J
E lui arrachai le revolver des mains, et je lui dis :
— Vous êtes fou ! Est-ce qu'on se tue ?
Il me répondit tristement :
— Je suis perdu, et je suis infâme. N'ayez pas de pitié ! Infâme, vous
dis-je. Si je n'avais fait de mal qu'à moi-même, si je n'avais ruiné
que moi-même, j'aurais le courage de vivre ; mais la fortune que j'ai
gaspillée en deux années, — plus d'un million ! — appartenait à mon
fils, qui est un homme à présent, qui a le droit de me regarder avec
sévérité, et à ma fille qui mourra de chagrin peut-être parce que,
pauvre, elle ne peut pas épouser celui dont elle est aimée. Le reproche
de mon fils, les larmes de ma fille, c'est cela qui m'épouvante et que
je fuis. Avant qu'il parle, je serai sourd ; avant qu'elle meure, je
serai mort. Et mon affliction est d'autant plus profonde, mon remords
d'autant plus cuisant, que, mon crime, je l'ai commis...
— Oui, je sais, dis-je.
— Pour une fille ! Mais vous ne savez pas tout. Cette créature presque
laide, vieille déjà et maquillée, que j'ai prise, il y a deux ans,
figurante à l'Hippodrome ; dont le visage ment, dont le cœur ment, dont
les sens mentent ; qui s'acharne au vice, sans plaisir, comme dans
l'accomplissement d'une fonction fatale ; rebut de tous les grabats
bohèmes et de tous les sophas d'entremetteuses ; cette vile créature, à
qui j'ai sacrifié, gentilhomme et honnête homme, ma fortune et
Gontran et Jane et l'honneur, — c'est ma femme.
— Votre femme ?
— Oui. Vous avez bien entendu. Ma femme. Vraiment épousée. Il y a vingt
ans. Ma femme. La mère de mon fils et la mère de ma fille !
*
* *
Il s'assit et continua de parler très vite.
— Dix-huit ans quand je l'épousai. Plutôt jolie que belle, avec le
charme déjà pervers de sa bouche trop rouge et de ses yeux d'or brun où
s'allumaient des désirs étranges. Livrée à elle-même par une mère
encore jeune qui passait toutes les nuits au bal, tout ce qu'elle
aurait dû ignorer, elle le savait, grâce aux femmes de chambre et aux
volumes loués. Elle avait la parole impertinente et brève, experte,
avec de l'argot, que saccadaient des rires, et, décolletée, au piano,
une façon très repréhensible de lever son bras nu pour faire remonter
la manche. La virginité, sans l'innocence ; fille, quoique jeune fille
; le soir des noces, quand je l'emportai dans ma voiture vers la
chambre nuptiale, il me sembla que je l'emmenais souper. Je la trouvai,
même avant le baiser suprême, désabusée. Mais je l'adorais ! A cause
de cette singulière rencontre de l'impudeur dans l'honnêteté physique ?
à cause de sa froide science de l'amour, non pas instinctive, mais
acquise par les mauvaises lectures et les mauvais propos ? Peut-être.
Coupable déjà, n'importe, j'étais heureux ! Et tout ce qu'elle voulut,
je le fis. Elle eut les plus belles voitures, les plus beaux chevaux.
Ses toilettes ? des miracles. Elle jouait, dans tous les salons, les
opérettes grivoises, figurait demi-nue dans tous les tableaux vivants.
Elle fut célèbre à force d'emportement dans le mépris des convenances.
