MENDÈS,
Catulle (1841-1909) : La vie et la mort d’une danseuse
(1886).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection
électronique de la Médiathèque
André
Malraux de Lisieux (16.IX.2009)
Texte relu par : A. Guézou.
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Texte
établi sur un exemplaire (Coll. part.) du Nouveau Décaméron. Septième
journée, publié à Paris par E. Dentu
en
1886.
La vie et la mort
d’une danseuse
par
Catulle Mendès
~*~
A douze ans, la signorina Marietta Dall’ Oro dansait les papillons et
les sylphes au théâtre Saint-Charles, à Naples. Par miracle, elle
n’avait pas l’air souffreteux qui distingue communément les baladines
de son âge, créatures anormales, vaguement désireuses de lumière vive
et de vagabondages dans les bois, opprimées par le monde artificiel où
elles se débattent. Marietta, démesurément précoce, portait en elle
assez de sève pour suppléer aux causes extérieures d’épanouissement ;
elle avait grimpé aux arbres des portants et s’était chauffée au soleil
des toiles de fond. Coiffée d’églantines blanches, vêtue de crêpe rose,
toute rose, toute blanche, elle montrait des épaules délicatement
charnues ; ses bras, quoique un peu grêles, ne rappelaient en rien la
rigidité virginale qui perce au coude la manche des jeunes personnes ;
on remarquait sa cuisse déjà musculeuse et son genou nerveux comme
celui d’un poulain calabrais. Il y avait au théâtre un certain Gugliemo
Tiradritto, danseur naguère illustre, qui s’était cassé la jambe droite
au plus beau temps de sa gloire, en escaladant par mégarde le mur d’un
couvent de filles, à Bologne ; d’où s’ensuivit qu’il béquilla
cruellement jusqu’à la fin de ses jours ; mais la jambe qui lui restait
avait du génie pour deux. Grâce aux conseils de Tiradritto, Marietta,
qui était née avec des ailes aux talons, ne manqua pas de devenir une
danseuse admirable, bruyamment applaudie ; et d’autre part, sa beauté
mûrissante, que singularisaient encore des arrière-grâces d’enfance,
suscitait de nombreuses convoitises. Sa mère, figurante obscure et
coquine effrénée, s’entremit aussitôt, décourageant les ladres et les
gens de petite extraction. Le général Frimont, prince d’Autrodoco,
commandant de l’armée autrichienne en Italie, offrit une parure de sept
mille frédéricks, et le prince de Salerne, frère du roi Ferdinand, ne
parlait de rien moins après boire que d’épouser de la main gauche la
signorina Mariette Dall’ Oro. Il y avait de quoi faire tourner la tête
d’une ballerine ; la tête tourna du mieux qu’elle put, et Mariette se
fit enlever par un jeune cavalier de Palerme qui ne possédait pas
trente piastres et faisait le métier de poète comique.
Pendant six mois, les deux enfants, ayant auprès d’eux le seul
Tiradritto, se tinrent cachés dans un faubourg de Catane, au pied des
monts de Sicile. Ce fut un amour souriant, tendre, clair, matinal. La
signorina ne s’est jamais souvenue qu’avec douceur de ce pauvre Lorenzo
qui faisait de si jolis sonnets et qui avait de si grands yeux.
Au commencement de l’hiver, elle s’imagina d’aller danser à la cour de
Modène. Ce n’était plus la petite Marietta du théâtre Saint-Charles ;
la jeune femme avait jailli de l’enfant précoce. Ses lèvres, gonflées
de sang sous les baisers de Lorenzo, contrastaient mieux avec la
blancheur du visage, et l’amour était resté vivant dans la profondeur
de ses yeux. Trop ingénue naguère et puérilement impatiente, sa danse
avait maintenant des ondulations molles et perverses ; il semblait que
son corps s’enveloppât, dans les ivresses du ballet, d’une chaude
flamme exhalée de lui-même comme une sueur lumineuse ; et ses gestes
étaient des souvenirs d’enlacements dont la caresse prolongée
s’imposait aux cous des spectateurs vaincus par l’hystérie. Le duché de
Modène fut bouleversé totalement. François d’Este, lui-même, seul et
masqué, vint frapper un soir à la porte de la signorina. En
considération de Son Altesse et par une effort de génie, la danseuse
rénova, jambes nues, cette pantomime oubliée dont sa mère, jadis
attentive aux intrigues de la cour des Deux-Siciles, avait entrevu le
mystère, ce tendre pas du châle enseigné par miss Emma Harte à la
déesse Hygie et que lady Hamilton se rappelait encore aux petits
soupers de la reine Caroline-Marie ; François IV, extasié, déclara
qu’il reviendrait le lendemain ; mais la signorina disparut au point du
jour avec le fidèle Tiradritto.
