A MON AMI JEANNIOT
Au subtil Artiste qui note si
délicatement la
Folle Chanson de Paris,
CE LIVRE EST DÉDIÉ.
RENÉ MAIZEROY.
.... Que vous paraissiez lasse et ennuyée – ce jour-là – Madame ;
lasse à en mourir, ennuyée comme si votre miroir ne vous eût pas répété
pour la centième fois que vous étiez la plus blonde des blondes et la
plus jolie des Parisiennes de Paris, avec vos larges yeux dont les
prunelles semblent des gouttelettes de café figé, votre nez fripon qui
se moque de tout, et vos lèvres rouges, sans cesse entr’ouvertes à
l’essor des rires querelleurs.
Vous étiez étendue sur le canapé noir, brodé de dessins Japonais, où se
prélasse votre paresse savante. Vos mains toutes petites, si petites
qu’on dirait des mains de baby, creusées de fossettes roses,
retombaient inertes, n’ayant même pas la force de tenir un écran.
C’était l’heure assoupissante où l’on n’apporte pas encore les lampes,
où il fait de la nuit vague dans le jour vague, où des silences
troublants interrompent par instants le murmure des causeries, où l’on
serait heureux de savourer un peu d’amour, – de l’amour mieux que
tendre, de l’amour où s’endort un rêve – dans la mort lente et douce de
la lumière...
Et vous me dites alors, en baîllant désespérément :
- Quand écrirez-vous donc un livre pour mes heures d’ennui ?
Un livre joyeux, un livre pour rire quand même ! Que ne me
demandiez-vous plutôt de décrocher la lune, – cette vieille lanterne
démodée ou d’aller dérober le Kohinnor pour l’épingler dans vos cheveux
qui sentent la poudre d’iris ? Mais comme je vous adorais déjà à en
perdre les quatre sous de cervelle dont le ciel avare m’a doté, comme
j’obéissais avec bonheur à vos moindres fantaisies, je notais ce
douzain d’histoires légères et tirelirantes.
Histoires d’amour d’hier et d’aujourd’hui, turlutaines troussées à la
mode de demain, contes de Paris et de Pontoise si frêles, si petits
qu’ils voleront, voleront vers vous comme ces carrés de crêpe que les
jongleurs de Yokohama chassent à coups rythmiques d’éventail et qui
dans l’air où ils tourbillonnent, ressemblent aux papillons blancs, aux
premiers papillons d’avril qui frôlent les amandiers refleuris....
Il leur fallait un titre. Je me suis souvenu du refrain de cette
chanson rustique que vous me fredonnez par fois au piano et qui finit
ainsi :
Heureux qui m’aimera
Mire lon la !
Mire lon la ! Le joli titre, n’est-ce pas, pour baptiser des scènes
d’amour ; le joli titre railleur et sonore, dernière roulade de
chanson, éclat de rire des Margots qui fuient leurs galants en les
rappelant de leurs lèvres tendues.
Et si le livre vous guérit à jamais du triste mal d’ennui, pensez un
peu à celui qui vous aime passionnément, follement comme on dit en
effeuillant les marguerites...
Saint-Raphaël. Mai 1882.
~*~
L’ÉPREUVE
.... Cette petite comtesse Micheline eût été la plus désirable
maîtresse qui se pût rêver avec sa tête mignarde de soubrette blonde,
ses yeux d’une douceur voilée, et dont la teinte étrange faisait songer
aux gouttes tièdes de café qui se figent au fond d’une tasse, son corps
délicat, sans lignes, toujours enveloppé de fantaisistes étoffes et son
bagout de gamine parisienne transplantée à regret par le sacrement dans
une bonne vieille ville de province. Mais, ne sachant comment tuer les
heures longues, elle avait lu, elle lisait encore tant de romans
absurdes que sa cervelle de linotte en était comme fêlée.
La vie ne lui semblait qu’un prétexte à aventures impossibles. Son
esprit vagabondait perpétuellement en des pays fabuleux. Elle se
passionnait pour d’idéales amours. Elle souhaitait d’être une reine
adorée vers laquelle les hommes se traîneraient agenouillés ; une idole
dont on baignerait les pieds paresseux sous des ruissellements de
pierreries. Pour elle, pour attendrir le froid sourire de ses lèvres
muettes, les coups d’épée tragiques flamboieraient chaque soir, les
poètes chanteraient sur des airs langoureux de sérénade leurs sonnets
extasiés, on irait au bout du monde chercher les roses bleues et
la pierre philosophale, on tenterait d’invraisemblables choses, des
folies téméraires comme celles que racontent naïvement les anciennes
légendes de paladins.
Le mari qui était chauve, pratique et membre du cercle des
Pommes-de-Terre, qui cherchait depuis dix ans pour ses terres le moyen
de remplacer le guano par un engrais plus économique, avait, de guerre
lasse, abandonné la partie. Il laissait la comtesse toute seule
poursuivre à sa guise les chimères familières, et s’enterrait
paisiblement à la campagne, trois saisons sur quatre, souvent même
pendant les douze mois de l’année.
Aussi, les galants lieutenants de la garnison se disputaient-ils
le cœur de la pauvre petite femme délaissée dans son grand hôtel
sombre. La rue sommeillante, déserte, herbeuse comme un chemin qui
longe les champs, était réveillée par les piaffements des chevaux qui
s’ébrouaient, par un bruit de sabres traînant sur les pavés. Peines
perdues, car la comtesse Micheline avait fait son choix sans prévenir
personne. Hector de Montescourt – le grand Totor – pouvait en tenir le
pari contre n’importe lequel de ses camarades.
Pas si drôle que cela d’ailleurs, cette maraude au pays du Tendre, dans
les jupons d’une toquée qui vous cassait ses éventails sur les doigts
et vous tenait la dragée haute de désespérante façon.
La comtesse éprouvait des jouissances délicieuses en se sentant adorée,
désirée vainement. Elle s’offrait tout entière sans se donner jamais.
Elle enveloppait son amoureux comme d’une chaîne aux anneaux
implacablement rivés. Elle en faisait son joujou. Il lui obéissait.
Elle consentait à être coupable, à jeter son bonnet par-dessus les
moulins, mais dans un emportement fougueux de passion, vaincue,
heureuse, tout entière à celui qu’elle avait choisi et certaine, après
plusieurs épreuves, qu’elle était idolâtrée comme jamais aucune
créature n’avait encore été aimée. Alors, ils se sauveraient ensemble.
Elle se moquait du monde, de la famille, des préjugés, de toute la boue
que la ville jetterait derrière elle à pelletées. Ils vivraient l’un
pour l’autre, oubliant le passé et cachant à tous leur béatitude divine.
Jusque-là, le grand Totor devait se languir de sa belle – comme on dit
en Provence – et la contempler pieusement, ainsi qu’une madone sainte
qu’il est défendu d’effleurer.
Les autres auraient-ils assez gouaillé s’ils avaient su cela ?
Cependant, Montescourt commençait à entrevoir la terre promise.
Il avait victorieusement gagné sa récompense. Les fantaisies
romanesques de la petite comtesse semblaient épuisées. Elle devenait
moins farouche. La statue s’animait enfin et Totor, ravi, en perdait la
raison, négligeait son service, débitait des vers sur le champ de
manœuvres, croyant commander l’école de peloton et arrivait
généralement au dessert, à la pension.
Or, un soir qu’il répétait pour la centième fois à Micheline la même
phrase d’amour, celle-ci l’interrompit nerveusement :
- Vous m’aimez, vous m’aimez ! s’écria-t-elle, les lèvres serrées par
un rire ironique. Toujours la même antienne. Mais qui me prouve que
vous ne mentez pas, que dans un mois, dans huit jours, demain
peut-être, si je vous écoutais, vous n’iriez pas conter une histoire
pareille à quelque jolie voisine !
- Oh ! pouvez-vous croire... ?
- Je crois ce que je veux, mon cher. Ah ! qu’autrefois les femmes
étaient heureuses ! Savez-vous comment on les aimait en ce temps-là ?
Elle lui tendit un livre frangé aux marges comme après un
feuillettement fiévreux.
- Lisez ce chapitre. Il y est question d’un beau gentilhomme de la cour
qui suppliait, comme vous me suppliez, une « grande et honneste » dame.
La dame résistait altièrement aux prières du galant seigneur. Et, un
après-midi d’avril, la cour étant allée voir des bêtes fauves envoyées
au roi par le sultan, l’insensible belle se pencha sur la balustrade de
pierre, et, comme par mégarde, jeta son mouchoir de dentelles dans la
fosse où rugissaient les animaux. Qu’eussiez-vous fait alors ?
Totor comprit qu’il jouait sa dernière carte et il n’hésita pas.
- Ce que fit probablement votre beau monsieur, répondit-il d’un ton
distrait. Il sauta au milieu des fauves et rapporta le mouchoir.
N’est-ce pas ?
- Vous feriez cela pour moi, Hector ? cria la comtesse, haletante.
- Vous en doutez, comtesse ? Eh bien, il y a maintenant une
ménagerie sur le foirail et demain, si vous le désirez, j’entrerai
devant tout le public dans la cage des lions.
La comtesse ne prononça pas une syllabe et, s’approchant de
Montescourt, le frôlant de tout son corps, le caressant de ses étoffes
soyeuses d’où s’exhalait une odeur de violettes fanées sur la chair,
elle lui montra la fin du chapitre comme si elle eût murmuré une
promesse sacrée.
Et le chapitre finissait ainsi :
-
De ce jour, elle fut à lui pour la vie.
... Montescourt avait obtenu à prix d’or la permission du dompteur, et
au moment de la parade habituelle, la foule ébahie le vit entrer en
uniforme et la cravache à la main au milieu des lions. Il était
superbe, un peu pâle, mais les yeux allumés d’une telle flamme que les
animaux grondaient rageusement dans les coins d’ombre de la cage et
n’osaient pas bondir. Et il restait là, les bras croisés, le torse
cambré, éclairé par le coup de lumière des quinquets fumeux. Les
assistants ne comprenaient rien à cette scène que les pitres n’avaient
pas tambourinée tout à l’heure sur les tréteaux et que l’affiche
n’annonçait pas. Ils applaudissaient, empoignés par le tranquille
courage du grand Totor.
Les lions impatientés se redressaient flairant ce dompteur inconnu,
rugissant plus fort d’instant en instant. Et soudain, un cri aigu
retentit sous la vaste toile de la ménagerie. Epouvantée, éperdument
anxieuse, la petite comtesse sanglotait, clamait follement, ne pensant
pas à toute cette foule qui l’entourait.
- Va-t’en, Hector, va-t’en ! Je t’en supplie, va-t’en !
Et elle s’évanouit aussitôt. Le dompteur avait ouvert la porte de la
cage à Montescourt. L’évanouissement fut de courte durée et Totor n’eut
pas à regretter ensuite son imprudente équipée. Comme dans le roman :
De ce soir, elle fut à lui ! On ne raconte pas ces dénoûments, on les
envie !
Malheureusement, les méchantes langues de la ville jasèrent si
malencontreusement de l’aventure, et les jaloux griffonnèrent tant de
lettres anonymes que le mari revint de ses terres. Il reçut – faut-il
le dire – un magistral coup d’épée de Montescourt, et le bras en
écharpe, ne se sentant aucun goût pour jouer une seconde fois les
Cassandre, il emmena sa femme à la campagne. Et la pauvre petite
comtesse Micheline, désabusée des romans, regrette amèrement dans son
exil le beau temps qu’elle a perdu à désespérer son bien-aimé Totor !
~*~
ALL IS WELL, THAT ENDS WELL
.… Que ce soit à vingt ans, que ce soit à soixante, interrompit
Champdoré, en lampant les dernières gouttes de son verre de kummel,
tout le monde y passe, comme dit la chanson. Chacun possède au fond
d’un vieux tiroir les souvenirs fanés d’un roman d’amour, dont vibrent
encore les inquiètes joies, ainsi qu’une très lointaine musique qui se
traîne d’échos en échos. Et ne fût-ce qu’une fois, les plus sceptiques
ont, humblement, courbé leurs fronts railleurs sous l’autorité subtile
de la femme. Cela se conjugue : J’ai aimé, tu as aimé, nous avons aimé,
vous avez aimé, ils sont aimé. A quoi bon se défendre de cette bêtise
divine, qui est, après tout, le meilleur lot de notre banale vie ? Et
en vérité, puisque l’amour est sur le tapis, je peux bien vous conter
une galante histoire d’hier, telle que me l’a papotée indiscrètement -
entre les deux ballets de
Michel Strogoff - cette moqueuse Margot
Pompette. Que ceux qui préfèrent discuter la question du divorce lèvent
la main !
Vous connaissez tous le peintre Jean-Luc Chastereix, le spirituel blasé
qu’on rencontre partout, sauf dans son atelier, et qui ressemble avec
sa barbe frisottante taillée en pointe, son profil affiné, ses lèvres
minces et ses yeux glauques, à quelque portrait d’Henri III se
détachant, sur une ancienne tapisserie de Flandre. C’est lui qui
accrocha, le printemps dernier, à la curieuse exposition des
indépendants, cette toile si lumineusement éclairée et d’une couleur
qui vivait. Un coin de Seine à Bougival, un des paysages de banlieue
aux adorables teintes fausses où le frissonnement de l’eau se mêle au
frissonnement des feuillages, et aux premiers plans, dans une barque
amarrée parmi les hautes herbes de la berge, des femmes coiffées à la
diable, toutes roses d’avoir trop ri, qui gaudriolaient sur les genoux
des canotiers. Puis, autour d’eux, un ciel étonnant, une gaze flottante
aux gris décroissants que des paquets de bleu trouaient par échappées.
C’est lui qui fait un peu de tout de bric et de broc, aussi bien des
comédies en vers que des mots de la fin, et qui prêcha, un soir de
folie au Café Anglais, pendant deux heures et demie,
sur l’inutilité
de la femme dans les sociétés futures, Dieu sait avec quels
fantaisistes arguments et quels cabriolants paradoxes. La femme devait
avoir sa revanche.
Jean-Luc Chastereix était allé, comme tous les artistes, à la première
des
Bonbons de Satan, pour lorgner les féeriques décors de Chaperon
et de Robecchi, et admirer, aussi platoniquement qu’on admire les
nudités blondes du Giorgione, les belles filles que le directeur
Castelnave avait triées sur le volet pour les étaler en des tableaux
sensuellement plastiques. Cela valait d’ailleurs la peine d’endosser
son habit noir et d’épingler un gardenia à sa boutonnière, et l’on
serait venu du Monomotapa pour contempler la
Valse des Gouttes d’eau,
le
Ballet des Lucioles, et l’apothéose finale, le
Triomphe de
l’amour.
Mais, dans cet éblouissement changeant de splendeurs fantastiques, dans
cette mêlée de feux de Bengale, de lumière Jablochkoff, dans ce
fouillis de corps féminins adorablement moulés, Chastereix ne vit
qu’une chose, la petite Rhina Dolci qui jouait un rôle d’Isabelle
amoureuse poursuivie par une ribambelle grotesque de prétendants. Elle
n’avait pour tout costume qu’un floconnement de gaze pailletée d’or,
qui la déshabillait à miracle et la servait au public presque nue sous
son maillot de soie rose. Et sa fine tête rieuse se dégageait de cet
emmitouflement léger, le front balayé d’une bande d’ombre par une
indocile frange de cheveux noirs, un peigne de diamants posé de travers
dans le chignon, les yeux profonds et larges luisant comme dans un
abandon voluptueux, et la bouche, trop rouge, piquée au bord d’un signe
bleuâtre qui semblait un insecte endormi. Ainsi, on eût dit une de ces
brunes gitanas qui rôdent dans l’Albaysin à Grenade, et auxquelles les
arrieros chantent, par les claires soirées d’avril :
- Tes yeux sont des brigands – qui volent et qui ravissent. – Tes cils
sont la forêt – sous laquelle ils s’abritent.
- Tes lèvres sont deux rideaux – de velours cramoisi ; – entre rideau
et rideau – j’attends le oui.
- Est-ce que je deviendrais amoureux par hasard ? monologua le peintre.
Et il ajouta, sans en penser un mot :
- Ce serait trop absurde !
La maladie avait fait des progrès rapides depuis cette représentation,
quand, malheureusement pour lui, une semaine après, jour pour jour,
Chastereix rencontra l’Isabelle dans un dîner joyeux que les rédacteurs
du
Vibrion littéraire donnaient en l’honneur de leur cent quatorzième
abonné. On le présenta. Il s’assit à côté d’elle, et du potage au
dessert ne cessa de lui débiter les cent mille faderies qui peuvent
passer par une cervelle détraquée de désir. Le contact de la belle
fille, son rire perpétuel qui soulignait d’une charmante musique des
bêtises à dormir debout, ses hésitations gamines, ses demi-aveux,
achevèrent l’allumement de Jean-Luc, qui n’avait aucune parenté avec
les petits bâtons souffrés que vend la Régie. Rhina Dolci était plus
jolie encore que dans son fabuleux costume de féerie. Un poète
parnassien l’avait baptisée galamment la
Symphonie en Rose majeur.
Elle chantait en effet l’attirante extase du rose sous sa robe teintée
des nuances pâles de la fleur du pêcher, avec sa traîne ramagée de
rythmiques broderies, son semis de perles qui l’éclaboussaient comme de
gouttes de rosées, ses bras nus à peine duvetés et ses seins de
bacchante dont les pointes aiguës s’échappaient victorieusement du
corsage très ouvert.
Elle prit un malin plaisir à berner le pauvre Chastereix toute la
soirée, à promettre sans marchander tout ce qu’il lui demandait d’une
voix haletante, et, en partant, elle lui jeta du bout des lèvres :
- M’accompagnez-vous, cher !