Je permettais tout, et je souriais, à cause des nuits complaisantes! Un
soir, en rentrant du Cercle avant l'heure accoutumée, je la vis assise
sur les genoux de mon valet de pied, dans l'antichambre. Eh bien,
quand je l'eus chassée, comme une servante, cette maîtresse d'un
domestique, en lui jetant je ne sais quelle grosse somme pour qu'elle
ne mendiât point, avec mon nom pour sébile, dans la rue ; quand elle
eut quitté Paris, et la France, avec une troupe de comédiens errants
qui allaient chanter
la Belle Hélène à Rio-Janeiro ou dans la
République Argentine ; alors, après la colère, un grand désespoir me
prit, non pas, — oh ! comme nous sommes lâches ! — non pas a cause de
mon foyer désert et de mon honneur sali ; mais parce qu'elle n'était
plus là, le soir, en corset rose et noir, devant la psyché, défaisant
et laissant ruisseler sur sa gorge ses longs cheveux fauves d'où
sortaient tant d'arômes ! Les années s'écoulant, les mauvais souvenirs
s'effacèrent. Je vécus heureux, bientôt, avec les deux enfants qu'elle
m'avait laissés.. Il n'est rien dont ne consolent les petites bouches
d'enfants qui rient. Oh ! quels juges, ces yeux innocents ! mais des
juges qui absolvent. Où était-elle ? Qu'était-elle devenue ? Je
m'inquiétais bien de cela ! Gontran devenait un petit homme alerte et
résolu ; je voyais avec douceur grandir Jane qui ne ressemblait pas à
sa mère. Toute ma vie était à eux, pour toujours, et plus le temps
passait, plus les choses de jadis étaient des spectres vagues, qui ne
faisaient pas d'ombre sur ma pensée. Jamais plus je n'aurais songé à
celle qui avait été ma femme, si, enfin, au moment de marier ma fille,
le consentement de sa mère, ou la preuve qu'elle était morte, n'eût été
nécessaire. De là des recherches, qui aboutirent. Ma femme, revenue à
Paris après cent voyages, figurait à l'Hippodrome, sous un nom
d'emprunt, dans la cavalcade de
Riquet à la Houpe ! Je n'eus pas même
un écoeurement, tant la vieille tendresse était morte ; j'allai chez
elle, muni du papier où il lui suffirait de mettre sa signature, et
quelques billets de banque dans mon portefeuille. Des lâches ! vous
dis-je, des lâches, voilà ce que nous sommes ! Vieillie, avec du rouge
sur les joues et du bleu sous les yeux, la voix qui s'éraille, et
couchée dans l'avachissement d'un peignoir où des doigts ont traîné,
n'importe, à sa vue, tout le vieux levain du désir fermenta dans ma
poitrine. Toujours désirable, hélas ! plus désirable peut-être, à cause
de tant d'amours inconnues et d'aventures lointaines. Ah ! malheureux,
malheureux ! Ce jour-là, je ne lui fis pas signer le papier, et le
lendemain je la revis, et je la revis tous les jours. Brisé, vaincu,
j'en arrivai à cette honte suprême de lui proposer, — à cette fille ! —
de rentrer chez moi, de reprendre mon nom ; je lui aurais permis
d'embrasser Jane ! Elle ne voulut pas. Etre une femme mariée ? une
femme honnête ? Ah ! bien oui, c'était ça qui ne l'aurait point amusée.
La voyez-vous avec un grand garçon, à Saint-Cyr, et avec une fille à
marier ? Plus souvent ! Seulement, — puisque je ne l'avais pas oubliée,
— elle me permettait de venir lui rendre visite, quelquefois, en ami.
Vous auriez fui, n'est-ce pas ? Vous lui auriez jeté à la face quelque
inoubliable offense, et vous auriez fui ? Ah ! vous ne l'aimez pas,
vous. Vous ignorez à quel point dévore le regard de ses yeux frelatés,
et comment vous mord le poivre de ses lèvres. Huit jours après, j'étais
son amant, — l'amant de ma femme. Et ce fut une abominable vie qui a
duré deux années, qui durait encore, hier ! Sans cesse près d'elle, la
disputant aux gommeux des écuries, aux gymnastes, aux clowns, lui
donnant, pour qu'elle leur fermât sa porte, à eux, et qu'elle me
l'ouvrît, à moi, de l'argent, de l'argent, de l'argent, la voulant au
point de toujours lui dire : « Que veux-tu ? » prêt à toutes les
bassesses pour l'entendre me crier, en descendant de cheval : « Viens
nous-en! », lui offrant, par tas grandissants, des sommes, payant les
dettes de ses amies, vendant ce matin à vil prix l'hôtel qu'elle avait
désiré la veille, soudoyant le directeur pour qu'on lui donnât un rôle
important dans la pantomime nouvelle, éperdu, rompu, cassé, ayant fait
de ma conscience un chiffon, j'ai été pendant deux années, — pour son
baiser ! pour son corps maigre de vieille courtisane ! — le patito
stupide, le grotesque sigisbé d'une écuyère qui, malgré le compte
ouvert chez Lubin, puait toujours, délicieusement, le gros fard au
rabais et la poudre de riz grasse des cabotines foraines ! tant
qu'enfin, avili, ruiné, — trompé d'ailleurs, toujours trompé par elle !
