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Miguel de Cervantes y Saavedra - Don Quijote de la Mancha - Ebook:
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C. Mendès : Monstres parisiens - I (1883)
MENDÈS, Catulle (1841-1909) : Monstres parisiens. I : La Pénitente ; La Sœur aînée ; La Dame seule (1883).
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (19.II.2012)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros] obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)

Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Monstres parisiens (Paris : chez tous les libraires, 1883.– 10 fascicules en 2 tomes in-32, 242 + 232 p.)
 
Monstres parisiens
I
par
Catulle Mendès

~*~

LA PÉNITENTE

LE voile baissé jusqu'au menton, tout emmitoufflée de fourrures, tenant sa jupe à pleines mains comme une femme qui s'est habillée à la hâte, la petite baronne sortit très vite dans la rue où pleurait encore le brouillard du matin. Elle s'arrêta un instant, sur la pointe des pieds, parut hésiter, regarda à droite, à gauche, avec ces mouvements de cou d'un oiseau posé sur une branche, qui ne sait de quel côté prendre son vol ; puis, presque cou­rante, elle monta dans un fiacre, en jetant une adresse au cocher. Dès qu'elle se fut pelotonnée dans un coin, frileuse, peureuse peut-être, les lèvres sous le manchon, parmi la chaleur de la soie et du velours, quelque chose glissa de dessous son manteau, dans une fuite rose et noire : un corset de satin ; de la peluche courait autour des ron­deurs vides que gonflèrent les seins. Quoi ? la baronne, — une exquise mondaine pourtant ! — ressemblait à ce point aux petites cocottes matinales qui trottent menu par les rues, ayant, dans leur paresse, négligé de remettre la frêle armure de baleine dont les défaites nocturnes ont démontré, d'ailleurs, l'inutilité ? Elle ne ramassa pas le cor­set. Elle songeait à la nuit coupable et charmante dans l'appartement de garçon, où elle avait mêlé son parfum de boudoir aux odeurs de cuir de Russie et de cigares fins, éparses entre les murs décorés d'armes anciennes sous des fleurets en croix ; elle songeait aux emportements de la soudaine étreinte, aux dégraffements brutaux, et aux longues, aux lentes, aux éternelles caresses où s'allanguissent les pre­mières audaces et les premiers refus. Quelquefois elle tournait le regard vers la rue qui se rosait ça et là, grise encore ; sous les portes cochères, des laitiers alignaient des bidons de fer blanc aux fermetures de cuivre ; un por­teur de journaux devant une boutique à demi ouverte distribuait les feuilles du matin à une vieille femme mal éveillée qui se frottait les yeux ; des employés, noirs, maigres, un croissant entre les dents, passaient vite, le collet relevé, le long des murs. Mais elle regardait sans voir, songeant toujours, attendrie, amollie, enveloppée des dé­lices récentes, s'enlaçant elle-même, pour les retenir, comme on empêche­rait de tomber un vêtement dont l'étoffe est très douce à la peau.

Le fiacre passait devant une église.

Elle vit le grand portail sombre, dur, qui a l'air de ne jamais devoir s'ouvrir, et, à droite, la porte basse, entrebaillée. Comme si elle se fût avisée tout à coup de quelque chose d'encore inéprouvé, son regard, sous le voile, eut une lueur vive, étrange dans ces yeux doux, — la première étincelle d'un désir ou d'une curiosité qui s'allume ; pendant qu'un rire lui venait aux lèvres, sournois, cruel, un peu narquois, joli pourtant. « Cocher ! arrêtez ! » cria-t-elle, et elle remit à la hâte le corset sous son manteau, des­cendit de voiture, entra dans l'église presque déserte où trois vieilles à ge­noux, montrant parmi la boue des jupons de fortes semelles noires, mar­mottaient des oraisons près d'un con­fessionnal. Précisément un jeune prêtre, long, grêle et dur, austère, sortait de la sacristie et se dirigeait vers le tri­bunal de la pénitence. La petite ba­ronne s'inclina sur un prie-Dieu, un peu à l'écart, attendant son tour ; elle avait le visage dans son mouchoir, faisait son examen de conscience sans doute, était très édifiante.