Ce qui ne l’empêcha pas de refermer impitoyablement la porte de son
coupé au nez de Jean-Luc, en ponctuant cette mauvaise farce d’une amère
plaisanterie.
- Allez donc continuer votre conférence sur l’inutilité de la femme,
Monsieur Chastereix ! dit-elle, et elle l’abandonna aux pénibles
réflexions que les bons auteurs classiques mettent généralement sur le
compte du nommé Tantale.
Le lendemain, Rhina Dolci trouva le poulet suivant dans sa
correspondance habituelle :
J’ai songé bien souvent aux pieds blancs des marquises
Plus légers qu’un parfum et plus frais qu’une fleur,
A ces pieds que rythmaient les gavottes exquises
Et qui semblaient remplis d’un charme querelleur.
Et j’allais évoquant les folles inhumaines,
Les pastels de Latour et les vers de Parny,
Le doux règne où, volant de fredaines en fredaines,
L’Amour, ainsi qu’un dieu, de tous était béni.
Mais ces chers souvenirs dans mon âme oppressée
S’éteignent tristement comme un refrain perdu
Depuis qu’un soir d’hiver où vous étiez lassée,
J’ai su le charme amer du beau fruit défendu.
Depuis qu’un soir d’hiver, quand vos lèvre mi-closes
Disaient très bas : Jamais ! J’ai murmuré : Toujours !
Et j’ai rêvé d’aimer devant deux mules roses
Où vos pieds de baby moulaient leurs fins contours.
Rhina bâilla à pleines lèvres, jeta les vers au feu et ne répondit pas
à l’artiste.
- Essayons d’un sonnet japonais, l’infante aimera peut-être mieux cela
! se dit Jean-Luc, et sur un ravissant cartel de papier de riz, tout
parfumé d’odeurs troublantes, tout couvert d’imageries symboliques, il
griffonna de sa main nerveuse :
Je ne sais pas au ciel d’aurore plus sereine
Que ses grands yeux de jahde en leur folle clarté,
Jamais il ne fleurit de plus rose beauté
Dans Naniva la sainte et dans Lédo la reine.
Ni les fleurs d’amandier, ni les feuilles de thé
N’exhalent de parfums plus frais que son haleine ;
Et le chant des oiseaux, par les bois et la plaine,
Ne fut jamais plus doux que son rire argenté.
Ses petits pieds mignards que l’étoffe caresse
Semblent des papillons engourdis de paresse
Sur les nympheas blancs et les tentations
De furtives lueurs emplissent ses prunelles
Cependant que, pareille aux déesses cruelles,
Elle blesse les cœurs et dompte les lions.
Cette fois, elle répondit :
- Monsieur, j’ignore si vous avez l’intention de m’envoyer morceau par
morceau vos « œuvres complètes ». Vous perdriez votre temps, précieux
pour l’art, car je n’ai aucun goût pour la poésie et l’élevage des
lapins en chambre. Qu’on se le dise !
Jean-Luc ne se désespéra pas pour si peu. Il monta une douzaine de fois
les deux étages de Rhina Dolci. Madame n’y était jamais. Une vraie
Benoîton, quoi. Tantôt c’était la répétition, tantôt la leçon de chant,
tantôt « le prince, » tantôt ceci, tantôt cela.
De guerre lasse, le peintre lui écrivit encore, lui proposant de faire
son portrait dès qu’elle voudrait bien lui faire signe. Elle le
remercia banalement et ajouta, en post-scriptum :
- Je n’aime pas la peinture impressionniste !
Pour le coup, Chastereix allait abandonner la partie, battu et pas
content, lorsqu’une idée lumineusement cocasse germa dans sa cervelle
désolée. Il courut exposer ses projets à son ami Pampremol, un musicien
raté qui pochait des caricatures politiques dans les journaux à deux
sous.
Et, un matin, un personnage vêtu d’une longue redingote râpée, d’un
pantalon trop court, grisonnant, aux cheveux emmêlés, au nez teinté de
fibrilles violâtres soutenant une paire de bésicles bleues, et suivi
d’une façon de plumitif lamentable qui portait un énorme paquet de
dossiers, carillonna et recarillonna à la porte de l’actrice. On fut
très long à ouvrir, comme vous pensez. Il était à peine huit heures et
demie.
- Est-ce ici le domicile légal de Mlle Dolci (Rhina), artiste au
théâtre des Féeries-Parisiennes ? demanda l’homme noir d’une voix
chevrottante à la soubrette ébahie.
- Oui, Monsieur.
- Veuillez, dans ce cas, prévenir la susdite que nous, Mourmelon,
huissier, et notre premier clerc Pampremol, nous venons, sur l’ordre et
à la requête du sieur Marignac, tapissier, procéder au récolement de
son mobilier.
Et, ayant terminé cette longue phrase, ils entrèrent sans frapper dans
le petit salon, dont les volets étaient à demi clos encore, puis,
Pampremol commença à noircir son papier timbré. Il fut interrompu dans
sa besogne par des piaillements effarés. Rhina Dolci, brusquement
réveillée, avait sauté de son lit, et les cheveux épars, dépoitraillée
dans sa chemise de surah garnie de dentelles, elle invectivait
l’huissier impassible.
- Me direz-vous enfin, répétait-elle, ce que vous faites chez-moi, à
cette heure ?
- Mademoiselle le sait bien, nous récolons son mobilier !
- Et de quel droit, s’il vous plaît ?
- A la requête du sieur Marignac, tapissier.
- Ce n’est pas mon tapissier ?
- Ces détails ne nous regardent pas. C’est toujours la même histoire !
Laissez-nous accomplir notre ministère !
- Jamais de la vie !
- Voyez les autres chambres, Pampremol. Force doit rester à la loi !
Pampremol disparut. Aussitôt, comme dans les pièces à trucs, la scène
changea.
Perruque, bésicles, redingote et le reste glissèrent sur le parquet. Et
Jean-Luc Chastereix, s’étant agenouillé devant son adorée, lui murmura
humblement :
- Est-ce que vous ne me pardonnez pas ? Je n’avais que ce moyen pour
forcer votre vilaine porte et je vous aimais tant, tant, vous le savez !
Rhina hésita un instant, ne sachant s’il fallait pardonner ou se fâcher
et, soudain elle éclata de rire, d’un rire interminable et fou qui
secouait les glaces des fenêtres de vibrations joyeuses.
- Elle est bien bonne ! dit-elle. Et vraiment, j’aime mieux cela que
vos vers. Si vous me reconduisiez, mon cher huissier, il est si tôt
pour se lever !
- Bien trop tôt ! affirma Chastereix, et ils verrouillèrent derrière
eux la porte de la chambre à coucher...
All is well, that ends well !
~*~
FIN DE BAL
I
Vous souvenez-vous encore de la piquante invitation illustrée par
Jeanniot à spirituels coups de plume que nous avions reçue, en avril,
pour le dernier bal de Mme Stockford, cette adorable américaine, qui,
depuis la saison passée, croque un à un de ses quenottes gourmandes les
quarante millions de l’agence Stockford and Compagny de San Francisco ?
Elle était ainsi rédigée :
Mme Stockford restera chez elle, le jeudi 25 avril. Un costume
pittoresque est de rigueur.
On dansera.
Jacques Lorris ne se le fit pas répéter deux fois. Ce fantaisiste
endiablé, qui drape ses Parisiennes en de lumineuses étoffes japonaises
et rime – en fumant du tabac turc – de merveilleux sonnets d’amour,
rêva aussitôt d’invraisemblables accoutrements.
Les loques paysannières puaient l’opéra-comique. La bosse de
Polichinelle était vieille comme le monde. Pierrot ne dépassait plus
l’Elysée-Montmartre.
Et ne sachant qu’inventer, – de guerre lasse, – le peintre s’en alla
flâner à la barrière du Trône. Les pitres commençaient leurs boniments
devant les baraques éclairées de lampions fumeux. Les coups de grosse
caisse répondaient aux hoquets stridents des trombones. Les badauds
grouillaient pêle-mêle, enveloppés d’une impalpable buée de poussière.
Et les lutteurs énormes qui braillaient et soulevaient des haltères sur
les tréteaux balayés d’un coup de lumière aveuglante semblaient nimbés
d’une auréole argentée.
Il y en avait un surtout dont le buste puissant se modelait avec des
contours de statue dans un maillot rose déteint et piqueté de reprises
maladroites. Les savates éculées, garnies de peau de lapin, craquaient
à ses larges pieds. Des bracelets de caoutchouc comprimaient les
muscles de ses bras. Et la façon de pourpoint serré à ses hanches,
moucheté de taches noires comme une fourrure de fauve s’effiloquait
lamentablement, se couturait de plaques chauves. On ne pouvait rien
rêver de plus effrontément canaille...
Jacques Lorris sursauta comme s’il avait découvert un Eldorado fabuleux
et, séance tenante, il acheta pour quinze francs la défroque usée de
l’hercule.
II
La nuit suivante, on valsait éperdument dans la coquette bonbonnière de
Mme Stockford. Tous les familiers du logis avaient rempli les
conditions du programme. C’était un fouillis de déguisements
carnavalesques, une kermesse drôlatique, où les scaramouches
coudoyaient les amiraux suisses, où Colombine se promenait
cavalièrement au bras d’un Alphonse à rouflaquettes démesurées.
La petite Fancy Sames était déshabillée en phylloxera et Mme Stockford
en papillon de nuit. Et ces deux insectes resplendissants de fraîche
beauté, attiraient autour d’eux toute une cohue de masques énamourés...
L’orchestre attaquait les premières mesures du
Beau Danube, lorsque
les portes s’ouvrirent avec un grand tumulte et, repoussant d’une
vigoureuse bourrade les laquais qui tentaient de le retenir, un affreux
saltimbanque de carrefour se précipita au milieu du salon, portant sous
son bras un tapis rapiécé et des poids d’une formidable taille. On se
regarda ébahi. Il suait la dèche et le vice, avec son nez retroussé qui
lui mettait dans la face une flamboyante tache de cinabre, sa tignasse
rouge de clown qui se dressait sur son front et son sourire gouailleur.
Tranquillement, il étendit sur le parquet son tapis maculé de taches
graisseuses et il commença d’une voix éraillée une bouffonnerie sans
queue ni tête :
- Mesdames et m’ssieu, clamait-il, ce que je vais avoir l’honneur
d’exécuter parmi vous a fait déjà le bonheur de plusieurs têtes
couronnées. La reine Pomaré a même daigné m’accorder les cordons de son
ordre que voilà ? Pourquoi Jacob n’a-t-il pas tombé l’ange, c’est qu’il
n’avait pas travaillé les haltères ! Tel que vous me voyez, je soulève
trois canons et dix artilleurs à bras tendus. Voici les certificats, et
si quelqu’un de l’honorable « socilliété » désirait en prendre
connaissance, la maison n’est pas au coin du quai : 22, les deux
cocottes, rue de la Chine, à Ménilmuche. Jean-Marie Farinol – ne
confondons pas avec Farina – Farinol, dit le terrible Crustacé de
l’Auvergne. En avant la musique !
Et cambrant son torse robuste d’un geste superbe, il jonglait avec les
poids comme avec des boules de liège.
Mme Stockford, stupéfiée par cet intermède imprévu, fronçait les
sourcils et allait donner à ses gens l’ordre de jeter dehors ce pitre
importun, mais Jacques Lorris – car c’était ce berneur à outrance – ne
lui en laissa pas le temps. Comme en un changement à vue de féerie, il
enleva son faux-nez et son toupet rouge, et s’inclinant
cérémonieusement, il s’écria :
- Madame, j’ai bien l’honneur de vous présenter mes hommages !
Chacun s’esclaffa, et la belle Mme Stockford montra toutes ses dents
blanches dans un joyeux éclat de rire. Les valses interrompues
reprirent de plus belle.
Cependant la petite Fancy regardait derrière son éventail le peintre
que tout le monde entourait, et ses prunelles glauques s’allumaient
d’étranges phosphorescences. Son cœur battait à coups précipités, comme
si elle eût été maladivement tentée par la narquoise figure de Jacques
Lorris et par ses membres nerveux d’une élégance affinée que le tricot
déteint moulait indiscrètement..
De folles fantaisies tourbillonnaient dans sa cervelle. Et, féline,
caressante, elle s’approcha de Jacques Lorris.
- M’offrirez-vous votre bras, Monsieur, pour aller souper ?
murmura-t-elle avec son accent étranger.
Jacques Lorris, étonné, répondit par une galanterie précieuse.
Et ils s’assirent tout près l’un de l’autre à l’une des petites tables
perdues dans un coin d’ombre de la vaste salle à manger...
III
Ce qu’ils se contèrent alors d’ardentes bêtises, ce qu’ils sablèrent de
coupes emplies de champagne, vous le devinez. Jacques Lorris tira un
vrai feu d’artifice. Fancy coqueta délicieusement. On flirta des mains
et des lèvres. On se jura un amour éternel. Et l’aube venue, Fancy
Sames dit tout bas au peintre :
- Voulez-vous venir prendre une tasse de thé – chez moi ?
- Comment donc, chère ! accepta Jacques Lorris que cette aventure
inespérée emportait au cinquième ciel.
Et au milieu d’une figure de cotillon, ils se sauvèrent sans prévenir
personne. Ce fut une équipée charmante. Rien n’était plus drôle que de
les voir blottis ainsi, comme des écoliers en maraude dans le coupé
bouton-d’or de Fancy. Le jour qui s’épandait par les vitres ternies
faisait paraître encore plus minable le costume de Jacques Lorris, et
l’on eût dit d’une scène bouffonne et de quelque folie absurde de jolie
femme blasée voulant mordre aux fruits défendus. Jacques Lorris
s’amusait prodigieusement et il prenait en pitié Don Juan, le séducteur
des milles et trois. Puis n’était-ce pas là de l’inédit – un chapitre
bizarre que personne à coup sûr n’avait lu avant lui ?
A l’hôtel, les valets crurent rêver en voyant leur maîtresse au bras
d’un saltimbanque, d’autant que Jacques Lorris avait remis son faux-nez
et sa tignasse de clown. Ils chuchotaient, clignaient des yeux et se
mordaient les lèvres pour ne pas sourire. Fancy Sames était ravie de
son exploit.
Le thé se prolongea fort tard, mais les mauvaises langues affirment que
Jacques Lorris revint à son atelier Gros-Jean comme devant et convaincu
pour la vie que les belles Yankees sont des poupées mécaniques sachant
dire fort bien et d’une voix troublante :
I love you, et qu’on perd
son temps à leur demander autre chose...
Le plus drôle de cette véridique histoire c’est que Fancy reçut, – le
soir, – la visite de son maître d’hôtel. Il s’inclina gravement devant
elle, funèbre et empesé dans son habit noir comme un croque-mort.
- Je suis désolé de ce que je dois dire à Madame, bougonna-t-il, mais
il est de ma dignité de ne plus servir dans une maison où l’on reçoit
des saltimbanques. Je pouvais tolérer les gens de notre monde, mais je
ne saurais approuver Madame quand elle va choisir ses amitiés à la
foire au pain d’épice !
Fancy lui donna son congé, et je vous laisse à penser si l’extravagante
enfant a ri à pleines lèvres de ce quiproquo plaisant.
~*~
LA REVANCHE DE PÉGRIMARD
I
Les garçons du café National gardaient soigneusement la place du
commandant Friquotte, comme ces allées solitaires des parcs
seigneuriaux où les infantes peuvent seules promener leurs
mélancoliques tristesses. C’était au fond de la petite salle où les
joueurs de dominos recommencent chaque jour la même interminable partie
; une banquette de velours fané accotée à la devanture vitrée. On
voyait de là tout ce qui traversait la place, et les bataillons qui
revenaient du champ de manœuvre.
Le commandant y passait sa vie. Il arrivait invariablement sur le coup
de midi, sanglé dans sa redingote noire que la rosette rouge
éclaboussait d’une tache sanglante, marchant les pieds écartés et la
tête haute, et coiffé de travers d’un chapeau méticuleusement brossé.
Et après avoir salué, avec une galanterie précieuse de vieux beau, la
grosse demoiselle qui trônait au comptoir parmi les cuillères de ruolz
et les flacons de liqueurs, il allait s’asseoir dans son coin familier,
crachant, soufflant, trouvant tout mauvais et maugréant sans trêve.
Depuis quinze ans, il buvait les mêmes consommations, lisait les mêmes
journaux et fumait le même nombre de pipes. Il avait son verre, sa
cuillère et son râtelier auquel pendaient des « Gambier » à deux sous
merveilleusement culottées.
On le consultait dans les cas difficiles, lorsqu’il s’agissait d’un
carambolage douteux ou d’un coup de cartes contesté. Il décidait
gravement de la chose comme un président à mortier.
Et ce fut lui qui présida le jury d’honneur quand le capitaine Morcelle
et le major Thomas firent leur fameux pari sur la meilleure façon de
mélanger une absinthe. Le capitaine soutenait obstinément qu’il fallait
verser l’eau goutte à goutte avec trois pauses de cinq minutes. Le
major approuvait l’autre méthode – ce qu’il appelait bain instantané.
Les adversaires se querellaient. On voulait soumettre le cas aux
feuilles publiques. Mais Friquotte, après des expériences très
approfondies et des dégustations prolongées, annula le pari et approuva
les deux systèmes. Cette date mémorable compta dans sa vie.