— j'ai dû à sa pitié la condition misérable, le rôle abject, d'être,
moi qui porte un nom illustre, moi, son mari, — son amant de cœur ! »
*
* *
— Monsieur, lui dis-je, c'est une histoire lamentable, en effet. Mais
aucun homme, si bas tombé qu'il soit...
— Non, non, s'écria-t-il, le relèvement m'est impossible. Car je vous
ai menti tout à l'heure. Si je veux me tuer, ce n'est pas à cause des
pleurs de ma fille et des reproches de mon fils : c'est parce qu'elle
s'est lassée de n'être pas payée, et qu'hier soir elle m'a mis à la
porte, avec un fou rire, l'adorée ! »
~*~
L'OGRESSE
V
OICI ce que Valentin lui écrit :
« Chère amie au coeur pervers, toujours divers, chère belle aux
traîtres yeux changeants comme un verre de Venise qui tour à tour
bleuit, verdit, se dore et s'opalise, j'avais depuis longtemps le
désespoir de ne conserver aucune illusion à l'égard de la vertu que le
monde étourdi vous prête ! J'avais deviné le coupable dessous de vos
hypocrisies, — un livre libertin sous une reliure de psautier ; je
savais de quelles curiosités étranges s'allumait votre désir, et ce que
voulaient vos lèvres, et pourquoi, les après-midi d'orage, vous faisiez
claquer vos doigts comme Desclée au second acte de
la Femme de
Claude. J'ignorais cependant la perfection de votre infamie ! Pour
l'avoir devinée, pour avoir découvert votre secret exécrable, me voici
pâle, avec un frisson ; et moi aussi, je reviens de l'enfer, parce que
je suis descendu au fond de votre pensée.
*
* *
« Ce jour de fête, nous étions très enfants, vous malgré les
trente-cinq ans qui alanguissent votre embonpoint de rousse un peu
fatiguée, moi malgré plus d'années encore et tant de travaux infertiles
et tant de rêves soufferts. Nous obéissions à cet ordre doux de revivre
que donne le printemps. Comme sur les toits dorés entre les cheminées,
il faisait bleu et frais dans nos âmes ; une hirondelle nous volait
dans le cœur. S'en aller, bras dessus bras dessous, sans peur d'être
rencontrés, par les rues presque désertes que le soleil endimanche, se
donner l'air d'une grisette émancipée et d'un commis en belle humeur,
se tutoyer tout haut, être contents, être naïfs, être bêtes, ah ! la
bonne escapade ! Vous couriez presque, sautillante, à mon bras. J'eusse
été bien surpris si quelqu'un m'eut rappelé tout à coup les œuvres
entreprises, les rivalités ardentes, les amères espérances de gloire,
et vous n'auriez pas compris si l'on vous avait parlé de votre mari qui
a été ambassadeur, et des bals et des toilettes, et des flirtations
subtiles dans la serre, parmi la perversité des parfums exotiques,
derrière le paravent japonais. Artiste, je ne songeai pas à l'art ;
grande dame, vous étiez bonne fille ; nous avions la joie de nous
sentir simples. La gaieté était vraiment une fleur naturelle sur vos
lèvres moins fardées, sur ma bouche sans cigare. Il y eut une aventure
charmante : pendant que vous sauteliez à mon bras, une de vos
jarretières, — des jarretières de petite apprentie, rubans de soie rose
à la boucle d'or faux, que vous aviez mises tout exprès, se défit,
glissa, tomba sur la bottine un long rire vous prit ; je riais aussi,
en me tenant les côtes ; mais il fallait la remettre, cette jarretière
! Je vous fis entrer sous une grande porte qui se trouvait là, et je me
tenais devant vous, écartant les pans de mon veston pour que nul ne pût
vous voir, tournant le dos, mais la tête inclinée vers l'épaule, vous
regardant, toujours secouée d'un rire, ragrafer sur le bas blanc le
cuivre vif de la boucle. Et nous allions par la ville, toujours plus
enfants, toujours plus ravis. Notre âge ? trente ans à nous deux, pas
encore. Oh ! je compris bien pourquoi vous vous arrêtâtes un instant,
les yeux pleins d'une rêverie obscure, devant un magasin, — le seul qui
fut ouvert dans la rue, — où l'on voyait à l'étalage des képis
accrochés à des patères et des uniformes de lycéens sur de petits
mannequins aux jambes de bois noir. Elles vous semblaient un symbole,
ces livrées de l'enfance heureuse, de nos gaietés d'écoliers échappés
de la classe, de notre bel amour en vacances !