*
* *

Pourquoi non ? Est-ce que l'on ne peut pas être une bonne chrétienne, parce qu'on fut une amoureuse ? Ils suivent de tout près la joie, hélas, les remords des doux péchés. On se repent de sa faute avec la même ardeur qu'on l'a commise ; on est sincère avec le bon Dieu, comme on l'était avec son amant. Les bouches qui ont balbutié de folles et coupables paroles veulent proférer les aveux qui de­mandent grâce ; le souvenir des ivresses invoque les macérations. Et le ciel dont la miséricorde est infinie ne re­pousse pas les pécheresses pénitentes, non, pas même quand c'est échappées à peine du mal qu'elles viennent se puri­fier dans la source de tout bien, pas même quand leur repentance précoce laisse après soi dans le temple une traînée odorante d'alcôve.

*
* *

Certes, dès que la baronne fut age­nouillée devant le confesseur, il émana d'elle, dans ce coin de l'église, un très inquiétant arôme de tendresse mal éteinte, et l'Ylang-Ylang mêlait mal à propos sa griserie perverse à la fadeur sacrée de l'encens. En baissant trop humblement son front rosé de velou­tine, elle maquilla le grillage du con­fessionnal ! Elle aurait dû, surtout, dissimuler le corset qu'elle tenait, ne sachant qu'en faire, tout plein de par­fums qui se souviennent, entre ses mains jointes pour la prière. Mais son repentir, sa dévotion l'absorbaient à tel point qu'elle n'avait pas le loisir de s'inquiéter d'autre chose ; ce fut avec une humilité fervente, et se châtiant déjà par l'aveu, qu'après les paroles consacrées elle confessa sa faute.

*
* *

« Après avoir longtemps résisté, elle avait consenti enfin à venir, le soir, chez celui qu'elle aimait. Et, d'abord, il s'était agenouillé devant elle, lui di­sant d'adorables tendresses, lui rappe­lant le bal où ils avaient valsé ensemble pour la première fois, elle, si blanche, grasse, les bras nus, très décolletée, appuyant sur l'habit noir, dans le tournoiement de la danse, le marbre vivant et chaud de sa poitrine qui bat­tait. »

Elle s'interrompit pour dire :

- J'étais déjà coupable !

Après quelques secondes de silence, — ce fut comme s'il avait eu besoin de reprendre haleine, — le prêtre ré­pondit :

- La clémence de Dieu est infinie. Encouragée, elle continua sa confes­sion

« Il me parlait sans cesse, plus ardem­ment ! Ces épaules ; que tout le monde avait vues, ne les reverrait-il pas, lui seul ? Ne baiserait-il pas ces bras dont l'étreinte lui mettrait le Paradis autour du cou ? Car il blasphémait, mon père ! Et, toujours à genoux, il me baisait les doigts, les ongles, voulait écarter — oh ! je rougis ! — les dentelles de mes manches. J'aurais dû m'enfuir ; je ne pouvais pas. J'étais vaincue, et, douce­ment abandonnée, pendant qu'il m'en­laçait, je renversai la tête sur le dossier du fauteuil, les yeux pleins de larmes qui consentent. »

Elle s'interrompit de nouveau.

— Hélas ! Dieu ne m'absoudra ja­mais !

Cette fois, pas de réponse. Le con­fesseur, scandalisé, s'était-il retiré ? Elle ne pouvait pas le voir, ayant sa tête entre les mains, dans le corset. Mais non, elle entendait, tout près d'elle, le souffle d'une poitrine op­pressée. Car l'énormité du péché met­tait hors de lui le jeune prêtre ; et ce fut très bas, très lentement, d'une voix qui tremble, qu'il dit enfin, par un effort suprême de charité :

— Ne désespérez pas, ma fille.

