M
ON
cher ami, dit le complaisant parleur, je sais beaucoup de choses, parce
que j'ai cinquante ans, une perspicacité suffisante, une excellente
mémoire et que je ne me grise jamais ! Un homme qui soupe depuis vingt
ans dans tous les mondes, — chez Mme de Portalègre, à l'hôtel Montagna
ou au café Anglais avec Dora Merle, — et qui peut vider impunément,
chaque nuit, trois bouteilles de champagne, ne doit plus rien ignorer,
à moins qu'il n'ait l'oreille singulièrement dure, de ce qui s'est
passé ou de ce qui se passe dans la société contemporaine. Tournez la
manivelle ! je suis le phonographe de tous les potins d'un cinquième de
siècle ; feuilletez-moi ! je suis le Bottin de toutes les adresses
mystérieuses, dans tous les quartiers, l'almanach de Gotha de tous les
adultères et de toutes les bâtardises. Je vous dirai — avec
l'infaillibilité d'un bon élève qui récite sa fable — le nom, la race,
la fortune, le mari, l'amant ou les amants, des cent femmes qui sont
dans ce bal ; je sais où la baronne de Cantelos se fait conduire, deux
fois la semaine, voilée d'une triple voilette, dans un fiacre à galerie
: ce n'est ni chez une amie ni chez un ami ; et, pour peu que vous
soyez curieux d'en être instruit, je vous apprendrai pour qui Mme de
Villabianca a vendu à réméré chez un bijoutier du Palais-Royal l'une de
ses merveilleuses boucles d'oreilles ; il n'y a plus que celle de
l'oreille gauche qui soit en diamants vrais. Mais, par pitié pour mon
amour-propre de cicerone parisien, ne m'interrogez pas, ne
m'interrogez jamais sur le compte de cette alléchante personne tombée
après la valse dans un fauteuil, là-bas, et qui bâille un peu pour
montrer ses gencives de jeune louve, pendant que vous la regardez avec
des yeux d'agneau prêt à bêler de tendresse. Car il y a peut-être,
sous le ciel, quelque part, un prodigieux savant, qui, à force
d'antiques manuscrits compulsés, à force de déductions rigoureusement
enchaînées, a découvert en quelle hutte souterraine du pays des
Samoyèdes se cache le livre perdu de la Bible, où sont relatées les
Guerres de Jéhovah, mais aucun être vivant, — pas même moi, — ne peut
se vanter d'avoir percé le mystère qui enveloppe la marquise de
Polèastro.
— Bon, dit Valentin, on connaît du moins son nom, et
son pays, puisque son nom est italien.
— On connaît un nom ! on suppose un pays ! Les gens
qui voyagent, — j'ai un peu trop négligé, personnellement, ce côté de
l'apprentissage mondain, — racontent à voix basse qu'en Italie où elle
visitait les musées, avec un air de jeune fille, en compagnie d'un
vieillard décoré, elle s'appelait Mlle de Valclos, qu'en Angleterre, où
on la croyait mariée, on disait d'elle « la princesse Saratoff, » et
qu'en Russie, où elle était veuve, elle se faisait annoncer dans les
bals d'ambassade sous le nom de lady Helmsford. Les gens ne sont pas
bien sûrs, à vrai dire ; ils croient se rappeler, ils peuvent se
tromper, il y a quelques années déjà. Pour ce qui est de la marquise
elle-même, si quelque curieux mal avisé se hasarde à faire devant elle
allusion à ce passé trouble et divers, elle ne semble pas gênée, oh !
pas le moins du monde, et elle répond, sous des coups d'éventail légers
: « Ah ! oui, oui, autrefois, c'est possible, en voyage, » avec un
accent un peu espagnol, un peu viennois, valaque peut-être, où se
mêlent des intonations presque faubouriennes de cabotine à la mode, et
avec un petit rire tout rose auquel il n'y a rien à objecter.
— Diantre ! une aventurière ?