*
* *
« Après avoir été joyeux dans la ville, nous fûmes heureux dans les
bois. Nous avions vieilli de quelques années ; n'étant plus enfants,
étant jeunes. Moins de rires, beaucoup plus de sourires. Nous
marchions, enlacés, sous les branches ; le battement de nos cœurs
faisait trembler nos lèvres. La plainte tendre des ramilles sous nos
pas, le froissement des feuilles nouvelles parmi le cliquetis des
arbustes, et le vent dans le soleil, mettaient autour de nous et en
nous une musique de vie et de clarté. Ce qui nous entourait, nous
étreignait, nous pénétrait, devenait nous-mêmes. Nous étions, dans le
printemps, le printemps. Quand un oiseau s'envolait avec de petits
cris, je croyais que tu avais parlé ! c'était la brise, ton haleine ;
la lente fuite murmurante de la rivière, non loin, pareille à un
déroulement de soie, sous l'égratignure caressante des saules, était
la coulée de l'extase dans notre être. Nous nous assîmes derrière un
grand arbre. Près de nous, le gazon d'une clairière s'allumait d'or
jaune et vert. O solitude ! ô cher silence tout plein de voix muettes !
Je te serrais entre mes bras, et, baisant ta tête inclinée, je te
parlais dans tes cheveux. Toute la tendresse des purs désirs, je
l'avais en moi, débordante, et t'inondant. Jamais encore nous ne nous
étions compris de la sorte. Aucun souvenir des sournoiseries, des
restrictions adroites et coupables de nos mondaines amours. Une
franchise tendre, de la candeur dans l'ardeur. Et nous étions, toi la
nymphe, moi le berger, d'une chaste et déli-cieuse églogue. J'eus un
mouvement d'humeur ! Dans la carrière, là, tout à coup, avec des cris
et des rires brutaux, une troupe de collégiens s'était ruée, fêtant le
dimanche, sous l'oeil grave du maître. Ledoux bois frissonnant d'ailes
et de feuilles n'était plus qu'une cour de lycée à l'heure de la
récréation. Je voulus me lever, t'emmener plus loin, là-bas, dans le
mystère des solitudes plus profondes. Mais tu me retins, étant lasse,
disais-tu. « Puis, à quoi bon s'inquiéter de ces enfants ? ils
s'amusent, ils ne s'occupent pas de nous, ils ne peuvent pas nous voir
à cause du tronc d'arbre qui est très gros. » Et tu me mettais les bras
autour du cou, plus tendre, beaucoup plus tendre. Je sentais ton
souffle me passer sur le front comme une caresse de flamme, et, retombé
dans mon rêve, je chantai tout bas à ton oreille malgré le
redoublement des criailleries voisines, cette odelette amoureuse que
j'avais faite, l'hiver, en espérant le printemps :
Laisse-les dire ! nous irons
Dans les bois décorer nos fronts
De liane et de liserons.
La douleur n'est pas éternelle :
On reverra frémir une aile
Sur l'églantier de la venelle.