II
Vous vous imaginez quelle fut la stupéfaction du commandant le soir où
il trouva sa place habituelle occupée par un malencontreux quidam. Et
par qui, je vous le demande, par un « pékin » vulgaire – l’huissier
Pégrimard, une façon d’Harpagon maigre qui venait au café tous les
quarante du mois. Il s’était assis sur la banquette réservée sans
écouter les supplications pressantes des garçons effarés et de la
demoiselle du comptoir et tranquillement il sirotait son verre de café.
Friquotte crut avoir la berlue. Il se frotta les yeux. Son visage tanné
se teinta de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Il tapa du pied sur
le plancher sale, fronça les sourcils et bougonna de furieuses
insultes. Dans le café, tout le monde le regardait anxieusement. On
frissonnait comme au cinquième acte d’un drame. Qu’allait faire le
commandant ? Il était capable de jeter l’huissier par la fenêtre ainsi
qu’une balle de coton.
Pégrimard continuait à siroter son mazagran.
Enfin, le commandant se précipita vers lui à grandes enjambées. La
demoiselle du comptoir se cacha la figure dans ses mains pour ne pas
voir le tragique dénoûment de l’aventure. Chacun haletait. Mais on fut
bien étonné en entendant Friquotte s’écrier de sa voix rude :
- Sacrebleu ! Monsieur Pégrimard, comment pouvez-vous prendre aussi
philosophiquement votre demi-tasse, personne ne vous a donc prévenu... ?
- De quoi, commandant ? demanda l’huissier doucereusement en allongeant
son museau de fouine.
- Eh bien, pardine ! votre maison de la rue Cardinale brûle depuis une
demi-heure, et l’on vous chercher partout.
- Ma maison ! piailla Pégrimard, et désolé, fou, il se sauva du café en
courant, oubliant même de payer sa modeste consommation !
- Bon voyage ! lui criait de loin le commandant.
Et il reprit triomphalement sa banquette, au milieu des rires sonores
de tous les assistants.
III
Pégrimard devait prendre bientôt sa revanche.
La vie du commandant était réglée comme du papier à musique. De ses
longues années de régiment, il avait gardé des habitudes automatiques,
et son « tableau de service » ne variait pas. Lever à sept, promenade
sur le Mail, déjeuner, café, partie de jacquet, promenade, dîner, et
coucher à dix. Toujours la même antienne. Cependant, à chaque trimestre
nouveau, Friquotte condamnait sa porte une journée entière et
n’apparaissait pas au café. Quand on lui demandait la cause, il
répondait gravement :
- Raisons d’hygiène !
Au printemps, il parlait de purge ; en été, de sangsues.
Malheureusement, les habitudes du café National savaient à quoi s’en
tenir sur ces « raisons d’hygiène. » Un secret de Polichinelle qui
avait couru la ville et les faubourgs. Ces jours-là, le commandant
faisait secrètement la fête en compagnie d’une vieille amie retirée des
affaires, et qui semblait au dehors prude entre les prudes.
L’huissier découvrit le pot-aux-roses. Il n’avait pas encore pardonné
au commandant le méchant tour de l’incendie. Il attendit son tour et se
paya une drolatique revanche.
Un jour de purge, M. et Mme Friquotte furent réveillés par des
carillonnades prolongées. La sonnette n’interrompait pas sa musique. On
eût dit qu’un chat avait été pendu au cordon par quelque mauvais
plaisant. Le commandant se tint coi, mais le tapage redoubla tellement
qu’il perdit patience et ouvrit la porte. Toutes les sages-femmes de la
ville étaient rassemblées sur le palier, piaillant à tue-tête et se
déhanchant en des gestes exaspérés.
Une vraie scène de sabbat.
- Fichez-moi le camp, mille tonnerres ! vociféra Friquotte. Vous vous
trompez de porte. Il n’y a pas de marmaille chez moi.
Alors elles lui montrèrent la lettre qu’un commissionnaire leur avait
apportée mystérieusement. Toutes brandissaient le même papier. Et voici
ce que lut le commandant :
« Madame, veuillez venir aussitôt chez moi. Une femme que j’aime et
dont l’accouchement doit rester ignoré réclame votre ministère.
« Ct FRIQUOTTE. »
Il leur jeta la porte au nez pour toute réponse. Les sages-femmes
plaidèrent. Le commandant gagna le procès ; mais les commères de la
ville sont encore persuadées qu’il possède toute une nichée d’héritiers
anonymes.
S’il apprend jamais que l’huissier Pégrimard...
~*~
TROP TARD
I
Il y avait quatre mois que le lieutenant Ludovic de Thassilly faisait
la cour la plus assidue à la belle baronne Marguerite de Villejésus,
mais le siège traînait en longueur. Et souvent dans sa chambre garnie,
en fumant des cigarettes, Thassilly pensait à l’interminable épure de
l’Attaque des places, sur laquelle il avait passé tant d’heures
lourdes à Saint-Cyr et qu’il avait recommencée une demi-douzaine de
fois sans en comprendre une seule ligne. N’en était-il pas ainsi de la
blonde Margot qu’il adorait à deux genoux, et déchiffrerait-il jamais
l’énigme troublante qui lui faisait oublier le reste du monde et
l’enfiévrait depuis si longtemps ?
Il ne se désespérait pas, cependant, car il ne croyait pas aux fruits
défendus que l’on ne peut cueillir, aux murs que l’on ne peut franchir.
Les cheveux blonds, les larges yeux à peine teintés de bleu, le profil
mignard de la baronne et ce roman dont il n’avait pas lu encore le
second chapitre, étaient les seules raisons qui l’empêchaient de jeter
son épaulette par-dessus les moulins, dans le méchant trou de province
où il apprenait à devenir vertueux.
C’était – à la campagne – qu’il avait été présenté à Mme de Villejésus,
durant une de ces sauteries joyeuses que, dans les soirées tièdes des
derniers jours d’été, on improvise après dîner, tandis que, par les
fenêtres du salon ouvertes au large, la senteur des plates-bandes
mouillées s’épand comme un encensement, que les phalènes attirées par
la jaune clarté des lampes effleurent les abat-jour de leurs ailes
rousses et que n’importe qui, s’asseyant complaisamment au piano,
tapote sur les touches jaunies les cinq ou six premières mesures des
Mille et une Nuits et de
La Vague. On avait bavardé dans un coin,
derrière une jardinière pleine de palmiers. La baronne, à demi étendue
au fond ‘une bergère Louis XVI, écoutait avec un sourire joli toutes
les bêtises qu’il contait, la chronique pimentée qu’il potinait d’une
voix mordante. le tourbillonnement fou des valses l’avait décoiffée, et
des mèches indociles glissaient sur ses paupières mi-closes ainsi
qu’une voilette tissée de fils de soie. Et sa poitrine se soulevait
d’un mouvement rythmique sous les malines de son corsage entr’ouvert «
en jour de souffrance » selon son expression piquante. Thassilly était
assez spirituel pour n’être pas beau garçon. Mais il n’avait pas abusé
de la permission. Elle ressemblait à quelque biscuit de Saxe enlevé
soigneusement d’une étagère. Ils flirtèrent à cervelle perdue. Et il
devint aussi amoureux d’elle qu’un rhétoricien de seize ans qui frôle
une femme pour la première fois.
Il le lui avoua. Elle en rit comme d’une plaisanterie bizarre. Et ils
parlèrent d’autre chose, de la pluie et du beau temps. Ensuite, on se
revit très souvent. Il allait partout où il avait quelque chance de la
rencontrer. Il s’inscrivait sur son carnet de bal quinze jours à
l’avance. Il marchait dans son ombre. Elle s’abandonnait
insoucieusement à l’orgueil d’être idolâtrée. Elle aimait autant
Thassilly que le caniche noir qui trottinait toujours dans ses jupes
froufroutantes avec un bracelet d’argent à la patte. Mais rien de plus.
Des sourires, des galantises, des
shake hand tant qu’on le désirait,
et puis, bonsoir la compagnie. Madame vous fermait la porte au nez sans
la moindre pitié.
Enfin, soit qu’elle fût apitoyée par la constance de Ludovic, soit
qu’un caprice nouveau lui chantât sa musique voluptueuse aux oreilles,
la baronne Marguerite sembla vouloir être moins inclémente dans les
dernières semaines de l’année qui se mourait. Elle ne souriait plus
moqueusement lorsqu’il lui parlait d’amour. Elle ne retirait plus ses
mains fines lorsqu’il les serrait dans les siennes. Et ses yeux avivés
d’une cernure bleuâtre avaient parfois une lueur fantasquement étrange
lorsqu’en valsant elle sentait la poitrine robuste du lieutenant
frissonner nerveusement contre la sienne.
Et le soir de Noël, dans un grand bal qui fut donné chez la douairière
de Cantalouve pour l’œuvre pieuse des petits sapins de Jéricho, elle
fit jaser toutes les mauvaises langues en s’affichant insoucieusement
au bras de son amoureux. On eût dit qu’elle s’était métamorphosée
brusquement sous la baguette magique d’une fée. La froide statue aux
cheveux d’or palpitait, vibrait. Elle semblait avoir bu une liqueur
trop forte qui l’avait grisée...
Le lendemain, au retour de l’exercice, Thassilly trouva sur sa table
une lettre soigneusement cachetée d’où s’évaporait un vague parfum de
violettes. Le papier était timbré de la franche devise de la baronne de
Villejésus :
Rien à demy !
« Cher écrivait-elle, j’espère que vous viendrez vous faire gronder le
premier janvier. Ce sont les seules étrennes qu’un mauvais sujet comme
vous ait méritées. Faites toc toc, entre quatre et cinq et la
chevillette cherra.
Monsieur de Villejésus fera ses visites à cette heure-là, à moins que
vous ne teniez à le rencontrer.
A samedi, n’est-ce pas ?
«
MARGUERITE.
»
- Bataille gagnée ! cria Ludovic en couvrant de baisers la chère
écriture de la comtesse, et comme il était aussi bon philosophe que M.
Caro, il ajouta gaiement : – Serait-ce le moment psychologique dont
parlent les meilleurs auteurs ?
II
Le premier jour de l’an arriva, jour d’ennuis, de colères sourdes et de
bâillements pour tous ceux qui portent un pantalon rouge ou un uniforme
quelconque, jour de béatitudes infinies pour l’heureux Thassilly. Il
s’habilla dès le matin, prit sa plus belle tunique, son linge le plus
fin et ses bottines les plus pointues. Il passa une heure chez son
coiffeur, et, sanglé, frisé, parfumé, il attendit le moment des visites
officielles. Le rapport en avait trois pages pleines. Visites chez le
préfet, visites chez les généraux, visites chez le premier président,
visites chez l’évêque. Et toute la garnison devait défiler
méthodiquement chez tous ces personnages. Les armes spéciales, d’abord,
le génie, l’artillerie, puis la cavalerie et, enfin, la pauvre
infanterie qui, piteusement, passe toujours la dernière partout. Cette
petite fête de famille commençait à midi pour le quart, comme on dit
sur les billets de répétitions.
A midi pour le quart, tous les officiers du 145e étaient groupés sur la
place de la préfecture, causant bruyamment, discutant les dernières
nominations parues dans le
Moniteur de l’armée. A une heure pour le
quart, ils y étaient encore. Enfin, ils furent introduits dans un grand
salon banal où, durant une demi-heure, Monsieur le préfet, cravaté de
blanc, l’épée au côté, discourut avec des gestes véhéments sur les
avantages du gouvernement et des libres institutions que la France
s’est données, sur la prospérité croissante du pays, la confiance qu’on
a dans l’armée, la « reine des batailles », et patati et patata. Le
colonel, qui attendait ses étoiles, se crut obligé de répondre. Cela
n’en finissait plus.
Chez les généraux, la comédie recommença de plus belle. Il fallut
écouter de filandreuses dissertations sur la portée nouvelle des armes
à feu, sur les réformes nécessaires, sur les études obligatoires, puis
les souhaits solennels, les compliments réciproques, etc., etc.
Ludovic commençait à s’inquiéter. Il consultait sa montre à chaque
minute. Il eût voulu arrêter la marche invariable des aiguilles noires.
Il serrait dans sa poche le billet de la baronne et songeait tristement
à l’heure du rendez-vous promis. De quatre à cinq. Mais les réceptions
seraient-elles terminées à cette heure-là. Il chercha maladroitement à
se sauver. Le colonel l’arrêta.
- Encore trois, Monsieur de Thassilly, ne l’oublions pas !
Et l’on s’éternisa chez le premier président qui s’embrouillait dans
ses phrases, qui citait des axiomes latins, qui débitait des tirades
sur le rôle de la justice dans la civilisation.
Mon Dieu ! quelle manie de parlotter quand même avaient tous ces
diseurs de bonne aventure ! Ludovic enrageait. Il eût signé séance
tenante une pétition d’Hubertine Auclert ou de Louise Michel réclamant
la suppression des armées permanentes, de la magistrature et du clergé.
Et il était quatre heures lorsqu’on monta les escaliers de l’évêché.
Monseigneur, superbe dans sa chasuble violette, avec son améthyste au
doigt et sa croix de la Légion d’honneur sur son aumusse noire, dégoisa
un vrai sermon en trois points sur un texte emprunté à l’histoire de
Josué. Il rappela les batailles de l’année terrible. Il évoqua les
joies du paradis, le bonheur des élus. Il raconta le combat de
Constantin et de Maxence, la croix flamboyant entre les nuages,
l’épopée de Jeanne d’Arc. Il déclama deux pages de Bossuet sans perdre
haleine.
Le colonel se mouchait bruyamment. Les vieux officiers hochaient la
tête d’un air convaincu. Et le capitaine Roquillard dit à son voisin :
- Nom de Dieu, quelle platine a ce vieux-là !
La montre de Ludovic marquait cinq heures moins dix au moment où
l’évêque bredouilla enfin :
C’est la grâce que je vous souhaite !
III
Les visites officielles étaient terminées. Ludovic courut comme un fou
jusqu’à l’hôtel de la baronne, bousculant les passants, heurtant les
éventaires, poursuivi par les chiens. Hélas ! ce fut peine perdue. Le
baron était rentré. La baronne tendit à Ludovic le bout de ses doigts
d’un geste ennuyé.
- Que vous venez tard, cher ! dit-elle avec une suprême indifférence et
lentement, lui montrant les tisons qui ne flambaient plus. Trop tard !
Voyez donc, le feu s’est éteint !
Un mois après, Ludovic de Thassilly, ayant vainement tenté de ranimer
la fugitive flamme, signa sa démission de son plus beau paraphe, et
l’on dit que la belle baronne Marguerite ne peut se consoler maintenant
du départ de son amoureux.
Toujours la même chanson !
~*~
LES PARENTS DE ROSE
Rose Péché s’éveillait à peine, bien qu’il fût très tard et que la
messe des paresseuses fût finie depuis longtemps dans toutes les
églises. Elle avait languissamment entr’-ouvert ses paupières encore
lourde de sommeil et avivées comme d’un trait de pinceau par de
maladives cernures. Elle s’étirait sur les oreillers ravinés,
tranquille, heureuse, ne pensant à rien, sentant une mollesse profonde
envahir tous ses membres. Le grand jour d’après-midi s’épandait
indiscrètement dans la chambre close, accrochant des reflets à la
peluche rose des tentures, à la toison de bête allongée devant le lit,
au paquet de jupons fripés, jetés en désordre sur les meubles, aux
bijoux épars, à cette jolie petite tête de femme décoiffée qui
s’enfonçait comme en un cadre de dentelles.
- Madame a sonné ? demanda Mariette d’une voix discrète en entrant sur
la pointe des pieds.
Et, ayant relevé les rideaux, la soubrette tendit à sa maîtresse une
lettre timbrée de nombreux cachets et dont l’enveloppe commune était
marquée de taches graisseuses.
- Le facteur a apporté cela chez Madame, dit-elle, mais l’adresse est
si drôlement écrite qu’il n’est pas sûr que la lettre...
- Donnez ! interrompit Rose.
Elle déchiffra les jambages irréguliers de l’écriture et aussitôt,
ennuyée, les lèvres froncées par une moue boudeuse, elle s’écria :
- Une lettre des vieux ! Qu’est-ce qu’ils peuvent me vouloir
aujourd’hui ? Lisez-moi le poulet, Mariette.
Lentement, prise d’une folle envie de rire à chaque phrase, Mariette
commença :
« Not’ fille, la présente est pour te faire savoir que nous jouissons
d’une bonne santé, la vache et son petit dernier aussi, même qu’il sera
bon à vendre avant quelques couples de jours. Les colzas promettent,
mais les pommiers pour dire sont en souffrance, rapport aux gelées de
la lune mauvaise. Tu sauras par la même que nous prenons le train de
plaisir de Pâques pour venir voir ton Paris, rapport aux curiosités
dont jabote tout l’an l’adjoint de chez nous. Préviens ta bourgeoise
que nous lui portons un fromage et deux poulets et que nous lui
demandons un billet de logement, comme dit l’adjoint qui a fait ses
cinq ans.
Tes père et mère qui ne t’oublient pas :
« Tormouillet (Jean-Marie).. »
- Eh bien ! me voilà dans de beaux draps ! gémit Rose Péché.
Et se désolant, elle débita un long chapelet de jérémiades. Les vieux
la croyaient toujours en bonnet blanc et en robe d’alpaga, comme au
début, lorsqu’elle était arrivée dans la grande ville avec un panier au
bras et sa couronne de rosière et qu’elle courait les bureaux de
placement. Pour eux, pour tout le village, elle s’appelait Jeannette
Tormouillet et était femme de chambre chez la comtesse de Saint-Péché,
une jeune veuve qui menait grand train. Ils n’avaient jamais douté de
la chose et elle ne cherchait pas à démolir leurs illusions, certaine
de les avoir perpétuellement dans ses jupes, de les entendre geindre et
mendier les trois cent soixante-cinq jours de l’année, s’ils
découvraient le pot-aux-roses et la fortune inespérée de leur
héritière. Mais, maintenant, comment leur cacherait-elle le changement
de décor, comment sortirait-elle de cette impasse ?