— Vous êtes romanesque ! Vous croyez aux
aventurières admises dans le monde où nous sommes, qui donnent des
shakehands aux ambassadrices de tous les pays de la terre, et qui, à en
juger par leurs colliers de perles fines agrafés de rubis, par leurs
robes que ne voit jamais deux fois la lumière des lustres, par leurs
quatre équipages fameux entre tous ceux du Bois, dépensent environ
trois cents mille francs l’année ? Non, Mme de Polèastro, — qu'elle ait
été ou non Mlle de Valclos, la princesse Saratoff, lady Helmsford, —
n'est pas une de ces vulgaires coureuses de hasard qui échouent, un
jour ou l'autre, quand les dupes ouvrent les yeux, dans quelque vil
scandale de palais de justice, ou passent la frontière sur le conseil
d'un juge d'instruction courtois. Nous sommes en présence d'un mystère
bien autrement compliqué, et nouveau ! La marquise, millionnaire
probablement, sans qu'on sache d'où lui viennent ses millions, noble à
coup sûr, sans qu'on puisse préciser son origine , prodigieusement
polyglotte et délicatement lettrée , sans que personne ait appris en
quel couvent de quel pays fut instruite son enfance, la marquise,
Italienne peut-être, Slave sans doute, Allemande, c'est possible,
Anglaise, je ne crois pas, est une de ces adorables et extraordinaires
créatures, connues de tous bien que parfaitement inconnues, adorées
quoique suspectées, sans maris visibles, sans amants avérés, jeunes,
belles, extravagantes un peu, qui, apparaissant tout à coup pour
bientôt disparaître, affolent un hiver Paris dont elles raffolent, et
que, faute d'une désignation moins vague, — comme les médecins nomment,
presque au hasard, d'un nom quelconque, un peu sonore, une maladie
récemment importée, — on appelle les Etrangères.
Mais déjà Valentin n'écoutait plus le parleur
complaisant ; il s'éloigna, après un remercîment vague, cherchant dans
le bal quelqu'un qui pût le présenter à la marquise de Polèastro ; et,
quand il passait près d'elle, il se sentait le cœur tout noyé de
délice, à cause des yeux qu'elle avait, des yeux bruns, un peu fauves,
de Vénitienne, où souriait, mouillée comme une fleur, une mélancolie
d'Ophélie.
*
* *
Deux mois plus tard, — il était depuis six semaines
l'amant de la marquise, — Valentin entra dans le boudoir où elle
l'attendait fidèlement, les après-midi, avant l'heure des vaines
visites ; et, sans un baiser, lui prenant les mains, la regardant en
face, du ton d'une résolution bien arrêtée :
— Ecoute- moi. Je deviens fou. Il n'y a pas d'homme
plus heureux que moi, et il n'y en a pas de plus malheureux. Dès mes
premières prières, attendrie, tu t'es donnée, avec la grâce confiante
d'une enfant. J'ai eu l'étonnement délicieux d'un dévot prêt à
accepter le martyre dans l'espérance du ciel, et qui l'obtiendrait tout
de suite, ce ciel, pour s'être agenouillé une seule fois. Oh ! quel
paradis ! Tous les rêves, je les ai baisés sur tes lèvres ; tu es en
fleur, partout : quand tu me laisses mettre mon front dans tes mains,
sur ta gorge, il me semble que ma pensée se roule dans du printemps,
dans un printemps inconnu, lointain, fait d'épanouissements
chimériques et de parfums jamais respirés. Et tu n'es pas seulement
exquise, tu es bonne. Tu m'aimes, comme je t'aime ; je le sens, je le
sais. N'est-ce pas que nous nous aimons ? N'est-ce pas que ton cœur
tremble, quand mon pas monte l'escalier, tremble comme le mien, et que
tu défailles, le soir, dans mes bras, comme entre les tiens je meurs,
et que nous sommes éternellement unis dans le même délice ?
— Caro mio ! dit-elle avec l'accent d'une cantatrice
russe qui chante en italien.