Elle reviendra, la saison
Des vers luisants sous le gazon :
Les amoureux seuls ont raison.
Quand la sève gonfle la vigne,
La triste neige se résigne
A fleurir, lys, à voler, cygne.
Malgré l'effort des envieux,
Mes lèvres au bord de tes yeux
Boiront des pleurs délicieux ;
Et nous fuirons sous les tonnelles
Course folle où tu t'échevèles,
En chantant mes odes nouvelles !
Cependant ton étreinte, tandis que je parlais, s'était abandonnée,
défaillante. Un long soupir souleva ta poitrine, et tu serais tombée
si je ne t'avais retenue. Oh ! tu m'aimais, tu m'aimais ! Je relevai le
front, j'étais plein d'une gratitude infinie ! Mais je vis tes yeux,
tes yeux exquis, tes yeux infimes, qui ne me regardaient pas, qui ne
savaient pas que j'étais là, et que mouillaient, à demi fermés,
d'affreuses larmes de délices !
*
* *
« Depuis ce jour, madame, c'est rarement que je suis entré, sur les
pas de votre femme de chambre, dans votre boudoi r; c'est rarement que
je me suis fait annoncer, par vos valets, dans votre salon. J'avais
toujours gardé un souvenir fâcheux de je ne sais quel vaudeville où le
comédien Dupuis, en tunique de lycéen, était parfaitement grotesque.
Mais puisque l'usage autorise les présents printaniers, permettez-moi
de vous envoyer, avec cette lettre, un oeuf de Pâques. Il ne contient
ni porte-bonheur, ni perles, ni bibelot précieux, — pas même des
bonbons ou des fleurs. Ce que vous trouverez sous le couvercle de sucre
rose, c'est un tout petit livre. Le roman nouveau ? Point du tout. Une
grammaire latine, d'un bon auteur, spécialement autorisée pour les
lycées. Elle n'est pas neuve ; déchirée çà et là, maculée d'encre, je
l'ai achetée chez un bouquiniste, non loin de Sainte-Barbe. Autrefois,
— c'est une tendre légende dont François Coppée ferait un tendre poème,
— les belles châtelaines gardaient jalouse-ment et baisaient avec des
larmes quelque livre de vénerie au fermoir d'or, qu'avaient souvent
feuilleté de leurs doigts fins et longs les petits pages de chasse. »
~*~
LA FILLE GARÇON
I
E
LLE fumait la pipe.
Comme
nous logions à Paris, dans la même maison, - Antoinette était la fille
du propriétaire, - nous étions très vite devenus de très intimes
camarades, elle, seize ans, moi, quatorze. Tous les soirs, après le
dîner, pendant que nos deux familles, chacune dans son appartement,
s’attardaient autour du dessert, nous avions des rendez-vous dans la
cour à demi obscure, ou le gaz ne s’allumait pas encore, et, là, debout
l’un à côté de l’autre, le dos contre la muraille, nous fumions la pipe
avec acharnement.
Chétif, et l’estomac débile, le tabac
m’incommodait d’une façon sensible, me mettait dans la tête des roulis
et des tangages. Mais j’essayais de faire bonne contenance, digne,
plein du sentiment d’une fonction presque auguste, résolu, quoi qu’il
arrivât, à remplir mon devoir jusqu’au bout, comme un prêtre malade
continuerait à dire la messe et ne déserterait pas l’autel. Quant à
Antoinette, qui me regardait de temps à autre du coin de l’oeil, non
sans la pitié dédaigneuse d’un grognard pour un conscrit, elle ne
semblait éprouver aucune gêne ; la tête un peu renversée, sans jamais
retirer sa pipe de sa bouche, elle lançait, à d’égaux intervalles, dans
un flic-flac claquant des lèvres, de puissants jets de fumée, ou bien,
avec une fanfaronnade hautaine qui me comblait d’admiration, elle
faisait jaillir la fumée de ses narines qui ressemblaient alors aux
naseaux d’un jeune étalon.
