MENDÈS,
Catulle (1841-1909) : La voix de jadis (1886). Numérisation du texte : O. Bogros pour la collection
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André
Malraux de Lisieux (24.III.2011) [Ce texte n'ayant
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établi sur un exemplaire (Coll. part.) du Nouveau Décaméron. Sixième
journée, publié à Paris par E. Dentu
en
1886.
La voix de jadis
par Catulle
Mendès
~*~
C'ÉTAIT dans le sous-sol d'une de ces sales
brasseries où la police
tolère que l'on boive encore après que tous les cafés et tous les
débits de vin sont fermés. A des tables de bois, sous la poussière
jaune du gaz, s'accoudaient les lassitudes saoûles des rôdeuses
nocturnes qui avaient fini leur besogne et de quelques hommes qui les
avaient attendues tout le soir ; elles, fardées, eux, très blêmes et
rasés de près comme des cabotins.
Comme nous allions sortir, écoeurés de notre curiosité satisfaite :
- Regarde, me dit mon compagnon.
Il me désignait, seule, assise au fond de la salle, une femme très
grande, très grasse, dont les cheveux roux en touffes bouffaient hors
d'une toque à plume. Plus lasse que vieille, et la gorge tombant dans
la soie lâche du corsage, elle avait dû être belle, elle l'était encore
par la blancheur laiteuse de sa peau, par ses larges yeux noirs,
profonds, fixes, où l'hébétude s'animait quelquefois d'un reste de
pensée. Une fille, certainement, comme ses voisines ; on voyait de la
crotte de trottoir au bas de son jupon, à la semelle de ses bottines ;
mais, énorme, et pesamment assise avec l'air d'une colossale idole,
elle semblait, cette créature, le type exagéré, la personnification
presque grandiose de toute une espèce.
Étonnés, nous approchâmes.
D'une voix enrouée, très forte, qui domina tout le chuchotement des
conversations à voix basse, elle nous demanda de lui payer à boire.
Elle se fit servir quatre verres de genièvre qu'elle versa dans sa
chope où restait de la bière, et vida la chope d'un seul trait. Puis
elle se mit à chanter le refrain d'une chanson de café-concert. Ce fut
un râle rauque, gras, avec des traînements faubouriens, un geignement
étranglé d'ivrogne. « A la bonne heure! » dit-elle en éclatant de rire.
Puis, familière, elle nous parla.
« Il n'y en a pas une pour boire autant que moi. Une bouteille
d'eau-de-vie, après douze bocks, ne me fait pas peur, et je ne me grise
jamais. Je connais des femmes qu'on ramasse tous les soirs, ivres, au
coin des rues ; moi, je marche plus droit quand je sors de chez le
marchand de poivre ; la boisson, ça me leste. Mais il ne faut pas croire
que je boive pour mon plaisir. Ah ! bien oui. Je n'aime pas la bière, ni
l'absinthe, ni le rogomme ; il y a des moments où je donnerais je ne
sais quoi pour avaler un verre d'eau pure, bien claire, qui me
caresserait la gorge et me mettrait de la fraîcheur dans l'estomac. Et,
si je bois, ce n'est pas non plus pour être amusante avec les hommes.
Je me soucie bien d'être amusante ! Je fais mon métier tout juste. Je
donne ce qu'on m'achète, pas autre chose. Est-ce que je suis obligée
d'être de bonne humeur, d'avoir des mots drôles, de faire rire les gens
par-dessus le marché ? Il ne manquerait plus que ça. Ils croient
peut-être qu'ils m'amusent, eux ? Non, si j'ai pris l'habitude de m'en
fourrer jusque-là, de l'alcool à trois sous le verre, c'est pour une
autre raison et ça ne regarde personne. »
Elle parlait bas, maintenant, comme pleine d'une pensée triste, et,
détournée à demi, elle prit sa tête entre ses larges mains grasses, la
fit pencher à droite, la fit pencher à gauche, berçant son front comme
on berce un enfant malade.