Il continua :
— Eh bien ! heureux comme nous le sommes, je souffre
horriblement, et cette souffrance, je ne peux plus la supporter,
muette. Il faut que je parle et que tu parles aussi. Des doutes me
déchirent. Oh ! tu parleras, tu ne me cacheras rien ? Ecoute bien, et
réponds. Chez toi, où suis-je ? Ces domestiques, cet hôtel, tout ce
luxe somptueux et charmant, car tu y mets ta grâce, d'où te
viennent-ils ? D'où viens-tu, toi-même ? Qui es-tu ? Tu gardes la
mémoire de bien des jours et de bien des pays ; il y a dans les choses
que tu dis au hasard, sans penser, des réminiscences de voyages,
d'aventures. Tu es si jeune, cependant ! Pourquoi ton accent, par
moments, se transforme-t-il comme si toi-même tu devenais d'une autre
race ; il semble que d'un mot à un mot tu as changé de patrie. Où es-tu
née ? As-tu des parents encore ? Es-tu mariée ? Ah ! je t'en prie, ta
vie passée, ta vie d'à présent, dis-les moi, est-ce que tu ne te dois
pas tout entière, avec tous tes secrets, comme avec tous tes charmes, à
celui qui t'appartient pour jamais ?
Elle avait retiré ses mains ; elle le considérait
d'un œil froid, net, où luisait une colère. Alors, lui, presque
rudement :
—Tu parleras ! Ce que j'ai le droit de savoir, il
faut que tu le dises. Ne devines-tu pas quels étranges soupçons me
hantent ? Ne songes-tu pas à ce que je puis penser ? Allons, — et il
lui reprenait, aux poignets, les deux bras, — la vérité, je le veux !
— Vous me faites mal, dit-elle d'un ton glacé, avec
un accent allemand, sincère.
— La vérité !
— Soit ! Tant pis pour
vous.
Et, le regardant bien en face, sans trouble :
— Je suis née dans une petite ville de Poméranie.
Pauvre, pas de parents, jolie. Je suis partie avec des saltimbanques.
De foire en foire, dans tous les pays. J'ai chanté dans des
cafés-concerts. A Vienne, j'ai eu un mari, qui était employé au
ministère des affaires étrangères. Il est mort. Il y a sept ans que je
suis au service du gouvernement autrichien.
*
* *
Une espionne ! Elle, si jolie, avec ce rire rose, et
ses vagues yeux rêveurs, elle faisait ce vil métier de surprendre et
de vendre les âmes ! C'était à cela qu'elle employait sa séduction, sa
grâce, c'était à cela peut-être qu'elle faisait servir ses amours.
Plein d'horreur, il fut sur le point de crier : « Ce n'est pas vrai, tu
mens ! » Hélas ! le doute était impossible. Une espionne, en effet,
puisqu'elle l'avouait ; d'ailleurs, cette parole affreuse expliquait
tout : le luxe, les changements de noms, les voyages, les nationalités
diverses. Il s'enfuit, avec un geste de dégoût, s'enferma chez lui
pendant deux semaines, pour ne plus la revoir, partit pour un voyage,
ne la revit plus. Mais il est des souvenirs tenaces. Bien des fois,
l'image de l'adorable infâme lui revenait à la pensée, en même temps
qu'aux lèvres un nom cher et méprisé ; un soir, à Vienne, sous les
arbres du Prater, il confia toute son aventure à un jeune gentilhomme
autrichien pour lequel il s'était pris d'une vive amitié, et qui était
précisément le secrétaire intime du ministre des affaires étrangères. «
C'est singulier », dit l'Autrichien ; et, le lendemain, Valentin
recevait une lettre où son ami lui affirmait, après une minutieuse
enquête, que jamais Mme de Polèastro, ni Mlle de Valclos, ni la
princesse Saratoff, ni lady Helmsford, ni aucune personne ayant avec
la marquise quelque analogie de situation ou d'apparence, n'avait été
attachée, officiellement ni secrètement, au service du ministère. De
sorte qu'elle s'était vantée, — vantée d'être une espionne ! peut-être
pour mieux cacher quelque mystère plus abominable encore... Mais qui
donc êtes-vous, adorables et extraordinaires créatures, connues de
tous, bien que parfaitement inconnues, adorées quoique suspectées, sans
maris visibles, sans amants avérés, jeunes, belles, extravagantes un
peu, qui, apparaissant un instant pour bientôt disparaître, affolez un
hiver Paris dont vous raffolez, et que, faute d'une désignation moins
vague, — comme les médecins nomment, presque au hasard, d'un nom
quelconque, un peu sonore, une maladie récemment importée, — on appelle
les Etrangères ?
