LA PÉNITENTE
L
E voile baissé jusqu'au menton, tout emmitoufflée de fourrures, tenant
sa jupe à pleines mains comme une femme qui s'est habillée à la hâte,
la petite baronne sortit très vite dans la rue où pleurait encore le
brouillard du matin. Elle s'arrêta un instant, sur la pointe des pieds,
parut hésiter, regarda à droite, à gauche, avec ces mouvements de cou
d'un oiseau posé sur une branche,
qui ne sait de quel côté prendre son vol ; puis, presque courante,
elle
monta dans un fiacre, en jetant une adresse au cocher. Dès qu'elle se
fut pelotonnée dans un coin, frileuse, peureuse peut-être, les lèvres
sous le manchon, parmi la chaleur de la soie et du velours, quelque
chose glissa de dessous son manteau, dans une fuite rose et noire : un
corset de satin ; de la peluche courait autour des rondeurs vides que
gonflèrent les seins. Quoi ? la baronne, — une exquise mondaine
pourtant
! — ressemblait à ce point aux petites cocottes matinales qui trottent
menu par les rues, ayant, dans leur paresse, négligé de remettre la
frêle armure de baleine dont les défaites nocturnes ont démontré,
d'ailleurs, l'inutilité ? Elle ne ramassa pas le corset. Elle songeait
à la nuit coupable et charmante dans l'appartement de garçon, où
elle avait mêlé son parfum de boudoir aux odeurs de cuir de Russie et
de cigares fins, éparses entre les murs décorés d'armes anciennes sous
des fleurets en croix ; elle songeait aux emportements de la soudaine
étreinte, aux dégraffements brutaux, et aux longues, aux lentes, aux
éternelles caresses où s'allanguissent les premières audaces et les
premiers refus. Quelquefois elle tournait le regard vers la rue qui se
rosait ça et là, grise encore ; sous les portes cochères, des laitiers
alignaient des bidons de fer blanc aux fermetures de cuivre ; un
porteur de journaux devant une boutique à demi ouverte distribuait les
feuilles du matin à une vieille femme mal éveillée qui se frottait les
yeux ; des employés, noirs, maigres, un croissant entre les dents,
passaient vite, le collet relevé, le long des murs. Mais elle regardait
sans voir, songeant toujours, attendrie, amollie, enveloppée des
délices récentes, s'enlaçant elle-même, pour les retenir, comme on
empêcherait de tomber un vêtement dont l'étoffe est très douce à la
peau.
Le fiacre passait devant une église.
Elle vit le grand
portail sombre, dur, qui a l'air de ne jamais devoir s'ouvrir, et, à
droite, la porte basse, entrebaillée. Comme si elle se fût avisée tout
à coup de quelque chose d'encore inéprouvé, son regard, sous le voile,
eut une lueur vive, étrange dans ces yeux doux, — la première étincelle
d'un désir ou d'une curiosité qui s'allume ; pendant qu'un rire lui
venait aux lèvres, sournois, cruel, un peu narquois, joli pourtant. «
Cocher ! arrêtez ! » cria-t-elle, et elle remit à la hâte le corset
sous son manteau, descendit de voiture, entra dans l'église presque
déserte où trois vieilles à genoux, montrant parmi la boue des jupons
de fortes semelles noires, marmottaient des oraisons près d'un
confessionnal. Précisément un jeune prêtre, long, grêle et dur,
austère, sortait de la sacristie et se dirigeait vers le tribunal de
la pénitence. La petite baronne s'inclina sur un prie-Dieu, un peu à
l'écart, attendant son tour ; elle avait le visage dans son mouchoir,
faisait son examen de conscience sans doute, était très édifiante.