Puis, bien que nous ne l'eussions pas interrogée, elle continua sans
nous regarder :
«
Oui, pour une autre raison. Si vous voulez la savoir, je veux bien
vous la dire. Il faut que je vous explique une chose : ce n'est pas gai
tous les jours, ni toutes les nuits, la vie que je mène. Patauger dans
la boue de neuf heures du soir à deux heures du matin, parler aux gens
qui rentrent chez eux, être rudoyée de coups de coude quand les
passants sont de mauvaise humeur, retirer son corset dans une chambre
d'hôtel garni où il n'y a pas toujours du feu, redescendre l'escalier,
recommencer la promenade sous la pluie, ce sont des amusements dont je
me passerais bien. Dans les commencements, surtout, c'était dur. Au
moment d'aller sur le boulevard, j'avais des envies de sortir par la
fenêtre. Mais quoi ? que voulez-vous ? il fallait manger, n'estce pas ?
et je vous demande un peu si j'aurais trouvé du travail ailleurs que
dans l'atelier des quatre vents ? Quand on est tombée où je
suis, plus moyen de s'en
tirer ; c'est
une glu qui tient ferme, la crotte du ruisseau. Enfin, peu à peu, je me
suis habituée. Tous les métiers ont quelque chose de désagréable.
A présent je suis faite au mien. Si on me donnait des rentes, si on me
mettait dans mes meubles, si je n'étais plus obligée de descendre dans
la rue, je ne saurais peut-être pas à quoi passer le temps ; ça me
manquerait de ne pas être mouillée par la pluie, salie par la boue,
battue par le vent, bousculée par les hommes. Bref, je vous dis que
j'ai pris mon parti, et puisque comme c'est ça, tant pis, voilà, c'est
comme ça. Ah ! seulement, il y a une chose à laquelle je n'ai jamais pu
m'habituer. Pour que les gens fassent attention à vous, le soir, il
faut leur parler, n'est-ce pas ? Eh bien, chaque fois que je parle à
quelqu'un en le tirant par le bras, - les mots que nous disons, vous
les savez bien, - je ne puis pas m'empêcher, c'est plus fort que moi,
d'avoir le coeur serré, affreusement, comme si j'allais mourir, et j'ai
toutes les peines du monde à ne pas pleurer toutes les larmes de mon
corps. Ce n'est pas à cause des paroles que je dis, oh ! non, ni à
cause
de la honte de faire ce que je fais, - je ne suis pas si bête, bien sûr
! - mais c'est à cause de ma voix, que j'entends. Quand je me suis
bien reposée, quand j'ai dormi
toute la journée, ma voix n'est pas rauque et grasse ; je l'entends
très
douce au contraire, très pure comme elle était autrefois, du temps que
j'étais gamine, chez nous, à la campagne. Elle me tue, cette voix-là !
je la reconnais, elle me rappelle les choses qu'elle disait. Je me
souviens de la maison du père et de la mère, et des petites soeurs, qui
ne sont pas venues à Paris, elles, qui se sont mariées au pays ; elle
me
fait penser aussi aux rendez-vous que j'avais derrière la haie avec le
fils du forgeron, un beau gars qui m'embrassait à pleins bras, me
baisait bruyamment la bouche, - vous savez, nous, on ne nous baise pas
sur les lèvres, - et qui m'aimait, pour sûr, et que j'aimais aussi. Ça
me rend folle de demander « Vous ne montez pas chez moi, beau
blond ? »
avec la voix qui disait à ma mère : « Bonjour, maman », avec la voix
qui disait à mon amoureux que je ne le quitterais jamais. J'essaye de
parler bas, pour ne pas m'entendre, ou de rire aux éclats, tout en
parlant. Ça ne sert à rien. Je la reconnais toujours, la voix
d'autrefois, et je me cache la tête entre les mains, et je ne prononce
plus un mot, et je m'en vais avec la peur d'être suivie, d'être
obligée de répondre à l'homme qui me suivrait. »
Dans un sanglot, ses grands yeux pleins de larmes, la triste fille se
tut. Autour de nous, on ne prenait point garde à ce désespoir; sans
doute on pensait qu'elle était ivre.
Elle ajouta lentement :
- Voilà pourquoi je bois autant que je puis. L'absinthe enroue, le
genièvre aussi. Après avoir bu, je n'ai plus le son de parole que
j'avais dans le temps. Et, à force d'avaler tout ce qui sèche et brûle
la gorge, j'espère bien arriver à ne jamais plus entendre, quand je
tire le bras aux hommes de la rue, la voix douce dont j'appelais maman
et dont je disais que je l'aimais à mon premier amoureux. » |