D
IS donc, freluquet, je t'ai invité à tâter de ma cuisine, pas de ma
cuisinière !
Et le bon vieux peintre, dans un éclat de rire, - large face rose, avec
des rides de laboureur, entre la barbe et les cheveux ras qui
grisonnent, - poussa d'un coup de poing le joli vicomte qui tourna sur
lui-même comme une toupie fouettée.
- Tu sais, ajouta le brave homme, je défends qu'on touche à Thérèse,
moi ! C'est une belle fille, qui me plaît. Je me fiche pas mal de vos
Parisiennes fines comme des aiguilles ; je préfère cette paysanne qui
me remplit bien les bras. Je ne comprends pas l'amour, les mains vides.
Tu as une fière chance d'être maigrichon comme une demoiselle, car,
sans cela, tonnerre du Diable ! je t'aurais cassé en plusieurs
morceaux, et ça n'aurait pas été long.
En même temps il avait relevé jusqu’à l'épaule la manche gauche de sa
veste d'atelier, et faisant saillir ses muscles, il frappait d'une rude
main velue le relief énorme du biceps, qui ne trembla point.
A ce spectacle conseiller de prudence, le vicomte Cyrille, - élégant
amateur de peinture, qui s'encanaille parfois dans les ateliers, -
jugea bon de prendre les choses en plaisanterie.
- Eh! dit-il, voilà beaucoup de bruit pour une servante pincée. Qui
diantre se serait imaginé que votre jalousie...?
- Ma jalousie !
Le vieux maître, les poings aux côtes, riait à tel point que son ventre
s'abaissait et montait comme un tremplin qui vient de recevoir le coup
d'élan d'un gymnaste.
- Tu te figures que je suis jaloux de toi, gringalet ! Mais tu ne t'es
donc jamais regardé dans la glace, petit ? On se ferait une idée des
roseaux, sans en avoir jamais vu, rien qu'à contempler tes jambes.
Seulement elles sont prêtes à rompre, tout en pliant. Si je te mettais
la main sur la poitrine, je toucherais, du pouce, à ton épaule gauche,
et, du petit doigt, à ton épaule droite. Tu te crois irrésistible, avec
tes vingt-sept ans qui ont des rhumatismes, et ton maquillage de fille,
et les odeurs d'Ylang-Yang et de Lubin, - un tas de saletés, - que tu
as ramassées dans tous les restaurants et dans toutes les coulisses ?
Ote-toi de là, je vais souffler, et tu t'envolerais par la fenêtre.
Jaloux de toi, saint bon Dieu ! Vous êtes donc assez niais, toi et tes
pareils, pour vous imaginer que vous êtes des hommes ? Allons, ne te
rebiffe pas. A quoi ça te servirait il ? Assieds-toi, et ne bouge plus.
Tiens, puisque tu as pincé Thérèse, - une fille qui te porterait à bras
tendu de Barbizon à Chailly, - je vais en profiter pour te dire ton
fait, à toi, et à quelques autres ! »
*
* *
« Pour être des hommes, il vous manque une seule chose, qui est à peu
près tout Comprenons-nous bien. Je ne vous demande pas d'être des
esprits ou des cœurs sublimes. Du talent jusqu’au génie, de l'amour
jusqu'à la passion, ce n'est pas le fait du premier venu. On a le droit
d'exister, - sans cela il faudrait accrocher l'écriteau : «
Appartements à louer » à tous les murs de la rue humaine, - et de ne
pas être Shakespeare ou don Juan. L'idéal, peste ! il serait absurde
que l'on voulût forcer les gens à se hisser jusque-là. Le comprendre,
l'entrevoir seulement, ce serait déjà bien joli. Je ne vous en demande
pas tant. Je suis un n'importe qui, tout rond, pas compliqué, sans
visées hyperphysiques, qui met sur la toile ce qu'il a vu dans la
nature, - trop heureux si ses arbres imitent suffisamment les arbres de
la forêt, si ses vaches ou ses brebis ne ressemblent pas à celles que
l'on achète chez les marchands de jouets. Ce qui me convient dans
Thérèse, c'est qu'elle me sert de la viande saignante et de la chair
vive. Donc, sois tranquille, je ne pense pas que, pour avoir droit à
l'air et au pain, il soit indispensable d'écrire des chefs-d'œuvre ou
de grimper à une échelle de corde, au-dessus d'un précipice, dans la
seule espérance de voir à travers le rideau sa bien-aimée faire la
prière du soir devant une branche de buis bénit. Non pas !
