Q
UELQ'UN dit : « Oui, cela est vrai, cette chose absurde et
abominablement infâme existe pour la honte de l'Amour et la joie de
l'Enfer ! Le regard des épouses convoite le sourire des vierges ; le
monstrueux plaisir rit et sanglote sur l'oreiller des damnées. L'heure
prédite par le mélancolique Voyant est arrivée pour d'exécrables
créatures : je ne sais si l'homme a Sodome, mais la femme a Gomorrhe ;
tombe le feu du ciel sur la ville adorable et maudite : les ruines
incendiées des boudoirs et des alcôves emporteront dans les torrents de
bitumes des cadavres d'amoureuses pâles, à peine désenlacées.
Mais la grande poétesse, Caroline Fontèje, celle qui ose tout dire, s'écria, la pourpre de la colère aux joues :
- Mensonge ! folie ! chimère ! L'oisiveté des sots et la malice
des libertins calomnie l'innocence des tendres amitiés ; d'ailleurs, si
elles étaient criminelles, - elles ne le sont pas ! – ces tendresses
que l'on jalouse, les femmes n'en seraient pas moins presque innocentes
; et, c'est l'homme, l'homme d'aujourd'hui, - oui, Erreur ! Référence
de lien hypertexte non valide, et tant d'autres, - qui serait coupable
en effet de l'abjection féminine !
*
* *
Elle continua :
« Des êtres simples, ayant, malgré les rêves ou les mauvaises pensées
acquises, toute la bestialité ingénue de l'instinct, voilà ce que sont
les femmes. Jeunes filles, épouses, courtisanes aussi, toutes, par une
fatalité commune, sont amoureuses de l'amour, et veulent, éperdument et
naïvement, le fiancé, le mari, l'amant. Ne prenez pas garde aux vaines
apparences de nos pudeurs et de nos reculs, de nos froideurs et de nos
mensonges, ni, plus tard, de nos mépris fanfarons ; nous sommes, en
dépit des modesties, des gravités ondes cynismes, vos compagnes
toujours prêtes ; celles-là même qu'une ambition virile tourmente et
qui, par le génie et la gloire, semblent devenues pareilles aux plus
hautains d'entre vous, subissent, avec une douceur intime contre
laquelle elles feignent en vain de se révolter, la prédestination
sacrée d'être vos heureuses esclaves ; Corinne, qui vainquit Pindare,
n'eut pas refusé d'être vaincue par un beau bouvier aux flancs bruns,
ignorant l'art de la lyre. En vérité, sachez-le, ô maîtres indignes de
vos servantes, nous vous aimons naturellement, avec obstination, comme
les roses fleurissent, comme les oiseaux chantent ; et les plus fières
comme les plus humbles, les plus pures comme les plus déchues,
poursuivent avec une candeur passionnée l'éternel et unique rêve de
dormir sur un sein mâle qui bat fort et d'être bien étreinte entre des
bras robustes !
« Mais, hélas ! le Mâle convoité, le vrai époux, le vrai amant dû à
notre légitime attente, lequel de vous, ô lâches cœurs, lequel de vous,
ô corps veules, oserait se vanter de l'être ? Nous avons depuis
longtemps renoncé à vous demander la beauté, et c'est sans espoir de
retour que nous vous livrons la nôtre, puisqu'il vous plaît d'être
hideux avec vos cheveux courts pareils à des brosses hérissées et vos
mentons bleus comme ceux des vieux pères nobles ; nous avons renoncé,
amèrement résignées, aux délices des longs baisers, puisque vos lèvres
mêleraient au parfum des nôtres l'âcre et tiède odeur du tabac. Mais,
du moins, vous pourriez, étant les hommes, être des hommes en effet ?