Car Antoinette était une créature
robuste. Ses seize ans, dans leur épanouissement précoce, avaient des
solidités et des carrures de vingt-cinquième année. Grande, et me
paraissant l’être d’autant plus que j’étais, moi, plus petit ; un peu
rude, avec des plénitudes de chair qui gonflaient et tendaient les
étoffes, - l’air d’une statue mal dégrossie à qui l’on aurait mis une
robe étroite, - elle se piétait, fortement. Ses cheveux noirs, coupés
court, laissaient voir une nuque bistrée, ses yeux qui regardaient les
gens en face et où la franchise était presque de l’impudence, sa grosse
et large bouche rouge un peu duvetée d’ombre aux commissures des
lèvres, et son petit col droit et son corsage d’amazone au gilet de
toile écrue, lui donnaient un air garçonnier qui attend et provoque les
aventures.
Et ce n’était pas à fumer la pipe, - une pipe en
terre de brique, où tenaient deux sous de tabac, - qu’elle bornait ses
hardiesses ! Mal gardée par son père, architecte-inspecteur d’un
théâtre de féerie, qui passait ses soirées dans le premier dessous à
considérer par la fente des trappes le maillot des cabotines ; pas
surveillée du tout par sa mère, obèse, gardant le fauteuil, et joueuse
de whist enragée au point qu’elle faisait un « mort » tous les matins,
après le déjeuner, avec sa cuisinière et son valet de chambre,
Antoinette avait poussée à sa guise, la mauvaise plante qu’elle était ;
jouant avec les gamins de la rue, qu’elle rossait dans le ruisseau,
jacassant dans les écuries avec les cochers et les palefreniers,
retenant des mots et des chansons, écoutant tout ce qui se dit, le
soir, dans les couloirs des bonnes, et, dès qu’elle sut lire, dévorant
tous les romans de la bibliothèque jamais fermée. Effrayés enfin, ses
parents la mirent dans un pensionnat ; elle y bouleversa tout ! Elle
bousculait les maîtresses, battait et embrassait les élèves, racontait
des histoires qui eussent étonné des corps de garde, inventait des jeux
où une armée de reîtres mettait à sac des couvents d’Ursulines, - tout
les reîtres, c’était elle, - lisait, la nuit, dans le dortoir, à haute
voix, des livres qu’une femme de chambre complaisante achetait pour
elle chez un libraire de la rue de Sèze. On la rendit à sa famille, et
ce fut alors que je devins son camarade épouvanté et ravi. Elle était
extraordinaire. Ce qu’on ignore, elle le savait ; ce qu’on chuchote,
elle le criait. Tous les cynismes de parole : un matin elle m’appela du
haut de l’escalier : « Conçois-tu cela ? ma mère vient de renvoyer
cette pauvre Mariette, parce que le cocher lui a fait un enfant ! » Les
soirs où ses parents recevaient, elles avait des allures surprenantes ;
je l’ai vue, renversée dans un fauteuil, mettre un pied sur le bord de
la cheminée, entre la pendule et le candélabre, en disant : « Ah ! j’ai
chaud ! » Quand il pleuvait, elle s’accoudait à la fenêtre et m’y
faisait venir auprès d’elle pour regarder le retroussement des robes
pardessus les flaques d’eau. Elle avait une manie : les petits poèmes
libertins de la bibliothèque de son père étaient, affirmait-elle, des
ouvrages expurgées, et, tous les mots honnêtes qui s’y trouvaient çà et
là, elle les remplaçait, dans nos lectures, par les vrais mots,
infâmes. Une fois que nous parlions de la chaste Suzanne convoitée à
travers les branches par les deux vieillards : « Et toi, que ferais-tu,
lui dis-je, - car nous avions pris tout de suite l’habitude de nous
tutoyer, - si un homme te surprenait sortant du bain ? » Elle me
répondit dans un rire : « Je le prierais de m’essuyer ! »
II
Un
dimanche soir, mes parents étaient au théâtre, les domestiques étaient
sortis, et je m’occupais à mettre en vers latin les amours d’Héro et de
Léandre ; la sonnette de l’antichambre tinta violemment. Je courus et
j’ouvris la porte.
- Monsieur, dis-je, que demandez-vous ?