- Que le diable emporte les trains de plaisir ! conclut-elle en
éparpillant ses couvertures d’un fougueux coup de pied.
- Si Madame voulait m’écouter ? proposa Mariette. Je sais un moyen qui
sauverait la situation ; seulement, Madame ne consentira pas, peut-être
?
- Quel moyen ? dis vite. Nous n’avons pas le temps de bavarder. Le
train arrive à trois heures à Saint-Lazare.
- Madame le permet ?
- Je le veux !
- Pourquoi Madame ne reprendrait-elle pas, pendant quelques jours, son
bonnet blanc et son tablier d’alpaga d’autrefois ?
- Et qui se chargerait du rôle de la jeune veuve ?
- Moi, Madame.
Et brusquement, s’enveloppant dans le peignoir japonais de Rose, jetant
son bonnet au loin d’un geste joyeux, dérangeant sa coiffure, rabattant
ses cheveux dans les yeux, la soubrette se campa en une pose effrontée
devant l’armoire à glace. Elle était jolie comme une statuette de vieux
Saxe, les joues fraîches, les prunelles allumées et montrant ses dents
blanches dans un éclat de rire moqueur. Le peignoir semblait avoir été
drapé sur ses épaules grasses, et l’on s’expliquait les stations
prolongées que les amoureux de Rose Péché faisaient parfois dans
l’antichambre.
- Qu’en pense Madame ? fit-elle.
- Passe-moi le tablier ! répondit Rose. Et elle ajouta, enchantée de
jouer cette comédie :
- Ah ! ma chère, que ce sera farce !
Rose avait prévenu tous les amis, Lichegomme, le gros Nyl et les autres
qu’elle partait à la campagne. Porte close à tous. Le vicomte Gontran
fut seul convié à monter par l’escalier de service et à jouer son rôle
dans ce vaudeville de mardi-gras. Rose avait insisté. On rigolerait
tant ! Il accepta et, s’étant fait une tête irréprochable de larbin, il
entra le lendemain au service de Mme de Saint-Péché.
La famille Tormouillet s’était installée au logis comme en pays
conquis. Rose leur ouvrait toutes les armoires. Elle faisait danser
l’anse du panier comme au bon temps. Et gavés, mangeant, buvant du
matin au soir, volant tout ce qu’ils pouvaient voler, les Tormouillet
chantaient sans trêve les louanges de leur fille et de sa maîtresse.
- Excellente maison, excellente maison ! répétaient-ils. Est-elle
heureuse, cette gaillarde, d’avoir déniché un coin pareil !
Ils se montrèrent très aimables pour Gontran. Son grand air de valet
sérieux leur imposait. Tormouillet n’osait pas le tutoyer. Le vicomte
gagnait consciencieusement ses gages, d’autant que Rose le récompensait
par des tendresses absolument inédites. Et ils se tenaient les côtes
tous les deux, tandis que, la brosse au pied, Gontran cirait de bric et
de broc le salon et les chambres.
Et les ripailles à l’office, les coups de genoux sous la table, aux
bêtises énormes dont les vieux émaillaient leurs cocasses impressions
sur Paris, les baisers échangés tandis qu’ils s’affalaient au fond de
leurs chaises, n’en pouvant plus, crevant d’indigestions continuelles...
Gontran s’amusait bienheureusement.
Des fois, Rose débinait la maison. Alors Tormouillet se fâchait,
s’attendrissait et buvait à la santé de Mme de Saint-Péché. Sa pareille
n’existait pas, criait-il. Il l’irait dire à Rome s’il le fallait. Puis
un joli brin de femme, une jeunesse, sans mentir, dont les amours ne
devaient pas chômer.
Un soir, après le dîner, ayant entendu comme un claquement de baisers,
Tormouillet s’approcha de Gontran et, avec des finasseries hésitantes,
il lui parla de Rose. Elle valait son pesant d’or, la petite, et
madrée, sachant tirer son épingle du jeu, pardine, comme personne.
Celui qui l’épouserait ferait une rude affaire. Ce qu’il en disait,
c’était uniquement pour dire. Au train dont elle roulait sa pelote, la
pelote serait grosse avant que bien de l’eau coulât sous les ponts. Et
pour sûr, elle aurait du bien plus tard, trois champs de colzas, un
enclos de pommiers et une baraque qui rapportaient des écus bon an, mal
an. Encore donc, ce qu’il en disait, c’était uniquement pour dire.
Mais, aussi vrai que les bœufs sont bœufs, le compère qui l’épouserait
ferait une riche affaire.
Gontran affecta de ne pas comprendre. La mère Tormouillet, de son côté,
avait endoctriné sa fille sur le même thème.
- A quand notre noce, mon gros chat ? demanda Rose en riant, lorsqu’ils
furent seuls enfin dans leur chambre verrouillée.
- Je demande le temps de réfléchir ! dit Gontran.
Et il l’embrassa sans attendre la signature improbable du contrat.
Les Tormouillet ne songeaient pas à retourner au village. Ils
trouvaient la table bonne et le lit moelleux. Puis, Mariette, ravie de
ne pas travailler, d’être cocotte, ayant déjà ébauché une façon de
roman dont les premiers chapitres lui promettaient du nouveau,
encourageait le ménage à tenir garnison chez elle, à éterniser sa
visite paternelle.
Gontran se lassait de cirer les planches et d’écouter les propositions
matrimoniales de Tormouillet. Rose Péché avait hâte de jeter son bonnet
d’emprunt par la fenêtre et de recommencer les cascades anciennes. La
comédie tournait en longueur. Elle devenait d’une monotonie
désespérante. Les deux amoureux ne riaient plus. Ils bâillaient
ensemble.
Mais, à tous les pressants appels de leur fille, les Tormouillet
répliquaient invariablement :
- Nous partirons lorsque le mariage sera décidé !
Rose Péché ne savait plus à quel saint se vouer, lorsque Gontran eut
une idée lumineuse. Un matin, d’un ton indifférent, il s’approcha de
Tormouillet, qui trempait goulûment des biscuits dans un verre de
Bordeaux :
- Bonjour, Monsieur Tormouillet ; la santé se maintient ? – Comme vous
voyez, et vous ? – Moi, parfaitement. Ce n’est pas comme ces pauvres
vaches... – Les vaches ? – Oui, il paraît qu’elles ont toutes la
maladie, et quand on ne les soigne pas, elles crèvent comme des mouches
! Mais, j’y pense, est-ce que vous n’êtes pas de Métivy-les-Châtels ? –
Comme vous dites ! – Canton de Sornet ? – De Sornet. Eh bien ? – Eh
bien, mon pauvre Tormouillet, c’est justement dans ce canton que la
maladie sévit le plus cruellement. – Mille tonnerres de nom de nom,
vous en êtes sûr ? – Dame ! tous les journaux l’affirment.
Tormouillet courait déjà, désespéré, voyant sa vache et son veau sur la
litière. Et le ménage se sauva de Paris par le premier train.
Mariette n’a pas repris son tablier.
~*~
LE SAPEUR MALGRÉ LUI
Dans l’immense cour de la caserne où les arbrisseaux défeuillés
grelottaient lamentablement, flagellés par le vent d’automne, les
recrues arrivées pêle-mêle par tous les trains du matin étaient depuis
une heure rangées sur deux rangs. Au milieu de la brume blanchâtre qui
voilait encore les fonds, cette grouillante traînée d’hommes pressés
les uns contre les autres en des poses avachies, vêtus de bourgerons
déteints, de tricots râpés, coiffés d’invraisemblables chapeaux, avait
je ne sais quoi de grotesquement comique. Ils ne se parlaient pas,
inquiets, le cou tendu, les bras ballants et contemplant d’un regard
atone cette grande façade plâtreuse, trouée d’innombrables fenêtres
qui, pendant tant de mois, allait être le décor invariable de leur vie.
On eût dit d’un troupeau de bêtes vendues au marché et qui,
désorientées, farouches, cherchent à droite et à gauche le porche large
de l’étable familière, les prairies barrées d’ombres par les peupliers
où les hautes herbes piquetées de fleurs ondulaient comme la
nappe verte d’un étang...
C’était la plus précieuse collection de marionnettes caricaturales
qu’il fût possible d’imaginer. Figures niaisement épanouies, nez
interminables, bouches fendues jusqu’aux oreilles, et les pieds
massifs, monstrueux, qui crevaient le cuir douloureusement tourmenté
des souliers. Feu Darwin eût pu démontrer là, in anima vili,
l’origine simiesque de la pauvre humanité.
Cependant, au premier rang, dominant les rachitiques voisins de sa
haute taille, se dressait un gaillard superbe, robuste d’épaules,
emmitouflé dans un très vieil ulster. Le poing campé sur la hanche
comme un spadassin gouailleur qui attend quelque belle amoureuse, la
jambe gauche tendue en avant, il monologuait tout seul à mi-voix des
paroles inintelligibles. Un ennui prodigieux assombrissait sa face
blême. De longs cheveux tout graisseux de pommade débordaient sous les
ailes de son feutre. Et l’on devinait aussitôt son métier famélique de
cabotin bohème à voir ses paupières rougies par le perpétuel
papillotement des quinquets de la rampe, son menton enluminé de tons
violâtres et ses joues flétries par les maquillages mal essuyés...
Suivi de toute la ribambelle des officiers, du major chargé de gros
registres, du chef de musique et du lieutenant-colonel, le colonel
Guilhaméry passait un par un l’inspection de ses nouveaux soldats. Il
les interrogeait d’un ton brusque, se déhanchait en des gestes
extravagants, faisait des mots et riait, de-ci de-là, d’un gros rire
saccadé.
- Pas mal, le numéro 20 ! s’exclama-t-il en s’arrêtant devant le cabot.
Je suis certain que c’est un clerc de notaire...
- Un ancien séminariste, plutôt, hasarda le major timidement.
- Allons donc, Motebart, vous voyez des curés partout !
Il s’approcha du conscrit.
- Votre nom ? demanda-t-il.
- Epiménide Coquengniac, Monsieur !
- Appelez-moi donc « mon colonel »... Ces gens-là n’ont pas pour deux
sous d’éducation... Votre état ?
- Artiste dramatique, des grands premiers rôles, premier sujet des
théâtres des Bouffes-de-l’Ouest et des Délassements de Perpignan, du
théâtre Caton de Tarbes, des Variétés de Saint-Omer et des meilleures
scènes de la province et de l’étranger... A créé le rôle de Papélidos
dans « la Nièce du Palikare, » drame à spectacle, représenté pour la
première fois, le 30 janvier 1879, au théâtre français de Mascara ;
jouait en dernier lieu le répertoire la...
- Suffit, interrompit le colonel stupéfié par cette litanie de titres
que le nommé Coquengniac avait débitée sans reprendre haleine...
Crebleu, ajouta-t-il, quelle platine ! ça fera un bien beau sapeur !
- Moi, sapeur ! gémit le cabotin. Laisser pousser ma barbe ! Et s’il
faut jouer les Néron, les Marceau, s’il faut... Impossible, Monsieur !
- Quatre jours de salle de police, pour vous apprendre à dire « mon
colonel, » conclut le supérieur.
Et il continua sa revue, tandis que le major griffonnait au crayon, sur
son calepin, dans la colonne des élèves-sapeurs, le nom ronflant
d’Epiménide Coquengniac.
Dès lors, commença une réédition burlesque de la philosophique fable de
La Fontaine : « Le pot de fer et le pot de terre. » Le sapeur malgré
lui résistait. Le colonel s’entêtait et, durant deux mois, la lutte fut
digne d’être chantée en un poème héroï-comique.
Un jour, Coquengniac entre à l’infirmerie pour une maladie imaginaire
et en profita pour obtenir du médecin une ordonnance de tondaison
hygiénique. Une autre fois, il se brûla accidentellement la moitié de
la barbe. Il inventait stratagèmes sur stratagèmes pour garder intacte
de tout poil la virginité de son menton.
Le colonel de décolérait pas.
- Je tiens depuis quatre ans le régiment dans ma main, ne cessait-il de
répéter, et je n’arriverais jamais à me faire obéir de ce cabotin !
Aussi, les jours de salle de police, les jours de consigne et le reste
pleuvaient-ils comme giboulées en mars sur le dos d’Epiménide
Coquengniac. Il couchait plus souvent sur la planche que sur sa
paillasse de chambrée. Et son livret avait déjà deux pages noircies de
punitions quand il se décida tardivement à garder sa barbe.
- Dissimulons ! murmura-t-il très bas et, entremêlant à la fois les
plus sinistres passages de son répertoire, il déclama en se drapant
dans sa capote comme en un peplum de tragédie :
- A nous deux, maintenant, Monsieur Guilhaméry, « ma vengeance qui
veille, avec moi toujours marche et me parle à l’oreille ! »
Il attendit longtemps. Le colonel avait oublié ses rancunes passées.
Coquengniac était perpétuellement de planton chez lui. On le
choisissait surtout, les jours de réceptions de la colonelle. La
cuisinière l’adorait. Il lui récitait des vers entre deux bols de
bouillon. On eût dit qu’il faisait partie du mobilier de la maison.
Et, sur ces entrefaites, le temps de l’inspection générale arriva. Le
colonel, qui espérait voir tomber des étoiles au fond de son assiette,
comme cela se passe dans les féeries, invita son inspecteur et ses
principaux officiers à dîner. L’inspecteur avait une réputation
incontestée de gourmet et tenait merveilleusement sa place à table. Le
colonel ne l’ignorait pas et son dîner devait être un chef-d’œuvre
culinaire. Les convives se présentèrent à l’heure militaire. On causa
quelques instants – bêtement – comme l’on cause toujours à jeun.
L’heure sonna, puis le quart, puis la demie. Le colonel n’y comprenait
rien. L’inspecteur se renfrognait dans sa barbiche blanche. Les
conversations se mouraient. Chacun se regardait inquiètement. Enfin,
n’y tenant plus, Mme Guilhaméry courut à la cuisine. Les fourneaux
étaient éteints, les plats brûlés, le dîner abandonné.
La cuisinière éperdue d’amour avait jeté son tablier par-dessus les
casseroles et s’était sauvée vers quelque guinguette en compagnie du
galant Coquengniac. L’inspecteur dut se retirer à jeun comme devant et
il nota déplorablement le colonel Guilhaméry.
Epiménide Coquengniac s’était vengé !
~*~
L’INTERDIT
I
... Le dîner était commencé et le président de la table racontait de sa
voix éraillée – au milieu des rires bruyants – une grasse histoire
d’Afrique, lorsqu’un grand valet en livrée, cravaté de blanc et
irréprochablement glabre, apporta au capitaine Léoville une petite
lettre scellée d’un cachet armorié.
Léoville déchira l’enveloppe d’un geste impatient, parcourut les quatre
pages, pâlissant à chaque ligne et le front plissé de rides
douloureuses. Et, la lecture finie, il heurta la nappe d’un coup de
poing exaspéré qui secoua les bouteilles à demi vidées.
- Sacrebleu ! cria-t-il. L’affreuse pécore et les stupides gens !
Les officiers se regardaient sans comprendre la cause de cette
exclamation violente. On le questionna discrètement et il continua à
phrases lentes et hachées par la colère :
- Vous savez ou vous ne savez pas que cette excellente douairière de
Sainte-Poulaine, la plus incomparable marieuse en ce monde et dans
l’autre et qui enrégimenterait le diable lui-même dans la grande
confrérie, s’était imaginé – un soir de carême, entre deux tasses de
thé – de vouloir me pendre la corde au cou comme au commun de ses amis.
Un roman s’ébaucha très vite de sauteries en rallye-papers, de dîners
en joyeuses parties sur l’herbe. Et le premier chapitre en fut si doux
que la douairière demandait avant-hier au nom de son ami
miraculeusement converti la main de Mlle Jacqueline d’Orchères...
C’est ici que Perrette casse son pot au lait ! Et parbleu, pourquoi ne
vous lirais-je pas la lettre de la douairière ? L’affront grossier que
j’ai reçu vous atteint tous, Messieurs !
- Lisez, lisez ! interrompit-on d’un bout à l’autre de la table.
Les conversations se taisaient. Les fourchettes ne remuaient plus. Un
silence lourd s’élargissait à travers la salle empuantée du Mess. Et
les camarades intrigués par les paroles du capitaine attendaient avec
une curiosité nerveuse l’explication de l’énigme.
- Voici ce que m’écrit Mme de Sainte-Poulaine :
« Mon cher baron, vous vous êtes trop souvent moqué de la bêtise
humaine pour ne pas rire encore de l’inattendu dénoûment qui renverse
nos beaux châteaux en Espagne.
Tout est à recommencer, mon pauvre ami. Ces d’Orchères sont des sots
qui n’ont jamais mis le nez à leur fenêtre, qui se cloîtrent au fond de
leur hôtel sombre et qui regrettent le bon vieux temps où l’on ne
voyageait qu’en diligence et où la province comptait pour quelque chose.
- Notre fille n’épousera de sa vie un officier ! m’a sèchement répondu
la comtesse sans bonjour ni bonsoir.
- Cependant aucun parti.....
- Vous plaidez une cause jugée, chère Madame. Tous les parents savent à
quoi s’en tenir sur ces beaux messieurs. Pas d’éducation. Les trois
quarts, sortis de rien. Pas la moindre religion et tous les vices...
- N’oubliez-vous rien, comtesse ? ai-je demandé malicieusement.