redescendons, de toutes les échelles. Soyons pratiques. Mais,
saperlipopette, pour être un homme, il faut au moins être une bête, je
suppose ! Un jour, monsieur le vicomte, je vous conduirai dans un
haras. Vous verrez dans la poussière en tourbillons l'ardent étalon qui
se cabre, et qui hennit, furieux et superbe, et qui assaille la femelle
écarquillée ! C'est cela qui vous donnera à réfléchir, mon camarade.
*
* *
« Ton histoire, - et celle des autres, - n'est pas difficile à deviner.
Tout petit, tu n'étais pas plus mal bâti que le commun des mortels. Un
de ces enfants qui peuvent devenir capables d'en faire. Mais, voilà, ta
mère, une mondaine, t'a roulé dans la poudre de riz, comme on roule les
éperlans dans la farine. Et vous êtes frit, vicomte ! Au lycée, tu n'as
rien appris, naturellement, - ça, ça me serait égal, - mais tu n'as pas
même joué aux barres. Virgile t'assommait, et la gymnastique
t'éreintait. Tu faisais d'antres lectures, et d'autres exercices. On
allume une petite bougie, la nuit, sous le drap soulevé, pour étudier
le « Portier des Chartreux » ; il y a des coins, dans la cour de la
récréation, à côté de la pompe et derrière les arbres, où les pions ne
surveillent pas les écoliers qui se parlent deux à deux, ou par
groupes. Tas de Corydons et d'Alexis ! Ah ! cette églogue-là, tu l'as
lue, et tu l'expliquais aux « nouveaux », avec des commentaires. Je
t'en aurais fichu, des coups de pied dans les reins ! Pour ce qui est
des amourettes avec la petite cousine, des marguerites effeuillées, ah
! bien oui, des niaiseries. Faire la cour, c'est trop long. Avec ça que
ce serait drôle, une petite sotte qui n'a lu que
Paul et Virginie.
Une éducation à faire ! plus souvent. Les femmes de chambre ou les
cuisinières, oui, à la bonne heure, - il t'est resté, ce goût-là. Mais
ces filles ont pour amoureux de robustes goujats, qu'elles préfèrent,
et tu t'en revenais au lycée, - et à l'églogue. De sorte que, chétif,
maigre, la poitrine rentrée, l'air d'avoir été plié en deux et d'avoir
gardé le pli, de la bile et du sang à tes yeux sans cils, tu ressemblas
bientôt à l'un de ces enfants cacochymes qui, jadis, jouaient les rôles
de vieillards au théâtre de M. Comte. « C'est la croissance, »
disait-on. Tu ne grandissais guère ! et même, à ta sortie du collège,
quand ta taille se fut développée, -une perche qui va tomber,- tu étais
encore comme un nain rachitique, et vieillot, qu'on aurait tiré en
long. Alors ce fut du propre ! Dame, tu en avais lu de belles. Tu avais
des espèces de rêves. La Popelinière t'avait enseigné un idéal.
L'Idylle de Virgile t'avait fait pressentir et désirer celle de
Théocrite. Tu concevais, à ta façon, des oaristis. Quelle fête ! En
as-tu pris, à Bullier, à l'Elysée-Montmartre, aux Folies-Bergères et
dans les brasseries à femmes, de ces maquillées qui, avant de se
coucher, mettent leurs chignons sur la table de nuit. Quant à l'idée
d'aimer, de convoiter seulement une belle fille saine et violente,
franche de corps sinon de cœur, qui t'eut bien serré sur sa poitrine
dure, tu ne l'as jamais eue ; tu avais peur d'une étreinte sincère, où
tes os auraient craqué. Il te fallait déjà ces compagnonnes blasées ou
lasses, qui bâillent au lit, tournent vite le dos, et dont l'ennui
s'accommodait de ta faiblesse. Ta virilité, les chevreaux de Corydon
l'avaient broutée dans le cytise amer ! N'importe, la fête, toujours !