LE MARQUIS DE VIANE
I
L rentra chez lui, un peu avant le jour, très ivre.
Oh ! se tenant bien sur ses jambes, trouvant sans hésitation le bouton
des portes ; la chemise à peine froissée, la cravate pas défaite. C'est
bon pour les ouvriers qui reviennent de chez le marchand de poivre, de
tituber, de vouloir enfoncer la clef dans le mur, d'être un tas
de loques déchirées. Un clubman ne ressemble pas à un malotru. Il y a
cette légende de Gavarni : « Arsouille, tant qu'on voudra, mais,
canaille, jamais. » Cette nuit-là, cependant, le marquis de Viane
était un peu plus soûl qu'il ne convient, oui, soûl, à cause des vins
mêlés, et de cette fille qui le trompe avec tout le monde, et de la
déveine au baccara. Des tournoiements sous le crâne, une pesanteur
dans la poitrine. « Je ne vais pas bien, disait une fois au docteur
Delton un viveur enfin mal en point ; il me semble que j'ai un poids
sur l'estomac. — Dites sur la conscience, » répondit l'illustre
praticien. Il est fâcheux qu'on ne puisse pas vomir les remords. Le
marquis de Viane était tout à fait mal à l'aise. Il entra, — la
première fois depuis un an, — dans la chambre de sa femme ; peut-être
pour le plaisir bête de la réveiller en sursaut ; une fantaisie
d'ivrogne qui, ne dormant pas, ne veut pas que les autres dorment ;
peut-être pour une autre raison. Il y a des moments où n'importe
quelle femme, même la vôtre, est une femme ; et une secousse peut
dissiper les rancœurs ; tout à l'heure, justement, il avait redescendu
l'escalier, — pas chez lui, chez tout le monde, — s'étant souvenu à
temps que le baccara lui avait pris son dernier louis. Mais la marquise
n'était pas rentrée. Ah ! il se souvint, au bal, chez Mme de Rosavène.
« Diantre, voilà un bal qui dure. » Il fut sur le point d'avoir de
l'humeur, fit mine de prendre une chaise qu'il aurait brisée contre le
mur. Mais il se maintint, avec un haussement d'épaules. « Eh ! bien, et
moi ? » Il ajouta: « C'est égal, un joli ménage, » et il gagna sa
chambre, où il se laissa tomber dans l'édredon du lit, tout habillé, le
chapeau sur la tête, les bottines pendantes.
Oui, un joli ménage, et une belle vie. C'était
écœurant, à la longue, ma parole d'honneur. Dire qu'il y a des employés
de commerce à trois cents francs par mois, qui vous envient, parce que
vous avez des chevaux, un hôtel, des maîtresses. Parlons-en, des
maîtresses. Lila Biscuit, surtout, en prenait trop à son aise. Partie
pour Bougival, avec le comique des Ambassadeurs, celui qui chante les
chansonnettes paysannes, le pantalon monté jusqu'au cou. Encore si on
les aimait, ces filles-là, ce serait peut-être amusant d'être trompé
par elles. Mais on ne les aime pas du tout. Pas jolies, d'abord ! et
bêtes, et ennuyeuses. Ni tête ni sens. Pas plus tôt couchées, le nez
contre le mur. Elles ne font pas même leur métier ! Vraiment, on est
trop imbéciles ; je vous demande pourquoi on s'embarrasse de ces
espèces-là ? Cependant, les maisons hypothéquées, les revenus engagés,
des billets signés à des bijoutiers, pour les fantaisies de Lila
Biscuit ou des autres. Et ça ne leur profite même pas : tout revient à
leur tante, ou à leur bonne, qui achète des valeurs à lots. Le jeu,
c'est plus drôle ; on pense à quelque chose, on souhaite une carte ou
une autre carte ; il vous court de l'électricité dans le sang à
ramasser, à pousser les tas de jetons et les liasses de billets. Perdre
vaut mieux que gagner ; la secousse est plus forte. Seulement il y a
les différences, qu'il faut payer. « Et j'en aurai, des différences, ce
mois-ci ! » Le marquis de Viane essaya de faire son compte, dans sa
rêverie confuse, se rappela mal, ne put pas additionner. « Mettons cent
mille francs. » Sacrebleu, avec quoi les payerait-il ? Il s'était
levé, il allait par la chambre, la tête un peu dégrisée, l'estomac