*
* *
Pourquoi
non ? Est-ce que l'on ne peut pas être une bonne chrétienne, parce
qu'on fut une amoureuse ? Ils suivent de tout près la joie, hélas, les
remords des doux péchés. On se repent de sa faute avec la même ardeur
qu'on
l'a commise ; on est sincère avec le bon Dieu, comme on l'était avec
son amant. Les bouches qui ont balbutié de folles et coupables paroles
veulent proférer les aveux qui demandent grâce ; le souvenir des
ivresses invoque les macérations. Et le ciel dont la miséricorde est
infinie ne repousse pas les pécheresses pénitentes, non, pas même
quand c'est échappées à peine du mal qu'elles viennent se purifier
dans la source de tout bien, pas même quand leur repentance précoce
laisse après soi dans le temple une traînée odorante d'alcôve.
*
* *
Certes,
dès que la baronne fut agenouillée devant le confesseur, il émana
d'elle, dans ce coin de l'église, un très inquiétant arôme de tendresse
mal éteinte, et l'Ylang-Ylang mêlait mal à propos sa griserie
perverse à la fadeur sacrée de l'encens. En baissant trop humblement
son front rosé de veloutine, elle maquilla le grillage du
confessionnal ! Elle aurait dû, surtout, dissimuler le corset qu'elle
tenait, ne sachant qu'en faire, tout plein de parfums qui se
souviennent, entre ses mains jointes pour la prière. Mais son repentir,
sa dévotion l'absorbaient à tel point qu'elle n'avait pas le loisir de
s'inquiéter d'autre chose ; ce fut avec une humilité fervente, et se
châtiant déjà par l'aveu, qu'après les paroles consacrées elle confessa
sa faute.
*
* *
« Après avoir longtemps résisté, elle avait consenti enfin à venir, le
soir, chez celui qu'elle aimait. Et, d'abord, il
s'était agenouillé devant elle, lui disant d'adorables tendresses, lui
rappelant le bal où ils avaient valsé ensemble pour la première fois,
elle, si blanche, grasse, les bras nus, très décolletée, appuyant sur
l'habit noir, dans le tournoiement de la danse, le marbre vivant et
chaud de sa poitrine qui battait. »
Elle s'interrompit pour dire :
- J'étais déjà coupable !
Après quelques secondes de silence, — ce fut comme s'il avait eu besoin
de reprendre haleine, — le prêtre répondit :
- La clémence de Dieu est infinie. Encouragée, elle continua sa
confession
«
Il me parlait sans cesse, plus ardemment ! Ces épaules ; que tout le
monde avait vues, ne les reverrait-il pas, lui seul ? Ne baiserait-il
pas ces bras dont l'étreinte
lui mettrait le Paradis autour du cou ? Car il blasphémait, mon père !
Et, toujours à genoux, il me baisait les doigts, les ongles, voulait
écarter — oh ! je rougis ! — les dentelles de mes manches. J'aurais dû
m'enfuir ; je ne pouvais pas. J'étais vaincue, et, doucement
abandonnée, pendant qu'il m'enlaçait, je renversai la tête sur le
dossier du fauteuil, les yeux pleins de larmes qui consentent. »
Elle s'interrompit de nouveau.
— Hélas ! Dieu ne m'absoudra jamais !
Cette
fois, pas de réponse. Le confesseur, scandalisé, s'était-il retiré ?
Elle ne pouvait pas le voir, ayant sa tête entre les mains, dans le
corset. Mais non, elle entendait, tout près d'elle, le souffle d'une
poitrine oppressée. Car l'énormité du péché mettait hors de lui le
jeune prêtre ; et ce fut très bas, très lentement, d'une voix qui
tremble, qu'il dit enfin, par un effort suprême de charité :
— Ne désespérez pas, ma fille.
Elle
parla encore dans l'expansion débordante du repentir ! Dévotement
barbare pour elle-même, elle n'épargna à sa pudeur aucun des pénibles
aveux. Toutes les délices abominables du lit adultère, les ruses de
l'amour pervers, les caresses conseillées
par l'essaim des mauvais
anges Nageant dans les plis des rideaux et toujours
renouvelées
jusqu'à l'heure où l'aurore, qui glisse à travers les dentelles, met à
son tour des baisers sur les lèvres pâlies, elle raconta tout, tout,
abondamment, longuement, avec des emportements de pénitente affolée et
de minuties de casuiste, tant qu'enfin, épouvantée de sa damnation
définitive, elle se mit à sangloter et à mouiller de larmes désespérées
le satin et la peluche du corset noir et rose.
