MARIEL, Jean
(18..-19..) : Le cliché
(1902). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (08.VI.2010) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : nc) du numéro 9 (septembre 1902) de la Revue Le Penseur, 2ème année. Le Cliché
par
Jean Mariel
~ * ~Largedain, effondré dans un
fauteuil, continuait de gémir.
- Dieu m’est témoin, ma chère femme, poursuivit-il, que c’est toi qui me vaux toutes ces mésaventures ; car, sans ton insistance, je n’aurais jamais osé me présenter à la députation. J’ai réussi, il est vrai, dans le commerce des flanelles, mais les affaires ne m’ont jamais laissé le temps de m’occuper de politique. - Crois-tu que Lebuffle, ton concurrent, bien que député sortant, en sache plus long que toi, repartit paisiblement la petite Mme Largedain sans lever les yeux de la broderie à laquelle, depuis des mois, elle semblait travailler avec un intérêt toujours croissant. - Lebuffle, ma chère, se récria Largedain, a pour lui le bénéfice d’une situation acquise, et il jouit, d’autre part, d’une réputation d’orateur que peu de gens lui contestent. Dans tout le cours de cette tournée électorale, tandis que j’allais de réunion en réunion conspué et insulté par les masses, malgré tous mes efforts et toute ma bonne volonté, Lebuffle n’avait qu’à paraître et qu’à servir, sur un ton véhément, quelques-unes de ces périodes retentissantes dont il a le secret, pour entendre s’élever de toutes parts les acclamations... Mais c’est bien fini, et je renonce à une lutte dont l’issue ne saurait être douteuse. Le Météore de Nogent-sur-Oise apprendra demain aux électeurs le désistement de Michel Largedain. - Tu as tort de manquer de sang-froid, riposta Mme Largedain. Ce n’est pas sans réfléchir que je t’ai conseillé d’engager la lutte. Tu n’es pas plus bête que Lebuffle et tu as plus d’allure. Un député sortant a beaucoup d’ennemis, et un homme neuf, s’il sait ne pas se compromettre en donnant trop carrément son avis sur des projets de loi que, d’ailleurs, il n’a pas besoin de connaître, est en fort bonne posture. Mais tu es très imprudent, et si nous ne sommes pas député, ce sera beaucoup par ta faute. Ah ! si je pouvais leur parler à ta place, demain, à ces braves électeurs de Nogent-sur-Oise, je te montrerais comment on se fait acclamer par les gens de tous les partis. C’est que moi, j’ai étudié les discours de Lebuffle, j’en ai même rédigé d’analogues. Mme Largedain, ayant déposé sa broderie, sortait de sa table à ouvrage un vaste papier qu’elle déplia. - Voici, dit-elle, le discours modèle, celui qui peut servir à peu près indéfiniment en modifiant de temps à autre les adjectifs. Michel Largedain, un peu abasourdi, prêta l’oreille. - Chers concitoyens, commença Mme Largedain (messieurs, fit-elle observer, a un parfum d’aristocratie qui indispose l’ouvrier et « citoyens » a l’air un peu révolutionnaire ; concitoyens ne peut mécontenter personne). Elle continua : - Dans la vie des peuples comme dans celle des individus, il y a des périodes critiques où le sort de l’avenir se trouve engagé. Nous sommes présentement à un tournant de l’histoire... - C’est du galimatias, constata Largedain ; mais cela ne fait rien ; continue. Mme Largedain toussa légèrement et reprit d’un ton solennel : ... Le peuple a besoin d’une confiance absolue dans ses représentants. Il veut que ceux-ci se sentent pénétrés de la gravité de leur mission. Mais pour nous, nous ne saurions avoir d’autre but que la prospérité de notre pays. Nous voulons un gouvernement respectueux de la liberté de chacun et sachant sans faiblesse faire respecter les lois ; nous voulons la France unie au-dedans et respectée au dehors ; nous saurons réaliser toutes les réformes compatibles avec le respect du travail et de la propriété. Nous saurons, tout en accomplissant les grands travaux qui augmenteront le prestige de notre pays, diminuer les charges qui pèsent sur tous, sur le commerçant comme sur l’industriel, sur l’ouvrier si intéressant des villes comme sur le travailleur non moins intéressant des campagnes. Nous saurons développer la solidarité, accroître la fraternité et la justice, tout en