toujours plus lourd, des haut-le-cœur par instants. Ça ne lui avait pas
réussi, de rester couché. Quant aux cent mille francs, il n'en avait
pas le premier mille. Que faire ? emprunter ? à qui ? L'idée lui vint,
très vague, des diamants de sa femme vendus, des bijoux de Lila
Biscuit portés au Mont-de-Piété ; il leur rendrait çà, plus tard,
quand la chance serait revenue. Car, pensez donc, être affiché, c'est
dur. Mais il eut un grand rire. Bah ! il y en avait d'autres à qui
c'était arrivé d'être affiché, et qui n'en étaient pas morts. Il n'en
mourrait pas plus que les autres. Il passait en ce moment devant la
glace pâlie par la lividité du matin ; il vit son visage blême, où les
yeux étaient rouges, ne se reconnut pas d'abord, puis, les coudes à la
chemi-née, avec de brusques sursauts d'épaules, il se mit à sangloter
dans ses mains. Des sanglots d'ivrogne au coin des bornes, -- car on ne
saurait toujours être correct ! — des larmes dans le vomissement.
C'était donc là qu'il en était venu, en cinq années
! Quand ils s'étaient mariés, en Bretagne, Bérengère et lui, l'avenir
souriait de les voir si jeunes, si beaux, si riches. Quel bonheur leur
serait refusé ? Ils étaient partis pour la vie comme pour un pays
enchanté. Résultat : la femme au bal, ou ailleurs, à six heures du
matin, traînant ou dégrafant des robes pas payées à un couturier qui,
demain, commencera des poursuites, et le mari, plein de vin et d'ennui,
envisageant, avec un éclat de rire qui consent, le mensonge de sa
parole et l'insolvabilité de son honneur, affichés ! Il releva la tête.
Il se dit: « Non, j'en ai assez. » L'idée de mourir lui était venue.
Pourquoi pas ? Est-ce qu'il était aimé de quelqu'un ? Lui-même, qui
donc aimait-il ? Sa mère, là-bas, en Bretagne ? Depuis un an il ne lui
avait pas écrit. Sa fille, toute petite ? On la lui montrait, de temps
en temps, dans les bras de la nourrice, parmi les dentelles, et il
disait avec une tape sur les joues du poupon : « Vraiment, vous trouvez
qu'elle me ressemble ? » Quant à sa femme, parbleu, il y avait beau
temps qu'il ne s'inquiétait plus d'elle. Tenez, si on lui avait dit,
là, tout à coup : « Bérengère vient de rentrer dans sa chambre avec un
homme qui lui retire le corset et lui baise les épaules », c'eût été
par un vague reste de respect humain qu'il eût poussé la porte et
qu'il eût souffleté l'amant en feignant quelque colère ! Il y a de ces
affaissements de virilité. Prenez une paille, brisez-la, roulez-la,
puis redressez-la d'une glissade entre le pouce et l'index ; elle est
droite, mais elle est cassée, et s'émiette au premier souffle : c'est
à cette paille-là que ressemblent certaines consciences. Ainsi le
marquis de Viane pouvait mourir sans éprouver aucun regret, sans en
causer aucun. Il ne croyait même plus au plaisir,— cette ressource
suprême. Le baiser des belles filles, l'ivresse des grands vins ? cela
ne sert guère qu'à donner la fatigue, où l'on s'endort, quelquefois. Et
dans les jours prochains il n'entrevoyait, —honteux enfin de lui-même,
— que des lendemains pareils à tant d'hiers, aussi bêtes, aussi vils ;
plus vils peut-être ! car, enfin, à quelles compromissions, à quelle
habitude de ne pas s'apercevoir des toilettes de sa femme plus
éclatantes que jamais et des dettes de la maison payées par une main
inconnue, à quelles habiletés au baccara, d'abord rares, hésitantes,
puis fréquentes, résolues, à quels emprunts à voix basse, la nuit, sur
l'oreiller de Lila Biscuit, à quelle bassesse définitive,
irrémédiable, ne pouvaient pas le conduire la veulerie de son âme, et
le besoin d'argent, et cette nécessité qui prime tout : les gros
pourboires aux garçons des restaurants nocturnes, et les affiches de
vente, après signification, collées des deux côtés de la porte de
l'hôtel ? Il ouvrit un tiroir et prit un révolver. Justement, chargé.