Le confesseur se taisait.
Mais
l'effroi que lui inspirait justement le crime de la pénitente devait
être extrême, car elle entendit le bruit qu'un homme près de choir
ferait en se retenant à une cloison.
Puis, il y eut cette parole sévère :
— Retirez-vous, Madame.
Elle obéit, toute pleurante.
Mais,
en traversant l'église où le froufrou de sa robe offensa l'austérité
des dalles, elle avait dans les yeux et aux lèvres, sous le voile, son
mauvais petit rire ! Au moment de pousser la porte, elle se détourna,
le regard attiré vers un autel latéral par un tableau où l'on voyait
Satan parlant sur la montagne
à l'oreille de Jésus. Une fusée de soleil, à travers un vitrail,
éclaira, fit vivre la face du démon ; et l'on aurait pu croire, en
vérité, que le tentateur de Dieu complimentait d'un sourire la petite
baronne. Elle s'en alla très vite, secouée d'un sursaut de gaieté, le
nez dans son manchon. Quant au corset, elle l'avait oublié dans le
confessionnal.
~*~
LA SŒUR AINÉE
I
L
y avait encore une « toquée ». C'était Colette Hoguet. Une vraie toquée
toute charmante. Quelle fille folle n'est pas raisonnable aujourd'hui ?
L'extravagance procède avec méthode : la fantaisie sait ce qu'elle fait
; le caprice, un bandeau sur les yeux, a pour chien d'aveugle
Deux-et-deux-font-quatre. Un chien bien dressé, qui rapporte. La
passion même a de la tenue, et c'est la tenue des livres. La Beauté
s'émet ; les boudoirs ont des guichets ouverts sur la rue, et la
souscription n'est jamais close ; une fête chez une jolie fille
ressemble à une assemblée d'actionnaires. Dividende : l'ennui. Tout le
monde bâille, surtout les bailleurs de fonds. Colette Hoquet, elle,
croyait encore à l'amour pour le plaisir et au champagne pour la
griserie. Son nom, bourgeois, était aussi, comme par une
prédestination, le refrain d'une chanson gamine. Un conseil de chanter
la Faridondaine, et de la vivre. Elle avait été docile. Toute petite,
son bonnet battait des brides du côté des moulins. Six mois après son
père mort, elle quitta le logement familial, pauvre et grave, au
Marais, en compagnie d'un commis mis de nouveauté qui avait des
moustaches de sous-lieutenant ; il y avait
eu dans l'envolement de sa fuite comme un entrechat de Colombine au
bras d'Arlequin. Dès lors, une plume dans le vent, ce fut la vie de
Colette ; et le vent soufflait de partout. Ah ! que d'amours, et que de
rires ! Des larmes aussi, rarement, vite essuyées. Une opérette, avec
deux ou trois scènes émues. Tout de suite à la mode d'ailleurs. La
victoria qui vint la prendre rue de l'Ancienne-Comédie à la porte de
l'hôtel garni, la conduisit avenue de Villiers par le plus court
chemin. Elle retourna souvent à Bullier, bonne fille. Raffolant de
tous les bijoux, parce que cela brille, de toutes les toilettes, parce
que c'est amusant d'être plus jolie, de tous les vieux bibelots, parce
qu'ils sont très drôles, elle ruina beaucoup de gens, les plaignit
fort, pas longtemps, quand ils n'eurent plus rien, en ruina d'autres,
qu'elle plaignit aussi de la même
façon. Mais pas un sou de côté ! Voyant un jour une tire-lire chez un
marchand de faïences anciennes, elle se fit expliquer ce que c'était,
et ne réussit jamais à le comprendre. Elle se souciait bien d'acheter
de la rente ! Ce qui lui plaisait c'était de parier aux courses, où
elle perdait énormément en pouffant de rire. Et nulle inquiétude du
lendemain. Le lendemain, ce serait un jour comme les autres, qui
s'éveille tard dans la chambre de soie et de parfums, fait la risette
au compagnon d'oreiller, déjeune au lit, trotte en pantoufles sur le
tapis, se maquille devant la psyché, met une robe nouvelle, va au
Bois, sourit aux cavaliers qui passent, dîne au pavillon
d'Ermenonville, s'accoude, le bras nu dans les dentelles, au velours
des avant-scènes, soupe chez Bignon, laisse dégrafer son corsage, ne
refuse pas aux baisers ses yeux verts où pétille la gaieté du moët, sa
bouche rouge
qu'a poivrée le piment des écrevisses !
