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C. Mendès : Monstres parisiens - VIII (1883)
MENDÈS, Catulle (1841-1909) : Monstres parisiens. VIII : L'Imitatrice ; L'Honnête amant ; Celle qui ne pleure pas (1883).
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (04.V.2012)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros] obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)

Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Monstres parisiens (Paris : chez tous les libraires, 1883.– 10 fascicules en 2 tomes in-32, 242 + 232 p.)
 
Monstres parisiens
VIII
par
Catulle Mendès

~*~

L'IMITATRICE

DU succès, oh ! beaucoup de succès. Les hôtes du châ¬teau, chasseurs et chasseresses, déclarèrent, parmi les bravos et les rires, qu'on ne saurait rien imaginer de plus extraordinaire ni de plus parfait. Il est certain qu'entre les tableaux vivants et le cotillon de minuit, la petite Madame de Courtisols avait imité à ravir toutes les divas d'opérette ; les yeux fermés, on aurait cru entendre tour à tour Judic dans Mademoiselle Nitouche, Milly-Meyer dans le Roi de carreau, et Théo dans Madame Boniface ; même en regardant l'imitatrice, la confusion n'était pas impossible, tant la jolie mondaine parodiait exactement - quel triomphe dans une Revue de l'année ! - l'attitude, les gestes, les moues de ses modèles ; et quand, rappelée par des acclamations unanimes, elle reparut avec des saluts de théâtre immédiatement reconnus, l'enthousiasme dépassa toutes les bornes. Mais Madame de Courtisols ne sembla qu'assez peu sensible à cet enviable succès. Presque maussade depuis trois jours, elle n'avait consenti qu'après de longues prières à faire montre de ses talents, et, une fois rentrée dans le boudoir qui servait de coulisse, elle se laissa tomber dans un fauteuil, les bras ballants, avec un air mélancolique qui était tout à fait attendrissant. Cet air-là, Madame de Ruremonde ne manqua pas de le remarquer, et même elle s'en émut, étant une très bonne amie ; de sorte que, deux heures plus tard, dès que l'on fut couché dans le château, elle entra - à demi-dévêtue, un peignoir, qui tient à peine, sur la neige ronde des épaules, - dans la chambre de madame de Courtisols, au moment où celle-ci, un genou rose sur le bord des draps, allait se glisser dans la blanche fraîcheur de la toile, et demanda très vite, d'un ton qui s'intéresse : « Eh bien ! voyons, qu'y a-t-il ? qu'avez-vous ? Contez-moi cela, mignonne ».

*
* *

Hélène de Courtisols, assise sur le lit, les jambes pendantes dans la transparence de la batiste, - on voyait, sous la dentelle de sa chemise, se retrousser un peu l'orteil de son petit pied nu, - prit sa tête entre ses mains, et poussa de si grands soupirs que sa gorge, par sursauts, débordait délicieusement la malines.

- Il y a. dit-elle enfin, que je suis amoureuse.

- Eh bien ! où est le mal, ma chérie ?

- Amoureuse, tout à fait ! Comment cela m'a-t-il pris ? je l'ignore. Mais il est bien vrai que j'ai la tête perdue, et que mon cœur ne sait plus où il en est. Quand je vois celui qui me trouble ainsi, il me vient à la fois des envies de me cacher et des envies de lui sauter au cou ; il me semble que je défaillirais d'ivresse s'il me serrait la main seulement ; et à cause des moustaches qu'il a, - oh ! les jolies moustaches ! - des frissons me courent partout, je sens mes yeux très chauds sous les paupières qui battent.

- Ce sont de graves symptômes, dit Madame de Ruremonde; mais je ne vous plains guère, puisque sans doute il vous adore ?

- Il n'a pas même l'air de s'apercevoir que je l'aime ! Courtois, rien de plus. C'est en vain que, depuis trois jours, je me hasarde, avec la modestie qui convient, à des regards presque tendres, à des mains qui ne se retirent pas trop vite, à tous les encouragements qui permettent et qui promettent.