sans désir réel, sans plaisir vrai ! Tant qu'enfin, après tant de longs
soupers chez Lucien ou aux Halles, - un instinct, chez les filles comme
chez toi, de reculer l'heure de l'abjecte hypocrisie, - après tant de
louis laissés sur la cheminée, le lendemain, avec regret, après avoir,
non certes dans la débauche, mais dans sa parodie, définitivement
brisé, avili, annulé, ce qui te restait, à vingt-trois ans, de
jeunesse, tu t'es écrié, un beau jour : « Tiens, si je me mariais ? »
*
* *
« Et tu t'es marié, en effet, avec une jeune fille, dix-huit ans,
jolie, qui ne connaissait pas même de l'amour l'espérance du bonheur.
Misérable ! Elle était là, dans le lit nuptial, ignorant tout,
craignant tout, désirant elle ne savait quoi. Rose, elle cachait sa
rougeur dans les dentelles de l'oreiller et dans ses cheveux qui
bouffent ; elle avait de petits frissons, et, à la fois, elle était
épouvantée et délicieusement émue d'être là. Une enfant qui va devenir
femme, c'est exquis et auguste. Elle pleurait un peu, elle souriait,
prête à tout refuser, vaguement consciente pourtant d'un devoir, - et
d'un droit ! Et, toi, tu restais immobile, la regardant, inquiet, avec
tes réminiscences de collège et tes souvenirs de cabinets particuliers.
Sois sincère, mon camarade : ce fut un moment fâcheux. Enfin,
t'inclinas vers elle. Ah ! misérable ! misérable, te dis-je ! L'époux
est un monstre, qui, en souillant la vierge, ne divinise pas la femme.
Rien ne t'absoudra de l'impur sacrilège, et il ne te sera jamais
pardonné, cet effroi étonné d'une innocence, qui, sans avoir rien
prévu, devine qu'on la déçoit. C'est en vain que tu partis pour
l'Italie avec la vicomtesse, - le chemin de fer, suprême espérance ! -
c'est en vain que tu tentas de divertir son instinct ou son rêve dans
les plaisirs du monde, du luxe, dans mille folies ; peu à peu, elle
comprit, et, six mois après, elle avait un amant. De quoi te serais-tu
plaint ? Tu ne te plaignis pas. Tu éprouvas, dans ta bassesse, quelque
chose qui ressemblait à la joie d'une délivrance. Tu respiras comme
après un fardeau tombé ; et, alors, tu repris ta vie de naguère. Celui
qui n'avait pas eu d'épouse, eut des maîtresses ou feignit d'en avoir.
La fête encore ! mais plus élégante, car la dot de ta femme t'avait
fait millionnaire. Les filles de théâtre, après les filles de
brasseries ; et même, au lieu des petites cocottes, les grandes
cocodettes. La réputation d'un viveur effréné, tu l'as conquise, et tu
l'as méritée, à un certain point de vue. La complicité de celles pour
qui c'est le plus beau des rêves que leur métier soit une sinécure, les
manèges compromettants des flirtations qui aboutissent rarement aux
abandons d'un canapé définitif, sauvegardent ta renommée. Même, à tes
propres yeux, tu n'es pas aussi parfaitement déchu que tu devrais le
croire. Tu te fais des illusions. Il t'arrive d'imaginer que tu désires
! Il t'arrive de pincer Thérèse dans le gras des reins ! Quelquefois
aussi, de loin en loin, tu sors, la nuit, non de chez l'une de tes
maîtresses, mais de quelque maison aux fenêtres closes, dont la porte
se referme très vite, et, content de toi, respirant aussi largement
qu'il t'est possible, tu marches, le long des murs, avec un air de
triomphe, - pareil à un gastralgique incurable qui ne peut avaler
lui-même aucun aliment, et qui, après qu'on a réussi à le nourrir
artificiellement, au moyen de tubes en caoutchouc où glissent des
bouillies, s'écrierait en s'enorgueillissant : « C'est égal, j'ai
joliment bien dîné ! » Cependant, prenez garde, vicomte Cyrille. Il se
peut que votre réputation de viveur souffre bientôt de plus d'une
atteinte, et déjà l'on raconte une aventure assez plaisante, ma foi !