Mais non. L'idée d'une autre mort moins hautaine s'empara de lui par je
ne sais quelle analogie. Il essaya de la main la solidité d'un bras de
bronze accroché au mur ; il arracha, d'un coup brusque, le cordon de la
sonnette. En vérité, tout ce qu'il faut pour se pendre. Déjà il
attachait le cordon au bras de bronze, posément, avec méthode, — aucun
trouble, la lucidité presque somnambulique des lendemains d'ivresse, —
lorsque la porte s'ouvrit. « Monsieur a sonné ? » demanda le valet de
chambre en écartant les rideaux de la fenêtre. Le marquis était debout,
le cordon dans les mains, sous l'éclaboussement de la lumière matinale.
Il donna l'ordre de seller la jument alezane et passa dans son cabinet
de toilette. Une heure plus tard, il galopait dans l'allée des Poteaux.
Il y rencontra la marquise de Viane. Après le bal chez Mme de Rosavène,
elle n'avait fait que passer à l'hôtel, — le temps de mettre une
amazone, — et revenait de la Vacherie où tout le monde s'était donné
rendez-vous, mais où elle n'avait trouvé que M. de Puyroche. Tous trois
ensemble, très salués, très enviés, ils continuèrent leur promenade,
causant, dans les entre-temps des trots, de la plage mondaine, du
château, de la montagne à la mode, ou ils iraient passer les ennuyeux
mois d'été, et de cent autres choses. Une charmante causerie, dans
l'air frais du matin, qui ravive. Le marquis de Viane, surtout, était
en belle humeur, parlait haut, riait fort. Un vagabond, qui faisait la
grasse matinée dans l'herbe, s'éveilla au bruit, et, passant la tête
entre les branches, montra le poing à cet homme heureux.
MADAME, DE ROSAVÈNE
O
UI, s’écria-t-elle avec un brusque déploiement
d’éventail, — vous eussiez dit d'un grand oiseau captif qui s'envole et s'arrête, —
oui ! je voudrais qu'il m'arrivât enfin quelque chose d'extraordinaire.
Je ne cache pas que je m'ennuie des jours pareils et des nuits qui se
ressemblent. Il y a un détour d'allée, au Bois, que je revois, toutes
les après midi, sous le même effet de lumière, tandis que le même
cavalier passe à côté de ma victoria en me saluant d'un salut
absolument identique à celui de la veille ; qu'il me serait agréable de
ne plus voir ce cavalier, ni cet effet de lumière, ni ce détour d'allée
! Vous n'aurez pas, je suppose, l'audace de prétendre qu'un bal peut
être distingué d'un bal, un valseur d'un valseur, un cotillon d'un
cotillon. Un menu de souper, chez Mme d'Asprières, différant d'un menu
de souper chez Mme de Villabianca ce serait un, prodige ; nos
cuisiniers sont comme nos poètes : ils manquent d'imagination ; et
c'est pourquoi les estomacs les plus subtils finiront par être
affamés de soupe aux choux tandis que les plus fins esprits
s'accommoderont du naturalisme. Pour ce qui est de l'amour, il est
certain qu'il est le même chez tous les hommes. Les femmes qui changent
d'amant se donnent en vérité une peine bien inutile ! Gontran au lieu
de Ludovic, ou Gaston au lieu d'Aurélien, pas d'autre variété. Et
encore je crois les hommes capables de pousser la fadeur de la
similitude jusqu'à porter, aux heures intimes, le même prénom, tous !