Elle parla encore dans l'expansion débordante du repentir ! Dévotement barbare pour elle-même, elle n'épargna à sa pudeur aucun des pénibles aveux. Toutes les délices abominables du lit adultère, les ruses de l'amour pervers, les caresses conseillées par l'essaim des mauvais anges Nageant dans les plis des rideaux et toujours renouve­lées jusqu'à l'heure où l'aurore, qui glisse à travers les dentelles, met à son tour des baisers sur les lèvres pâlies, elle raconta tout, tout, abondamment, longuement, avec des emportements de pénitente affolée et de minuties de casuiste, tant qu'enfin, épouvantée de sa damnation définitive, elle se mit à sangloter et à mouiller de larmes désespérées le satin et la peluche du corset noir et rose.

Le confesseur se taisait.

Mais l'effroi que lui inspirait juste­ment le crime de la pénitente devait être extrême, car elle entendit le bruit qu'un homme près de choir ferait en se retenant à une cloison.

Puis, il y eut cette parole sévère :

 — Retirez-vous, Madame.

Elle obéit, toute pleurante.

Mais, en traversant l'église où le froufrou de sa robe offensa l'austérité des dalles, elle avait dans les yeux et aux lèvres, sous le voile, son mauvais petit rire ! Au moment de pousser la porte, elle se détourna, le regard attiré vers un autel latéral par un tableau où l'on voyait Satan parlant sur la montagne à l'oreille de Jésus. Une fusée de soleil, à travers un vitrail, éclaira, fit vivre la face du démon ; et l'on aurait pu croire, en vérité, que le tentateur de Dieu complimentait d'un sourire la petite baronne. Elle s'en alla très vite, secouée d'un sursaut de gaieté, le nez dans son manchon. Quant au corset, elle l'avait oublié dans le confessionnal.


~*~

LA SŒUR AINÉE

IL y avait encore une « toquée ». C'était Colette Hoguet. Une vraie toquée toute charmante. Quelle fille folle n'est pas raisonnable aujourd'hui ? L'extravagance procède avec méthode : la fantaisie sait ce qu'elle fait ; le caprice, un bandeau sur les yeux, a pour chien d'aveugle Deux-et-deux-font-quatre. Un chien bien dressé, qui rapporte. La passion même a de la tenue, et c'est la tenue des livres. La Beauté s'émet ; les boudoirs ont des guichets ouverts sur la rue, et la souscription n'est ja­mais close ; une fête chez une jolie fille ressemble à une assemblée d'action­naires. Dividende : l'ennui. Tout le monde bâille, surtout les bailleurs de fonds. Colette Hoquet, elle, croyait encore à l'amour pour le plaisir et au champagne pour la griserie. Son nom, bourgeois, était aussi, comme par une prédestination, le refrain d'une chan­son gamine. Un conseil de chanter la Faridondaine, et de la vivre. Elle avait été docile. Toute petite, son bonnet battait des brides du côté des moulins. Six mois après son père mort, elle quitta le logement familial, pauvre et grave, au Marais, en compagnie d'un commis mis de nouveauté qui avait des moustaches de sous-lieutenant ; il y avait eu dans l'envolement de sa fuite comme un entrechat de Colombine au bras d'Arlequin. Dès lors, une plume dans le vent, ce fut la vie de Colette ; et le vent soufflait de partout. Ah ! que d'amours, et que de rires ! Des larmes aussi, rarement, vite essuyées. Une opé­rette, avec deux ou trois scènes émues. Tout de suite à la mode d'ailleurs. La victoria qui vint la prendre rue de l'An­cienne-Comédie à la porte de l'hôtel garni, la conduisit avenue de Villiers par le plus court chemin. Elle retourna souvent à Bullier, bonne fille. Raffo­lant de tous les bijoux, parce que cela brille, de toutes les toilettes, parce que c'est amusant d'être plus jolie, de tous les vieux bibelots, parce qu'ils sont très drôles, elle ruina beaucoup de gens, les plaignit fort, pas longtemps, quand ils n'eurent plus rien, en ruina d'autres, qu'elle plaignit aussi de la même façon. Mais pas un sou de côté ! Voyant un jour une tire-lire chez un marchand de faïences anciennes, elle se fit expliquer ce que c'était, et ne réussit jamais à le comprendre. Elle se souciait bien d'acheter de la rente ! Ce qui lui plaisait c'était de parier aux courses, où elle perdait énormément en pouffant de rire. Et nulle inquié­tude du lendemain. Le lendemain, ce serait un jour comme les autres, qui s'éveille tard dans la chambre de soie et de parfums, fait la risette au com­pagnon d'oreiller, déjeune au lit, trotte en pantoufles sur le tapis, se maquille devant la psyché, met une robe nou­velle, va au Bois, sourit aux cavaliers qui passent, dîne au pavillon d'Erme­nonville, s'accoude, le bras nu dans les dentelles, au velours des avant-scènes, soupe chez Bignon, laisse dé­grafer son corsage, ne refuse pas aux baisers ses yeux verts où pétille la gaieté du moët, sa bouche rouge qu'a poivrée le piment des écrevisses !