Vous étiez à la campagne, je ne sais quand, l'autre jour, avec des
cabotines et des clubmen ; on manqua le train du retour ; aucune autre
ressource que l'auberge voisine ; tous les couples logés, il resta deux
chambres, - un lit dans chacune, - pour Lila Biscuit, pour Rose Flaman
et pour vous. « Eh bien! dit Lila Biscuit, qui se décide vite, je
coucherai avec Rose. - Mais point du tout ! s'écria celle-ci en
montrant toutes ses dents dans un beau rire fou ; je suis une très
vertueuse personne, et je partagerai le lit du vicomte, par prudence !
»
LA BARONNE DE TRÈFLE
C
ECI est une oraison funèbre. Car elle est morte, la pauvre baronne, en
quelques râles, le crâne ouvert sur le pavé de la rue, avec du sang et
de la cervelle parmi l'or des cheveux, morte comme cette exquise et
abjecte comtesse de Lamotte qui se jeta par la fenêtre, à Londres, un
soir qu'elle était ivre. La baronne n'était pas ivre. Pourquoi donc ce
suicide ? On a dit: « Accès de folie. » Folie, oui, accès, non. Folie
sans accalmie, pas d'accès, ou toujours l'accès. Depuis cinq ans !
C'est une longue histoire qu'il faut dire très rapidement, parce
qu'elle est horrible. Mais la tombe de la baronne est charmante, au
Père-Lachaise, avec ses touffes de myosotis qui seront fanées demain et
ses bouquets de violettes de Parme toutes fraîches encore d'une rosée
qui fait croire à des larmes.
*
* *
Elle mit un louis sur le 14, en plein. C'était à Monte-Carlo, au
commencement des choses. Elle faisait son voyage de noces. Le baron
était parfait; riche, élégant, ni trop beau ni trop laid, ni trop vieux
ni trop jeune, aimable assez pour être supporté, pas assez pour donner
le goût d'en aimer d'autres. D'ailleurs, est-ce qu'elle songerait
jamais à aimer quelqu'un, cette petite femme presque pas femme, cette
jolie chose parlante, toute soie et poudre de riz, de la peau peut-être
sous l'étoffe et le fard, mais pas de cœur certainement sous la peau ?
Si Eve avait été pareille à ces mignonnes et vaines créatures, ce
serait Thomas Holden qui serait Jéhova. Est-ce que vraiment elles ont
été engendrées et enfantées ? le moins possible. Un hasard de
flirtation extrême, dans le boudoir tendre et sombre où les lampes ne
sont pas encore allumées, - et non le fort et sain embrassement des
couches conjugales ; puis, entre deux bals, quelques semaines de repos
sur la chaise longue dans les dentelles pâles du peignoir. C'est à
peine si on les a entrevues, bébés, - car la nursery se dérobe dans les
lointains de l'hôtel ou de l'appartement - et, seize ans plus tard, on
les retrouve poupées. Qui veut se les offrir, en manière d'étrennes ?
Le baron avait lieu d'être satisfait de son emplette. Tout à fait
gracieuse à montrer. Et il n'avait rien à craindre pour l'honneur de
son nom ; l'adorable automate savait dire beaucoup de mots très drôles,
mais on ne lui avait pas mis dans le corps le soufflet qui soupire : «
Je vous aime. » Ainsi, le meilleur des ménages, avec les courtoisies
convenues et toujours le baiser sur la main quand le mari arrivait ou
s'en allait. C'est bon pour toi qui baises ta Martine à bouche ouverte,
de la battre à poings fermés, Sganarelle ! tu n'entends rien aux
délicatesses des unions mondaines. Aucun événement brutal n'aurait
interrompu la félicité des nouveaux époux, - faite d'un tas de petites
misères évitées,- si la baronne n'avait mis un louis sur le 14, en
plein.
Elle gagna, joua encore, gagna encore.