- Oh ! la pauvre petite ! c'est donc un sauvage, un barbare, ou un aveugle, cet homme qui a de si jolies moustaches...

- Ah ! oui.

- ... et qui montre tant d'indifférence ? Il faut que vous me disiez son nom. Je ne suis pas de celles qui se refusent à servir leurs amies. Comptez sur moi. Il ferait beau voir que, jolie et exquise comme vous l'êtes, vous ne fussiez pas idolâtrée de quelqu'un que vous avez daigné remarquer ! Son nom, tout de suite. Nous imaginerons un moyen de lui ouvrir les yeux, et le cœur. Allons, mignonne, dites qui c'est.

- Hélas ! vous le connaissez bien ; il est dans ce château, comme nous. C'est M. de Marciac.

- M. de Marciac !

Après un cri d'étonnement, Madame de Ruremonde eut un long rire qui secoua tout le peignoir sur la chair lisse des épaules et sur les bras gras et doux.

- Comment ! vous me dites cela, à moi ? Mais vous ne savez donc rien de ce qui se passe, et personne ne vous a jamais donné à entendre que, depuis un an, ou deux, - j'ai toujours été brouillée avec les dates, - je ne suis pas absolument indifférente à M. de Marciac ?

- Ah ! mon Dieu !

Et la petite Madame de Courtisols, qui était devenue toute pâle, ajouta, en fondant en larmes :

- C'est le dernier coup ! Vous voyez bien que je suis la femme la plus malheureuse de la terre.

*
* *

- Voyons, voyons, dit Madame de Ruremonde, conciliante, après un long silence ; il ne faut pas se désoler de la sorte. Elle fait vraiment pitié, la chère ! C'est très émouvant de voir une personne amoureuse à ce point. Causons. Il sera peut-être possible d'accommoder les choses.

- Hélas ! non, car il vous aime et vous l'aimez.

- Je l'aime, oui, sans doute, je l'aime, depuis un an, ou deux.

- Eh bien ?

- Eh bien, tant de mois, c'est très long.

- Quoi ? est-ce que je vous comprends ? vous seriez capable, pour l'amitié de moi, de renoncer...

- A M. de Marciac ? Je ne dis pas cela, - tout à fait. Mais si vous n'exigiez pas de mon amitié un sacrifice définitif...

Madame de Courtisols ouvrait tout grands ses petits yeux, pendant que son amie, ayant aux lèvres un vague sourire qui a l'air de penser à je ne sais quoi de coupable et de joli, s'asseyait sur le lit, à côté d'elle, dans les dentelles mêlées du peignoir et de la chemise; il y eut aussi un froissement plus doux que celui des étoffes.

- D'abord, dit Madame de Ruremonde, je ne suis pas jalouse, oh ! pas jalouse du tout ; et je me sens capable de toutes les condescendances pour vous épargner un chagrin, pour que vous ne gâtiez pas vos yeux, chérie, avec ces vilaines larmes. Approchez-vous, plus près, et ne perdez pas un mot de ce que je vais vous dire.

- Oh ! je suis toute oreilles.

- Pour que M. de Marciac cesse de vous être étranger, seriez-vous capable d'une... imprudence ?

- Oui.

- D'une grave imprudence ?

- Oui !

- Tout va donc le mieux du monde.

Car, vous l'avez deviné peut-être, M. de Marciac m'attend, cette nuit, et rien n'empêche que vous alliez chez lui, - la troisième porte dans le grand couloir, - pendant que je dormirai dans mon lit, ou dans le vôtre. Vous avouerez, je pense, qu'il n'est pas au monde une personne plus dévouée que moi, et que les plus terribles extrémités n'ont rien qui me fasse hésiter quand il s'agit de rendre service à une amie.
Madame de Courtisols recula, épouvantée.

- Mais c'est une idée affreuse que vous avez eue là, madame ! Comment ? moi, la nuit, sans avoir été longtemps suppliée, j'irais, de moi-même, m'offrir...