respectant la liberté... - Qu’en dis-tu ? interrogea Mme Largedain. - C’est idiot, conclut le candidat, et puis cela a trop servi. Et, prenant son chapeau, il déclara : - Je porte mon article au Météore. - Tu es stupide de tant te presser, soupira la petite Mme Largedain. Je t’en prie, réfléchis un jour encore... et médite ceci, ajouta-t-elle en glissant le discours dans la poche de son mari. Largedain suivit la Grande-Rue jusqu’au Théâtre Municipal. Là, il aperçut un rassemblement ; il se souvint que Lebuffle avait convoqué les électeurs du chef-lieu pour rendre compte de son mandat, et que lui, l’adversaire, était invité à prendre la parole. Il songea à s’esquiver par une rue latérale ; mais il ne voulait pas avoir l’air de fuir et déjà des groupes l’avaient aperçu qui se montraient de loin le nouveau candidat. Il résolut de continuer son chemin, l’air digne, jusqu’aux bureaux du Météore. Il avait compté sans son parti. Recruté parmi les ennemis personnels de Lebuffle, c’est-à-dire parmi ceux qui n’avaient pas eu leur part dans la distribution de petits emplois et de rubans de toutes couleurs faite pendant la dernière législature, ce parti ne pouvait admettre que l’homme en qui il avait mis désormais son espoir se dérobât. Largedain disparut au milieu d’un groupe d’électeurs qui, sans tenir compte de sa résistance, l’entraînaient vers la salle du théâtre. Largedain se vit perdu. Au discours, à coup sûr longuement préparé, de Lebuffle, il allait être forcé de répondre, et il se sentait incapable de prononcer deux paroles. Il prit une décision énergique : il allait lire en public la lettre au Météore par laquelle il annonçait son désistement. Elle était empreinte d’une dignité triste qui lui concilierait du moins quelques sympathies. Lebuffle achevait son discours. Il en avait soigné la péroraison, pour laquelle il avait réservé son assortiment le plus choisi d’épithètes sonores et de généralités pompeuses. Mais les amis de Largedain ne désarmaient pas. Par leurs efforts, une trentaine de chaises, entassées en équilibre instable dans le couloir des quatrièmes galeries, s’effondrèrent dans l’escalier avec un fracas de tremblement de terre, tandis qu’un oeuf et quelques tomates s’écrasaient sur la scène aux pieds de l’orateur. Celui-ci avait manqué son effet ; ses dernières paroles, comme celles de Louis XVI, se perdirent dans le bruit. Largedain se trouva, sans savoir comment, installé au bureau devant un tapis vert, une carafe et un verre d’eau sucrée. Il déplia son papier et, avec résolution, il lut : - Chers concitoyens... Dans la vie des peuples comme dans celle des individus... C’était la boutade de sa femme. Il voulut s’arrêter, mais il comprit qu’il lui fallait aller jusqu’au bout et payer d’audace. Essayant d’affermir sa voix, il continua. Contre son attente, des murmures approbateurs s’élevaient. Il sentit renaître sa confiance et, avec des gestes de superbe assurance et un accent de profonde conviction, il lut jusqu’au bas de la page. En vain les partisans de Lebuffle essayèrent-ils de réagir contre l’effet produit ; tout fut inutile. La péroraison fut saluée par des cris enthousiastes. Largedain désormais était l’orateur du chef-lieu ; sa candidature fut acclamée. Le lendemain, un article du Météore, non moins éloquent que le discours de la veille, acheva de retourner les esprits de l’arrondissement de Nogent-sur-Oise. Largedain fut élu avec une majorité de quatre mille voix. Il siège aujourd’hui sur les bancs du centre-gauche, d’où sa voix bien timbrée s’élève, à certains jours, pour rappeler aux élus de la France les grandes idées qui doivent dominer leurs délibérations. Et comme, en dehors de ces interruptions formulées en termes suffisamment généraux pour rallier tous les partis, Largedain a su désorienter par son attitude et ses votes tous ceux qui eussent voulu faire de lui un méprisable sectaire, il a pu se concilier l’admiration et la sympathie de l’arrondissement de Nogent-sur-Oise, et acquérir, avec l’espoir de devenir un jour ministre, la certitude de sa réélection. JEAN MARIEL.
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