MENDÈS,
Catulle (1841-1909) : Madame
de Ruremonde
(1885).
Saisie du texte et
relecture : O. Bogros pour la collection
électronique de la Médiathèque
André
Malraux de Lisieux (29.I.2009)
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Texte
établi sur un exemplaire (Coll. part.) du Nouveau Décaméron. Troisième
journée : Dans l'atelier, publié à Paris par E. Dentu en
1885.
Madame de Ruremonde
par
Catulle Mendès
~*~
DE
toutes les flirteuses qui, dans les salons de Paris, de Pétersbourg et
de Londres, abandonnent longtemps leur main, avec un frémissement bien
imité, entre les doigts de quelque bon jeune homme ébahi, ou,
renversées dans un fauteuil, croisent les jambes sous la jupe étroite
qui s'applique et se renfle, ou bien, penchées, au dessert, vers leur
voisin de table, avec l'air d'écouter une confidence, lui placent sous
les yeux, sous le nez, sous les lèvres, dans son assiette ! le double
fruit vivant de leur gorge qui assoiffe et affame, — Mme de Ruremonde,
certes, est la plus parfaitement exécrable! Aucune n'a poussé plus loin
qu'elle l'abominable vertu de toujours s'être refusée après s'être
toujours offerte. On cite d'elle des traits d'audace presque
incroyables, déconcertants. Pendant six semaines, elle a voyagé en
Italie avec M. de Puyroche, beau, jeune, hardi, qui n'a ni froid aux
yeux ni froid au coeur, et de qui la poigne est solide ; ils
descendaient dans les mêmes hôtels, et la porte, entre les deux
chambres, d'ordinaire, fermait mal, — un soir, elle l'appela, ne
pouvant elle-même, étant trop lasse, défaire ses cheveux ni dégrafer
son corsage, — ils passaient souvent les nuits dans le petit salon des
spleeping-cars, retenu pour eux seuls, elle, câline, s'asseyant tout
près de son compagnon, lui mettant parfois la tête sur l'épaule, lui
disant : « Aidez-moi », quand elle voulait monter, à demi déshabillée,
sur le plus haut des deux petits lits, d'où, plus tard, dans la
pénombre, elle laissait pendre son pied nu. Eh bien, de retour en
France, M. de Puyroche a juré, — il faut croire un fat qui s'humilie !
— que Mme de Ruremonde, chemin faisant, avait peut-être été la
maîtresse, à Venise, d'un gondolier, et, à Naples, d'un lazzarone «
mais qu'elle ne s'était jamais donnée à lui, jamais ! pas même le soir
ou, à Procida, alanguie d'une promenade et ravie par la mer elle se
baigna devant lui, toute blanche, dans les lauriers, sous les étoiles !
Une
fois cependant, — l'heure de la défaite sonne pour les plus fières, —
elle fut prise de passion, à son tour, oui, conquise, elle, cette
conquérante. Il n'était ni très beau, ni célèbre ! Un jeune homme,
voilà tout. Quelqu'un, même, qui n'était pas du « monde », qui avait
été présenté, un soir de redoute, chez Mme de Soïnoff, était venu par
hasard, ne reviendrait plus. N'importe ! elle l'aima, tout à coup, de
tout son être ! Elle ne comprit pas d'abord, s'étonna, se crut folle,
se demanda si elle n'avait pas bu trop de champagne, en causant, au
buffet. Mais non, les lèvres à peine trempées dans la mousse
qu'enviaient toutes les lèvres. Qu'était-ce donc qui se passait en elle
? Il ne lui avait pas parlé, il la regardait, seulement, avec des yeux
où s'allumait la furie d'un inextinguible désir ; cela suffisait pour
qu'elle fût délicieusement extasiée, et, quand ils valsèrent ensemble,
— c'était elle qui, soudain, saisie de démence, était allée à lui, et
lui avait dit : Venez, — quand ils s'enlacèrent dans le tourbillon
berceur des musiques et des soies ; lorsqu'elle se sentit pressée
contre ce jeune coeur inconnu qui battait ardemment, et qu'une brûlante
haleine lui caressa le cou et les frisons près de l'oreille, elle
oublia qui elle était, où elle était, et, se penchant vers lui,
mourante : « Votre nom ! votre adresse ! je vous jure que je serai chez
vous, demain, à trois heures. » Puis, toute la nuit, après la fête,
sous les dentelles qui tant de fois enveloppèrent de blancheurs
mouvantes son sommeil d'impassible mondaine, elle se rappela cette
adresse, ce nom, mordant les baisers futurs dans l'imbécile oreiller
muet, acceptant, cherchant les illusoires étreintes des draps qui se
dérobent. Car la plus froide coquette est mordue un jour par le
victorieux Désir qu'en vain elle défie, et l'amour outragé, bafoué,
prend, tôt ou tard, une brusque et terrible revanche.