-Eh ! qui vous parle de vous offrir ! C'est madame de Courtisols, sans doute, au lieu de madame de Ruremonde, qui rendra visite à M. de Marciac ; mais vous n'êtes point dans l'intention, je suppose, de vous faire annoncer à cette heure un peu indue ? et, comme la chambre reste sans lumière, - il ne faut pas donner l'éveil aux gens du château, - celui que vous aimez ne s'apercevra pas du change.

Dans un ardent élan de reconnaissance, - avec des rires d'enfant à qui l'on ne refuse plus un jouet, - Hélène de Courtisols sauta au cou de cette incomparable amie ! et, deux minutes après, une fourrure sur les épaules, les pieds nus dans des mules de perles, elle entr'ouvrait lentement la porte, prête à s'engager, à peine tremblante, dans l'ombre noire du corridor.

Mais, alors, ce fut Madame de Ruremonde qui fit paraître quelque hésitation.

*
* *

Elle dit, le menton dans la main :

- C'est une folie bien effrayante, cependant ! J'ai peut-être eu tort de vous la conseiller. Qui sait ce qui arrivera ? M. de Marciac est un homme qui ne manque pas de clairvoyance, même dans les ténèbres. S'il allait, à de certains indices, à la voix, par exemple, s'apercevoir de la substitution ?
-
 Pour ce qui est de cela, n'ayez aucune crainte. Vos façons de parler, votre accent, ne sont pas plus difficiles à imiter que ceux de Madame Théo ou de madame Judic ; et je m'entends parfaitement à ces sortes de parodies.

- Oh ! je sais votre talent ; même je comptais sur lui, tout à l'heure, quand j'ai pensé à vous faire prendre ma place. Je suis convaincue que vous serez, d'abord, une Madame de Ruremonde très vraisemblable. Tous les mots de tendresse, vous les direz avec ma voix ; vous balbutierez : « C'est moi, mon ami », vous murmurerez : « Je t'aime », avec une fidélité d'imitation qui ne donnera prise à aucun doute. Enfin, tout ira fort bien, au commencement. Mais la suite m'inspire je ne sais quelle inquiétude ! Vous n'ignorez pas qu'il est des circonstances où l'on ne conserve pas sa présence d'esprit autant qu'il serait désirable ; il peut arriver qu'il vous monte du cœur aux lèvres, - sous les moustaches, -un soupir trop personnel, qui ne songera plus à feindre ; vous êtes capable de redevenir vous-même quand vous ne vous appartiendrez plus.

-- Quittez ce souci, ma toute chère. Lorsque j'imite une personne, il me semble que je suis cette personne elle-même, et je parle comme elle, inévitablement, même dans les émotions les plus troublantes.

- Je l'admets ! Je veux croire à cette prodigieuse faculté d'assimilation ! Pourtant, je ne suis pas pleinement rassurée. En somme, vous ne pouvez reproduire que les sons familiers à votre oreille ? Or, il faut que je vous l'avoue, - je ne sais, en vérité, comment vous expliquer cela, - ma voix, par instants, cesse d'être la voix que vous me connaissez. Elle se modifie étrangement, devient plus douce, plus lointaine, plus sourde, - toute différente. J'ai, quelquefois, des balbutiements, qui n'ont aucun rapport avec ma parole accoutumée ; comment seriez-vous capable de les proférer, ne les ayant jamais entendus ?
- Il est certain, murmura Hélène de Courtisols, inquiète, en faisant un pas en arrière...

- Il est certain que nous risquons beaucoup !