- Vous souriez, Madame. Allez dans tous les salons de la ville,
interrogez les Pimprenèle, les Noircastel, les La Vraye-Croix et les
autres, tout le monde vous chantera la même antienne.
C’est qu’en effet, baron, les hussards sont bien mal notés à
Saint-Martéjoux !
On vous reçoit, on vous invite, on vous salue. Mais, que ne pouvez-vous
écouter les méchants propos, les moqueries ironiques, les potins
scandés de sous-entendus qui se croisent derrière vous ? Je vous jure
que vos plus franches illusions s’en envoleraient à tire-d’aile pour ne
jamais revenir.
Quant à moi, je renonce décidément à Satan, à ses pompes, à ses œuvres
– et à vous marier. Vous ne m’en voudrez pas, de grâce, et vous
viendrez encore de-ci, de-là, boire une tasse de thé chez votre vieille
amie. »
- Eh bien ? conclut Léoville. Que dites-vous de cela ?
- C’est infect ! fit le sous-lieutenant Motebart.
- Sales colons ! grogna le président.
- Messieurs, dit le capitaine Monsoleil en se levant, je vous propose
une chose.
- Laquelle ?
- Que chacun de nous, dès demain, commence une enquête sérieuse et
absolument secrète pour prouver la véracité des faits avancés par Mme
de Sainte-Poulaine. Dissimulons une semaine. Servons-nous des
soubrettes, de nos valseuses habituelles et de nos maîtresses. Et le
jour où il sera impossible de douter, on se réunira chez le colonel
pour arrêter une ligne de conduite quelconque.
- Approuvé ! approuvé ! répétèrent tumultueusement les officiers.
Et l’on courut au café.
II
La semaine suivante, le 40e hussards savait tout ce qu’il avait voulu
savoir. Les soubrettes avaient bavardé. Les valseuses avaient rougi.
Les maîtresses avaient pleuré. Et après une interminable réunion dans
la salle des écoles – au quartier – on avait adopté à l’unanimité,
article par article, un règlement qui était ainsi rédigé :
Considérant que la société de Saint-Martéjoux a calomnié et calomnie
encore le corps d’officiers du 40e régiment de hussards, MM. les
officiers supérieurs, capitaines, lieutenants et sous-lieutenants ont
décidé :
Article Ier. – A partir de ce jour, aucun officier ne fera de visites,
n’acceptera d’invitations, ne saluera des personnes étrangères au
régiment.
Article 2. – Aucune officier n’aura de relations amoureuses,
platoniques ou autres, avec les dames, les demoiselles, etc., etc., de
la ville.
Article 3. – Les officiers s’engagent sur l’honneur à exécuter les deux
premiers articles dudit règlement.
III
De ce jour, l’interdit pesa sur la ville de Saint-Martéjoux. Les
officiers du 40e hussards, fraternellement unis, observaient avec un
soin jaloux les articles du règlement. On ne dansait plus dans les
antiques hôtels de la rue des Nobles et de la place Sainte-Opportune.
Les jeunes filles ne rêvaient plus le soir en regardant leur carnet de
bal des beaux cavaliers qui les avaient enlacées d’une sensuelle
étreinte dans le tourbillon fou des valses. Les alcôves ne
s’éveillaient plus aux claquements bienheureux des baisers échangés.
Et, le matin, quand le régiment traversait le quartier haut, la fanfare
jouait, sur un rythme sauteur de pas redoublé, la mélancolique
complainte :
Nous n’irons plus au bois,
Les lauriers sont coupés !
Pendant ce temps, les officiers dansaient chez le colonel, organisaient
des comédies, montaient des pique-nique sous bois, faisaient des
visites aux femmes des camarades. Le régiment, toujours le régiment, et
rien que le régiment.
Les douairières ne décoléraient pas. Les jeunes filles se lamentaient
éperdûment, tourmentaient leurs parents. Les maris perdaient la tête à
écouter les jérémiades de leurs femmes. L’ennui tombait, étendant sur
toutes les maisons son suaire gris. Et l’ont eût dit de cette ville
orientale des Mille et une Nuits que les Djinns ont endormie sous
leurs ailes malsaines.
Enfin, la douairière de Sainte-Poulaine négocia la paix, habilement. La
comtesse d’Orchères accorda la main de sa fille à Léoville. Le
règlement fut aboli. Les jeunes filles retrouvèrent leurs valseurs ;
les jolies infidèles, leurs amoureux. Tout le monde se réconcilia au
mariage de Léoville. Le curé prononça un superbe sermon sur les
Macchabées et sur le rôle de l’armée dans la civilisation. Les hussards
pardonnèrent. Et l’on cotillonna à corps perdu, toute la nuit.
Aujourd’hui tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais on
se souviendra longtemps des trois fameux articles qui excommunièrent la
société de Sainte-Martéjoux. Du second article surtout !
~*~
HISTOIRE INTERROMPUE
..... Bien que les étoiles fussent déjà allumées dans le ciel voilé
d’une buée rougeâtre, la chaleur s’épandait lourde et morose. L’air
était imprégné d’impalpables poussières. Les feuilles brûlées des
platanes retombaient comme mortes dans la papillotante lueur du gaz.
Les terrasses des cafés débordaient sur le trottoir comme des
corbeilles trop pleines. Les garçons ne savaient à qui répondre et
couraient de table en table, pareils à des pantins épileptiques. Toute
la bande habituelle – Montescourt, Jacques Lorris, Saint-Emilien,
Sargemens et le grand Toto – s’était attablée, sans savoir pourquoi,
chez Tortoni et se renvoyait comme des volants de raquette des sottises
à dormir debout.
- Sommes-nous bêtes, ce soir ! fit Jacques Lorris, en buvant son
cinquième verre de Kummel.
- La vie n’est pas drôle, s’écria un autre.
- Qu’on serait bien au diable vauvert, à cinq cents lieues de Paris !
murmura le grand Toto.
- Tu trouves ! dit Sargemens, qui ne dépassait jamais la Madeleine.
Toto sembla ne pas l’avoir entendu et il continua, comme s’il eût
récité un monologue :
- Oh ! se sauver n’importe où, au bord de la mer, aller retremper ses
muscles rouillés, sa cervelle malade dans l’air robuste et salubre qui
vient du large, ne plus barbouiller de copie stupide, ne plus entendre
vos calembredaines qui ne valent pas deux sous la ligne, boire du cidre
nouveau sur une table goudronnée d’auberge, et se coucher chaque soir
avec les poules dans un grand lit de paysans. Quel rêve ! Cela vous
faire rire !
Il s’animait peu à peu, fouetté par les gouailleuses moqueries des
camarades.
- Etes-vous donc assez anémiques, assez vidés pour préférer encore à
tout cela notre existence monotone de chaque jour, nos fausses
saouleries, nos joies bêtes et banales et cette course fiévreuse aux
gros sous qui vous flanque un matin les quatre fers en l’air dans un
lit de la maison Dubois ?
- Bravo ! cria Montescourt. Toto parle d’or et, pour ma part, je ne
sais rien de plus attirant qu’une lente et paresseuse flânerie le long
des grèves, surtout certains jours ? – Les après-midi mornes où les
voiles n’éclaboussent pas de taches blanches l’horizon, où les goëlands
effarés tourbillonnent autour des falaises, où les lames grises comme
une coulée de plomb crachent des paquets d’écume salée qui vous
fouettent en plein visage ? Parole d’honneur, on se sent moins stupide
dans un tel décor ! On y oublie la comédie humaine, les Marneffe et les
barons Hulot. On éprouve je ne sais quelles jouissances brèves
d’apothéose comme si l’on écoutait du Shakespeare. Et il semble qu’on
soit délivré des angoisses anciennes, qu’on ait jeté par-dessus bord le
lourd boulet que nous sommes condamnés à traîner – monocle à l’œil –
dans la sale galère parisienne...
N’est-ce pas, Toto ?
Toto rêvassait silencieusement et suivait la fumée bleue de son cigare.
- Et parbleu, reprit Montescourt, cela me rappelle une bizarre aventure
qui m’advint l’an passé. C’était en juillet, à Saint-Léoville. Il
pleuvait, comme il pleut parfois sur la côte normande. Mer démontée.
Ciel louche qu’éclairait à peine de-ci, de-là une rapide et pâle
échappée de soleil. J’allais commencer ma promenade accoutumée sur la
jetée, malgré les averses, lorsqu’au milieu, parmi l’humide vapeur des
embruns, j’aperçus – devinez qui ? – cette mignarde Jane Lange, la
Colombine adorable que Jacquet peignit dans
le Menuet. Que diable
cherchait-elle là, frileusement emmitouflée dans un fourreau anglais ?
Un capuchon doublé de satin rouge flottait sur ses épaules. Ses cheveux
lui couvraient les yeux d’une frange d’or. D’une main, elle serrait son
parapluie détraqué ; de l’autre elle retenait ses jupes qui claquaient
comme des drapeaux. On cherche souvent bien loin des sujets de tableau
sans en dénicher de pareils, car elle était gentille à croquer dans
cette pose embarrassée avec ses joues fardées de rose par le vent et
ses petits pieds finement chaussés qui trempaient dans les flaques
d’eau...
- Bonjour, Madame ! m’écriai-je de loin en la saluant cérémonieusement.
Elle me regarda un instant, hésita, puis éclata de rire.
- Tiens ! c’est vous ? Je vous croyais en Chine, répondit-elle. Vous
venez peut-être opérer mon sauvetage ?
- Si vous le permettez !
- Je crois bien que je le permets. Votre bras et sauvons-nous bien vite
chez moi. Je grelotte aussi lamentablement qu’à notre fameuse partie de
campagne, vous vous souvenez bien ?
- Si je me souviens, hélas !
Si je m’en souvenais, de cette partie absurde qui nous avait désenlacés
brutalement, qui avait interrompu à la première page une histoire
d’amour, exquise, parfumée ; une de ces histoires qui ne courent pas
les rues, je vous jure !
Nous nous étions parlé pour la première fois à ce fameux bal
naturaliste de l’
Assommoir où l’on s’amusa tant. Vous voyez que cela
ne date pas d’hier. Elle était venue en curieuse pour voir Zola et
peut-être aussi pour surveiller le gros Machin, qu’elle adorait alors.
Machin eut-il des torts ? Le champagne me brûla-t-il les lèvres de ces
phrases délirantes qui détraquent les femmes mieux qu’un baiser ?
Saura-t-on jamais comment la petite bête s’éveille au cœur de nos
bien-aimées et pourquoi elles s’abandonnent extasiées entre nos bras.
Cherchez le mot de l’énigme si cela vous délecte.
Mais, que ce fût pour ceci ou pour cela, Jane Lange ne revint pas de
l’Elysée Montmartre dans le coupé de Machin, et ce fut divin, après ces
cancans échevelés, ce tumulte de foule grisée de folie, de se trouver
deux, d’être seuls devant un feu clair qui attiédissait l’atmosphère,
de respirer les odeurs musquées des roses-thé qui se fanaient sur la
cheminée, au lieu des puanteurs fades de bal public, de champagne
répandu dont mon habit était encore imprégné !
Quelle fin de nuit charmante ! Très tard – était-il neuf heures ou midi
? je ne saurais le dire – Jane se traîna vers la fenêtre et entr’ouvrit
ses rideaux de peluche rose. Le ciel d’un bleu attendri rayonnait. Les
premières hirondelles rasaient les cheminées d’un essor joyeux. Les
marronniers apparaissaient piquetés de bourgeons verts. Et le soleil
flambait si gaiement au travers des vitres qu’on eût dit d’une clarté
de cierges allumés pour fêter la Saint-Printemps.
Les yeux de Jane brillèrent. Ses narines palpitèrent comme si elles
eussent subodoré le parfum des prairies en fleurs, de la campagne
renaissante, des bois reverdis. Les ressouvenirs d’Asnières et de
Bougival, les bons souvenirs de noces, de déjeuners aux guinguettes, de
voyage en canot, au fil de l’eau, lui bourdonnaient aux oreilles, lui
sonnaient un carillon de revenue...
- Partons à la campagne, veux-tu ? s’exclama-t-elle brusquement.
- J’allais te le demander, répondis-je.
La toilette ne fut pas longue. Elle s’enveloppa dans ses fourrures et
en route pour Bougival, ravis de notre idée et nous bécotant plus que
jamais.
Cela ne dura pas longtemps.
Nous avions antidaté la Saint-Printemps. Une bise piquante flagellait
les branches nues. L’herbe avait des tons roux de paillasson usé. La
campagne était funèbre. Pas la moindre fleur d’aubépine aux buissons.
Pas le moindre gazouillis d’oiseau, chanta dans les arbres. Nous
claquions des dents, au bord de la rivière. Le déjeuner servit de
bouquet. Le restaurant sentait la peinture neuve. Les garçons nous
dévisageaient d’un regard narquois, ainsi que des bêtes curieuses. Le
menu était épouvantable. La bise entrait comme chez elle par les
fenêtres. J’avais relevé mon collet. Elle avait gardé ses fourrures.
Nous grelottions désespérément. Elle ne disait plus une parole, ne
mangeait rien et tambourinait une marche fièvreuse sur la nappe. Elle
n’attendit même pas le dessert...
- Retournons à Paris ! commanda-t-elle.
Les billets d’aller et retour se ressemblent. Les voyages ne se
ressemblent pas. J’eus beau remuer les cendres du feu, souffler sur les
tisons qui s’éteignent, redire les serments de l’heure passée, la «
petite bête » ne recommença plus sa musique et les lèvres de Jane
restèrent obstinément closes aux tendresses.
- Tu ne m’aimes donc plus ? implorai-je à genoux.
- J’ai trop froid pour vous répondre, interrompit-elle inexorablement.
Nous reparlerons de cela un jour... en été.
- Et voilà, conclut Montescourt, ce qui prouve une fois de plus que les
amoureux sont protégés par un dieu tutélaire, puisque, sans le vouloir,
sans le savoir, nous nous sommes retrouvés, un jour d’été, pour
continuer la lecture interrompue de notre bienheureuse histoire...
~*~
EN DILIGENCE !
I
... J’ai voulu revoir, l’autre jour, cette bonne vieille ville de
Saint-Martéjoux où le gouvernement me procura, après les deux ans
d’école, l’honneur et la joie de tenir garnison.
Le décor n’a pas changé comme dans ces pauvres théâtres de province où
les cinq actes des mélos se jouent sempiternellement devant la même
toile de fond. C’est toujours la large place pavée de cailloux pointus
où, sous des ormeaux à moitié pourris, les paysannes des environs
vendent des hottées de légumes. Quelle aquarelle quand le grand soleil
d’août l’inondait d’une pluie d’or !
Ce sont les huit fiacres lamentables alignés à la queue-leu-leu, le
long du trottoir frangé d’herbes luisantes. Huit. Le nombre n’a pas
varié depuis dix ans. Ce sont les rues étroites où les toits d’ardoises
se touchent, le jardin public avec son lac où les cyprins rouges
pullulent et ses rochers artificiels que domine un kiosque jaune. La
nature revue et corrigée par Bouvard et Pécuchet.
Les boutiquiers ont gardé leurs cocasses enseignes que le vent secoue
implacablement ; les pains de sucre bleus, les chapelets de chandelles,
les parapluies en zinc, les plats de cuivre des perruquiers.
Et, en regardant les noms familiers qui sont peints au-dessus des
devantures, je me suis rappelé, comme si j’avais feuilleté un album de
caricatures, tous les méchants tours, toutes les farces hilarantes que
les camarades jouèrent sans trêve aux paisibles bourgeois.
Je me suis rappelé entre toutes la comique aventure du galant Champdoré
qui dut, bien malgré lui, acheter une diligence, à beaux deniers
comptants. Une de ces vénérables pataches à trois compartiments, où nos
pères se tassaient philosophiquement et qui barraient toute la largeur
d’une route de leur masse énorme. Mais commençons par le commencement.
II
Il y avait alors au milieu de la rue des Grands-Fossés, un carrossier
qui maquignonnait des rosses vicieuses et confectionnait des voitures
neuves avec d’antiques guimbardes détraquées, ramassées pour deux sous
de droite et de gauche. Un peu usurier, très fripon, laid, malpropre et
avare comme s’il eût été circoncis en naissant, Honoré Caminade se
permettait d’être conseiller municipal et de posséder pour fille la
plus adorable blonde devant laquelle les amoureux aient jamais récité
des actes de tendresse. Délurée à souhait avec cela. Une margot de
dix-huit ans, qui ne baissait pas les paupières sous les regards
ardents des hommes, qui savait retrousser ses jupes d’un geste savant,
les jours de pluie, et dont les yeux glauques, marqués de lassitude par
des cernes profonds, les lèvres charnues, curieuses de tout
goûter, semblaient déjà mendier quelque fruit de ce fameux pommier qui
tenta notre gourmande mère Ève.
Le matin, lorsque le régiment revenait de l’exercice, tambours,
clairons, musique en tête, comme dans la chanson, elle apparaissait
derrière ses volets entre-bâillés, presque dévêtue sous son peignoir de
percale rose, les cheveux ramassés sur la nuque ainsi qu’une poignée
rousse d’épis, et montrant ses dents nacrées en un vague sourire.
Tous les sous-lieutenants prenaient le sourire pour eux. Tous, par une
machinale habitude, levaient les yeux, en passant, vers les fenêtres du
carrossier. Et, à la pension, malgré les pacifiques observations du
président de table, les commentaires se croisaient jalousement,
querelleurs comme des fleurets qui se heurtent.
Beaucoup de bruit pour rien.