Un matin, au moment où, les jambes hors des draps, elle cherchait du bout du pied ses mules, sa femme de chambre entra très vivement et dit : « Il y a là la sœur de madame, qui demande à parler à madame. »

Sa sœur ! qu'elle n'avait pas vue de­puis trois ans ! sa sœur ! Colette se mit à trembler de tous ses membres. Ah ! c'est qu'Aurélie était une per­sonne redoutable. Le contraire d'une folle, elle. Honnête d'une honnêteté sévère pour les autres comme pour soi-même. Enfant, elle avait l'air grave et un peu morose déjà. Elle ne jouait jamais, lisait dans les livres, des livres qui instruisent, réfléchissait quand elle ne lisait pas. La mère morte, Aurélie fut la ménagère ; active, faisant le marché, faisant la cuisine, époussetant les meubles, raccommodant les habits du père, ayant un petit cahier rayé de rouge ou de bleu où elle marquait les dépenses. Econome, presque avare, pratique, elle faisait l'admiration des voisins. « Tâche d'être comme Auré­lie ! » était une parole que les parents du quartier répétaient à leurs demoi­selles. Pour être parfaite, il ne lui manquait que d'être pieuse ; elle le fut dès sa première communion. Elle al­lait tous les matins à la messe, les yeux baissés, édifiante. Quand le curé de la paroisse rencontrait Aurélie, il s'arrêtait pour causer avec elle, et l'on voyait bien à son air paternel et satis­fait qu'il la complimentait de sa bonne conduite. Elle rougissait, intimidée, très humble. Devenant jeune fille, elle devint plus grave, plus réservée encore. Elle ne se mettait jamais à la fenêtre. Le dimanche même, elle n'allait pas à la promenade. Elle disait qu'elle ne se marierait pas. Peut-être pensait-elle à prendre le voile. Que de bons con­seils elle donna à cette évaporée de Co­lette ! Nuit et jour elle demandait au ciel que sa sœur ne vint point à mal tourner. Le ciel n'exauce pas toutes les prières, hélas ! Et depuis la fuite avec le commis de nouveautés, Auré­lie, navrée au plus profond du coeur, — ceci, Colette l'avait appris, — re­doublait de vertu comme pour com­penser les fautes de l'enfant perdue ; vivant du travail de ses mains, ardem­ment dévote, estimée des gens de bien, agréable à Dieu.

La première pensée de Colette fut de ne pas recevoir Aurélie. Ce n'était pas possible : on ne met pas sa sœur aînée à la porte. Tremblante, avec des mouvements d'instinct, en répétant : « Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! » elle s'enveloppa d'un peignoir, fourra son amant dans le cabinet de toilette, jeta dans une armoire le domino, le loup, — car elle avait passé la nuit au bal ! — mit les bracelets et les boucles d'oreilles dans le coffret à bijoux, et dit enfin, émue comme une condamnée qui va voir l'inévitable bourreau : « Faites entrer, allons, faites entrer. » Il eut été plus convenable de recevoir Aurélie dans le salon ; elle ne pouvait pas, à cause du souper, dont les crevettes et les ailes de perdreau devaient traîner dans les assiettes.