- Alors, il vous paraît préférable... - Oh ! ma pauvre mignonne, voilà que vos doux yeux se remplissent encore de larmes ! dit Madame de Ruremonde, attirant vers elle, avec une douceur consolatrice, la petite femme en pleurs. Je vois bien que, malgré le péril, il faudra vous laisser faire ce que nous avons résolu. Seulement, prenons nos précautions, autant que possible. J'ai une idée. Cette voix particulière, inconnue de vous, mais bien connue de M. de Marciac, s'il m'était possible de vous la faire entendre, afin que vous puissiez l'imiter ? J'essaierai, par dévouement. Venez près de moi, car c'est une voix très basse. Je fermerai les yeux, à demi, pendant qu'à deux genoux vous me parlerez - rien ne vous sera plus facile, - avec le son des paroles de M. de Marciac, et, moi, grâce à cette hypocrisie, dans l'illusion de cette chambre presque pareille à celle où vous me remplacerez tout à l'heure...

*
* *

Il est probable que la leçon ne laissa rien à désirer, car jamais M. de Marciac ne s'est douté que, cette nuit-là, il avait entendu soupirer sous ses moustaches l'adorable petite bouche mensongère de Madame de Courtisols.



L'HONNÊTE AMANT

UN soir, je ne sais comment, il s'introduisit, vers dix heures, dans la chambre de cette jeune fille, au moment où elle défaisait son corsage devant le petit miroir penché au-dessus de la commode en acajou. Une chambre très simple, des rideaux de reps à l'unique fenêtre, des meubles bien en ordre, un air de bourgeoisie presque pauvre ; en face de la cheminée sans feu, qui n'a pas même de cendres, un lit de fer, où la virginité a froid ; sur la table de nuit, une lampé à pétrole, à côté d'un roman à la couverture sale, loué au cabinet de lecture. A quelle pensée obéissait-il, en venant ainsi, à la dérobée, ou à quel désir ? Sans doute, elle est jolie, presque belle, attirante surtout, avec ses vingt ans en bon point, sa bouche grande aux lèvres écarlates, toujours humides, et la rondeur bien pleine de sa poitrine ; sa maturité donne faim et soif ; dans ses yeux bruns, dont les bords déjà fripés révèlent de coupables insomnies après une page, toujours la même, dix fois relue, dans les rougeurs chaudes qui lui montent aux joues, tout à coup, tandis que ses paupières battent, dans sa poignée de main, dont le serrement, d'abord brutal, garçonnier, frissonne, se rétracte, se desserre avec lenteur, un peu moite, il y a tout l'instinct et toute la peur de se donner et d'être prise. Mais nul n'a jamais douté de son honnêteté parfaite ! Il est de ces nobles et fortes créatures dont la vertu s'augmente du mérite de la résistance. On ne se borne pas à l'estimer, on l'admire. Restée orpheline, sans fortune, avec une vieille parente presque infirme, c'est elle qui, en enseignant l'anglais et le dessin, subvient aux besoins de l'humble ménage. Du matin au soir, déjeunant chez une élève qui la paye d'un repas, elle supporte sans se plaindre les longs ennuis des leçons, après les humiliations du froid accueil. Une brave fille, en vérité, et qui sera une brave femme quand elle aura trouvé le mari qu'il lui faut, un loyal garçon, robuste comme elle, et dont le réel baiser lui fera oublier les mauvaises chimères des rêves dans les nuits qui ne dorment pas. Que venait donc faire ici le visiteur nocturne ? Il ne pouvait pas l'épouser, lui. Quarante ans, beau encore, mais d'une beauté dont on se souvient, ne conservant de sa jeunesse que le regret de l'avoir perdue et le désir d'y faire croire encore ; riche et hautement titré ; ayant la coutume des amours faciles, qui se dénouent vite, s'amusant de comparer aux libertinages des mondaines endiablées la débauche méthodique des filles, mêlant à l'ylang-ylang des alcôves qui s'entr'ouvrent le musc des boudoirs publics, il est de ceux qui ne se marient point, - devenus incapables de concevoir la différence qu'il peut y avoir entre une première nuit de noces avec une pure vierge tremblante et un premier souper avec Lila Biscuit.

*
* *

Au bruit des pas, qu'aucun tapis n'assourdissait, la jeune fille se retourna, faillit pousser un cri.
Mais il s'approcha et, d'une caresse lente, la serra contre lui.

- Laissez-moi ! laissez-moi ! dit-elle.

