mais gardant sa
candeur sereine de vierge inviolée, comme le dimanche, après la messe.
Elle prit ensuite le second. Le petit avait l’âme sentimentale. Des
roucoulades de romance bourdonnaient dans sa cervelle. Il se crut aimé
de l’inconnue, qui se servait de lui comme d’un jouet. Il ne se
contenta pas des brèves étreintes. Il questionna. Il supplia. La
comtesse s’en raillait. Tour à tour, elle choisissait les deux
saltimbanques. Ceux-ci l’ignoraient, car elle leur avait ordonné de ne
jamais parler d’elle entre eux, sous peine de ne plus la revoir. Et,
une nuit, le plus jeune, s’agenouillant à ses pieds, lui dit avec une
tendresse humble :
- Que tu es bonne de m’aimer et de me vouloir ! Je croyais que ça
n’existait que dans les romans, ces bonheurs ; que les dames de la
haute se fichaient bien des pauvres mariolles comme nous !
Régine fronçait des sourcils d’or.
- Ne te fâche pas, continua-t-il, parce que je t’ai suivie, parce que
j’ai appris là-bas, dans ton quartier, ton vrai nom et que tu étais
comtesse et riche, riche...
- Imbécile ! cria-t-elle, tremblante de colère. On te ferait tout
croire comme à un petit enfant !
Maintenant elle en avait assez. Le petit savait son nom et pouvait la
compromettre. Le comte n’avait qu’à revenir de la campagne avant les
élections. Puis la saltimbanquerie l’obsédait. Elle ne se sentait
désormais aucun goût, aucun désir pour ses deux amants que courbait une
chiquenaude de ses doigts roses. Il était temps de passer au dernier
chapitre, de chercher ailleurs d’autres voluptés.
- Écoute, dit-elle brutalement au tireur la nuit suivante. J’aime mieux
ne rien te cacher. ton camarade me plaît. Je me suis donnée à lui et je
ne veux plus de toi.
- Mon camarade ! répéta-t-il.
- Eh bien, après ? Si cela m’amuse !
Il poussa un cri furieux, et, les poings crispés, se rua sur Régine.
Elle se crut perdue et ferma les yeux. Mais il n’eut pas le courage de
meurtrir ce corps délicat que tant de fois il avait couvert de caresses
et, désespéré, baissant la tête, il murmura d’une voix qui râlait :
- C’est bien, on ne se verra plus, puisque tu le demandes.
IV
La salle des
Édens-Réunis
débordait de foule comme une corbeille trop pleine. Les violons
jouaient en sourdine une valse de Gungl’, mélancolique et douce, que
les détonations de revolver plaquaient de points d’orgue graves.
Les Montefiore se dressaient en face l’un de l’autre comme dans l’image
de Chéret et séparés seulement par une dizaine de pas. Un coup de
lumière électrique éclairait le petit, appuyé contre une large cible
blanche. Et, très lentement, l’autre traçait balle par balle cette
silhouette vivante. Il visait avec une habileté prodigieuse. Les
empreintes noires s’alignaient dans le carton, serrant les contours du
corps. Les applaudissements dominaient l’orchestre. Les bravos
redoublaient croissants, lorsque, soudainement, une clameur aiguë
d’épouvante éclata d’un bout à l’autre de la salle. Les femmes
s’évanouissaient. Les violons avaient interrompu leur ritournelle. Les
spectateurs se bousculaient. A la neuvième balle, le petit s’était
écroulé comme une masse sur le plancher, le front troué d’une plaie
béante. Le tireur n’avait pas bougé et une souffrance de folie flottait
dans ses regards égarés, tandis que, penchée sur le rebord de son
avant-scène, la comtesse Régine de Villégly s’éventait, calme,
implacable comme une déesse cruelle des mythologies abolies.
Et, le lendemain, de quatre à cinq, entourée de ses amis habituels dans
le tiède petit salon japonais, il fallait entendre de quel ton languide
et indifférent elle s’exclamait !
- On dit qu’il est arrivé un accident à ces fameux clowns, les Monta...
les Monti.... comment les nommez-vous donc, Tom ?
- Les Montefiore, madame !
Puis, on parla longtemps de la vente d’Angèle Velours, qui devait
bientôt enterrer ses folies anciennes à l’hôtel Drouot, avant d’épouser
le prince Storbeck.