De Florence, où elle séjourna longtemps, sa renommée grandissante
conquit l’Italie entière. La Scala se ruina pour l’engager et
s’enrichit pour l’avoir engagée. C’est alors qu’elle se lia de
tendresse avec un jeune bon cousin de la Vente Centrale d’Alexandrie ;
d’où résulta que, par la suite, pour désigner l’époque de son passage à
Milan, elle avait coutume de dire, à l’exemple d’une belle princesse
illustrée par les poètes : « Lorsque j’étais républicaine. » Mais la
signora Dall’ Oro ne s’attardait pas longtemps à la même fantaisie : en
dépit des remontrances de Tiradritto qui la suivait de ville en ville,
béquillant de pis en pis, elle résilia son engagement, paya je ne sais
quelle somme à l’impresario de la Scala et reparut à Naples, où sa mère
venait de mourir. Toutes larmes séchées, Marietta fit de la politique
absolutiste avec le maréchal Radetski, qui avait remplacé le prince
d’Autrodoco. « Lorsque j’étais autrichienne », disait-elle plus tard.
Elle ne voulut point danser à Saint-Charles, parce que c’était le temps
où les jambes des ballerines, avec leurs caleçons verts, ressemblaient
à des tiges de palmiers ; et la signorina tenait pour les maillots
roses ; mais après trois années de paresse délicate et d’amours
inconnues, le démon des coulisses, qui harcèle sans pitié, l’obligea de
signer un engagement pour Covent-Garden. Les brouillards de Londres
faillirent la rendre folle de tristesse ; malgré les joies du théâtre,
elle garda le spleen tout l’hiver, et crut se divertir en épousant sir
William Campbell. Quand on lui mit au front les fleurs nuptiales, elle
eut un petit rire. « Pourquoi riez-vous, milady ? » demanda l’époux
gravement. « C’est, dit-elle, que je me souviens d’avoir porté des
couronnes comme celle-ci, au troisième acte des ballets, quand
Colombine se marie avec Arlequin. » La lune de miel n’avait rien qui
pût surprendre Marietta ; sir William lui demeura indifférent ; deux ou
trois amants qu’elle prit ne l’émurent qu’à peine ; de sorte qu’un
matin des malles furent faites à la hâte, et milady Campbell s’embarqua
sur le paquebot de Douvres, à la grande satisfaction de Gugliemo
Tiradritto, dont la poitrine se gonflait d’amertume sous sa livrée
d’intendant, et qui, tout le jour, ne faisait autre chose que de battre
avec sa béquille la mesure d’un ballet ancien.
A Paris, les poètes se souviennent encore de Marietta Dall’ Oro, la
belle mime aux lèvres de grenade, qui leur jetait des poignées de
soleil au visage et faisait tournoyer dans la valse de Giselle la
furia des tarentelles napolitaines. En huit jours, la signorina fut
célèbre et se révéla Parisienne ; elle eut tout ce qu’il convenait
d’avoir : des équipages de luxe, un domestique nègre, et le baron de
Chalmy, qu’elle ruina comme un ange, et une loge aux Bouffes pour les
soirs où elle ne dansait pas. Mais on estima généralement qu’elle
s’attendrissait outre mesure sur le sort d’un musicien suédois qui lui
avait dédié une polka-mazurke et se mourait de la poitrine. Il y eut
une heure triste, en effet, dans cette vie souriante ; elle s’était
prise d’amour, l’aventurière, pour ce jeune homme étranger, tendre
comme les enfants malades, qui considérait la tombe d’un paisible
visage. Quand il mourut, elle pleura. C’est à ce moment que les
journaux annoncèrent le décès de sir William Campbell, qui s’était
pendu à un cyprès, par une matinée d’octobre ; cela survint très à
propos, et la mort du mari servit de prétexte à porter le deuil de
l’amant. Mais les robes noires s’usent vite. La signorina se reprit à
courir le monde. En Allemagne, elle fut honorée de quelques rencontres
avec la comtesse Morgane de Poleastro, liaison passagère, mansuétude de
grande dame pour une courtisane. A Vienne, elle dansa, puis à Madrid,
puis à Lisbonne, sans cesse turbulente et joyeuse comme la clochette
d’un bonnet de fou, jeune encore en dépit du temps qui se hâte, aussi
jeune que la petite Marietta du théâtre Saint-Charles, et mille fois
plus charmante. Était-il bien possible qu’elle eût quarante ans, en
effet ? Cela l’inquiétait un peu. Elle fut engagée à Saint-Pétersbourg,
épuisa des mines de platine, affranchit cent esclaves, reparut en
Espagne, puis revint en Russie. Mais à Moscou, le froid la saisit ;
elle regretta le soleil et partit pour l’Italie. Sous les arbres d’une
promenade, à Ferrare, elle retrouva ce pauvre Lorenzo, qui vivait à
grand’-peine en composant des poèmes d’opéras et des scénarios de
pantomimes.