Le
lendemain, après les longues heures d'insomnie qui allument le sang et
exaspèrent les nerfs, elle marchait, très voilée, le long des murs,
allant chez lui. Elle n'avait pas songé à prendre une voiture ; l'air
frais était bon à sa peau qui brûlait. Elle aurait voulu qu'il neigeât,
qu'il gelât ; que des froideurs blanches lui tombassent sur le corps,
sur le coeur. De la neige ! qui l'aurait éteinte peut-être, l'aurait
enveloppée comme d'une opaque et lourde pudeur. Car c'était terrible,
vraiment, ce qu'elle faisait, ce qu'elle allait faire ! Elle
qui
avait repoussé, après les avoir attirés, les plus beaux et les plus
illustres hommes mendiant à genoux le petit sou d'or d'un regard ou la
monnaie rose d'un sourire, elle apportait, elle-même, presque sans
avoir été sollicitée, toutes les richesses de son coeur et de son
corps, à qui ? à un inconnu, dont le nom ressemblait à tous les noms
qu'on lit sur les enseignes, et qui, logeant à Montmartre, — oh! de
l'autre côté du boulevard extérieur ! — devait être quelque rapin ayant
fait un atelier de sa mansarde. Elle se méprisait, se mettait en colère
contre elle-même, aurait voulu se battre. Mais elle continuait son
chemin, furieuse, et charmée. La fatalité d'une inexorable envie
marchait derrière elle, lui mettant aux épaules d'invisibles mains, qui
la poussaient. Elle eût tout donné pour pouvoir retourner sur ses pas,
et souffrait de ne pas être arrivée déjà ! Elle avait des visions de
bras qui s'ouvrent et se referment, de bouches qui se meurent, de
regards qui s'embrasent, s'alanguissent, se ravivent. Mais qu'était-ce
donc enfin qui la possédait de la sorte ? Elle ne s'était jamais connue
ainsi. Elle pensa aux antiques légendes des enchantements d'amour. Sans
nul doute, elle subissait quelque envoûtement, quelque charme. Elle se
disait bien, — marchant toujours plus vite, courant presque, — qu'il
devait y avoir un moyen de vaincre cet obstiné, cet absurde désir, de
se soustraire à une déchéance si long temps évitée. Mais, non, non,
elle n'imaginait rien, se sentait maîtrisée, n'essayait plus de lutter,
courait plus vite.
Comme elle montait la rue Saint-Georges, ses yeux, vaguement,
s'arrêtèrent sur l'étalage d'un magasin de modes.
Vingt
chapeaux s'accrochaient derrière la vitrine, vifs, éclatants, ailés,
pareils à un vol d'oiseaux qui s'agriffe à des branches. Il y avait des
« mousquetaires » de feutre noir, d'où pendent de longues plumes, et
des toques de loutre, gracieusement chiffonnées, moqueuses,
impertinentes, qui ont l'air de vouloir être portées sur l'oreille, et
des « coiffes » de satin bouillonné, plus modestes, dont les brides
remuent, lentes et douces. De temps en temps entre les rideaux de soie
paille, très légère, qu'une main écartait, on voyait le joli
visage pâle de la marchande, qui avançait une tête tout auréolée à la
diable d'une courte frisure d'or, souriait aux passants, et aux
passantes, avec des lèvres dont le carmin s'avivait sous le duvet d'une
petite moustache.
Mme de Ruremonde s'était arrêtée. A cause des
chapeaux sans doute. Même quand on va à un rendez-vous, on peut être
ravie, au passage, par le délicat éclat d'un oiseau de paradis collant
son bec d'émail vert, étageant sa queue de petite comète sur un
retroussis de velours.
Elle entra dans le magasin, pour faire
quelque emplette évidemment. Souriante, affairée, la marchande, — à qui
ses vagues moustaches seyaient fort bien en vérité, — allait, venait
dans la mignonne boutique tendue de satin mauve, comme un boudoir ; et
il y avait, au fond, deux tentures qui, s'entr'ouvrant sous le vent de
la robe, laissaient deviner plutôt que voir une autre pièce, presque
sans jour, soyeuse, mystérieuse, tendre.
Tous les chapeaux, vite
retirés de l'étalage, faisaient déjà, sur la table en bois de rose, un
pêle-mêle d'ailes vivantes et de fleurs épanouies.
— Voulez-vous essayer cette toque, madame ? Elle est tout à fait à la
dernière mode et vous ira très bien.
— Non, je ne suis pas coiffée. Mettez-la, je vous prie. Je jugerai de
l'effet.
La complaisante marchande se coiffa vivement de la toque.
—
Ah ! elle est jolie, en effet, dit Mme de Ruremonde en espaçant
elle-même, du bout des doigts, les petits frisons de l'auréole d'or
tout autour du chapeau; et vous êtes adorable ainsi.
Elles se regardèrent, en silence, longtemps, les yeux fixes.
— J'ai d'autres chapeaux, là, dans la chambre voisine, dit enfin la
marchande, et si vouliez prendre la peine de les voir...
— Très volontiers, dit Mme de Ruremonde.
Le
soir venu, elle descendait de Montmartre ; car elle n'avait pas manqué
d'aller chez son valseur de la veille ! Un peintre, en effet. Trois
heures durant,— tandis qu'il la regardait, éperdu, — elle était restée
dans l'atelier, curieuse, furetant, riant aux nymphes étendues sur le
sable marin, aux odalisques, qui se tordent sur des lambeaux de pourpre
ou sur des peaux de bêtes, feuilletant les albums japonais, maniant les
bibelots, se mirant dans le miroir de Venise ; puis, couchée sur le
divan, elle avait écouté, les brides de son chapeau dénouées, une
cigarette rose aux lèvres, les tendres paroles de l'artiste agenouillé.
Mais pas un sourire trop rapproché de la prière, pas un baiser !
Impeccablement vertueuse. Tous les refus après toutes les promesses. Et
maintenant, elle s'en retournait, laissant derrière elle un désespéré
de plus, ravie, triomphante, dans sa fierté d'impassible mondaine et de
flirteuse immaculée.
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