En vain. Il la serrait plus étroitement ; n'osant pas faire de bruit à cause de la vieille parente infirme endormie dans la chambre voisine, elle en était réduite à de muettes résistances ou à des paroles rapides prononcées à voix basse. Elle le suppliait de se retirer. S'il s'en allait tout de suite, elle lui pardonnerait l'audace d'être venu. Elle convenait qu'elle n'était pas elle-même sans reproche. Elle avait eu tort, chez cette élève où elle le rencontrait parfois, de l'encourager, par étourderie, à de coupables tentatives. C'était vrai, un jour, pendant qu'elle s'inclinait pour corriger le dessin d'une oreille, elle avait bien senti qu'il se penchait vers elle, et ne s'était pas redressée assez vite pour éviter un baiser sur les cheveux. Elle demandait pardon ! Comme elle était punie de sa coquetterie ! A l'avenir, elle serait tout autre. Mais il fallait qu'il s'en allât bien vite. Elle le conjurait de partir, avec des larmes. Qu'espérait-il ? puisque, dans sa situation, il ne pouvait pas la prendre pour femme, elle, pauvre fille. Il devait bien penser qu'elle ne consentirait jamais à être sa maîtresse. La seule chose qu'elle possédât, c'était son honnêteté. Il ne voudrait pas faire d'elle une fille perdue, il la laisserait intacte pour celui dont, un jour, elle serait la femme.

Mais lui, plus bas encore, à l'oreille, pendant qu'il la tenait enlacée :

-Enfant ! enfant ! dit-il, vous me prenez donc pour un brutal et pour un infâme ? Vous me croyez capable, vraiment, de votre chute et de votre déshonneur ? Moi qui vous admire pour votre pureté et votre dévouement, autant que je vous aime pour votre florissante jeunesse, j'exigerais de vous l'abandon après lequel le retour à la vie tranquille, au foyer, au nom respecté, est une chose impossible ? Je vous pousserais à la faute irrémédiable dont le repentir est d'autant plus amer qu'il est inutile ? Je vous rendrais indigne du lit conjugal ? Quittez cette mauvaise pensée ; voyez en moi un honnête homme, et un ami. Sur ma vie, je vous le jure, votre vertu ne serait pas plus en sûreté, parmi d'autres jeunes filles, dans un couvent à la règle très austère, qu'elle ne l'est, en ce moment, près de moi. Quiconque, ne pouvant pas devenir le mari de celle qu'il aime, la voue, par un criminel égoïsme, à l'impossibilité d'un amour légitime, quiconque, ne pouvant pas relever une femme, la fait tomber, mérite tous les outrages et n'a plus le droit de s'étonner d'une main qui le soufflette !

Elle le regardait, très surprise, ne comprenant pas.

Il continua, plus bas encore, lui parlant dans les cheveux, avec la voix tentatrice, presque un souffle, du Serpent dans les branches :

