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C. Mendès : La Tueuse d'écho (1883)
MENDÈS, Catulle (1841-1909) : La Tueuse d'écho (1883).
Saisie du texte et relecture: O. Bogros pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (25.III.2003)
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
-Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55. - Fax : 02.31.48.66.56
Mél : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Monstres parisiens (Paris : chez tous les libraires, 1883.– 10 fascicules en 2 tomes in-32, 242 + 232 p.)
 
La Tueuse d'écho
par
Catulle Mendès

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C'était dans le sous-sol d'une de ces sales brasseries où la police tolère que l'on boive encore après que tous les cafés et tous les débits de vin sont fermés. A des tables de bois, sous la poussière jaune du gaz, s'accoudaient les lassitudes saoules des rôdeuses nocturnes qui avaient fini leur besogne et de quelques hommes qui les avaient attendues tout le soir ; elles, fardées, eux, très blêmes et rasés de près comme des cabotins.

Comme nous allions sortir, écoeurés de notre curiosité satisfaite :

- Regarde, me dit mon compagnon.

Il me désignait, seule, assise au fond de la salle, une femme très grande, très grasse, dont les cheveux roux en touffes bouffaient hors d'une toque à plume. Plus lasse que vieille, et la gorge tombant dans la soie lâche du corsage, elle avait dû être belle, elle l'était encore par la blancheur laiteuse de sa peau, par ses larges yeux noirs, profonds, fixes, où l'hébétude s'animait quelquefois d'un reste de pensée. Une fille, certainement, comme ses voisines ; on voyait de la crotte de trottoir au bas de son jupon, à la semelle de ses bottines ; mais, énorme, et pesamment assise avec l'air d'une colossale idole, elle semblait, cette créature, le type exagéré, la personnification presque grandiose de toute une espèce.

Etonnés, nous approchâmes.

D'une voix enrouée, très forte, qui domina tout le chuchotement des conversations à voix basse, elle nous demanda de lui payer à boire. Elle se fit servir quatre verres de genièvre qu'elle versa dans une chope où restait de la bière, et vida la chope d'un seul trait. Puis elle se mit à chanter le refrain d'une chanson de café-concert. Ce fut un râle rauque, gras, avec des traînements faubouriens, un geignement étranglé d'ivrogne. « A la bonne heure ! » dit-elle en éclatant de rire. Puis familière, elle nous parla.

*
**

« Il n'y en a pas une pour boire autant que moi. Une bouteille d'eau-de-vie, après douze bocks, ne me fait pas peur, et je ne me grise jamais. Je connais des femmes qu'on ramasse tous les soirs, ivres, au coin des rues ; moi, je marche plus droit quand je sors de chez le marchand de poivre ; la boisson, ça me leste. Mais il ne faut pas croire que je boive pour mon plaisir. Ah ! bien, oui. Je n'aime pas la bière, ni l'absinthe, ni le rogomme ; il y a des moments où je donnerais je ne sais quoi pour avaler un verre d'eau pure, bien claire, qui me caresserait la gorge et me mettrait de la fraîcheur dans l'estomac. Et, si je bois, ce n'est pas non plus pour être amusante ! Je fais mon métier tout juste. Je donne ce qu'on m'achète, pas autre chose. Est-ce que je suis obligée d'être de bonne humeur, d'avoir des mots drôles, de faire rire les gens par dessus le marché ? Il ne manquerait plus que ça. Ils croient peut-être qu'ils m'amusent, eux ? Non, si j'ai pris l'habitude de m'en fourrer jusque-là, de l'alcool à trois sous le verre, c'est pour une autre raison, et ça ne regarde personne. »

Elle parlait bas, maintenant, comme pleine d'une pensée triste, et, détournée à demi, elle prit sa tête entre ses larges mains grasses, la fit pencher à droite, la fit pencher à gauche, berçant son front comme on berce un enfant malade.

Puis, bien que nous ne l'eussions pas interrogée, elle continua sans nous regarder.