En voyant son aînée, grande, belle, mais l'air si austère dans une robe sombre, — un peu de l'air d'une religieuse,—Colette eut envie de se cacher sous le lit, et détourna la tête, le front dans les mains. Mais Aurélie s'approcha et lui parla très doucement. « N'aie pas peur, pauvre petite, je ne viens pas pour te faire des reproches. Ils ne serviraient à rien. Oh ! mon coeur se brise de te voir ainsi tombée ; mais ce qui est fait est fait ; et le mal, maintenant, est encore irrémédiable. Plus tard, peut-être, — quand tu ne seras plus jeune, — tu pourras changer de conduite et tu mériteras d'être pardonnée. En attendant, j'ai un devoir à remplir. Les existences comme les tiennes ont de tristes fins, chère enfant. Après les luxes, il y a la pauvreté. Tu n'auras pas toujours vingt-deux ans ! Celles qui ont vécu dans le désordre mourront dans la misère. Tu ne songes pas à l'avenir, je veux y penser pour toi. Tu es prodigue, tu as tort ; je te ferai faire des économies. Quoique mal acquis, il faut garder son argent qu'on peut sanctifier plus tard en l'employant à de bonnes œuvres. C'est un bien cruel sacrifice que je te fais en m'occu­pant de tes affaires. En aurais-je long­temps le courage ? Je l'espère. Je ne veux pas que ma sœur meure dans un lit d'hôpital. » Stupéfaite, extasiée de tant de dévouement et d'abnégation, Colette tomba aux pieds de son aînée ; et elle lui baisait les mains, avec de petits sanglots.

Pendant quatre années, Aurélie ha­bita chez Colette. Oh ! elle ne se mêla pas à la vie abominable de sa sœur. Ni le Bois, ni le théâtre, ni les bals. Si elle sortait, elle sortait seule ; n'entrait jamais au salon quand des gens étaient là ; évitait toutes les rencontres avec les filles et les clubmen qui venaient voir sa sœur ; se tenait presque tou­jours dans une chambre à l'écart, sim­plement meublée de meubles qu'elle avait apportés, où il y avait un prie-Dieu. Même elle payait, le premier piété pas excessive, bien entendue. Ils sont estimés dans leur quartier. Ils sont heureux, méritent de l'être. Quant à Colette, moins jeune, et toujours folle, elle essaye d'aimer et de rire encore. Un rire qui va pleurer. Peu à peu elle descend le triste chemin. Elle sera bientôt arrivée dans l'ignominie et le dénûment sordides. Vous la rencon­trerez, au coin de quelque rue, par un soir d'hiver, grelottante et battue de la neige et du vent, — la pauvre petite cigale qui a chanté pour une infâme fourmi.


~*~

LA DAME SEULE

GRANDE, pâle, maigre, toujours plus amaigrie , et si belle avec vos profonds yeux d'or brun, cerclés d'un sombre azur, fixes, presque effrayants, pareils à des yeux de ressuscitée, vous avez traversé, seule, les luxes et les joies de la vie pari­sienne ; la longueur glaciale de votre robe noire était une traînée de deuil dans les fêtes. Point de mari, aucun amant, pas même une câline amie dont la tendresse charme le coeur sans l'a­paiser, comme un fruit trompe la soif. Cependant une vie intense incessam­ment vous dévorait, visible dans vos yeux caves, où deux braises fauves ne cessaient pas de luire, se ravivant à se consumer. Égale aux Cléopâtres et aux Faustines, luxurieuses dominatrices des hommes et des femmes, vous consi­dériez dans le tournoiement des valses les habits noirs et les épaules nues avec une volonté qui s'acharne comme une prise ardente de possession. Mais pas un geste qui permet d'approcher, pas une parole qui autorise une parole tendre ; et, soudain dédaigneuse, un pli d'ironie aux lèvres, fermant à demi vos yeux comme s'ils avaient fait dans la réalité une suffisante provision de rêves, vous regardiez seulement, sous le voile des cils, la bague que vous portiez par un caprice peut-être symbolique, au médius de votre main droite, longue, émaciée et pâle. C'était un simple anneau de mariage, d'or lisse, où s'allumait un seul rubis. A quel époux étiez-vous donc liée ? De quel nuptial désir étiez-vous la chaste proie ? Nul ne l'a su, si ce n'est moi, et nul ne l'apprendra désormais ; ceux qui vous ont mis au cercueil ont enseveli avec vous votre exécrable et doux se­cret.