La misère présente lui avait ravi la mémoire du passé ; il disait : «
Je suis vieux, » et se rappelait mal le théâtre Saint-Charles et le
faubourg de Catane, au pied du mont Gibel. La signorina convint
elle-même qu’il y avait bien longtemps de tout cela. Quant à
Tiradritto, il n’en pouvait plus. Par une détermination rapide, et se
réservant à peine de danser quelquefois devant le miroir quand sa femme
de chambre ne serait pas là, Marietta quitta le théâtre. Elle renoua
d’une lettre son amitié ancienne avec le baron de Chalmy et vint
habiter la France sous le nom de milady Campbell. Cinq années
s’écoulèrent. Un soir d’hiver, la danseuse repentie, mais toujours
belle et coquette irrémédiablement, se faisait coiffer d’églantines
blanches et vêtir de crêpe rose, entre les glaces d’un boudoir, dans
son petit hôtel de l’avenue Marigny, charmant comme un pavillon de
favorite, avec ses vitres peintes et ses balcons légers où
fleurissaient des lauriers de Bengale mêlés à des cactus de Chine ;
mais le baron de Chalmy, qu’elle attendait, ne vint point. A vrai dire,
il écrivit qu’il ne viendrait plus. Quelle raison donnait-il ? Qu’il
avait soixante ans. « Prétexte ! » dit Marietta, qui en avait
cinquante. Cet abandon la laissait besoigneuse. Rentrerait-elle au
théâtre ? Quelques plis malaisément dissimulés par le blanc de perle,
pareils aux branches d’un éventail qui rayonnent autour d’une
charnière, se rejoignaient dans une fossette au bord de son oeil ; la
chair de son cou, jadis si délicieusement blanche, et dont la teinte
imitait maintenant celle des vieux ivoires et des dentelles anciennes,
se renflait vers le milieu comme si elle avait été parallèlement serrée
par deux fils inaperçus ; enfin, elle était un peu grasse, avec des
formes abandonnées. Mais les premières atteintes de la vieillesse
avaient plutôt transformé que définitivement altéré sa beauté ; une
grâce moite et languissante l’enveloppait, elle avait la séduction
douce de ce qui va n’être plus, comme elle avait eu autrefois le charme
acide de ce qui n’est pas encore ; et l’on songeait, auprès d’elle, à
quelque rose opulente et fraîche qui aurait déjà, comme un attrait de
plus, le vague parfum triste qui s’exhale d’une fleur conservée entre
les marges d’un livre. D’ailleurs, la danseuse n’était point morte en
elle : elle souffrait cruellement de son renoncement aux joies
turbulentes des aventures ; l’impalpabilité de ses souvenirs en lui
suffisait pas ; elle avait des rébellions mal contenues ; aux heures où
naguère elle allait au théâtre, elle éprouvait cette nostalgie
singulière qui fait palpiter, à l’époque de l’émigration, l’aile des
oiseaux prisonniers ; la chambre où elle se plaisait avait une
apparence de loge entre deux portants, avec ses tentures aux couleurs
violettes, ses meubles inusités, ses loques écarlates, éparses çà et
là, sa vaste glace haute, fendillée vers les coins, et le pot de
vermillon égaré sur une étagère ; elle avait malaisément quitté les
locutions familières aux coulisses ; elle n’aurait jamais pu abandonner
l’habitude des tutoiements soudains ; et lorsque, dans un bal
d’artistes, elle consentait à un quadrille, ses jupes longues, par un
renversement d’idées, la troublaient comme une impudeur.