- Vous ne savez pas les choses ! L'innocence s'imagine que l'amour ne peut exister que si elle n'est plus. Vous croyez à l'échange entier de la pureté contre le bonheur. Oh ! je vous instruirai ! L'amant peut ne point faire de tort à l'époux futur. La vierge devient l'amoureuse sans devenir la femme. Ne rougisses pas ! ne vous détournez pas ! Ce qui se passe en vous, je l'ai compris, depuis longtemps. Tout votre être se révolte contre la solitude, contre les impatiences de l'attente. Les baisers, éclos sur votre bouche, s'étonnent de n'être pas cueillis, et veulent l'être. Ils ont raison ! et votre cœur qui bat, vos yeux qui s'allument, vos mains qui se défendent mal de frémir entre les miennes, ont raison aussi. Laissez battre votre cœur, s'allumer vos yeux, ne retirez pas vos mains. Ecoutez les conseils que vous donnent la jeunesse et la vie. Vous le pouvez, sans péril ! Tous les hommes ne sont pas des rustres qui emportent à pleins bras les vierges, et se ruent. Sachez, ô délicate et peureuse jeune fille, que les délices de l'amour ont de quoi vous charmer, aussi exquises, sans l'accomplissement grossier du désir. Laissez, laissez-vous instruire. Etes-vous perdue parce que je vous étreins, parce que mon souffle court dans vos cheveux, parce que vous sentez mon baiser épars vous frôler le front, les yeux, les lèvres ? La langueur qui vous envahit, - oh ! ne dites pas non - laissera-t-elle des traces ailleurs que dans votre souvenir reconnaissant ? Et si vous consentiez à de plus adorables joies, si votre confiance en mon respect me permettait d'obtenir tout ce qu'il ne me défend pas de désirer, pensez-vous que votre pureté en serait atteinte, et ne serait pas réservée, irréprochable, pour le soir de l'hymen Ce que vous devez au mari ne saurait vous être ravi sans crime. Je ne commettrai pas ce crime! Quand même, dans l'impétuosité de vos inexpériences, vous m'exposeriez à la tentation suprême, ne redoutez pas que j'y cède. J'aurai l'inébranlable force de vous conserver pareille aux immaculées. Dussé-je, en un grincement de dents, subir au milieu de toutes les joies la pire des tortures, vous aurez connu les délices sans les amertumes, le bonheur sans le remords, l'épanouissement sans l'effeuillement ; le jour des noces prochaines, auxquelles vous me permettrez d'assister caché derrière un pilier de l'église, votre cher front d'enfant, où mes lèvres n'auront pas mis une rougeur, montrera la pudeur des neiges sous le voile des mariées ; et c'est à peine si les fleurs d'oranger seront dignes de votre chasteté, moins entr'ouverte qu'elles ! »

*
* *

Faunes qui renversez les nymphes criantes dans la mousse des chênes, sous le vol ensoleillé des cantharides ; vagabonds affamés de pain et de baiser qui emportez sous le bras, comme une enfant en pleurs, quelque paysanne attardée, et roulez avec elle dans le fossé ; rôdeurs des banlieues, qui guettez dans l'ombre des murs, du feu aux yeux, de la bave aux lèvres, la petite fille qui revient d'acheter chez le marchand de vin l'ordinaire et le litre du soir, - vous êtes, certes, effrayants et sinistres ; ceux-là même qui ont coutume de se pencher vers les laideurs bestiales, s'épouvantent de votre rut ! Mais, simples dans votre infamie, criminels avec une sorte de cynique candeur, allant droit au but, vous n'égalez pas en bassesse les hommes nombreux, hélas ! oui, nombreux, qui, n'osant point dans l'amour, - ou dans le plaisir, - ce qu'il implique de virilité et de responsabilité, souillent incomplètement, plus abominablement, sous l'œil confiant des familles, les innocences fragiles que la nubilité affole et que tente l'impunité ; les hommes qui ont imaginé d'accorder la séduction, cette espèce de viol, avec la lâcheté de leurs corps et la veulerie de leurs âmes.


CELLE QUI NE PLEURE PAS

LAISSEZ toute espérance, ô pauvre jeune femme ! puisque vous ne connaîtrez jamais l'unique et souveraine joie, la seule des délices humaines qui vaille la peine de vivre, la seule que « pleurent les morts ! » A vous, de tant de dons comblée, une chose a été refusée, sans quoi rien n'existe. Grâce à ceux de votre maison, qui furent opulents et illustres, vous avez, avec la richesse, la noblesse, monture d'or ancien de votre beauté de perle. Mais à quoi vous sert d'être belle, et marquise, et trois fois millionnaire? A quoi vous servent tous les triomphes faciles, tous les plaisirs offerts ? Un aveugle, dans un musée de chefs-d’œuvre, c'est vous. Un clavecin inachevé, en bois des îles, exquisément sculpté, au clavier de nacre et d'argent fin, mais qui ne chante pas, car il n'a pas de cordes, c'est vous. Hélas ! hélas ! vous êtes la harpe muette, même sous les doigts ailés des séraphins, même sous le coup de poing d'un rustre. Vous ressemblez aussi à l'Eve maudite d'un inutile Eden ; afin qu'elle sourie sous le tendre azur, chantent les oiseaux-mages, fleurissent les roses-fées ; et les fruits de l'arbre défendu, où sont toutes les saveurs divines du mal, viennent d'eux-mêmes à ses lèvres, avec la faim d'être mangés ; mais c'est en vain que sa convoitise y enfonce les dents, et qu'elle en dévore la chair, et qu'elle en hume la liqueur : aucune ivresse ne la charme ni ne la trouble, et, désespérée, dans l'épouvante du péché stérile, elle rejette avec colère le fruit qui ne l'a pas damnée.