I

Quelquefois elle allait — car elle allait partout ! — dans l'un de ces concerts-spectacles où des filles aux cheveux vermeils rôdent éternellement, comme dans un cercle d'enfer, dans des promenoirs rouge-sang. Seule, très voilée, le buste droit, la tête haute, elle se tenait dans une avant-scène du rez-de-chaussée. Immobile, elle regar­dait la scène. Là, parmi la buée rouge ou bleue des lumières électriques et les cuivres tumultueux de l'orchestre, le ballet secouait le coton flasque des maillots qui font des plis et les haillons de chair des poitrines haletantes; des jambes éperdues dans le tourbillon des pirouettes, des gros bras qui s'ar­rondissent et d'où la poudre de riz coule en sueur, des bouches trop rouges qui s'ouvrent en un sourire bête, des corsages qui bâillent dans l'inclinaison du salut final, de toutes ces femmes enfin, lourdes et surchauffées, émanait une senteur de fard grossier et de peau, qui, se dilatant au feu de la rampe, emplissait la salle et grisait toute la foule d'une mauvaise soûlerie, comme un vin frelaté. Mais là aussi des athlètes, superbes de virilité bestiale, s'enla­çaient, s'étreignaient, la chair sonnante sous des flaquées de mains robustes ; des hercules, gonflant leur poitrine et faisant saillir les muscles de leur cou qui se congestionne, soulevaient des poids énormes ou jonglaient avec des boulets de canon ; et des gymnastes pareils à de jeunes dieux qui auraient des têtes de garçons bouchers, accro­chés aux barres fixes ou suspendus aux incertains trapèzes, développaient har­monieusement, dans des courbes en­volées, leurs membres fins et forts. C'étaient alors, par la salle, des ap­plaudissements furieux. Mais elle, dans l'avant-scène solitaire, elle demeu­rait impassible, hautaine. Pas même un tressaillement dans sa main gauche appliquée au rebord de la loge. Seuls ses yeux vivaient, plus caves, ouvrant dans le voile comme deux trous d'or en fusion ! Un impertinent qui se se­rait penché pour regarder à l'intérieur de l'avant-scène aurait vu dans la pé­nombre, comme une perle de sang qui flambe et qui bouge, l'unique rubis de l'anneau parmi la soie de la robe obs­cure et des froissements de dentelle pâle.