Un
matin, au moment où, les jambes hors des draps, elle cherchait du bout
du pied ses mules, sa femme de chambre entra très vivement et dit : «
Il y a là la sœur de madame, qui demande à parler à madame. »
Sa
sœur ! qu'elle n'avait pas vue depuis trois ans ! sa sœur ! Colette se
mit à trembler de tous ses membres. Ah ! c'est qu'Aurélie était une
personne redoutable. Le contraire d'une folle, elle. Honnête d'une
honnêteté sévère pour les autres comme pour soi-même. Enfant, elle
avait l'air grave et un peu morose déjà. Elle ne jouait jamais, lisait
dans les livres, des livres qui instruisent, réfléchissait quand elle
ne lisait pas. La mère morte, Aurélie fut la ménagère ; active, faisant
le marché, faisant
la cuisine, époussetant les meubles, raccommodant les habits du père,
ayant un petit cahier rayé de rouge ou de bleu où elle marquait les
dépenses. Econome, presque avare, pratique, elle faisait l'admiration
des voisins. « Tâche d'être comme Aurélie ! » était une parole que les
parents du quartier répétaient à leurs demoiselles. Pour être
parfaite, il ne lui manquait que d'être pieuse ; elle le fut dès sa
première communion. Elle allait tous les matins à la messe, les yeux
baissés, édifiante. Quand le curé de la paroisse rencontrait Aurélie,
il s'arrêtait pour causer avec elle, et l'on voyait bien à son air
paternel et satisfait qu'il la complimentait de sa bonne conduite.
Elle rougissait, intimidée, très humble. Devenant jeune fille, elle
devint plus grave, plus réservée encore. Elle ne se mettait jamais à la
fenêtre. Le dimanche même,
elle n'allait pas à la promenade. Elle disait qu'elle ne se marierait
pas. Peut-être pensait-elle à prendre le voile. Que de bons conseils
elle donna à cette évaporée de Colette ! Nuit et jour elle demandait au
ciel que sa sœur ne vint point à mal tourner. Le ciel n'exauce pas
toutes les prières, hélas ! Et depuis la fuite avec le commis de
nouveautés, Aurélie, navrée au plus profond du coeur, — ceci, Colette
l'avait appris, — redoublait de vertu comme pour compenser les fautes
de l'enfant perdue ; vivant du travail de ses mains, ardemment dévote,
estimée des gens de bien, agréable à Dieu.
La
première pensée de
Colette fut de ne pas recevoir Aurélie. Ce n'était pas possible : on ne
met pas sa sœur aînée à la porte. Tremblante, avec des mouvements
d'instinct, en répétant : « Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! » elle
s'enveloppa d'un peignoir, fourra son amant dans le cabinet de
toilette, jeta dans une armoire le domino, le loup, — car elle avait
passé la nuit au bal ! — mit les bracelets et les boucles d'oreilles
dans le coffret à bijoux, et dit enfin, émue comme une condamnée qui va
voir l'inévitable bourreau : « Faites entrer, allons, faites entrer. »
Il eut été plus convenable de recevoir Aurélie dans le salon ; elle ne
pouvait pas, à cause du souper, dont les crevettes et les ailes de
perdreau devaient traîner dans les assiettes.