Elle rentra à l’Opéra, et tout alla bien pendant trois ans, car elle
eut un feuilleton, je veux dire un amant qui s’enfermait tous les
vendredis pour noircir vingt-quatre feuilles de papier qu’un journal
publiait tous les lundis. Mais le feuilleton portait perruque. Dans une
querelle à propos d’une petite du corps de ballet dont il avait sans
mesure exalté le maillot, Marietta arracha la perruque et la jeta aux
pieds de sa rivale. Humilié, le feuilleton qui savait l’âge de sa
maîtresse, l’imprima, et l’engagement de la danseuse ne fut pas
renouvelé. Par bonheur, derrière le manteau d’arlequin elle avait
quelquefois souri à un vaudevilliste, qui la fit entrer au théâtre de
la Porte-Saint-Martin. Là, pour obliger une figurante, remarquablement
perverse, qui s’était endettée au profit d’un chanteur comique de
café-concert, et qu’elle recueillit dans son hôtel de l’avenue Marigny,
elle vendit ses diamants ; mais elle en acheta d’autres, qu’elle ne
paya point. Son mobilier pouvait être saisi ; elle le mit sous le nom
de son amie ; de sorte q’un beau soir celle-ci la jeta à la porte en
l’appelant : « Vieille folle ! » Marietta pleura amèrement ; c’était la
première fois qu’on l’appelait : vieille. Avec le fidèle Tiradritto,
qui l’accompagnait sans relâche, elle alla loger dans un hôtel.
A la Porte-Saint-Martin, elle avait peu réussi ; un théâtre de premier
ordre lui offrit cependant un rôle secondaire dans un ballet nouveau.
Elle refusa, et, pour vivre, vendit les diamants qu’elle n’avait point
payés. Mais, citée en justice, elle dut rendre l’argent et accepta un
troisième rôle dans un théâtre de second ordre. Après trente
représentations sans éclat, elle fut congédiée ; on disait qu’elle
avait les jambes trop grosses. Tout cela la tuait. Pourtant, c’était
une grande artiste. Elle avait cinquante-cinq ans.
Un jour, étant très pauvre, elle alla chez le vaudevilliste, qui ne
devait pas, croyait-elle, avoir oublié son sourire. Il lui offrit vingt
francs. Elle les accepta. Chez le feuilletonniste, où elle se présenta
ensuite, elle ne fut pas reçue ; dans la rue, en se retournant vers la
maison de son ancien amant, elle vit à une fenêtre la petite du corps
de ballet, aujourd’hui premier sujet, qui l’avait reconnue et riait aux
éclats. « Ce manche à balai ! » dit Marietta, car il faut bien se
venger. Une autre fois, elle n’avait plus que dix sous dans un vieux
porte-monnaie déchiqueté, elle sonna à la porte du baron de Chalmy ;
elle pensait : il est gentilhomme, celui-là. « Vous voulez parler à mon
père, Madame ? » demanda une toute jeune fille qui apparut, curieuse,
derrière le domestique, quand la porte fut ouverte. La vieille
pécheresse rougit. « Non, Mademoiselle, dit-elle, je me suis trompée
d’étage. »
Marietta et Tiradritto vivaient une vie triste où l’on s’étonne chaque
matin d’avoir mangé la veille.
Il y avait, rue de la Tour-d’Auvergne, un cours de danse dirigé par un
ancien militaire ; Marietta acheta cet établissement ; elle n’avait
point d’argent, mais elle en promit. Le mardi, elle donnait un bal. On
sait ce que c’est que ces sortes de bals. A la porte personne ne
payait, bien que Tiradritto, rogue et roide, fût assis au contrôle ;
mais, à minuit, on buvait du champagne ; cela rapportait un peu
d’argent.
Marietta composait des ballets ; elle les exécutait elle-même, avec les
moins sottes de ses élèves, car elle avait des élèves, qui ne la
payaient point. Un soir, dans un coin de la salle de bal, elle laissa
tailler un baccarat ; ensuite, on joua tous les mardis ; quelques
personnes trichèrent ; on racontait que Marietta partageait les profits
; ce n’était pas vrai ; en somme, un tripot ; de sorte que la police,
bientôt informée, fit irruption une nuit, saisit les cartes, et jeta
les joueurs dans la rue.