*
* *

Hélène avait dix-sept ans quand elle épousa le marquis de Sudre. Elle aimait, certes, la belle et franche vierge, de qui le cœur battait fort, elle aimait avec passion ce jeune homme tendre et fier, doux et robuste, grands yeux noirs où vivaient des flammes, bouche saine et rouge que n'avait jamais déshonorée le cigare. Le baiser de leurs lèvres fut l'hymen de deux fraîches fleurs sauvages. Mais, dès lors, commença de l'envahir l'irrémédiable mélancolie. Quoi ! c'était cela, les adorables nuits de noces, que racontent ou que célèbrent, sous la rougeur des petites lectrices, les romans ou les poèmes, et dont on s'entretient à voix basse dans la cour du couvent ? c'était cela, être heureux Quoi, ni les divins frissons, espérés, ni l'épanouissement de l'être, ni les larmes sous le battement des yeux clos et déclos ? et, au lieu des chères délices, que le désir pressent, la gène seulement des pudeurs violées et l'ennui des froides langueurs ? Elle ne pouvait pas, elle ne voulait pas croire que l'amour eût pour but ce néant. Autour d'elle, avec des phrases que l'on n'achève pas, avec des réticences de regards détournés, les nouvelles mariées disaient, le nez dans le manchon ou la bouche derrière l'éventail, les mignardes câlineries et les emportements des heures fortunées, la lenteur douce et la brutalité plus douce des caresses, et comment le cour, dilaté, défaille, laissant couler la vie, par petits sursauts, goutte à goutte, comme un fruit surchauffé qui s'ouvre, pleure du miel, délicieusement. Elle seule, elle ignorait les parfaites extases. Et bien des fois, la nuit, quand l'époux dormait à côté d'elle après les vains redoublements de tendresse, elle détestait, assise sur la couche, écarquillant dans l'ombre ses yeux secs, le morne hymen sans joie et le lit insipide.

*
* *

Fallait-il donc le croire, qu'il n'y a d'ivresse que dans le mal, qu'il n'est de réel amour que dans l'amour coupable, comme dans certaines fleurs vénéneuses sont de plus doux parfums ? que le paradis ne s'ouvre qu'avec une fausse clef ? Longtemps elle résista aux espérances mauvaises, écarta, en se détournant, la tentation qui rôde. « Viens ! viens ! nous sommes les péchés effrayants et charmants dont s'émerveille et s'extasie la curiosité de la femme ; nous savons l'art de composer les philtres qui avivent toutes les langueurs, éveillent toutes les paresses. Tu dors, sans songes, parce que tu as épousé le sommeil. Veux-tu du rêve pour amant ? Le rêve, c'est tout ce qui est défendu. Le voleur seul connaît la joie de l'or possédé. Attends-tu l'aumône du bonheur ? Il faut le prendre, de vive force. Il n'est pas un des joyaux de la corbeille de noces ; enfonce la vitre des bijoutiers. Viens ! viens ! tu apprendras par nous tout ce que ton ignorance envie, l'affolement d'aimer, et l'attendrissement des larmes, et, aussi, les précieuses angoisses du remords. Es-tu de marbre ? l'adultère est le Pygmalion de toutes les statues. Es-tu de neige ? voici la flamme. » Et devant elle s'agenouillaient, avec des désirs qui promettent, des Parisiens subtils. Vainement, de tous les désespoirs de sa vertu, elle se cramponnait à l'honneur. Elle céda, emportée par le désir d'être enfin, par l'irrésistible instinct de vivre. Elle connut l'infamie des rendez-vous furtifs, des escaliers de service montés à la hâte, dans l'ombre, et descendus au petit jour, sous le voile, en fuyant, des stores baissés, dans le fiacre qui attend au coin de quelque rue ; elle sut les baisers volés, les caresses qui n'ont pas le temps, et le désir, à peine entrée, de n'être pas venue, et la nécessité de feindre l'amour, de se mentir à soi-même pour s'épargner la honte des chutes sans excuse. Mais lui furent-elles enseignées aussi, les joies de l'abandon suprême et de l'ineffable oubli ? Quand elle revenait dans la maison déshonorée, elle tombait assise, morne et, dans le miroir, - cette conscience extérieure, - elle voyait avec épouvante son visage que la honte seule avait rougi, et ses yeux toujours secs.

