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S. Mallarmé : Pages oubliées (1875)
MALLARMÉ, Stéphane (1842-1898) : Pages oubliées (1875).
Saisie du texte et relecture : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (04.III.2011)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros] obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (Bm Lx : nc) de La République des lettres - revue mensuelle - livraison du 20 décembre 1875.
 
Pages oubliées
par
Stéphane Mallarmé

~*~

Plainte d’Automne et Frisson d’Hiver

I.

Depuis que Maria m’a quitté pour aller dans une autre étoile – laquelle, Orion, Altaïr et toi, verte Vénus ? – J’ai toujours chéri la solitude. Que de longues journées j’ai passées seul avec mon chat. Par seul, j’entends sans un être matériel et mon chat est un compagnon mystique, un esprit. Je puis donc dire que j’ai passé de longues journées seul avec mon chat, et, seul, avec un des derniers auteurs de la décadence latine ; car depuis que la blanche créature n’est plus, étrangement et singulièrement j’ai aimé tout ce qui se résumait en ce mot : chute. Ainsi, dans l’année, ma saison favorite, ce sont les derniers jours allanguis de l’été, qui précèdent immédiatement l’automne, et dans la journée l’heure où je me promène est quand le soleil se repose avant de s’évanouir, avec des rayons de cuivre jaune sur les murs gris et de cuivre rouge sur les carreaux. De même la littérature des derniers moments de Rome, tant, cependant, qu’elle ne respire aucunement l’approche rajeunissante des Barbares et ne bégaie point le latin enfantin des premières proses chrétiennes. Je lisais donc un de ces chers poëmes (dont les plaques de fard ont plus de charme sur moi que l’incarnat de la jeunesse) et plongeais une main dans la fourrure du pur animal, quand un orgue de Barbarie chanta languissamment et mélancoliquement sous ma fenêtre. Il jouait dans la grande allée de peupliers dont les feuilles me paraissent jaunes même au printemps, depuis que Maria a passé là avec des cierges, une dernière fois. L’instrument des tristes, oui, vraiment : le piano scintille, le violon ouvre à l’âme déchirée la lumière, mais l’orgue de Barbarie, dans le crépuscule du souvenir, m’a fait désespérément rêver. Maintenant qu’il murmurait un air joyeusement vulgaire et qui mit la gaîté au coeur des faubourgs, un air suranné, banal : d’où vient que sa ritournelle m’allait à l’âme et me faisait pleurer comme une ballade romantique ? Je la savourai lentement et je ne lançai pas un sou par la fenêtre de peur de me déranger et de m’apercevoir que l’instrument ne chantait pas seul.

II.

                                    à M...

Cette pendule de Saxe, qui retarde et sonne treize heures parmi ses fleurs et ses dieux, à qui a-t-elle été ? Pense qu’elle est venue de Saxe par les longues diligences, autrefois.

(De singulières ombres pendent aux vitres usées).

Et ta glace de Venise, profonde comme une froide fontaine, en un rivage de guivres dédorées, qui s’y est miré ? Ah ! je suis sûr que plus d’une femme a baigné dans cette eau le péché de sa beauté : et peut-être verrais-je un fantôme nu si je regardais longtemps. – Vilain, tu dis souvent de méchantes choses...

(Je vois des toiles d’araignées en haut des grandes croisées).

Notre bahut encore est très-vieux : contemple comme ce feu rougit son triste bois ; les rideaux allanguis ont son âge, et la tapisserie des fauteuils dénuée de fard, et les anciennes gravures des murs, et toutes nos vieilleries ! Est-ce qu’il ne te semble pas, même, que les bengalis et l’oiseau bleu ont déteint avec le temps.

(Ne songe pas aux toiles d’araignées qui tremblent en haut des grandes croisées).

Tu aimes tout cela et voilà pourquoi je puis vivre auprès de toi. N’as-tu pas désiré, ma soeur au regard de jadis, qu’en un de mes poëmes apparussent ces mots « la grâce des choses fanées ? » Les objets neufs te déplaisent ; à toi aussi, ils font peur avec leur hardiesse criarde, et tu te sentirais le besoin de les user, - ce qui est bien difficile à faire pour ceux qui ne goûtent pas l’action.