En
voyant son aînée, grande, belle, mais l'air si austère dans une robe
sombre, — un peu de l'air d'une religieuse,—Colette eut envie de se
cacher sous le lit, et détourna la tête, le front dans les mains. Mais
Aurélie s'approcha et lui parla très doucement. « N'aie pas peur,
pauvre petite, je ne viens pas pour te faire des reproches. Ils ne
serviraient à rien. Oh ! mon coeur se brise de te voir ainsi tombée ;
mais ce qui est fait est fait ; et le mal, maintenant, est encore
irrémédiable. Plus tard, peut-être, — quand tu ne seras plus jeune, —
tu pourras changer de conduite et tu mériteras d'être pardonnée. En
attendant, j'ai un devoir à remplir. Les existences comme les tiennes
ont de tristes fins, chère enfant. Après les luxes, il y a la pauvreté.
Tu n'auras pas toujours vingt-deux ans ! Celles qui ont vécu dans le
désordre mourront dans la misère. Tu ne songes pas à l'avenir, je veux
y penser pour toi. Tu es prodigue, tu as tort ; je te ferai faire des
économies. Quoique mal acquis, il faut garder son argent qu'on peut
sanctifier plus tard en l'employant à de bonnes œuvres. C'est un
bien cruel
sacrifice que je te fais en m'occupant de tes affaires. En aurais-je
longtemps le courage ? Je l'espère. Je ne veux pas que ma sœur meure
dans un lit d'hôpital. » Stupéfaite, extasiée de tant de dévouement et
d'abnégation, Colette tomba aux pieds de son aînée ; et elle lui
baisait les mains, avec de petits sanglots.
Pendant quatre années,
Aurélie habita chez Colette. Oh ! elle ne se mêla pas à la vie
abominable de sa sœur. Ni le Bois, ni le théâtre, ni les bals. Si elle
sortait, elle sortait seule ; n'entrait jamais au salon quand des gens
étaient là ; évitait toutes les rencontres avec les filles et les
clubmen qui venaient voir sa sœur ; se tenait presque toujours dans une
chambre à l'écart, simplement meublée de meubles qu'elle avait
apportés, où il y avait un prie-Dieu. Même elle payait, le premier piété
pas excessive, bien entendue. Ils sont estimés dans leur quartier. Ils
sont heureux, méritent de l'être. Quant à Colette, moins jeune, et
toujours folle, elle essaye d'aimer et de rire encore. Un rire qui va
pleurer. Peu à peu elle descend le triste chemin. Elle sera bientôt
arrivée dans l'ignominie et le dénûment sordides. Vous la
rencontrerez, au coin de quelque rue, par un soir d'hiver, grelottante
et battue de la neige et du vent, — la pauvre petite cigale qui a
chanté pour une infâme fourmi.
~*~
LA DAME SEULE
G
RANDE, pâle, maigre, toujours plus amaigrie , et si belle avec vos profonds yeux d'or brun,
cerclés d'un sombre azur, fixes, presque effrayants, pareils à des yeux
de ressuscitée, vous avez traversé, seule, les luxes et les joies de la
vie parisienne ; la longueur glaciale de votre robe noire était une
traînée de deuil dans les fêtes. Point de mari, aucun amant, pas même une câline amie dont la
tendresse charme le coeur sans l'apaiser, comme un fruit trompe la
soif. Cependant une vie intense incessamment vous dévorait, visible
dans vos yeux caves, où deux braises fauves ne cessaient pas de luire,
se ravivant à se consumer. Égale aux Cléopâtres et aux Faustines,
luxurieuses dominatrices des hommes et des femmes, vous considériez
dans le tournoiement des valses les habits noirs et les épaules nues
avec une volonté qui s'acharne comme une prise ardente de possession.