Vous pourriez, n'ayant pas la grâce, avoir la force, suppléer à la
caresse d'Adonis ou d'Hylas par l'embrassement d'Hercule ? Espérance
absurde. C'est à toutes les choses fragiles ou brisées que votre
vigueur ressemble et vos bras ont peine à se rejoindre dans
l'enlacement, qui défaille. Jeunes hommes hélas ! dans quelles précoces
débauches, dans quels boudoirs de filles, où la volupté n'a rien qui
ressemble à l'amour, vous êtes-vous faits pareils aux vieillards dont
la virilité s'abandonne comme une branche morte ? Cependant vous osez
entrer dans le lit nuptial où attend, rougissante, avec toutes les
ignorances et toutes les espérances, l'épousée qui ne sera pas
l'épouse. A l'enfant qui veut devenir la femme, dont la pudeur
- qui tremble exige et redoute une ardente violence,
qu'enseigneras-tu, mari incapable de l'entier et soudain baiser, sinon
les vaines délices où se déguise ta faiblesse, et dont s'abusera,
d'abord, son innocence ? Tremble, car l'heure est prochaine où,
devinant ton mensonge, ta victime t'interrogera d'un regard qui
s'étonne et qui méprise, vierge encore, souillée ! Et, dans l'étreinte
aussi des libres amoureuses longtemps suppliées et qui cédèrent enfin,
crédules, la méprisable atonie de vos désirs, ô vains amants, demande
au souvenir des libertinages d'hypocrites ressources. Mais notre
incomplète joie constate et bafoue vos lâches stratagèmes : nous
berçons avec pitié votre faiblesse de femme dans nos bras plus virils !
*
* *
« Eh bien ! puisque vous êtes des femmes en effet, pourquoi n'avez-vous
point, sous les cheveux dorés qui s'écoulent ou sous l'emmêlement des
chevelures brunes, la rondeur lisse des épaules et la palpitation de
colombe des deux seins qui s'effarent ? Pourquoi vos lèvres, où ne
s'attarde guère le baiser, ne sont-elles pas roses comme les églantines
roses et mieux odorantes qu'une éclosion de fleur ? De quel droit, si
elles serrent nos mains avec mollesse, les vôtres sont-elles rudes au
lieu d'être légères et satinées comme des doigts d'enfant ? Pourquoi,
de tout votre corps, n'émane-t-il pas, comme d'un buisson de
citronnelle fleurie ou de l'alcôve entr'ouverte d'une jeune fille, un
frais parfum de renouveau ? Pourquoi enfin, puisque vous êtes femmes,
n'êtes-vous pas jolis comme les femmes ? O cheveux durs sous la
caresse, ô bouches que le cigare a jaunies, ô mentons bleus où ma joue
se pique, ô bras en vain velus, ne serait-il pas absurde de vous subir,
sans espoir de compensation, et n'est-il point permis à celles que
l'amour a déçues de chercher quelque consolation dans les familiarités
renouvelées des pures et caressantes enfances ? Qui donc s'étonnera, -
en ce temps où ceux qui feignent de nous aimer n'ont de viril que la
laideur, - qui donc s'étonnera que, hier soir, au bal de l'ambassade
d'Autriche, madame de Ruremonde ait si longtemps parlé tout bas à
mademoiselle Suzanne d'Elys, et que j'aie caché dans les dentelles de
mon corsage une violette tombée des cheveux de celle que je ne nomme
point? O Amour, ô dieu juste, qui ne tolères pas les manquements, même
les plus légers, à tes lois éternelles, nous n'ignorons pas que tu
t'irrites à cause du chuchotement des lèvres sueurs, redoutant, bien à
tort, que le murmure ne se meure en baiser. Mais considère, ô équitable
tyran, que la douce et vénielle faute de ces chastes accords ne doit
pas nous être imputée tout entière, et que nous ne saurions être punies
sans miséricorde d'une erreur où d'abord nous n'étions pas enclines.
Veuille ta providence qu'un jour prochain, ainsi qu'au temps des
invasions barbares, une race d'hommes farouches, montée, comme les
anciens madgyars de Hungarie, sur de grêles étalons aux encolures
rases, barbue et chevelue de crins roux, vêtue de peaux de bêtes,
puante, atroce, mais géante et puissante, se rue à travers les villes
où s'étiolent nos amants alanguis tu verras si madame de Ruremonde ne
se hâte pas, pour sourire à la troupe qui passe, de laisser dans un
coin du boudoir la petite Suzanne étonnée, et si moi-même, de la
fenêtre, je ne jette pas à l'un des cavaliers sauvages la violette
tombée, pendant une valse, d'une chevelure d'enfant ! »
LE MANGEUR DE RÊVE
UNE exception ? Non pas. Ils sont nombreux déjà, et
seront bientôt innombrables si l’histoire que je vais raconter, – que
je dois raconter, – ne galvanise pas, par l’épouvante et l’horreur, le
ressort de leur vie énervée, ne fait pas se redresser leur volonté
gisante.