Alors, tout à coup, elle eut le regard fixe, acharné sur les billets et
sur l'or, et ses doigts se crispèrent, enfonçant dans la chair les
grêles ongles roses. Vous avez vu un chat, d'un seul bond, agripper un
moineau ? C'est ainsi que le jeu la saisit ; elle avait un petit râle
dans la gorge, comme un étranglement délicieux. Dès lors elle joua
toujours, toujours, toujours, - et partout. La roulette à Monte-Carlo,
le baccara à Paris. Un besoin éperdu d'entendre la bille d'ivoire
virer, siffler, hésiter entre le repoussement des cases, se fixer dans
un bruit sec, ou de voir se retourner la carte qui précise la toute
puissance du sort. Sa dot, - qui lui appartenait, - elle l'émietta, la
déchiqueta furieusement sur les tapis verts avec l'emportement d'une
femme trompée qui déchire les lettres d'amour. « En veux-tu ? - Eu
voilà. » Le jeu en voulait bien. Elle donna des dîners, pour qu'on
jouât après ; elle donna des bals, pour qu'on jouât pendant. La dot
évanouie, elle dit au baron: « De l'argent, ou j'emprunte ! » Il devina
à quelles conditions elle emprunterait, donna l'argent, commença à
craindre de se ruiner. Elle avait pour amies de vieilles femmes qui
jouaient avec leurs valets de chambre, le matin, avant déjeuner, sur la
nappe ! Elle venait les voir, se mettait à jouer les poches pleines, ne
cessait de jouer que les poches vides. Oui, les poches. Elle avait
depuis longtemps renoncé aux portefeuilles en peau de boa, aux
porte-monnaie en cuir de Russie : les pièces empoignées à pleines mains
sous l'étoffe qui fait du bruit. C'était son horrible joie, - quand
elle perdait, - de tâter et de remuer dans sa robe les sonnants
espoirs de revanche. Uu demi-million,- la plus belle moitié de la
fortune de son mari, - disparut en deux ans. « Vendez l'hôtel ! » Il le
vendit, de plus en plus inquiet. Alors, la furie de sa passion
s'exaspérant comme un incendie sous la tempête, la baronne ne prit même
plus de prétexte pour donner à jouer : plus de dîner, plus de bal, les
cartes tout de suite. A peine dix personnes dans le salon: « Apportez
les tables ! » disait-elle. Une pensée unique : « se refaire ». On
l'appelait déjà la baronne de trèfle. Toilettes? Flirtations ? choses
oubliées. On s'aperçut, - habillée de la première robe venue, pas
maquillée, - qu'elle devenait laide. Elle l'avait toujours été,
l'adorable poupée. Elle ne le cachait plus. Ah ! bien, elle ne
s'inquiétait guère des couturiers ou des coiffeuses. « Banco », le
souflet qui lâchait ce mot-là, on ne l'avait pas omis dans le corps de
l'automate. Le prix de l'hôtel était dissipé depuis longtemps; pas
mille francs dans les tiroirs. Le baron se fâcha ; séparation, conseil
judiciaire, que sais-je ? Il avait besoin de ce qui lui restait, ce
mari, pour acheter des bijoux et des fleurs à une figurante des
Fantaisies-Parisiennes. Le scandale n'émut pas la baronne. Séparée ?
soit, plus libre. Elle s'installa à la diable, au quatrième étage, mit
en nourrice sa petite fille qu'on lui avait laissée, - une enfant née
en voyage, entre Marseille et Nice, l'hiver dernier, - compta, pour
payer ses meubles, sur la pension que le tribunal lui avait allouée, ne
les paya pas, joua la pension, perdit, emprunta à des parents de
province, perdit encore, ne cessa pas de jouer, devint résolument une
misérable folle qui s'informe des tripots, connaît les roulettes
défendues, fait des prodiges déploie du génie pour trouver, le matin,
l'argent qu'on lui volera, le soir, et ne s'endort pas avant l'aube
grise, ou plutôt ne s'endort jamais, tourne dans son lit, les yeux
écarquillés, palpant de ses mains moites des gains imaginaires, ne
songe même pas qu'elle a perdu les quarante sous réservés pour le
déjeuner et que, n'ayant pas le sou, elle a dit au cocher qui l'a
ramenée de venir se faire payer le lendemain.