Mais pas un geste qui permet d'approcher, pas une parole qui autorise
une parole tendre ; et, soudain dédaigneuse, un pli d'ironie aux lèvres,
fermant à demi vos yeux comme s'ils avaient fait dans la réalité une
suffisante provision de rêves, vous regardiez seulement, sous le voile
des cils, la bague que vous portiez par un caprice peut-être symbolique,
au médius de votre main droite, longue, émaciée et pâle. C'était un
simple anneau de mariage, d'or lisse, où s'allumait un seul rubis. A
quel époux étiez-vous donc liée ? De quel nuptial désir étiez-vous la
chaste proie ? Nul ne l'a su, si ce n'est moi, et nul ne l'apprendra
désormais ; ceux qui vous ont mis au cercueil ont enseveli avec vous
votre exécrable et doux secret.
I
Quelquefois elle allait — car
elle allait partout ! — dans l'un de ces concerts-spectacles où des
filles aux cheveux vermeils rôdent éternellement, comme dans un
cercle d'enfer, dans des promenoirs rouge-sang. Seule, très
voilée, le buste droit, la tête haute, elle se tenait dans une
avant-scène du rez-de-chaussée. Immobile, elle regardait la scène. Là,
parmi la buée rouge ou bleue des lumières électriques et les cuivres
tumultueux de l'orchestre, le ballet secouait le coton flasque des
maillots qui font des plis et les haillons de chair des poitrines
haletantes; des jambes éperdues dans le tourbillon des pirouettes, des
gros bras qui s'arrondissent et d'où la poudre de riz coule en sueur,
des bouches trop rouges qui s'ouvrent en un sourire bête, des corsages
qui bâillent dans l'inclinaison du salut final, de toutes ces femmes
enfin, lourdes et surchauffées, émanait une senteur de fard grossier et
de peau, qui, se dilatant au feu de la rampe, emplissait la salle et
grisait toute la foule d'une mauvaise soûlerie, comme un vin frelaté.
Mais là aussi des athlètes, superbes de virilité bestiale,
s'enlaçaient, s'étreignaient, la chair sonnante sous des flaquées de
mains robustes ; des hercules, gonflant leur poitrine et faisant saillir
les muscles de leur cou qui se congestionne, soulevaient des poids
énormes ou jonglaient avec des boulets de canon ; et des gymnastes
pareils à de jeunes dieux qui auraient des têtes de garçons bouchers,
accrochés aux barres fixes ou suspendus aux incertains trapèzes,
développaient harmonieusement, dans des courbes envolées, leurs
membres fins et forts. C'étaient alors, par la salle, des
applaudissements furieux. Mais elle, dans l'avant-scène solitaire,
elle demeurait impassible, hautaine. Pas même un tressaillement dans
sa main gauche appliquée au rebord de la loge. Seuls ses yeux vivaient,
plus caves, ouvrant dans le voile comme deux trous d'or en
fusion ! Un impertinent qui se serait penché pour regarder à
l'intérieur de l'avant-scène aurait vu dans la pénombre, comme une
perle de sang qui flambe et qui bouge, l'unique rubis de l'anneau parmi
la soie de la robe obscure et des froissements de dentelle pâle.
II
L'été,
elle vivait seule, — seule, comme toujours, — dans le château qu'elle
avait fait bâtir sur la côte normande. Les matins, quand le soleil est
doux, elle venait s'étendre, grande et si maigre dans son costume de
bain, sur le sable fluide où la mer qui monte la couvrait par instants
d'une caresse d'eau glauque et de glissantes algues. Non loin
d'elle, devant la rangée grise des cabines, les baigneuses que Grévin
déshabille allaient, venaient avec des rires, mouillaient dans l'écume
des vagues le marbre frais de leurs jambes nues ; moins hardies,
d'autres jeunes femmes franchissaient vite la bande de sable, ne
quittaient le peignoir de peluche que pour se vêtir d'eau, mais, sous
le flot traversé de lumière, la flanelle de la blouse montante et du
long pantalon, souvent transparente et s'appliquant bien aux rondeurs
pleines du corps, en modelaient tout l'exquis contour malgré la pudeur
des deux mains croisées sur la poitrine ; et quand elles sortaient de la
mer sous le ruissellement de leurs cheveux défaits, elles étaient,
selon la couleur des costumes, des statues de marbre rose, ou d'onyx
noir, ou d'albâtre neigeux. Pensive, la solitaire ne se mêlait pas à
la joie des baigneuses ravies dans la fête du jour et de l'onde
ensoleillée. Une fièvre plus intense dévorait ses yeux toujours plus
profonds, cerclés d'un azur toujours plus sombre ! Le rubis de la
bague, qui bouge un peu, s'allumait doucement au soleil à travers la
caresse de l'eau glauque et des algues qui glissent.