La place était prise, en effet. Sans rien dire, laissant les autres se
disputer, Champdoré avait sournoisement capté les faveurs de la belle
enfant. Il lui avait écrit des poulets enflammés sur du papier bleu,
parfumé de ylang-ylang. Il avait été implorant, passionné, voluptueux,
désespéré. Il avait chanté sur toutes les cordes son troublant
madrigal. Il avait posé des heures entières, la nuit, sous sa fenêtre,
comme un donneur de sérénades, toussant, transi, bâillant, et ne se
décourageant pas.
Elle ne résista pas longtemps. Ils se donnèrent d’abord des rendez-vous
le soir dans la cathédrale. Elle arrivait tremblante, n’osant relever
sa voilette, et ils s’embrassaient au fond des confessionnaux noyés
d’ombre. Et à chaque baiser, elle répétait obstinément :
- Vous me jurez que c’est pour le bon motif ?
- Comment peux-tu croire le contraire, mon ange ! affirmait Champdoré
sans s’interrompre.
Cependant le père faisait bonne garde autour de son héritière. Elle dut
inventer des histoires baroques pour pouvoir s’échapper du logis. Et,
n’osant plus s’attarder dans les églises désertes, elle conduisit
Champdoré sous un vaste hangar obscur, où le père Caminade enfermait
ses voitures.
Toutes ces vieilleries entassées, pressées route contre roue, avaient,
au milieu des ténèbres vagues, un aspect fantastique. Berlines
d’émigrés ; carrosses massifs aux flancs ventrus, aux marchepieds
démesurés ; briskas légères ; cabriolets élégants, elles étaient toutes
là, les voitures démodées, ridicules, du bon vieux temps. Toutes, même
une diligence échouée parmi ce capharnaüm étrange, comme une
monstrueuse épave. Une diligence peinte en rouge, pareille à quelque
ambulante baraque de saltimbanque.
- Que nous serons bien là-dedans ! s’exclama Champdoré.
- Qui viendrait nous y chercher ? ajouta la jeune fille.
Et le couple s’installa sans façon dans la rotonde de la diligence. Les
deux amoureux ne respectaient pas le sommeil de la septuagénaire
guimbarde et ne quittaient plus ce domicile bizarre. Mais la petite se
montrait inflexible sur le chapitre des concessions illégitimes, et
Champdoré se lassa peu à peu d’entendre la belle balbutier son
sempiternel refrain :
- Vous m’assurez que c’est pour le bon motif ?
Le siège traînait en longueur et se réduisait à de furtives
escarmouches d’avant-postes. La petite Caminade sentimentalisait comme
une grisette de Mürger. Elle parlait de joies pures, de liens éternels,
d’union parfaite. Champdoré se bouchait les oreilles, ne comprenant
rien au sermon. Ses baisers s’alanguissaient, devenaient moroses,
glacés, paternels. L’amour agonisait tristement.
Et, un beau jour, le père Caminade étant venu pour épousseter sa
diligence, découvrit le pot aux roses et surprit les amoureux au gîte.
Impossible de nier ! Impossible de trouver une explication !
Le carrossier leva les bras au ciel, bredouilla une complainte
indignée, parla de détournement de mineure, d’honneur outragé, de
justice future. La fille piaillait effarée. Champdoré jurait ses grands
dieux – et jamais il n’avait dit plus vrai – que la petite était encore
digne d’être couronnée rosière. Enfin, après d’interminables
discussions, tout s’arrangea.
- Ou vous épouserez ma fille, ou vous achèterez la diligence !
choisissez ! disait Caminade brusquement apaisé.
- Ni l’une ni l’autre ! répondit Champdoré.
- Alors, préféreriez-vous une bonne plainte au parquet ? insista le
père.
- Va pour la diligence !
- Ce n’était donc pas pour le bon motif ? interrompit furieusement la
fille.
- Probable, ma fille ! conclut Caminade avec un gros rire ironique.
Mais il te reste ton vieux père !... Ton vieux père qui vient de placer
sa vieille diligence !
III
Champdoré n’a jamais pu revendre sa guimbarde. Aussi ne manque-t-il
jamais une occasion d’attaquer les chemins de fer et d’énumérer les
avantages des diligences. Malheureusement personne ne l’écoute !
Quant à Mlle Caminade, elle a épousé un notaire, et elle joue
volontiers, dit-on, à quatre mains l’attendrissante Chanson de
Fortunio !
~*~
LA MÉSAVENTURE DE DON JUAN
I
... Des duels, la belle affaire ! s’écria négligemment le sculpteur
Pierre Rosarieul, et, ayant secoué la cendre de son cigare aux bords
d’une merveilleuse soucoupe de vieux saxe, il reprit d’un ton railleur
: – Voyons, Messieurs, qui n’en a pas eu une demi-douzaine dans sa
pauvre malheureuse vie, et pour d’autres histoires que des petits
papiers ou des blagues de bonne femme ?
Et parbleu, moi qui vous parle, moi l’homme le plus pacifique du globe,
en y comprenant les terres hyperboréennes découvertes par Nordenskiold,
j’ai comme états de service, à cette heure, sept duels, trois
blessures, chaque fois avec le même adversaire et chaque fois pour la
même cause. Sept duels, trois blessures, vous m’entendez bien, et pas
la moindre décoration...
L’aventure vaut, d’ailleurs, la peine d’être racontée, bien qu’un
peu... rabelaisienne. Mais nous sommes entre hommes – pas vrai ? –
après un excellent dîner, et quand on est bourré de truffes comme un
chapon de Bresse, quand on se sent aux lèvres l’arome exquis d’un
havane, il serait malséant de déclamer, les larmes aux yeux :
Dans les prés fleuris
Qu’arrose la Seine,
Mes chères brebis,
Cherchez qui vous mène.
Donc, au temps où « telle chose m’advint, » comme dit le bonhomme,
j’étais encore étudiant, étudiant quoi, le droit ou la médecine, je ne
m’en souviens plus trop, dans une petite ville de Lorraine. La vraie
petite ville de province avec ses pans de murs démantelés, une
esplanade où la musique militaire jouait deux fois par semaine, un
théâtre étonnant, de vieilles maisons, de vieilles rues, de vieux
salons, de vieux usages. On s’y amusait cependant aussi joyeusement que
n’importe où, et il s’y trouvait assez de belles filles d’Eve pour nous
faire oublier le monde entier.
Les roses demoiselles abondaient. Les douairières ne se montraient pas
trop revêches. Et sans trêve, que ce fût en avril, que ce fût en été,
que ce fût l’automne ou l’hiver, on dansait à corps perdu. Les
sauteries se succédaient tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. De
salon en salon, les épinettes jouaient toutes seules les langoureuses
valses de Marcailhou. Et les amourettes ne chômaient pas dans ce
contact perpétuel de jeunesses, dans cet échange incessant de faderies
qu’on se murmure tout bas à l’oreille en tournant étroitement enlacés
et qui sont plus dangereuses que la furtive brûlure d’un baiser...
Malheureusement, les officiers du régiment de dragons qui tenait
garnison dans la ville nous faisaient la plus déloyale concurrence.
L’assiette au beurre n’était que pour leurs lèvres trop friandes et
surtout pour un grand lieutenant qui s’appelait le vicomte Georges de
Montereix.
Don Juan ressuscité sous un casque de dragon, hautain, insolent,
sabreur, subodorant toujours quelque odeur de femme, courant la brune
et la blonde, s’en moquant cavalièrement, les trompant avec un art
parfait, et gentilhomme de la tête aux pieds. Les belles l’adoraient.
Les maris le craignaient. Et les chercheurs de romans étaient réduits
au rôle ridicule d’amoureux transis...
II
Aussi, dans le café des étudiants et au cours de la Faculté, on
conspirait sourdement contre le beau détrousseur de vertus. Il y eut
même de mémorables serments de vengeance jurés sur un billard à moitié
crevé. Tout le monde criait haro, serrait les poings, insultait
platoniquement l’ennemi commun, et personne n’osait attacher le grelot,
moi, pas plus que le commun des conjurés !
Or, un jour de la mi-janvier, des commérages indiscrets nous apprirent
que le vicomte Georges avait demandé la main d’une ravissante héritière
de dix-sept ans, fraîche comme une branche d’aubépine en fleur à pointe
d’aube et si blonde qu’on avait, en la regardant, la tentation de
réciter des vers de Virgile.
Depuis ma rhétorique, je ne voyais qu’elle, je ne rêvais que de ses
yeux profonds et de sa bouche ronde de déesse. En son honneur, j’avais
noirci de sonnets fulgurants plus de trois cahiers...
Hélas ! et l’on affirmait sérieusement qu’elle idolâtrait le Don Juan.
L’amour s’était furtivement glissé dans son cœur virginal entre deux
valses, et les parents avaient retardé la cérémonie jusqu’à la fin du
Carême.
- Ce mariage ne se fera pas ! criai-je très haut dans la salle du café,
au légitime ébahissement des consommateurs qui lisaient tranquillement
leurs gazettes.
On commenta beaucoup cette exclamation de défi, puis on changea de
conversation comme après les rodomontades accoutumées.
La semaine suivante, la présidente recevait le soir, et le vicomte de
Montereix devait conduire le cotillon avec sa fiancée. D’où vint l’idée
de « haulte gresse » qui germa alors dans ma cervelle ? Je ne sais, et
faut-il achever mon histoire ?
III
Je vous dirai très vite et très bas qu’il gelait ce soir-là à pierre
fendre, qu’au coin d’une borne, dans la neige, j’avais ramassé quelque
chose de dur qui ressemblait à un caillou grisâtre, et qu’après avoir
longtemps attendu, avec une extrême patience, un instant favorable, il
me fut enfin possible de glisser ma trouvaille dans la poche gauche de
la tunique du lieutenant, tandis qu’il exposait à un monsieur
absolument sourd ses théories sur l’avancement des officiers...
Le tour était joué !
D’abord, on ne s’aperçut de rien.
- Me serais-je trompé ? pensais-je anxieusement.
Mais, peu à peu, dans les tiédeurs molles qui remplissaient
l’appartement plein de lumières et de monde, dans le tourbillonnement
affolé des valses, dans le frottement continuel des danseurs, le dégel
commença. Et parmi les pénétrantes embaumées de white rose et de foin
nouveau, des bouquets qui se fanaient languissamment dans les
chevelures, parmi cette grisante senteur de blondes qui s’évaporait
sous les coups pressés des éventails, monta une odeur innommable, une
pestilence fade qui s’alourdissait dans l’atmosphère. Et plus le
lieutenant remuait, plus l’odeur devenait forte. La fiancée rougissait.
Il ne savait quelle contenance garder. Il n’osait lui demander une
explication.
Et l’odeur augmentait de plus en plus. Maintenant, on s’écartait du
couple. On se mouchait bruyamment. Les dames tenaient leur mouchoir de
dentelle contre leur nez rose. N’y tenant plus, le vicomte Hector
voulut en faire autant. Il enfonça d’un geste brusque sa main finement
gantée dans la poche gauche de sa tunique, et...
Vous devinez la suite. Un éclat de rire implacable, inextinguible,
courut d’un bout à l’autre du salon. Le pianiste lui-même interrompit
son monotone tapotement. Don Juan, honteux et penaud, avait disparu.
Le lendemain, toute la ville savait la mésaventure et l’amplifiait de
commentaires. Le mariage fut rompu. Et, furieux, sacrant, Montereix
vint avec d’autres officiers au café des étudiants, provoquant Dieu et
diable. – Où est le lâche, l’insolent qui m’a joué ce tour ?
répétait-il. – Le voici ! répondis-je en saluant très poliment.
Et sachez que je suis à vos ordres, Monsieur !
On se battit au sabre. Il tirait trop bien pour ne pas être blessé.
Depuis cette première affaire, nous ne pouvons pas nous rencontrer sans
échanger des témoins. Il a juré de me tuer, et je n’ai aucunement
l’intention d’acheter encore une concession à perpétuité au
Père-Lachaise. Cela peut nous mener très loin. Et c’est une manière
comme une autre de s’entretenir la main.
~*~
LE RATELIER DE FIFRELOUX
Lorsque le capitaine-trésorier Fifreloux commençait au dessert la
sempiternelle histoire de ses bonnes fortunes passées, de ses malheurs,
des passe-droits dont il avait été victime, et de son fameux serment de
chasteté, les conversations s’interrompaient d’un bout à l’autre de la
table, et, un par un les camarades, jetant leurs serviettes, se
sauvaient au café avec de longs éclats de rire.
Et dans la large salle déserte de la pension, où traînaient des odeurs
fades de viandes refroidies et de vin versé, il ne restait pour écouter
les radotailles larmoyantes du trésorier que le capitaine Marmichet, de
la 3e du 4e, une très vénérable baderne, qui était sourd comme un
trombone et qui s’attardait après chaque repas à déchiffrer les rébus
peinturlurés sur les assiettes...
Aussi Fifreloux adressait-il invariablement ses tirades à cet
impassible voisin :
- Croyez-moi, Marmichet, lui répétait-il d’un ton grave. L’amour est la
plus détestable invention qu’il soit possible d’imaginer. Tous les
malheurs, toutes les angoisses, toutes les souffrances nous viennent de
cette inguérissable maladie. Croyez-moi, mon cher Marmichet, n’aimez
jamais..
Et il ajoutait, heurtant de la main son front chauve, qui ressemblait à
une coquille d’œuf luisante, découvrant d’un soupir piteux ses gencives
édentées, redressant péniblement son échine voûtée :
- Plus d’alfa sur le gourbi, histoire de femmes... Plus de chicots dans
l’entonnoir, histoire de femmes... Mes rides, mes rhumatismes, etc.,
etc., histoire de femmes. Des états de service superbes, je peux le
prouver, mais des blessures dans toutes les campagnes. Et vous,
Marmichet ?
Marmichet ne répondait pas, absorbé par l’étude savante de ses rebus.
- Voilà pourquoi, continuait Fifreloux, j’ai fait, un jour, après
quatre mois d’hôpital, le serment solennel de résister à toutes les
tentations roses et blondes, aux lèvres qui se tendraient à mes
baisers. La chose était pénible, j’en conviens, cependant, Marmichet,
j’ai été à la hauteur des circonstances ; en eussiez-vous été capable ?
Marmichet persistait à ne pas répondre.
Alors, d’une voix sentimentale, les yeux écarquillés, la figure
épanouie comme s’il allait chanter une romance idyllique, le trésorier
reprenait à mi-voix :
- Tout cela, Marmichet, ce n’est pas le bonheur. Il me manque je ne
sais quoi qui remplirait ma vie, qui me broderait des pantoufles et qui
me soignerait. ne le dites à personne surtout, je voudrais me marier,
dénicher, n’importe où, une petite fille de vingt ans, toute jeune,
toute innocente, toute fraîche... M’écoutez-vous, Marmichet ?
Marmichet se taisait encore, et le capitaine Fifreloux, haussant les
épaules, l’abandonnait enfin à ses paisibles et monotones occupations.
II
Le serment de Fifreloux menaçait de s’éterniser. Les jeunesses lui
riaient querelleusement au nez. Les parents lui tournaient le dos sans
la moindre politesse, et les officiers composaient des chansons
raillardes qui flagellaient les prétentions surannées du vieux
Cassandre.
Mais le trésorier ne se décourageait pas. Quand une porte lui était
fermée, il sonnait à une autre avec une patience entêtée, et, de porte
en porte, il finit par découvrir la perle inconnue qu’il cherchait
depuis si longtemps.
Mlle Gabrielle Massoulat avait à peine vingt ans, des cheveux d’or fin
éparpillés comme une frange métallique sur ses larges yeux qu’ils
baignaient d’une étrange teinte blonde, un amour de petit nez
gaminement retroussé et dont les narines roses palpitaient d’un frisson
troublant, les lèvres épaisses, rouges comme la bouche d’une bacchante
antique, barbouillée du sang parfumé des grappes mûres.
C’était le portrait cent fois décrit par Fifreloux à son silencieux
camarade, le capitaine Marmichet. Une petite fille de vingt ans, toute
jeune, toute fraîche. Il n’y manquait absolument que l’épithète
d’innocente et le précieux certificat qui fit la fortune de Jane May –
aux neiges d’antan.
Les méchantes langues de la garnison en racontaient sur ce sujet
épineux de quoi remplir quatre romans de Montépin. La gamine savait son
Corneille et surtout les fameux vers :
Chez les âmes bien nées,
La valeur n’attend pas le nombre des années.
On citait entre toutes une adorable aventure de grand cousin apprenant
les douces choses d’amour à sa cousine en la tiède saison des vacances,
et celle d’un clerc galant qui, maintes fois, avait psalmodié la
Chanson de Fortunio dans la chambre close de la petite, aux heures où
la maison dormait paisiblement.
Fifreloux ne voulut rien entendre. Les cheveux blonds et les lèvres
rouges de Mlle Massoulat avaient détraqué sa pauvre cervelle. Son
serment prolongé l’exaspérait. Il se boucha les oreilles et demanda la
main de la jeune fille.
- Bah ! pensait-il, on ne peut tout avoir en ce monde et l’on ne mange
pas souvent des fruits pareils à quarante-cinq ans bien sonnés.
Sa demande fut agréée par les parents avec de très heureuses
protestations de reconnaissance, et la joie radieuse de la gamine,
enchantée de cueillir son bouquet de fleurs d’oranger comme les autres,
acheva d’idiotiser l’amoureux Fifreloux...
III
Dès lors, bercé de consolantes illusions, rêvant d’être aimé pour
lui-même, de faire battre le cœur de sa belle fiancée, il voulut
réparer toutes les usures causées par les « histoires de femmes. »
Il acheta une perruque frisée de céladon. Il commanda chez un dentiste
un râtelier américain. Il apprit à se maquiller comme un vieux cabotin.