II

L'été, elle vivait seule, — seule, comme toujours, — dans le château qu'elle avait fait bâtir sur la côte nor­mande. Les matins, quand le soleil est doux, elle venait s'étendre, grande et si maigre dans son costume de bain, sur le sable fluide où la mer qui monte la couvrait par instants d'une caresse d'eau glauque et de glissantes algues. Non loin d'elle, devant la rangée grise des cabines, les baigneuses que Grévin déshabille allaient, venaient avec des rires, mouillaient dans l'écume des vagues le marbre frais de leurs jambes nues ; moins hardies, d'autres jeunes femmes franchissaient vite la bande de sable, ne quittaient le peignoir de peluche que pour se vêtir d'eau, mais, sous le flot traversé de lumière, la fla­nelle de la blouse montante et du long pantalon, souvent transparente et s'appliquant bien aux rondeurs pleines du corps, en modelaient tout l'exquis contour malgré la pudeur des deux mains croisées sur la poitrine ; et quand elles sortaient de la mer sous le ruissellement de leurs cheveux dé­faits, elles étaient, selon la couleur des costumes, des statues de marbre rose, ou d'onyx noir, ou d'albâtre neigeux. Pensive, la solitaire ne se mêlait pas à la joie des baigneuses ravies dans la fête du jour et de l'onde ensoleillée. Une fièvre plus intense dévorait ses yeux toujours plus profonds, cerclés d'un azur toujours plus sombre ! Le rubis de la bague, qui bouge un peu, s'allu­mait doucement au soleil à travers la caresse de l'eau glauque et des algues qui glissent.

III

Puis, on ne la vit plus. Souffrait-elle, cruellement déjà, de la langueur qui devait faire d'elle une morte ? La réalité des choses et des êtres ne lui paraissait-elle plus digne de fournir des objets à ses songes ? Elle se réfu­gia éperdument dans les belles chi­mères des peintures, des musiques, des vers. Sous les platanes du parc, parmi les chaleurs du midi ou les tiédeurs du soir, elle marchait lentement, lasse, affaiblie, se traînant, s'appuyant aux arbres, mais extasiée de se réciter à elle seule, pendant l'amour des oi­seaux dans les branches et des insectes dans les herbes, au milieu de toute la divine nature éprise, les oarystis pas­sionnées où les jeunes filles résistent mal, et les poèmes pleins de nymphes demi-nues qu'emportent brusquement des satyres. D'autres fois elle demandait à la musique qui sait tout et ne dit rien, éternelle réticence de l'âme et des sens, les délices perverses de la joie inachevée. Mais surtout elle passait ses heures dans une grande salle où des tableaux sans cadre étaient accrochés, — car l'or des cadres éblouit et dé­tourne la rêverie de l'œil. Les Vénus du Titien, aux bruns cheveux fauves comme un soleil qu'on verrait la nuit, offraient leur nudité chaude ; au bord d'une source, Narcisse, pâle, adorait son image ; Ganymède accueillait dans ses bras bleus de lune la déesse des nuits d'amour. A côté des augustes chefs-d'œuvre, badinait le joli liber­tinage des tableautins. Des couchers de mariées montraient des courtines de dentelle, frémissantes déjà des caresses prochaines ; des marquises souriaient dans le miroir au petit abbé qui s'exta­sie, pendant qu'une soubrette leur nouait la jarretière au dessus du genou ; puis, parmi ces mignardes débauches, des audaces de peintres modernes cou­chaient des filles sur des sophas de ca­binets particuliers, le corset noir jeté parmi les serviettes entre une bouteille renversée et un chapeau à haute forme ; et quelques eaux-fortes de Rops allu­maient dans les coins leur rut diabolique. Elle, cependant, étendue sur une longue chaise parmi ces songes dessinés ou peints, blême, affreusement blême, et si maigre qu'elle ressemblait au ca­davre d'une femme morte de famine, elle se mourait dans d'ineffables tor­tures; et, ses yeux même s'éteignant, — ses yeux si larges qu'il semblaient être tout son visage, comme s'ils en eussent dévoré la chair, — elle n'avait plus rien de vivant, plus rien, que la goutte sanglante de l'anneau...

Et maintenant, ô pauvre femme ! vous dormez au cercueil après les affres sans égales d'une abominable agonie. De ce qui était votre charme, de ce qui aurait pu, être l'orgueilleuse joie d'un époux, ô cruelle immaculée ! de tout ce qui fut vous, il ne reste que l'un de ces débris sinistres que ren­contre un jour et que brise la pioche d'un fossoyeur. Mais, dans l'ombre du sépulcre, luit encore, et toujours luira à votre doigt de squelette, — comme l'éternelle survivance d'un insatiable désir, — le rubis nuptial.


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