Les hommes pestaient, les femmes riaient ; on fit venir des fiacres, et
tout le monde rentra chez soi, à l’exception de Marietta et de
Tiradritto, qui demeurèrent sur le trottoir par la double raison que,
la caisse du contrôle ayant été saisie, ils n’avaient pas d’argent pour
prendre une voiture, et que leur seul domicile était la salle de bal
d’où on venait de les expulser.
C’était pendant le carnaval, en février ; il tombait une petite pluie
très fine, presque rien, un brouillard ; mais il faisait beaucoup de
vent. Coiffée d’églantines blanches, vêtue de crêpe rose, Marietta
avait une jupe courte qui laissait voir ses jambes encore belles. Les
nuits sont très longues. « Que faire ? » dit la danseuse. La bise lui
mordait les mollets.
« Venez, dit Tiradritto, je connais le contrôleur d’un bal de barrière
; il nous fera entrer pour rien, et vous vous réchaufferez. » Ils
allèrent ; mais le contrôleur ne voulut les laisser passer qu’à la
condition qu’ils offriraient un saladier de vin. « Soit ! » dit
Tiradritto. Comme il avait beaucoup de mauvaises connaissances, il
espérait trouver quelqu’un dans le bal qui lui prêterait vingt sous ;
il rencontra un de ses amis, en effet, qui lui emprunta deux francs. Le
saladier bu, il fallait le payer ; il y eut une querelle avec le garçon
; on les conduisit au poste, où ils couchèrent. « Que c’est sale ! »
dit Marietta en entrant. Cette nuit-là fut triste.
Non loin des fortifications, du côté de la barrière de l’École, il y a
des maisons décriées où dorment des mendiants. C’est dans un de ces
taudis que logèrent dès lors les deux misérables. Marietta toussait
beaucoup, parce que les fenêtres ne fermaient point ; elle avait
maigri, elle avait soixante-quatre ans ; elle était hideuse ; elle
disait : « Quand j’aurai de l’argent, j’achèterai un miroir. »
Cependant, de quoi vivaient-ils ? Gugliemo Tiradritto, qui sortait dès
le matin et ne rentrait jamais avant la nuit tombante, rapportait
quelques sous, parfois. « J’ai emprunté, » disait-il.
Un jour, Marietta, en se promenant au soleil, entendit un air de danse
joué par un accordéon dans la cour d’une maison prochaine ; elle se
souvint d’avoir dansé sur cet air, autrefois, devant François d’Este,
duc de Modène ; elle soupira, et, rêveuse, entra dans la cour.
Sordidement vêtu, Tiradritto jouait de l’accordéon en frappant la
mesure avec sa béquille et en disant : « Mesdames et Messieurs,
n’oubliez pas un pauvre infirme, s’il vous plaît ! » Marietta lui sauta
au cou. « Joue, joue encore ! » cria-t-elle ; et alors, relevant sa
jupe de vieille laine rougeâtre en lambeaux, montrant ses noires jambes
maigres, dont l’une était sans bas, elle se mit à danser, haillonneuse,
échevelée, horrible, cette danse oubliée dont sa mère, jadis attentive
aux intrigues de la cour des Deux-Siciles, avait entrevu le mystère, ce
tendre pas du châle enseigné par miss Emma Harte à la déesse Hygie, et
que lady Hamilton se rappelait encore aux petits soupers de la reine
Caroline-Marie. Une cuisinière, qui traversait la cour, les appela : «
Vilains singes ! »
Dès lors, ils mendièrent ensemble ; il jouait, elle dansait ; on leur
donnait parce qu’ils faisaient rire ; elle put acheter un miroir et un
pot de fard. Mais le rhume de Marietta était devenu un asthme ; un
jour, elle dit : « Je suis malade, » et se coucha. Le lendemain matin,
elle se trouvait mieux ; mais le soir, elle mourut étouffée.
Quand les chevaux des corbillards ont des plumets blancs, cela coûte
très cher. Ils en avaient au convoi de Marietta. Tiradritto seul le
suivit. Comme il avait cassé sa béquille, la veille, en enfonçant une
porte, il fallait, pour marcher debout, qu’il s’appuyât des deux mains
à l’arrière-train de la voiture.
A la sortie du cimetière, deux hommes de police le prirent au collet en
lui disant qu’il avait volé pour cinq cents francs de bijoux dans la
boutique d’un orfèvre. Deux mois plus tard, il fut jugé, et on
l’expédia dans une maison de détention au lieu de l’envoyer aux
galères, parce qu’il avait soixante-dix-sept ans.
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