*
* *
La semaine dernière elle rentra chez elle en plein jour. Neuf heures du
matin. Oh ! l'affreuse nuit. Chez Léocadie Tripier, qui donne à jouer,
et à aimer. Une vieille chez qui viennent des jeunes. Elle en était
descendue là, la baronne. Et jamais la chance ne l'avait poursuivie
avec plus d'acharnement que cette nuit. Les derniers cinq louis -
obtenus la veille en engageant une pendule saisie, - elle les avait
perdus, franc par franc. Car elle jouait petit jeu, hélas ! comme un
ivrogne, devant la bouteille presque vide, ne boit plus qu'à petits
coups. Pas une seule fois elle n'avait gagné ! Elle avait les lèvres
tout en sang, de les avoir mordues. Puis, après la partie, éreintée,
elle s'était couchée sur un canapé dans le salon. Les lits étaient
occupés par des dames qui n'étaient pas seules. Maintenant, elle
rentrait. Léocadie Tripier lui avait offert une tasse de café au lait,
avec du pain dedans. « Ça vous remettra. » Elle rentrait. Elle était
venue à pied, dans le vent froid, sous la pluie. « Madame, dit la femme
de chambre, maigre, hargneuse, à qui l'on doit six mois de gages,
l'huissier est là, on fait le récolement. C'est la vente aujourd'hui.
« Eh ! que l'on vende. Seulement, voilà, elle ne pourrait pas
mettre les rideaux au Mont-de-piété ; elle en aurait eu quatre-vingts
francs au moins ; avec çà on aurait pu se refaire ; ça s'est vu.
L'huissier et ses praticiens étaient dans le salon ; elle alla dans la
chambre. Là, des cris d'enfant. La nourrice, jamais payée ; avait
rapporté la petite. Dans le jour sale du matin
d'hiver, dans la chambre où il faisait froid, c'était
lugubre, cette chétive créature, vêtue de chiffons, qui se tordait sur
un fauteuil où on avait déployé un torchon de cuisine. Alors la baronne
de trèfle se regarda dans la glace, pendant que l'enfant geignait et
que la voix de l'huissier disait, un peu lointaine «
Item, une
jardinière de Boule… » Il y avait longtemps qu'elle n'avait regardé
avec attention son visage. Laide ! oui, elle était laide. Des
gonflements sous les yeux. Des plaques rouges sur les joues. Lèvres
blêmes. Pas seulement la ressource d'aller chez la Tripier, dans la
journée. Et pas d'argent, pas d'argent du tout ! Tout à l'heure
l'appartement vide, avec la petite qui crierait, voulant du lait ou de
la soupe, la domestique se fâchant, insultante. Elle vit que la fenêtre
était ouverte. Il venait un air frais. Un moineau qui pépiait sur le
balcon s'envola. S'envoler aussi ! elle pensa que ce serait doux d'être
morte. A une fenêtre, en face, il y avait, derrière la vitre, des
fleurs. Elle se dit que son mari, heureux d'être tout à fait délivré
d'elle, lui ferait un bel enterrement, ferait mettre des fleurs sur la
tombe. Elle s'approcha de la fenêtre ouverte. L'enfant criait,
l'huissier disait : «
Item, une table de Boule… » Elle s'approcha
encore, se hissa, enjamba la barre du balcon et se laissa tomber. Le
baron, ainsi qu'elle l'espérait, a porté des fleurs sur la jolie tombe.
Seulement, comme il est réduit à de petites rentes et qu'il est un
rentier prudent, la figurante des Fantaisies-Parisiennes, ce jour-là,
n'a pas eu de bouquet.
LES INFAILLIBLES
V
ALENTIN dit :
-Ce qui distingue la femme de l'homme...
- C'est...