- Es-tu bête ! répondit le visiteur.
Car
ce jeune homme, qui était devant moi, le chapeau à haute forme un peu
penché sur l’oreille, et le monocle à l’oeil, - avec un paquet sous le
bras, - c’était Antoinette !
Elle reprit vivement :
- Dépêche-toi. J’ai une course à faire. Je t’emmène.
Et
pendant que je la regardais, elle prit ma casquette de lycéen à la
patère de l’antichambre, me la fourra sur la tête, et m’entraîna par
les escaliers.
Dans la rue, où elle marchait si vite que je
pouvais à peine la suivre, je revins peu à peu de mon émotion ;
j’interrogeai Antoinette, lui demandant pourquoi elle s’était déguisée
de la sorte, et où nous allions.
- Ça ne te regarde pas,
dit-elle d’un ton d’orgueil. Ce sont des choses au-dessus de ton âge.
Seulement, où je vais, je ne puis pas y aller seule, parce qu’il y a du
danger. Tu m’accompagnes, pour me défendre.
Cela me flatta.
L’envie que j’avais eue de rebrousser chemin, je ne l’eus plus du tout.
Moi, défenseur ! Je me haussais, je marchais sur la pointe des pieds,
j’étais presque aussi grand qu’elle. Nous allions, toujours plus vite,
le long des boutiques encore éclairées.
Bien qu’elle se fût refusée à me donner aucune explication, Antoinette continuait à parler.
-
Voilà. Mais il est bien inutile que tu comprennes. On joue une revue
aux Délassements-Comiques. J’y suis allée avec papa, dans une loge sur
le théâtre. C’est bête, cette pièce ; mais les ballets sont jolis.
Comme j’avais quitté mon chapeau et que j’appuyais le menton au rebord
de velours, j’avais la tête d’un homme, avec mes cheveux courts et mon
col droit. Une des danseuses s’est mise à rire en me regardant. Moi
aussi, j’ai ri. Alors, le lendemain, il y eut un tas d’histoires, à
cause d’une lettre. Les ouvreuses sont très complaisantes. Enfin, c’est
drôle. Elle demeure place du Caire, la danseuse. Ce n’est pas loin.
Nous serons arrivés avant dix minutes.
Elle parlait ainsi,
clairement à la fois et obscurément, d’un air de fanfaronnade qui se
pique de mystère. Elle voulait tout dire, par vanité, et feignait de
cacher, par discrétion, beaucoup de choses. Une témérité qui fait
semblant de ne pas oser. Mais elle eût été désolée si elle avait cru
que je ne comprenais pas.
Et je ne comprenais pas, en effet !
Seulement, j’avais peur. De quoi ? je n’aurais pas pu le dire. Une
chose me rassurait un peu. C’était que les passants ne prenaient pas
garde à Antoinette ; elle avait l’air d’un homme, vraiment.
Quand
nous eûmes traversé le boulevard Poissonnière, nous entrâmes dans une
rue moins éclairée, puis dans une ruelle presque sombre. Oh ! elle
était étrange et terrible, cette ruelle. Les maisons se penchaient
l’une vers l’autre, comme branlantes, noires, avec des fenêtres où les
lampes luisaient derrière des rideaux de mousseline brodée. Des femmes,
debout sur le pas des portes, avançaient la tête, trop grasses,
lourdes, molles, l’air d’un grand tas de chiffons, qui va s’ébouler sur
le trottoir. Elles nous appelaient à voix basse, avec des sons
sifflants plutôt qu’avec des mots, comme on appelle les chiens. Au
milieu de la rue, une autre femme, qui avait un grand chapeau à plume
et une robe rouge très longue, relevait sa jupe pour rattacher sa
jarretière ; la blancheur ronde du bas était troublante sur le fond
d’ombre et de boue. Je frissonnais de peur ! Antoinette, qu’une fièvre
allumait, ne paraissait pas inquiète. Elle répondait à ces femmes, des
paroles qui les faisaient rire. Elle causa un instant avec celle qui
rattachait sa jarretière. « Oh ! allons-nous-en ! allons-nous-en ! »
m’écriai-je. Elle me pris par le bras et me força à la suivre,
violemment.