Tenez, moi qui vous parle, je suis aimée sans doute, n'étant point
laide à faire peur, et tous ceux qui m'adorent m'envoient des bouquets,
naturellement, tous les matins : eh bien, ces bouquets, — des gardénias
et des roses, à moins que ce ne soient des roses et des gardénias,—
sortent tous de chez le même fleuriste, montrent tous, sur le papier
blanc qui les enveloppe, la même estampille ovale, à l'encre bleue ;
comme si toutes les passions que j'inspire étaient, sous le même
uniforme pénitentiaire et marquées du même signe, les forçats d'un
même bagne ! De sorte qu'enfin l'insipidité du pareil m'écœure. Toutes
les femmes ne se sont-elles pas avisées d'être blondes, et du même
blond ? Pendant plus d'un mois on n'a porté que des robes crème. Notre
vie ressemble à la promenade d'un pensionnat ! Je voudrais rompre le
rang, m'échapper, être seule. J'ai une rage de nouveau, de différent,
d'imprévu. Est-ce que le hasard est mort ? Est-ce qu'il n'y a plus
d'aventures ? Être étonnée, ou étonnante, ce serait adorable. Me
croirez-vous ? Il m'est arrivé d'envier ces violentes créatures qui
jettent du vitriol au visage de leur rivale ou fracassent d'une balle
de révolver le crâne de leur amant. Au moins elles vivent d'une vie
excessive, ces criminelles ou ces folles ; elles sont hors du convenu
mondain, du banal, de l'existence jamais diverse qui est comme une
longue série de zéros ; elles sont sinistres, mais exceptionnelles.
Avoir autour de moi, à cause d'un crime que j'aurais commis ou que
j'aurais fait commettre, l'épouvante ou la stupéfaction d'une
multitude, c'est à quoi je rêve souvent, dans ma loge, à l'Opéra,
tandis que je feins d'écouter, — oh ! combien de fois l'ai-je entendu ?
— le duo des
Huguenots, et que, de toutes parts, dans la salle, me
salue le respect des hommes ou me complimente derrière les marabous de
l'éventail l'envie souriante des femmes. Vous me jugez extravagante ?
Extravagante, soit. Mais il est sûr que je suis lasse de la monotonie
quotidienne des êtres et des choses ; et moi que tant d'amours ont
convoitée en vain, je ne saurais, je le sens bien, me défendre
d'éprouver un sentiment de tendre reconnaissance pour l'homme qui, par
quelque trait prodigieux de génie, par un groupement presque impossible
de circonstances, arriverait à créer autour de moi, sans que mon
honneur pût en être atteint, un de ces extraordinaires et pathétiques
drames qui désignent une femme à l'admiration des foules.
— Même si, cet homme, c'était moi ? demanda M. de
Cérigny.
— Surtout si c'était vous, dit Mme de Rosavène, sans
retirer la main dont il baisait l'un après l’'autre les ongles fins,
pointus, et couleur de sang rose.
*
* *
Quelques semaines plus tard, il n'était bruit dans
Paris que d'un vol commis avec effraction chez une bijoutière du
Palais-Royal. Un crime assez banal, en soi, et fréquent : le poing qui
enfonce une vitre, la main qui empoigne un bracelet ou une rivière de
diamants, puis la fuite éperdue, bientôt rattrapée par les sergents de
ville. Mais l'intérêt que l'on prenait à cette affaire s'expliquait
par les aveux auxquels l'accusé venait de se décider après de longues
hésitations, sur le conseil, sans doute, de son avocat. C'était par
amour que le voleur avait volé ; par amour, lui, pauvre diable, pour
une très grande dame. Une histoire singulière, en vérité. Ouvrier
tapissier, il avait travaillé, deux ans auparavant, chez Mme de R...,
disaient les reporters les mieux informés, et il s'était pris de
passion pour cette belle mondaine, passion sans espoir, que rien
n'avait révélée, mais passion ardente, que rien n'avait pu éteindre.