Valentin ne daigna pas sourire de cette médiocre facétie ; et, d'un air
très sérieux :
- C'est qu'en aucun cas la femme ne se résout à se croire coupable de
quoi que ce soit, sa faute fût-elle absolument prouvée ou parfaitement
manifeste ! Non seulement elle nie, - l'homme serait capable d'un tel
mensonge, - non seulement elle pouffe de rire au nez de l'évidence et
dit au soupçon le mieux fondé : « Tu radotes !» Mais elle a en soi la
faculté extraordinaire de se juger irréprochable, lorsque tout la
condamne ; c'est avec une sincérité entière que, prise sur le fait,
elle crie : « Ce n'est pas vrai! » et, si vous l'accusez d'impudence et
d'hypocrisie, vous faites preuve d'une absurde ignorance de sa
véritable nature. Quelque troublée et quelque assombrie que soit une
conscience virile, il y subsiste toujours je ne sais quelle lueur qui
oblige l'homme à s'apercevoir de ses erreurs ou de ses crimes ; il peut
ne pas avoir de remords, il peut avoir le mauvais orgueil du mal, mais
ce mal, dont il ne se repent point ou dont il se targue, il sait qu'il
l'a commis. La femme, non. Cette grâce lui a été départie de s'estimer,
dans le péché même, impeccable, et les vieilles cocottes qui épousent
des rastaquouères se croient peut-être vierges en entrant dans le lit
nuptial. Interrogez n'importe quelle fille, écœurement de tous les
sophas d'hôtel garni, rebut de tous les trottoirs, ayant toutes les
souillures au cœur et toutes les crottes au jupon, il y a vingt à
parier contre un que, si elle vous raconte son histoire, elle voudra se
faire passer pour une personne restée intacte dans le pataugement des
boues ; elle accusera tout le monde, père, mère, ou frère, le premier
maître ou le premier amant, et la misère et les hasards, jamais elle ne
s'accusera elle-même, fût-ce d'une peccadille ou d'une imprudence ;
victime toujours, rien que victime ; et tandis qu'elle parlera avec des
hoquets d'ivrognesse et de relents de baisers à l'ail, vous verrez dans
ses yeux la persuasion parfaite de son ingénuité. Ah ! vraiment, quand
votre maîtresse, pleurant et bégayant de rage, vous reproche l'injure
de votre jalousie si bien fondée qu'elle soit, vous croyez à une
comédie ? Erreur profonde. Ce qu'elle dit, - ce mensonge déconcertant à
force d'audace, - c'est pour elle la vérité même ; l'accuser, elle,
elle ! voilà qui est trop fort, véritablement; et, n'était sa colère à
cause de votre injustice, elle vous prendrait en pitié à cause de votre
imbécillité! D'où provient cette prodigieuse puissance d'illusion ?
C'est ce que nul, je m'imagine, ne saurait dire avec certitude. D'une
admiration de soi, si passionnée et si aveugle qu'elle ne saurait rien
admettre de ce qui la pourrait diminuer ? C'est possible, je ne sais.
Mais cette puissance existe, incontestable. Et, sans elle, comment
expliqueriez-vous le manque absolu d'indulgence à l'égard des autres
chez celles qui en ont besoin, plus que les autres ? Malfaisante,
médisante. La pruderie extrême n'est pas incompatible avec l'extrême
libertinage. Qu'une femme, en quittant l'oreiller encore chaud des
baisers coupables, apprenne que son mari, la veille, est allé dans un
petit théâtre applaudir la gorge et les cuisses d'une diva d'opérette,
elle poussera les hauts cris, se jugera la plus insultée des femmes,
pleurera, fera ses malles ; ce qui lui paraîtra
surtout abominable, c'est qu'un pareil outrage ait été fait,
précisément, à la plus vertueuse des épouses ; et il se peut qu'elle
jette à la tête de l'époux l'oreiller adultère, qui a plus de mémoire
qu'elle. En vérité, je vous l'affirme, si quelqu’un avait raconté à
Messaline, au moment même où elle revenait de la Subura, qu'une
Vestale, au cirque, avait regardé à la dérobée les bras nus d'un
esclave de Gaule, elle eût fait enterrer vive la vierge criminelle, en
s'étonnant qu'une aussi exécrable offense aux bonnes mœurs, qu'un aussi
complet oubli de toute réserve et de toute pudeur eût pu se produire à
Rome, elle étant impératrice. Ecoutez autour de vous ! C'est madame de
Graçay -dont tous les journaux ont raconté la fuite en Angleterre avec
la petite Léo, des Nouveautés, - c'est la comtesse de Belvélise, - dont
un procès scandaleux a révélé la liaison avec son valet de chambre, -
qui, plus cruellement qu'aucune, sous l'éventail, avec des rougeurs
étonnantes, épient, constatent, dénoncent l'innocence relative des
flirtations mondaines. Vous supposez qu'elles ont oublié leurs propres
aventures ? Elles n'ont jamais eu à les oublier, ne se les étant jamais
avouées à elles-mêmes. Et, en vérité, la pire des débauchées, en se
regardant dans son miroir la bouche encore pâlie d'on ne sait quels
baisers, est tentée de s'écrier : « Tiens ! un ange ! » Oui, un ange.