Il teignit ses moustaches. Il enserra sa taille en un corset étroit.
Plus de front chauve reluisant comme une coquille d’œuf. Plus de
gencives édentées. Plus d’échine cassée en deux. On eût dit de quelque
gâteux de féerie qui change son masque entre deux décors.
Et ainsi métamorphosé, sautillant, pimpant, maquillé de frais, il se
présenta à la mairie, où les invités étaient déjà réunis. La perruque
était parfaitement attachée au crâne. Le fard et les coups d’estompe
qui dissimulaient les rides était un chef-d’œuvre. Le râtelier seul
inquiétait Fifreloux. C’était en effet la première fois qu’il
accrochait cette mécanique artificielle entre ses chicots ébranlés. Et
il sentait glisser la plaque d’or mal fixée au palais. Mais l’arrivée
de la mariée fit tout oublier. Il s’inclina. Il grimaça. Il balbutia un
long madrigal. Des frissons couraient dans tous ses membres et, les
yeux fixés sur la délicieuse créature qui allait lui appartenir pour
l’éternité humaine, il se grisait déjà des jouissances futures, il la
déshabillait en pensée, ne lui laissant au corps que sa chevelure fauve
dénouée et une chemisette transparente qui la rendait plus charmante
encore.
La mariée bâillait derrière son éventail.
Pendant ce temps, le maire, cravaté de blanc, lisait d’une grosse voix
les articles du Code ; et, la lecture terminée, il posa aux nouveaux
époux la question habituelle :
- Monsieur Fifreloux, consentez-vous à prendre pour votre épouse
légitime Mlle Gabrielle Massoulat ?
Aussitôt, tous les assistants, le maire, la mariée virent le
capitaine-trésorier haleter, battre le vide de ses deux mains crispées.
Il devenait rouge, violet, vert, jaune. Des gouttes de sueur coulaient
sur ses joues, emportant des traînées de fard. La perruque, détachée,
tombait sur les yeux. Des gloussements inarticulés sortaient de sa
bouche béante. Et, après des convulsions affreuses, il retomba raidi au
pied du fauteuil municipal.
Le malheureux, dans son émotion, avait avalé le faux râtelier.
- S’il avait pu dire oui, au moins, je serais veuve maintenant, gémit
sa fiancée.
Et ce fut la seul oraison funèbre du capitaine Fifreloux !
~*~
CHANGEMENT A VUE
Tristement dîné hier sur cette terrasse des Ambassadeurs où nous avons
tant ri jadis. Il faisait déjà frisquet. Un vrai soir d’automne piqueté
d’étoiles à travers lesquelles éclatait par instants une longue fusée
blanche de lumière électrique. Le grand Max s’est donné une peine de
tous les diables pour sauver la situation. Mais on se sentait tout
chose, et les belles amies – Fanny Love elle-même – oubliaient de
montrer leurs dents. Il y avait, en effet, une mélancolie bizarre dans
ce spectacle en plein vent où les quinquets frissonnaient, mettant des
plaques d’or sur l’or rouge des larges feuilles retombantes des
marronniers. Les violons semblaient enrhumés, les pitreries des cabots
étaient lamentables, et sur la scène, les roulures qui servent de
tapisserie s’emmitouflaient frileusement dans leurs mantilles blanches.
Puis les banquettes vides que longent en bâillant des garçons blêmes,
la marchande de bouquets qui dort dans un coin, le crieur de romances
qui glapit d’un ton monotone sa réclame accoutumée et cette odeur
humide qui monte des massifs voisins, et qui vous étreint le cœur comme
un souvenir nostalgique. Fini jusqu’à l’été prochain, si par miracle
nous avons pu traîner notre boulet vers cette date lointaine, malgré le
P.-L.-M., les femmes et le reste !
Au retour, Champdoré, qui ramasse toujours d’impossibles histoires,
nous a conté la mésaventure comique de cette pauvre Liline Ablette.
Cela commence comme la fable du Bonhomme :
Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre.
L’un d’eux s’ennuyant au logis,
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays.
Et grand mal lui en prit, si vous vous rappelez vos classiques. Mal en
prit aussi à la très blonde Liline de se sauver à Naples avec les
hirondelles, aux premières averses de septembre, et d’abandonner
insoucieusement sa tiède bonbonnière, posée comme un nid sur la lisière
fleurie du parc Monceau, ses invraisemblables bibelots et les
resplendissantes fleurs de sa serre où rayonne d’un éclat mystérieux le
ventre d’or des Boudhas. Mal en prit à cette bête superbe créée pour
être aimée et se railler du troupeau prosterné des hommes, de ne pas
avoir compris le charme exquis de l’automne, la poésie profonde des
allées qui se dépouillent, des brumes qui flottent pareilles à des
écharpes de mousseline et la douceur molle du premier feu qui vous
retient, qui vous hypnotise devant les chenets, la cervelle perdue
durant des heures et des heures.
Elle savait cependant que Pontauvert a, depuis son entrée dans le
monde, oublié de remonter la petite mécanique absurde que les
dictionnaires de médecine appellent le cœur, qu’il se moque des
marchandes de joie aussi effrontément que son maître Don Juan, qu’il
aime toutes les femmes en général, pourvu qu’elles soient blondes,
qu’elles aient les lèvres rouges, qu’elles soient stupides et fassent
des fautes d’orthographe. Elle savait que la vie déréglée du marquis
est réglée comme les portées métriques du papier à musique et que
chaque soir, de minuit à deux heures, il avait pris l’habitude
invariable de venir faire sa petite partie de bésigue chinois suivie de
quelques autres. Elle avait entendu maintes fois des claquements fous
de baisers qui sonnaient par toute l’antichambre à l’arrivée de «
monsieur. » Elle connaissait l’affriolante frimousse de sa camériste
Claudine, ses grands yeux d’agate pailletés de taches d’or, son bonnet
aux rubans roses qu’une chiquenaude distraite eût envoyé au diable, ses
joues trouées de mignardes fossettes et ses dents nacrées de jeune
faunesse dont feue Mlle Samary serait jalouse – un vrai biscuit de
Saxe, enfin – une de ces soubrettes trop jolies que Greuze campa au
bord des fontaines, la jupe retroussée et les prunelles rêveusement
fixées vers quelque chemin où passeront tout à l’heure les robustes
gardes-françaises. Elle n’ignorait pas que l’hôtel appartenait au
marquis, qu’elle n’avait pu obtenir encore le moindre bout de contrat
lui assurant pignon sur rue, ainsi que toutes ses jolies camarades.
Mais quand « l’invitation au voyage » vous bourdonne aux oreilles son
poème de joies inconnues, ses litanies de promesses, il est bien
difficile de résister à la tentation, de réfléchir trois secondes et de
se rappeler le vieux proverbe prudhommesque :
Qui va à la chasse perd sa place !
Liline Ablette partit donc – un soir pluvieux – assoiffée de soleil,
heureuse comme une gamine de voir du pays. Les adieux furent touchants.
Le couple échangea des serments de fidélité qui n’en finissaient plus.
Liline jura sur la perruque de son père – un vieux trombone des
Bouffe-du-Sud – de rentrer au bercail le mois suivant. Et le train
s’ébranla sur cette promesse suprême que scandait un tendre baiser
envoyé du bout des doigts.
L’hôtel, les palmiers, les bibelots avaient été confiés avec mille et
une recommandations à la camériste Claudine.
Ce soir-là, le marquis Hercule de Pontauvert s’ennuya prodigieusement.
Ce brusque dérangement dans ses habitudes le rendait de fort méchante
humeur. Et vers minuit, après la représentation de l’Opéra, ne sachant
comment tuer les heures lentes, il alla perdre une centaine de louis au
club. Il recommença le lendemain, le surlendemain, – toute la semaine.
Puis, lassé de ce genre de distraction, je ne sais quel diable le
poussant, à l’heure accoutumée de sa partie de bésigue, il reprit
machinalement le chemin du petit hôtel. Le logis dormait, calme,
silencieux, comme une église abandonnée. Pontauvert entrevit une
traînée de lumière qui luisait sous la porte dans la chambre à coucher
de Liline. Il ouvrit sans scrupule et trouva la Claudine étendue dans
le grand lit à baldaquins de sa maîtresse. Un feu clair flambait au
milieu de la cheminée. Un bouquet de violettes oublié sur un meuble
diffusait son odeur énervante à travers l’atmosphère attiédie. Les
mules de Liline étaient jetées sur la peau d’ours étendue au pied du
lit. Sa simarre de cachemire brodé couvrait le divan de ses plis
lourds. Son roman favori – une ineptie de Montépin – avait roulé sur le
tapis. Rien n’était changé dans ce décor familier que l’idole ancienne.
Rien, pas même la chemise qui moulait le corps de la camériste, une de
ces chemises de satin bleuté que Liline Ablette endossait aux grandes
occasions.
Et toute décoiffée, les cheveux éparpillés comme une poignée de rayons
dans l’épaisseur des oreillers de dentelles, la friponne Claudine
riait, riait, creusant ses fossettes, entr’ouvrant à peine ses
paupières trempées de désirs languissants. Elle jouait si parfaitement
son rôle que Pontauvert ne soufflait mot – ébahi – idiotisé par
l’aplomb de la jolie fille.
- Je savais bien que Monsieur le marquis reviendrait faire son bésigue
! lui dit-elle brusquement.
- Parbleu ! répliqua Pontauvert en l’embrassant sur les yeux, tu parles
d’or, Claudine, et tu mériterais un prix Montyon.
- J’ai déjà été rosière dans le temps... interrompit-elle les paupières
baissées.
- Et tu ne veux plus recommencer ? Parfait. C’est étonnant comme tu
ressembles à ta maîtresse !
- N’est-ce pas ? Préféreriez-vous... ?
- Allons donc ! fit-il ; est-ce que l’amour d’hier a jamais valu celui
d’aujourd’hui ?
La partie de bésigue fut palpitante et, malgré ses austères habitudes,
le marquis enchanté la prolongea jusqu’à l’aube. Claudine gagnait
toujours. Elle gagna l’hôtel. Elle gagna les chevaux. Elle gagna les
diamants. Aussi, lorsque Liline Ablette revint l’autre jour au bercail,
selon sa promesse, elle trouva le nid occupé et les portes closes, et
sa femme de chambre in partibus lui écrivit moqueusement :
« Je regrette beaucoup d’avoir pris la place de Madame, mais si Madame
le désire je lui offre, en compensation la mienne, avec une
augmentation de gages.
Que Madame réfléchisse et me réponde poste pour poste. Le marquis
serait enchanté de ce choix. «
CLAUDINE. »
Liline Ablette a juré de plaider et vient de lancer du papier timbré.
Que de procès sur la planche et que les bons avocats doivent se frotter
les mains !
~*~
LA MAIN CHAUDE
I
L’histoire morale que nous allons avoir l’honneur de vous raconter,
d’après des documents diplomatiques retrouvés, on ne sait par quelle
cause, au fond de la fameuse armoire du Val d’Andorre, s’est passée
dans la principauté de San-Mocolli, une principauté d’opérette que les
géographes – des gens consciencieux cependant – ont malencontreusement
oubliée dans leurs atlas.
Imaginez-vous,
trempant leurs blancheurs dans la nappe paresseuse d’un
golfe bleu, des maisons italiennes, à terrasses fleuries, de vieux
clochetons d’église qui se chauffent au soleil ; des rues étroites où
le soleil apparaît entre les murs comme une bande flottante de soie
tendre ; des enclos où les pampres luisent sur les feuilles argentées
des oliviers, et à l’horizon, moirée de lumières, la mer que les voiles
latines parsèment de taches claires. Cette aquarelle représente la
capitale de la principauté. Ajoutons, pour ne négliger aucun détail,
qu’il serait impossible de tirer un coup de canon sans occasionner un «
Casus belli, » que l’armée permanente est composée de cinq
carabiniers, dont un invalide, deux colonels et un général, que le
suffrage universel n’existe pas et que les impôts ont été abolis au
quinzième siècle.
Donc, en l’an de grâce qu’il vous plaira, le prince Ascanio XXII ayant
fait royalement la fête aux quatre coins du demi-monde, s’aperçut un
beau soir que sa cassette sonnait le creux, que son dernier héritage
était croqué jusqu’au plus petit écu, et que les usuriers les moins
avares ne lui prêteraient pas un sou sur sa couronne fermée.
Il ne pouvait songer à rétablir les impôts. Ses sujets, n’étant pas
toujours d’humeur facile, l’auraient reconduit à la frontière sans les
moindres égards. Il pensa à licencier son armée permanente. Une
économie de bouts de chandelle. Et ne sachant plus enfin à quel juif se
vouer, le prince décida à faire une fin et à chercher une héritière.
Il n’eut pas à chercher longtemps.
Son voisin, le vieux duc de Lacryma-Christi, avait une fille, un peu
fanée, ni spirituelle, ni jolie, mais millionnaire à souhait. Ascanio
XXII n’hésita pas. Il envoya son chambellan au duc. On discuta. Le
chambellan fut très éloquent et enleva le consentement après un
discours tellement long que le vieux s’était endormi dans son fauteuil
armorié.
Les fiançailles furent célébrées dans les deux Etats avec une imposante
solennité. Et l’on fixa le mariage à la Notre-Dame d’août.
II
Cependant, Ascanio XXII enterrait joyeusement sa vie de garçon. Il
dépensait déjà la dot de l’héritière. Les doublons sautaient à pleines
poignées par les fenêtres ouvertes du palais. Les bouchons de champagne
n’interrompaient pas leur bruyante musique. Dans toutes les chambres
traînaient les robes des belles amies revenues pour consoler le prince.
On soupait, on dansait. Toutes les folies, tous les caprices étaient
exaucés.
Le prince se grisait de fausses tendresses et d’amours artificielles.
Les lèvres qui s’offraient, les yeux qui étincelaient, les corsets
roses qui craquaient chassaient loin de lui l’amère vision du supplice
prochain. Et le carnaval du palais détraquait toute la ville, comme ces
farandoles qui passent de maison en maison, entraînant tout le monde
dans leur chaîne enlaçante et renversant tout devant elles. Les
sérénades empêchaient les maris de dormir. L’armée permanente oubliait
ses consignes. On ne rencontrait que des couples aux joues enluminées,
aux regards languides, qui processionnaient deux à deux, suivant la
guise amoureuse. On en rencontrait à chaque pas, dans les bosquets
obscurs des jardins, au détour des rues désertes, sur les sables d’or
de la grève et jusque dans les antichambres du palais.
Et parfois sur le golfe aux eaux transparentes où la lune mirait son
pâle sourire, passait, conduite par des rameurs paresseux, la barque
remplie de bouquets où Ascanio XXII écoutait tranquillement les bêtises
des Musidoras agenouillées autour de lui et la voix triste d’une diva
parisienne qui chantait la mélancolique complainte du grand Théo :
Ma belle amie
est morte,
Je pleurerai
toujours ;
Sous la tombe
elle emporte
Mon âme et mes
amours.
Que mon sort
est amer !
Oh ! sans amour, sans aller sur
la mer !
III
Or, tandis qu’on chantait dans la principauté de San-Mocolli, le vieux
duc de Lacryma-Christi, exaspéré par les lamentations de sa fille, qui
demandait Ascanio sur tous les tons du clavier, monologuait d’inquiètes
réflexions sur l’indifférence de son gendre. Pas de bouquets, pas de
cadeaux, pas de visites, pas de poulets. Que devait-il penser d’une
telle conduite ?
Et, un jour, curieux de connaître le dessous des cartes, il se grima de
merveilleuse façon, prit les lunettes bleues de son conseiller intime
et, ayant fait atteler sa berline, partit pour la principauté.
Il arriva au palais quelques heures après. La chaleur était accablante.
Le suisse ronflait sur une banquette.
Il le réveilla sans pitié.
- Le prince peut-il recevoir un ambassadeur de S. M. le duc de
Lacryma-Christi ? demanda-t-il aussitôt.
Le suisse sortit à lentes enjambées, se frottant les yeux et fort peu
satisfait de ce brusque réveil.
Les fenêtres de l’antichambre étaient ouvertes, et l’on apercevait les
allées vertes et les massifs en fleurs des jardins du palais.
Le duc s’était assis et regardait distraitement voler les papillons.
- Ce maroufle se permettrait-il de me faire attendre ? murmura-t-il
bientôt.
Il répétait cette phrase pour la quatrième fois, lorsqu’il entendit,
très loin, dans un bosquet, des paroles brèves qu’interrompait le
tumulte querelleur de rires féminins.
Il reconnut la voix du prince.
- Un ambassadeur de mon beau-père ? disait-il. Qu’on lui dise de
revenir au 15 août !
Le duc sauta comme s’il eût reçu une décharge électrique dans les
mollets, et furieux, marmottant entre ses dents des lambeaux de
menaces, il courut de corridor en corridor, d’allée en allée, vers la
charmille où les rires continuaient de plus belle.
Dans l’ombre verdissante des feuilles pressées que le soleil lamait de
plaques d’or, la diva parisienne, en un déshabillé provocant, était
assise sur un banc de pierre. Ascanio XXII, agenouillé, avait enfoncé
son visage dans les jupes de la belle. Et, groupée autour de lui, toute
une bande de jolies filles jouait à la main chaude comme des échappées
de couvent.
C’était charmant.
Le duc crut entrevoir un coin du Paradis perdu.
Sa colère agonisait. La gaieté des autres l’envahissait. Et sans
prononcer une parole, le doigt posé sur ses lèvres, profitant de la
stupéfaction générale, il gratta d’une chiquenaude légère la paume
immobile du prince.
- Cette fois, cria Ascanio, c’est Marietta ! Tu me dois dix baisers, ma
chère ?