Viens, ferme ton vieil almanach allemand, que tu lis avec attention, bien qu’il ait paru il y a plus de cent ans et que les rois qu’il annonce soient tous morts, et, sur l’antique tapis couché, la tête appuyée parmi tes genoux charitables dans ta robe pâlie, ô calme enfant, je te parlerai pendant des heures ; il n’y a plus de champs et les rues sont vides, je te parlerai de nos meubles...

Tu es distraite ?

(Ces toiles d’araignées grelottent longtemps en haut des grandes croisées).

_______

Le Spectacle Interrompu.

Que la civilisation est loin de procurer les jouissances attribuables à cet état : on doit par exemple s’étonner qu’une association, entre les rêveurs y séjournant, n’existe pas dans toute grande ville, pour subvenir à un journal qui examine les évènements sous le jour propre au rêve. Artifice que la réalité, bon à fixer l’intellect moyen entre les mirages d’un fait ; mais elle repose par cela même sur quelque universelle entente : voyons donc s’il n’est pas, dans l’idéal, un aspect nécessaire, normal, simple et tout aussi capable de servir de type. Je veux, pour moi seul, écrire ainsi qu’elle frappa mon regard de poëte, telle anecdote, avant que ne la divulguent des reporters dressés par la foule à assigner à chaque chose son caractère ordinaire.

Le petit théâtre des PRODIGALITÉS adjoint l’exhibition d’un vivant cousin d’Atta-roll ou de Martin à sa féerie classique LA BÊTE ET LE GÉNIE ; j’avais, pour reconnaître l’invitation d’un billet double hier égaré chez moi, posé mon chapeau dans la stalle vacante à mes côtés, l’absence d’un ami y témoignant du goût général à esquiver ce naïf spectacle. Que se passait-il devant moi ? rien, sauf que : de pâleurs évasives de mousseline se réfugiant sur vingt piédestaux d’une architecture de Bagdad, sortaient enfin un sourire et des bras ouverts à la lourdeur triste de l’ours : tandis que le héros, de ces sylphides l’évocateur et leur gardien, un clown, dans sa haute nudité d’argent, raillait l’animal victime de notre supériorité. Jouir comme la foule du mythe inclus dans toute banalité, quel repos ! et, sans voisins où verser des réflexions, voir l’ordinaire et splendide veille demandée à la rampe par ma recherche assoupie d’imaginations et de symboles. Étranger à toute réminiscence de pareilles soirées, l’accident le plus neuf suscita mon attention : une des nombreuses salves d’applaudissements décernées par l’enthousiasme à l’illustration sur la scène du privilége authentique de l’homme, venait, brisée par quoi ? de cesser net, avec un fixe fracas de gloire à l’apogée, inhabile à se répandre. Tout oreilles, il fallut être tout yeux. Au geste du pantin, une paume crispée dans l’air ouvrant les cinq doigts, je compris qu’il avait, l’ingénieux ! capté les sympathies par la mine d’attraper au vol quelque chose, figure (et c’est tout) de la facilité dont est par chacun de nous soudain prise une idée : et qu’ému au léger vent, l’ours rythmiquement et doucement levé interrogeait cet exploit, une griffe posée sur les rubans de l’épaule humaine. Personne qui ne haletât, tant cette situation portait en soi de conséquences graves pour l’honneur de la race : qu’allait-il arriver ? L’autre patte s’abattit, souple, contre un bras longeant le maillot ; et l’on vit, couple antique uni dans un secret rapprochement, comme un homme inférieur, trapu, bon, debout sur l’écartement de deux jambes de poil, étreindre, pour y apprendre les pratiques du génie et son crâne au noir museau ne l’atteignant qu’à la moitié, le buste de son frère brillant et surnaturel : mais qui, lui ! exhaussait, la bouche folle de vague, un chef affreux remuant par un fil visible dans l’horreur les dénégations véritables d’une mouche de papier et d’or. Spectacle clair, plus que les tréteaux, vaste, montrant ce don propre aux choses de l’art, de durer longtemps : pour le parfaire, je laissai, sans que m’offusquât l’attitude probablement fatale prise par le mime dépositaire de notre orgueil, jaillir tacitement en moi le discours interdit au rejeton des sites arctiques : « Sois bon (c’était le sens), et plutôt que manquer à la charité, explique-moi la vertu de cette atmosphère de splendeur, de poussière et de voix, où tu m’appris à me mouvoir. Ma requête, pressante, est juste, que tu ne sembles pas, par une angoisse qui n’est que feinte, me répondre ne rien savoir : élancé aux régions de la sagesse, aîné subtil ! à moi, pour te faire libre, vêtu encore du séjour informe des cavernes où je replongeai, dans la nuit d’époques tristes, ma force latente. Authentiquons, par cette embrassade étroite, devant la multitude siégeant à cette fin, le pacte de notre réconciliation. » L’absence d’aucun souffle unie à l’espace, dans quel lieu absolu vivais-je, un des drames de l’histoire générale élisant, pour s’y produire, ce modeste théâtre ! La foule s’effaçait, toute, en l’emblême de sa situation spirituelle magnifiant la scène : dispensateur moderne de l’extase, seul, avec l’impartialité d’une chose élémentaire, le gaz, dans les hauteurs de la salle, continuait un bruit lumineux d’attente.