III
Puis, on
ne la vit plus. Souffrait-elle, cruellement déjà, de la langueur qui
devait faire d'elle une morte ? La réalité des choses et des êtres ne
lui paraissait-elle plus digne de fournir des objets à ses songes ?
Elle se réfugia éperdument dans les belles chimères des peintures,
des musiques, des vers.
Sous les platanes du parc, parmi les chaleurs du midi ou les tiédeurs
du soir, elle marchait lentement, lasse, affaiblie, se traînant,
s'appuyant aux arbres, mais extasiée de se réciter à elle seule,
pendant l'amour des oiseaux dans les branches et des insectes dans les
herbes, au milieu de toute la divine nature éprise, les oarystis
passionnées où les jeunes filles résistent mal, et les poèmes pleins
de nymphes demi-nues qu'emportent brusquement des satyres. D'autres
fois elle demandait à la musique qui sait tout et ne dit rien,
éternelle réticence de l'âme et des sens, les délices perverses de la
joie inachevée. Mais surtout elle passait ses heures dans une grande
salle où des tableaux sans cadre étaient accrochés, — car l'or des
cadres éblouit et détourne la rêverie de l'œil. Les Vénus du Titien,
aux bruns cheveux fauves comme
un soleil qu'on verrait la nuit, offraient leur nudité chaude ; au bord
d'une source, Narcisse, pâle, adorait son image ; Ganymède accueillait
dans ses bras bleus de lune la déesse des nuits d'amour. A côté des
augustes chefs-d'œuvre, badinait le joli libertinage des tableautins.
Des couchers de mariées montraient des courtines de dentelle,
frémissantes déjà des caresses prochaines ; des marquises souriaient
dans le miroir au petit abbé qui s'extasie, pendant qu'une soubrette
leur nouait la jarretière au dessus du genou ; puis, parmi ces mignardes
débauches, des audaces de peintres modernes couchaient des filles sur
des sophas de cabinets particuliers, le corset noir jeté parmi les
serviettes entre une bouteille renversée et un chapeau à haute forme ;
et quelques eaux-fortes de Rops allumaient dans les coins leur rut
diabolique. Elle, cependant, étendue sur une longue chaise parmi
ces songes dessinés ou peints, blême, affreusement blême, et si maigre
qu'elle ressemblait au cadavre d'une femme morte de famine, elle se
mourait dans d'ineffables tortures; et, ses yeux même s'éteignant, —
ses yeux si larges qu'il semblaient être tout son visage, comme s'ils
en eussent dévoré la chair, — elle n'avait plus rien de vivant, plus
rien, que la goutte sanglante de l'anneau...
Et maintenant, ô pauvre
femme ! vous dormez au cercueil après les affres sans égales d'une
abominable agonie. De ce qui était votre charme, de ce qui aurait pu,
être l'orgueilleuse joie d'un époux, ô cruelle immaculée ! de tout ce
qui fut vous, il ne reste que l'un
de ces débris sinistres que rencontre un jour et que brise la pioche
d'un fossoyeur. Mais, dans l'ombre du sépulcre, luit encore, et
toujours luira à votre doigt de squelette, — comme l'éternelle
survivance d'un insatiable désir, — le rubis nuptial.