*
**

« Oui, pour une autre raison. Si vous voulez la savoir, je veux bien vous la dire. Il faut que je vous explique une chose : ce n'est pas gai tous les jours, ni toutes les nuits, la vie que je mène. Patauger dans la boue de neuf heures du soir à deux heures du matin, parler aux gens qui rentrent chez eux, être rudoyée de coups de coude quand les passants sont de mauvaise humeur, retirer son corset dans une chambre d'hôtel garni où il n'y a pas toujours de feu, redescendre l'escalier, recommencer la promenade sous la pluie, ce sont des amusements dont je me passerais bien. Dans les commencements, surtout, c'était dur. Au moment d'aller sur le boulevard, j'avais des envies de sortir par la fenêtre. Mais quoi ? que voulez-vous ? il fallait manger, n'est-ce pas ? et je vous demande un peu si j'aurais trouvé du travail ailleurs que dans l'atelier des quatre vents ? Quand on est tombée où je suis, plus moyen de s'en tirer ; c'est un glu qui tient ferme, la crotte du ruisseau. Enfin, peu à peu, je me suis habituée. Tous les métiers ont quelque chose de désagréable. A présent, je me suis faite a mien. Si on me mettait dans mes meubles, si je n'étais plus obligée de descendre dans la rue, je ne saurais peut-être pas à quoi passer le temps ; ça me manquerait de ne pas être mouillée par la pluie, salie par la boue, battue par le vent, bousculée par les hommes. Bref, je vous dis que j'ai pris mon parti, et puisque c'est comme ça, tant pis, voilà, c'est comme ça. Ah ! seulement, il y a une chose à laquelle je n'ai jamais pu m'habituer. Pour que les gens fassent attention à vous le soir, il faut leur parler, n'est-ce pas ? Eh ! bien, chaque fois que je parle à quelqu'un en le tirant par le bras, - les mots que nous disons, vous les savez bien, - je ne puis m'empêcher, c'est plus fort que moi, d'avoir le coeur serré, affreusement, comme si j'allais mourir, et j'ai toutes les peines du monde à ne pas pleurer toutes les larmes de mon corps. Ce n'est pas à cause des paroles que je dis, oh ! non, ni à cause de la honte de faire ce que je fais, - je ne suis pas si bête, bien sûr ! - mais c'est à cause de ma voix, que j'entends. Quand je me suis bien reposée, quand j'ai dormi toute la journée, ma voix n'est pas rauque et grasse ; je l'entends très douce au contraire, très pure comme elle était autrefois, du temps que j'étais gamine, chez nous, à la campagne. Elle me tue, cette voix-là ! je la reconnais, elle me rappelle les choses qu'elle disait. Je me souviens de la maison du père et de la mère, et des petites soeurs, qui ne sont pas venues à Paris, elles, qui se sont mariées au pays ; elle me fait pensez aussi aux rendez-vous que j'avais derrière la haie avec le fils du forgeron, un beau gars qui m'embrassait à plein bras, me baisait bruyamment la bouche, - vous savez, nous, on ne nous baise pas sur les lèvres, - et qui m'aimait, pour sûr, et que j'aimais aussi. Ça me rend folle de demander : « Vous ne montez pas chez moi, beau blond ? » avec la voix qui disait à ma mère : « Bonjour, maman », avec la voix qui disait à mon amoureux que je ne le quitterais jamais. J'essaye de parler bas, pour ne pas m'entendre, ou de rire aux éclats, tout en parlant. Ça ne sert à rien. Je la reconnais toujours, la voix d'autrefois, et je me cache la tête entre les mains, et je ne prononce plus un mot, et je m'en vais avec la peur d'être suivie, d'être obligée de répondre à l'homme qui me suivrait.

*
**

Dans un sanglot, ses grands yeux pleins de larmes, la triste fille se tut. Autour de nous, on ne prenait point garde à ce désespoir ; sans doute, on pensait qu'elle était ivre.

Elle ajouta lentement :

- Voilà pourquoi je bois autant que je puis. L'absinthe enroue, le genièvre aussi. Après avoir bu, je n'ai plus le son de parole que j'avais dans le temps. Et, à force d'avaler tout ce qui sèche et brûle la gorge, j'espère bien arriver à ne jamais plus entendre, quand je tire le bras aux hommes de la rue, la voie douce dont j'appelais maman et dont je disais que je l'aimais à mon premier amoureux. »


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