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Une fureur la prit ! elle accepta le défi de la fatalité : elle vaincrait, à tout prix ! Au prix de sa réputation jetée aux vents du hasard, au prix de toute elle-même, n'attendant plus d'être convoitée pour s'offrir, elle achèterait la minute de la défaillance infinie, où naît une larme sous les cils. Comme le lit de l'époux, elle détesta le lit de l'amant ; tout autant que l'honnêteté niaise du foyer conjugal, elle méprisa la légitimité du banal adultère. Il devait y avoir autre chose que ceci et que cela. Elle trouverait ! Elle chercha. Elle fut extraordinaire. Vous vous souvenez du procès en séparation qui a été plaidé il y a trois mois ; cette femme qui est partie en Angleterre avec son valet de chambre, et qui en est revenue avec un boxeur de Piccadilly, c'est elle. Tous les emportements, toutes les souillures, en face de tous. Après le bal de l'Opéra, où les filles elles-mêmes s'étonnaient de sa jupe trop haute et de son corsage trop bas, elle a soupé dans les cabinets de tous les restaurants nocturnes, laissant la porte ouverte au hasard qui passerait. Si le ténor Signo a perdu sa voix, c'est à cause d'elle. Dans un bouquet, elle a jeté au gymnaste Strozzi un billet contenant ce seul mot : « Venez ». On l'a vue dans les foires où luttent, entre les claquements des toiles, les volumineux Arpins. Extraordinaire ! et abominable. Elle a demandé le secret des larmes à l'ingénuité des adolescences, à l'expérience des vieillesses libertines. Après tant d'espérances déçues, d'autres espoirs lui sont venus. Dans les ballets des féeries, sous la crudité des lumières électriques, battent des poitrines où le fard s'écaille, tournoient les cuisses des maillots. Les veux-tu ? mets le prix. Son coude s'est enfoncé dans le velours, au rebord de toutes les avant-scènes ; et d'étranges fêtes ont mêlé, dans une fumée de sueur chaude qui s'évapore, toutes les fées des eaux qui nagent entre des flots de carton et toutes les fées de l'air qui planent au bout d'un fil entre l'azur des bandes de ciel. Mais là encore, parmi le tumulte des furieux rires et des baisers qui ne choisissent plus, elle est demeurée morne, et seule, et l'on voyait, secs et fixes, entre des paupières qui ne battent pas, ses yeux éternellement calmes.

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Cependant, ô pauvre jeune femme, vous n'avez pas répudié votre désir d'infini, vous n'avez pas renoncé à la recherche de l'impossible : à travers toutes les fausses joies et tous les vains remords, à travers toutes les perversités des convoitises exaspérées, vous poursuivrez votre insaisissable idéal jusqu'à l'heure où, sous la lame froide, entre les planches du cercueil, le ver lent, qui se glisse en soulevant les cils, mangera peu à peu vos yeux qui n'ont jamais pleuré.



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