Pendant deux années, perdu dans la foule, courant derrière la voiture,
il avait suivi Mme de R..., au Bois, jusqu'aux portes des magasins et
des théâtres ; et, quand elle sortait à pied, — rarement, — il marchait
près d'elle, inaperçu, le cœur tout tremblant, extasié de la voir. Une
fois, dans la galerie Montpensier, comme elle s'était arrêtée avec une
amie devant une vitrine étincelante d'or et de pierres fines, il avait
remarqué qu'elle désignait du doigt un collier de perles, à trois
rangs, agrafé d'améthystes, et il l'avait entendue qui disait avec un
petit soupir : « Oh ! comme il est beau ! comme il est beau ! Mais il
est si cher, c'est dommage. » Alors l'idée était venue à ce misérable
d'avoir le collier pour l'envoyer à Mme de R..., et, le lendemain, il
avait volé le bijou en effet, maladroitement, dans un grand fracas
lumineux de cristal qui se brise et de pierreries renversées. On devine
tout ce qui fut imprimé et tout ce qui fut dit à propos de ce
romanesque fait divers ! Un fait divers, non pas, une poignante et
belle histoire d'amour. Le voleur devint une espèce de héros dont trois
journaux illustrés publièrent des portraits ; dans la réalité, il
n'était point beau, étant chauve, avec le nez retroussé, mais on trouva
aisément le moyen de lui donner une ressemblance avec le ténor Capoul
ou le baryton Maurel. Et quant à la grande dame pour qui le vol avait
été commis, elle fut, en quelques jours, la plus admirée, la plus
enviée, la plus célébrée des femmes. Le jour du procès, — une solennité
parisienne dont le Diable Boîteux ne manqua pas de rendre compte, et
vous ne l'avez pas oublié, — le Tout-Paris illustre ou charmant envahit
le prétoire ; il y eut des toilettes exquises. A vrai dire, le nez
retroussé fit quelque tort au héros ; mais il y eut un brouhaha de
curiosité et d'enthousiasme quand M'Ile de Rosavène, citée comme
témoin, entra dans la salle. Ah ! comme elle était bien habillée, —
justement comme il fallait. De l'élégance, oui, mais pas trop
d'élégance, et aucun luxe apparent. Point de bijoux. Le moindre bijou
eût été une cruauté. Une toilette presque sombre, pas même le
demi-deuil cependant ; une toilette attendrie sans être triste. Et le
ton de Mme de Rosavène fut parfait, comme son habillement. Elle
n'avait jamais vu l'accusé, n'avait jamais pris garde à lui. Mais, en
effet, elle se souvenait d'avoir dit devant le magasin de bijouterie,
en désignant le collier : « Oh ! il est très beau ! il est si cher,
c'est dommage. » Comme elle regrettait ce propos, maintenant. « Hélas
! qui se serait imaginé ?... » Le pauvre garçon ! elle espérait bien
que le jury serait indulgent. Et elle regardait le malheureux, émue à
point, une lueur de larme au bout des cils, tandis que l'admiration de
toute l'élégante foule, admiration çà et là un peu jalouse,
l'environnait d'une gloire d'apothéose.
*
* *
— Eh bien ! êtes-vous satisfaite ? demanda, le
soir, M. de Cérigny.
— Oui, dit-elle. Tout cela était fort bien combiné.
Car j'ai deviné, n'est-ce pas ? Ce voleur ne m'a jamais vue, et c'est
vous qui l'avez persuadé, par l'entremise de son avocat et en lui
offrant quelque grosse somme, de faire cet étrange récit.
— Je crois que oui, dit-il.
— A la bonne heure, et je vous complimente.
Pourtant, — oh ! je ne vous en veux pas, ce n'est pas de votre faute,
vous avez fait le possible, — pourtant il manque quelque chose à
l'aventure.
— Eh ! quoi donc ? demanda-t-il.
— Il est fâcheux, dit-elle, que le voleur n'ait pas
assassiné la bijoutière.