Des anges, toutes ! Plus elles ont failli, plus elles se jugent
infaillibles. Mais ce n'est pas seulement à ceux qu'elles ont trahis
qu'elles affirment, avec candeur, leur innocence; il ne leur suffit pas
d'être elles-mêmes convaincues, inébranlablement convaincues, de leur
pureté sans tache : elles vont plus loin encore! Vous connaissez madame
Hélène de Courtisols ? Elle a un amant, le vicomte d'Argelès. Eh ! qui
l'en blâme ? Petite comme une enfant un peu grande, toute blanche et
toute rose, et si grasse partout, avec des yeux qui s'allument très
vite et des lèvres couleur d'écrevisse, - que de piments on y devine !
- elle est tout à fait séduisante, d'autant plus qu'un joli air de
pudeur et même de niaiserie, répandu sur son charme endiablé, - une
petite folle qui serait une petite nonne, - autorise des espoirs de
résistance ingénue et d'abandon étonné ; et il serait fâcheux qu'elle
se bornât à faire le bonheur de M. de Courtisols. Elle ne s'y borne pas
! Il n'est personne qui puisse ignorer son attachement pour le vicomte.
Où les voit-on ensemble ? partout, dans la même voiture, au Bois, dans
la même baignoire, aux premières. Oui, aux premières ! Comme cela, sans
se gêner. Et la main de Mme de Courtisols n'est jamais seule sur le
rebord de la loge. Pour un peu, ils se tutoieraient devant tout le
monde. Et c'est en plein jour qu'elle descend rue Saint-Georges, d'un
fiacre aux stores levés, devant la porte de la maison neuve où le
vicomte a loué une garçonnière. Moi qui vous parle, je les ai vus, une
après-midi, - elle en peignoir de rubans et de valenciennes, - à la
fenêtre. De sorte que le mari a fini par se douter de quelque chose !
Comme il se donne le ridicule d'être jaloux, il a fait suivre sa femme,
l'a suivie lui-même, Il voulait une preuve, il l'a eue. Un beau jour, -
la porte enfoncée sous le genou d'un robuste commissionnaire dont il
s'était fait accompagner, - il a pénétré dans la garçonnière avec une
telle soudaineté qu'il a vu le vicomte d'Argelès, à demi rhabillé,
sauter dans le jardin par une fenêtre heureusement peu haute, - un
entresol très bas, - tandis que l'épouse coupable, à demi-nue, levait
la tête dans le trouble de ses cheveux ébouriffés. Mais elle ne fut pas
décontenancée, non, pas une minute ! Cet homme qui avait fui, ce devait
être un voleur. Cet appartement, c'était celui d'une amie. Si elle
était couchée dans ce lit, c'était à cause d'une indisposition qui
l'avait prise tout à coup. Ce chapeau d'homme, sur une chaise, quel
chapeau ? où voyait-il un chapeau ? il n'y avait pas de chapeau. Ni de
redingote, ni de gilet, ni rien du tout : Et, en disant cela, elle le
croyait ! Oui, elle le croyait ! Tel était son air de candeur, - ce
n'était pas un air seulement,- que le mari la considérait avec des yeux
où la stupéfaction se mêlait à la rage. Mais, forte de son innocence,
elle ne s'en tint pas à la proclamer. Avoir été l'objet d'une pareille
algarade, c'est ce qu'une honnête personne ne saurait endurer. Le soir
même, tout émue encore d'une indignation légitime, elle alla chez son
amant. « Vicomte ! lui dit-elle très vite sans lui donner le temps de
s'informer des suites de leur mésaventure, vicomte, je sais que vous
avez beaucoup d'amitié pour moi. Il faut que vous me serviez de guide
dans des circonstances pénibles. Conduisez-moi chez un avoué. – Eh !
pourquoi faire, mignonne ? - Je veux intenter à mon mari un procès en
séparation. – Vous ?- Moi-même Courtisols est un fou ; la vie auprès de
lui m'est devenue impossible. - Explique-toi. Que t'a-t-il fait ? - Le
plus imprévu des affronts. - Mais encore ? - Ah! Gaston, s'écria-t-elle
en fondant en larmes, vous ne devineriez jamais. Il croit que je le
trompe ! »