Et ayant relevé la tête, il aperçut la face imperturbable du duc qui
avait jeté ses lunettes bleues.
- Vous ici ? fit-il.
- Moi-même, mon gendre. Exigez-vous les dix baisers ?
IV
Le mariage fut rompu.
Le prince Ascanio ne le regrette plus. Il a installé maintenant dans
ses Etats une maison de jeux qui enfoncera celle de Monaco. L’ordre du
Poisson-d’Or qu’il vend très cher aux financiers véreux et aux
marchands de cochons enrichis lui rapporte, bon an, mal an, cent mille
livres de rente.
Et la fête continue à San-Mocolli !
~*~
PLAN DE CAMPAGNE
... Ils avaient marché toute la journée – pas à pas – s’arrêtant à
regarder ce va-et-vient de troupes qui remplissait d’une tapageuse
gaieté les ruelles herbeuses du village. Le tableau était coloré. Et
cela amusait beaucoup la marquise d’entendre les chansons d’étape qui
claironnaient aux fenêtres des chaumières, de voir se lever brusquement
devant elle, raides, la main au képi, les soldats qui fumaient leur
pipe à l’ombre des treilles. Chantérac lui expliquait tout, prolongeait
la flânerie, heureux de sentir son bras sur le sien, d’écouter sa voix
d’enfant et ses rires moqueurs. Ils étaient partis du château sans rien
dire, laissant le général Thorailles et le marquis remuer leurs
souvenirs de l’année terrible et terminer leur interminable partie de
billard. Derrière eux, les troupiers s’exclamaient :
- Tiens ! l’aide de camp du général et sa « particulière ! »
Elle en riait comme une folle et l’on n’eût pu rêver vraiment un couple
plus jeune et mieux assorti, comme disent les bonnes gens de province.
Chantérac bénissait le hasard qui avait changé les premiers plans du
commandant en chef et envoyé sa brigade à Métivy-le-Sec. Huit jours à
passer chez les La Croix-Ramillies. Il eût presque cru à une providence
qui n’aime pas les maris trop confiants. Et, en revenant par le chemin
le plus long, malgré la solitude exquise, ils se parlaient presque à
voix basse. Guy lui rappelait l’histoire ancienne – l’hiver passé,
quand il était à l’école de guerre et qu’il lui avait été présenté – un
soir – entre deux valses, au bal costumé des Taillemaure. Les moindres
détails de sa toilette papillotaient encore dans ses yeux comme une
inoubliable vision. C’était un costume de paysanne provençale. Un
caprice de coquette qui connaît son miroir. Le chapeau de paille aux
larges ailes dégringolait sur les cheveux blonds éparpillés en mèches
indociles. Sa jolie tête rose semblait plus rose et fraîche encadrée
ainsi comme d’une auréole ardente. La chemisette de toile fine
découvrait un peu la chair adorable, duvetée de veloutine. Et la robe
de futaine se gardait bien de cacher les pieds mignons et petits comme
il sied aux bergères d’opéra comique. Ses cheveux blonds l’avaient
attiré aussitôt, comme une flamme dans laquelle les phalènes viennent
se brûler les ailes. Ils avaient dansé ensemble – plusieurs fois. Il
lui apprenait le boston, cette valse sensuelle qu’on traîne et qui vous
donne le « langoureux vertige » dont parle Baudelaire. Des promesses
après. On s’était revu un peu partout et chez elle, les jours où Madame
ne reçoit pas. Il poursuivait les mêmes chimères. Ils aimaient les
mêmes choses. Leurs mains s’étaient unies comme fraternellement. Elle
lui contait tout. Il ne lui cachait rien. Et c’étaient des tendresses
délicieuses, une amitié qui ressemblait presque à de l’amour. Un
prologue peut-être, mais si doux qu’ils ne pensaient pas au reste. Il
l’aimait à en perdre la raison. Elle, se laissait aimer indolemment,
bienheureusement. Enfin, Chantérac fut envoyé au diable. Ils
s’écrivirent tous les jours, puis toutes les semaines, puis tous les
mois, puis elle oublia son adresse.
Et il la retrouvait maintenant par aventure. Il la retrouvait seule. Le
mari comptait-il ?
Il y avait une mollesse parfumée d’alcôve dans l’air tiède. Le soleil
se couchait étendant de larges bandes rouges derrière les meules
alignées à l’horizon. Cette fin de jour troublait, énervait. Les fleurs
sentaient trop bon. Les oiseaux s’envolaient vers les arbres. L’amitié
qui ressemblait presque à de l’amour était loin, bien loin. Chantérac
se pencha vers elle. Le bras de la marquise tremblait un peu sur le
sien. Elle souriait sans savoir pourquoi et ses narines battaient
voluptueusement de l’aile. Il effleurait ses cheveux blonds de ses
lèvres.
- Je vous aime toujours, plus que jamais ! murmura-t-il d’une voix
implorante.
Et pour la première fois, il baisa sa nuque ambrée où les frisons de
soie avaient une odeur d’iris. Il l’embrassa longtemps et elle n’osait
pas lui dire toute la joie qui la domptait et l’eût jetée sans force
dans ses bras...
Le marquis les attendait à la grille du parc. Il était assis sur un
banc à côté du général, et les deux barbons discutaient avec de grands
gestes, parlant de Jomini, de Napoléon et de Gustave-Adolphe. Leurs
ombres démesurées dansaient le long de l’allée une sarabande grotesque.
- Eh bien, ma chère Renée, dit le marquis, êtes-vous contente de votre
promenade ?
- Enchantée, fit-elle d’un ton imperceptiblement railleur, et je ne
saurais trop en remercier M. de Chantérac, qui a bien voulu tout me
montrer et tout m’expliquer...
- Curieux, n’est-ce pas, Madame, bougonna le général. L’image de la
guerre... en petit. – Et il ajouta : Vous me permettez, marquis, de
causer un instant service avec mon aide de camp.
Alors, il fut question de cantonnement, de subsistances, d’ordres
exécutés, de travaux préparés. Chantérac répondait imperturbablement,
inventant les moindres détails, comme s’il eût entrevu autre chose que
la tête blonde de la marquise, comme s’il eût pensé à d’autres
turlutaines qu’à son amour. L’explication fut parfaite et le général se
déclara satisfait.
- Je vous admire, Monsieur, reprit le marquis, de n’avoir rien oublié
malgré la présence de ma femme. Savoir être galant et remplir son
devoir ponctuellement, voilà bien le véritable officier français.
Chantérac inclina la tête comme très flatté. Il ne levait pas les yeux
sur la marquise, ayant peur de rire malgré lui, s’ils avaient échangé
le moindre regard.
Dans la soirée, il y eut une longue discussion. La Croix-Ramillies, qui
avait été zouave de Charrette pendant la guerre, exposait ses idées
militaires avec une fougue juvénile. On avait tort, répétait-il, de
perdre les vieilles traditions. Lui ne connaissait qu’une tactique, les
charges à la baïonnette, l’élan des masses, la « furia francese. » Le
général l’arrêtait en plein enthousiasme.
- Mais vous n’arriveriez pas quatre sur la position ennemie,
insistait-il.
Et il développa à son tour la façon dont il comprenait la bataille
moderne. Avec les armes actuelles, il était impossible de prendre à
l’assaut une position bien défendue. Des surprises et des mouvements
tournants. Voilà tout ! Il s’animait, faisait des phrases, comparait
les positions à certaines femmes qu’il importe de ne pas violenter, de
ne pas attaquer trop promptement. Les feintes et une sorte de
galanterie et l’on réussissait toujours. La marquise bâillait,
bâillait. Chantérac répondait des bêtises à dormir debout, lorsque le
général ou le marquis le consultaient et le prenaient à partie. Il ne
pensait qu’à elle. Il gardait aux lèvres l’odeur d’iris que fleuraient
ses frisons dorés. Elle ne lui avait rien promis, pourtant il espérait,
il croyait avec cette belle confiance des amoureux que peut-être, qui
sait, elle exaucerait ses désirs passionnés. La marquise songeait. Elle
comparait nostalgiquement son grotesque Cassandre, bedonnant et
radotant, au jeune quêteur d’amour qui si longtemps avait aimablement
obéi à ses moindres fantaisies et qu’elle rencontrait à nouveau sur sa
route.
- Voudriez-vous m’aider à servir le thé, Monsieur ? demanda-t-elle avec
une extrême douceur.
Ils allèrent au fond du grand salon, où le samovar chantait, entouré de
tasses de vieux Sèvres. Elle versa le thé. Une fumée odorante montait
vers le plafond. Et tandis que Chantérac, n’y tenant plus, lui disait :
- Je vous en supplie, Renée. Je vous aime tant et tant...
Elle s’écriait tout haut :
- Le préférez-vous sucré, général ?
Et elle répondait tout bas :
- Soyez donc sage, grand enfant !
Le général Thorailles prouva les jours suivants à l’ancien zouave de
Charrette tout le mérite de sa tactique. Il emporta à chaque manœuvre
la position ennemie – résultat prévu d’ailleurs dans le programme, et
La Croix-Ramillies a voué une admiration profonde au brillant homme de
guerre dont il fut l’amphitryon pendant une semaine.
Est-il nécessaire d’ajouter que l’aide de camp fut aussi victorieux que
son général ?
Victoire plus durable et meilleure – entre nous !
~*~
LE MANNEQUIN
I
Il y avait déjà trois grands mois qu’un soir d’octobre - au coucher du
soleil - les escadrons du régiment étaient entrés dans la bonne ville
de Saint-Martéjoux, piaffant tumultueusement sur les pavés des rues
étroites, poudrés par la poussière grise des étapes interminables et
secouant toutes les vitres de stridentes fanfares, pareilles à une
chanson de bienvenue.
Tous les souvenirs mélancoliques qu’on emporte malgré soi d’une
ancienne garnison, l’amertume restée aux lèvres des baisers d’adieu
dont on ne peut se désenlacer, les promesses lentes murmurées dans un
dernier tour de valse à quelque blonde enfant – la danseuse préférée de
tout l’hiver, – l’ennui de ne plus revoir les paysages familiers, le
cadre auquel on s’est habitué pendant de longs jours, le logis, les
meubles qui ont entendu tant de douces choses, qui ont vécu
discrètement de la même vie que nous, tout cela peu à peu se mourait,
s’évanouissait dans la curiosité du nouveau, dans l’émoi des
aventures inquiètement courues, dans la jouissance attachante de
refaire son trou, de s’installer au milieu de ses bibelots, de ses
livres, de ce qu’on a aimé et qu’on aime encore. On eût dit que le
régiment tenait garnison à Saint-Martéjoux depuis des siècles. Les
officiers avaient pris avec une gaillarde philosophie la succession des
camarades partis. Les jolies filles étaient revenues frapper aux portes
qu’elles connaissaient de vieille date. Puis les romans qui
s’ébauchent, on ne sait comment, en croquant un gâteau chez le
pâtissier, en bavardant cinq minutes dans une sauterie, en ramassant un
gant à la messe – ces romans qui commencent par une bêtise et qui nous
agenouillent le lendemain, sans volonté, sans forces, les mains
jointes, le cœur blessé, les lèvres implorantes, aux pieds de la
première venue.
L’amour fleurissait donc, quoique transplanté en terre nouvelle et
comme on le chante dans les rondes tourangelles « chacun avait sa
chacune » au quarante et unième dragons.
« Chacun avait sa chacune, » hormis pourtant le capitaine Lenfumé, du
deuxième escadron. Cela ne surprenait personne, d’ailleurs. Le
capitaine était laid, d’une laideur drôle de cabotin qui joue les
Jocrisses, difficile comme pas un, aimant à choisir ses morceaux et les
meilleurs, plus timide qu’un écolier lorsqu’il essayait une déclaration
tendre, enfin myope, invraisemblablement myope. Il saluait les
réverbères croyant saluer le colonel. Il avait suivi une douairière,
persuadé qu’il suivait une gamine effrontée. Mais, aussi amoureux que
myope, il se désespérait de ne pas avoir encore ramassé un clou pour
accrocher son cœur.
Il errait dans les faubourgs comme un pauvre qui mendie n’importe quoi.
Il collait sa face rougeaude aux vitrines des boutiques. Il attendait
la procession de trottins qui s’éparpille, ainsi qu’une volée bruyante
de moineaux, hors des ateliers, à l’heure vague où le gaz s’allume de
rue en rue. Et les grisettes lui riaient au nez, lui souhaitaient en
courant d’ironiques bonsoirs, le poursuivaient de quolibets joyeux.
Lenfumé s’entêtait, et, honteux de sa mauvaise fortune, il racontait à
la pension des histoires galantes à dormir debout, où il se taillait
des rôles de jeune premier forçant les serrures les mieux fermées et
changeant de maîtresse comme feu don Juan. On ne l’écoutait pas, et les
moqueries allaient leur train.
II
Or, certain jour que le capitaine longeait le trottoir de la rue
Cardinale, s’arrêtant à chaque magasin, revenant sur ses pas, examinant
les corridors, lorgnant les fenêtres closes des maisons, il aperçut
dans l’entre-bâillement d’un rideau à demi tiré comme une silhouette
élégante de femme qui se cambrait en une pose étudiée. Coiffée d’un
chapeau Directoire aux larges bords, qui teintaient d’ombre la moitié
de son visage, elle semblait regarder curieusement dans la rue, et tous
ses traits se figeaient dans une moue bête dont rien ne troublait la
sereine fadeur.
Au-dessous des fenêtres, en grosses lettres dorées, s’allongeait
l’enseigne suivante :
Mlles
TRINQUEBALLE SŒURS,
modistes.
Lenfumé redressa son lorgnon, contempla longuement la fenêtre des
modistes, risqua bientôt un sourire allumé de gourmandes convoitises.
La belle ne disparut pas. Elle continuait à regarder la rue et sa
bouche gardait son immuable pli.
- Parbleu ! se dit triomphalement le capitaine, il n’y a pas cette fois
la moindre erreur. Voici l’infante rêvée ! C’est bien sur moi que se
fixent ses adorables regards ! Elle est idéale, je suis aimé, ce doit
être une grande dame, ne la compromettons pas !...
Il ne souffla mot de son aventure aux camarades. Il était déjà jaloux.
On eût dit d’un avare qui espère un héritage et veille déjà sur la
cassette vide qui renfermera les doublons futurs.
Il retourna le lendemain, à la même place, anxieux, le cœur battant
sous sa tunique serrée. L’inconnue attendait comme la veille à la
fenêtre dans la même pose et la même toilette. Alors, Lenfumé
s’attendrit. Il salua jusqu’à terre. Il pencha la tête. Il entr’ouvrit
la bouche. Il posa la main sur son cœur. L’inconnue ne remuait pas.
- Décidément, je ne m’étais pas trompé ! pensa-t-il. C’est une grande
dame qui a peur de se compromettre, et j’ai peut-être été trop loin.
Et, s’étant incliné comme devant une reine, il passa son chemin.
III
Maintenant il ne s’attardait plus après le déjeuner aux parties de
besigue en cinq mille liés. Il paraissait tourmenté, distrait, malade.
Il négligeait le service. Il ne flânait plus dans les faubourgs. Il ne
contait plus la moindre blague.
- On nous a changé le père Lenfumé ! disaient les sous-lieutenants
intrigués de cette métamorphose soudaine.
Et flairant quelque cocasse drôlerie, ils surveillèrent le capitaine.
On le suivit. On l’épia et l’on découvrit bientôt que le pauvre myope
avait entrepris patiemment la conquête d’un mannequin, de la bonne
femme en cire sur laquelle les sœurs Trinqueballe essayaient leurs
chapeaux.
Les petites modistes connaissaient les dragons. On les mit dans la
confidence, et, un beau matin, Lenfumé, grisé de bonheur, vit la
fenêtre s’ouvrir furtivement et une main féminine lui jeter un billet
qui embaumait la violette. Il lut et relut les pattes de mouche de son
inconnue :
« Venez ce soir, écrivait-elle, à dix heures, quand les réverbères
seront éteints. Frappez quatre coups doucement ; on vous ouvrira. Soyez
muet comme votre ombre.
« Une femme qui vous adore et qui se perd pour l’amour de vous. »
La signature était illisible.
Lenfumé ne parut pas à la pension. Il n’avait pas faim. Il se sentait
des ailes. Il rayonnait. Il eût pourfendu le monde entier pour charmer
sa bien aimée. Il récitait les mots du billet comme une prière magique.
Tout le romanesque de son aventure le détraquait, l’idiotisait. Il
n’avait pas le moindre soupçon que cela fût un méchant tour joué par
des camarades qui s’ennuyaient. Il croyait aveuglément à son bonheur.
Et quand les réverbères ne piquèrent plus l’obscurité de leurs lueurs
jaunes, il monta en frissonnant l’escalier des modistes. Il gratta
quatre coups doucement à la porte close.
La porte s’ouvrit et, stupéfait, désolé, furieux, il se trouva alors au
milieu d’une chambre déserte, en face du mannequin qu’éclairaient des
chandeliers allumés à droite et à gauche.
La figure en cire coiffée d’un chapeau de carnaval, le regardait de ses
prunelles mortes et ternes, lui souriait de ses lèvres peinturlurées.
En même temps, il entendit des éclats de rire étouffés qui bruissaient
derrière une cloison, et comprenant enfin la comédie dont il était le
personnage ridicule, honteux comme le renard de la fable, il se sauva
par où il était entré, sans détourner la tête.
Depuis lors, il renonça aux amours défendues, épousa une jeune fille
aussi laide que lui. Ils s’aiment et ils ont beaucoup d’enfants.
Ainsi soit-il pour ceux qui nous liront.