Quand nous fûmes arrivés sur une petite place,
Antoinette, après avoir regardé le numéro d’une maison, étroite,
sordide, où pas une croisée ne brillait, poussa une porte entr’ouverte,
et disparut en me disant : « Attends-moi ».
J’étais seul ! Une
sueur me mouillait le front, me coulait le long des bras. Il me
semblait que de chaque logis de ce quartier inconnu, quelque chose
d’horrible et d’infâme allait sortir, sauter sur moi, m’envelopper,
m’emporter. Peut-être aurai-je fui lâchement, oubliant Antoinette. Mais
de quel côté serais-je allé ? dans mon trouble, je n’aurais pas
retrouvé mon chemin. Puis, repasser seul par la rue où des femmes
appellent, en avançant la tête ! Je m’appuyais au mur, crispé, avec un
sursaut à chaque rumeur de pas, au loin.
Il y eut un grand
bruit, un bruit de bousculade, dans la maison où Antoinette était
entrée ! la chute d’un corps sur du bois creux, - sur les marches d’un
escalier sans doute. Et mon amie reparut, défaite, haletante,
m’entraînant. Nous nous mîmes à courir droit devant nous, comme des
voleurs poursuivis. Elle disait, avec des essoufflements : « Un homme
ivre… dans le corridor… Je me suis trompée de maison… » Nous courions
toujours. Quand nous fûmes de retour, Antoinette s’enferma chez elle,
sans s’être expliquée davantage. Le lendemain, et les jours qui
suivirent, je l’interrogeai, - vainement. « Tais-toi ! tais-toi !
parlons d’autre chose ! » répondait-elle toute pâle ; et je dus
renoncer à savoir pourquoi Antoinette était allée dans la maison de la
place du Caire.
III
Plus
tard, je crus le deviner. Homme, ayant appris beaucoup de chose, les
souvenirs de notre promenade à travers de vils quartiers, les paroles
qu’Antoinette avaient dites pendant le chemin, - « La revue aux
Délassements-Comiques, le ballet, les ouvreuses, la lettre, - me
permettaient d’entrevoir une aventure absurde et abjecte. Je songeais à
la pauvre enfant affolée avec une pitié douloureuse où il se mêlait un
peu de mépris sans doute. D’ailleurs, ayant voyagé, je ne l’avais pas
revue depuis trois ans.
Un jour, par un de ses parents, rencontré dans la rue, j’appris qu’elle était malade. Très malade. Une fièvre typhoïde.
Toute
la camaraderie ancienne me revint au coeur, doucement. Je me jetai dans
une voiture. Hélas ! je venais bien tard. « Elle se meurt ! » me dit la
mère, plus obèse, dans son fauteuil. Je voulus la voir. Je m’approchai
du lit. Elle tourna lentement la tête, me reconnut tout de suite et
sourit, avec la tristesse des derniers sourires, en me tendant une
longue main grêle, qui tremblait.
Chose singulière, en devenant
moins jeune, elle avait rajeuni. Maintenant qu’elle avait vingt ans,
elle paraissait n’en avoir que seize. Blême, amaigrie, la peau d’une
blancheur de cire, elle était là, comme une enfant couchée, doucement
plaintive. Le rude et enragé garçon que j’avais connu s’était peu à
peu, par la longue maladie, atténué, attendri, alangui en une frêle et
pâle jeune fille.
- Ah ! dit-elle, c’est vous ?
Et elle ajouta, tristement :
- Autrefois, n’est-ce pas, comme j’étais folle ?… Et comme c’était bête !… Mais, vous savez, ce n’était pas vrai, tout cela !
Et elle dit encore, une rougeur aux joues, d’une voix si mourante que je crus qu’elle parlait pour la dernière fois :
-
Vous vous souvenez de notre course à travers Paris, et de ce que je
voulais vous faire croire ?… Je mentais joliment, allez !… J’étais
sortie pour aller porter des vêtements et de l’argent à cette pauvre
Mariette que ma mère avait renvoyée, et qui mourait de faim dans un
hôtel garni.