Le charme se rompit : c’est quand un morceau de chair, nu, saignant, brutal, traversa ma vision, dirigé de l’intervalle des décors, comme une avance de quelques instants sur la récompense, mystérieuse d’ordinaire, qui clôt les représentations. Loque gisante et hideuse auprès de l’ours qui, ses instincts retrouvé antérieurement à une curiosité plus haute dont le dotait le rayonnement théâtral, retomba à quatre pattes et, comme emportant parmi soi le silence, alla de la marche étouffée de l’espèce, flairer, pour y appliquer les dents, cette proie. Un soupir, exempt presque de déception, soulagea incompréhensiblement l’assemblée : dont les lorgnettes,  par rangs, cherchèrent, allumant la netteté de leurs verres, le jeu du splendide imbécile évaporé dans sa peur ; mais virent un repas abject, préféré peut-être par l’animal à la même chose qu’il lui eût fallu d’abord faire de notre image, pour y goûter. La toile, hésitant jusque là à accroître le danger ou l’émotion, abattit subitement son journal de faits, de tarifs, d’annonces et de lieux communs. Je me levai comme tout le monde, pour aller respirer au dehors, étonné de n’avoir pas senti, cette fois encore, le même genre d’impression que mes semblables, mais serein : car ma façon de voir, après tout, avait été supérieure, et même la vraie.

________

Le Phénomène Futur.

Un ciel pâle, sur le monde qui finit de décrépitude, va peut-être partir avec les nuages : les lambeaux de la poupre usée des couchants déteignent dans une rivière dormant à l’horizon submergé de rayons et d’eau. Les arbres s’ennuient ; et, sous leur feuillage blanchi (de la poussière du temps, plutôt que de celle des chemins), monte la maison en toile du Montreur de choses passées : maint réverbère attend le crépuscule et ravive les visages d’une malheureuse foule, vaincue par la maladie immortelle et le péché des siècles, d’hommes près de leurs chétives complices enceintes des fruits misérables avec lesquels périra la terre. Dans le silence inquiet de tous les yeux suppliant là-bas le soleil qui, sous l’eau, s’enfonce avec le désespoir d’un cri, voici le simple boniment. « Nulle enseigne ne vous régale du spectacle intérieur, car il n’est pas maintenant un peintre capable d’en donner une ombre triste. J’apporte, vivante (et préservée à travers les ans par la science souveraine) une Femme d’autrefois. Quelque folie, originelle et naïve, une extase d’or, je ne sais quoi ! par elle nommé sa chevelure, se ploie avec la grâce des étoffes autour d’un visage qu’éclaire la nudité sanglante de ses lèvres. A la place du vêtement vain, elle a un corps ; et les yeux, semblables aux pierres rares ! ne valent pas ce regard qui sort de sa chair heureuse : des seins levés comme s’ils étaient pleins d’un lait éternel, la pointe vers le ciel, aux jambes lisses qui gardent le sel de la mer première. » Se rappelant leurs pauvres épouses, chauves, morbides et pleines d’horreur, les maris se pressent : elles aussi par curiosité, mélancoliques, veulent voir.

Quand tous auront contemplé la noble créature, vestige de quelque époque déjà maudite, les uns indifférents, car ils n’auront pas eu la force de comprendre, mais d’autres navrés et la paupière humide de larmes résignées, se regarderont ; tandis que les poëtes de ces temps, sentant se rallumer leurs yeux éteints, s’achemineront vers leur lampe, le cerveau ivre un instant d’une gloire confuse, hantés du Rhythme et dans l’oubli d’exister à une époque qui survit à la Beauté.


Stéphane Mallarmé


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