*
* *
Il s’en va par la ville, le menton sur la poitrine,
les bras abandonnés. Cinquante ans sans doute. Mais les plus las des
quinquagénaires, ceux qu’a le plus exténués, rompus, avilis l’immonde
et laborieuse débauche, n’ont pas cette démarche vague, errante, qui
chancelle, tâtonne l’air, s’appuie aux murs. Dans ses yeux démesurément
ouverts, fixes, dont on ne voit jamais se baisser les paupières, – deux
agates jaunes, sans lueur, – il y a l’hébétude nulle des yeux des vieux
aveugles. En face de tout ils semblent ne rien voir, morts ; c’est
comme la contemplation du néant par le néant. Sa face, d’un jaune
lisse, dont la peau très tendue n’a pas un pli vivant, ressemble au
visage d’un cadavre que l’on tarde à inhumer, fait songer aussi à une
tête de mort, bien vernie. On dirait que médusée, un jour, par quelque
épouvantable vision, elle garde éternellement la blême immobilité
stupéfaite de la peur. A qui l’interroge, il ne répond jamais ; l’air
de ne pas comprendre ; mais il entend, car il tressaille avec le
sursaut d’un animal endormi qui reçoit un coup de trique, et il
s’éloigne de travers, les mains jointes sous le menton, s’accule dans
quelque coin, et s’y resserre, effaré. Sa voix, – car il lui arrive de
parler, non pas à d’autres, mais à lui-même, – est quelquefois très
frêle, très grêle, presque imperceptible, pareille à une vibration de
chanterelle aiguë, comme si elle descendait de très haut, quelquefois
épaisse et lourde, comme si elle émanait de quelque rauque profondeur ;
mais, toujours, c’est un bruit de quelque chose plutôt qu’une parole
humaine. Après chaque mot, sa bouche reste longtemps ouverte, et alors
sa langue exsangue pend hors de ses dents noires comme celles d’un
nègre qui chique du bétel, et, longue, bat un peu ; la langue d’un
chien qui lape. Et on le voit partout ! à toute heure ! Dans les rues
remuantes du fracas des roues qui le frôlent, sur les boulevards
tumultueux où la foule le roule, il va perpétuellement, vague épave à
vau-l’eau. Morne, plein d’un effroi qui effraye, il a l’ai d’un
ressuscité qui continuerait, à travers la vie et le jour, la lente
promenade commencée dans l’ombre du caveau autour de son cercueil
rouvert.
Eh bien ! cet homme n’a pas cinquante ans ! il en a
trente à peine ; et naguère il était beau, et naguère la généreuse
jeunesse lui battait dans la poitrine, lui mettait des rires au lèvres,
des flammes dans le regard, et, sur le front, le rayonnement de vivre !
Quand il sortait dans les rue pleines de soleil, il sentait monter à sa
gorge de chaudes bouffées de joie. Car, en même temps que jeune, il
était heureux, avec emportement, ayant dans son esprit le rêve et
l’amour dans son cœur. Artiste, il poursuivait, il allait atteindre,
avec la certitude des premières fougues, son idéal hautain ; amant, il
connaissait le suprême délice d’être l’époux de celle qu’on adore, et
de la voir sourire, la nuit, endormie, la tête dans ses cheveux. O
fiertés ! ô douceurs ! bientôt toute la gloire, déjà toute la
tendresse. La joie et l’espérance activaient éperdument son être ;
prodigue de lui-même, prêt à toutes les nobles audaces, loyal comme un
serment de vierge, brave comme une épée de héros, il était la jeunesse
elle-même, épanouie et triomphante !
Mais un jour, – par une curiosité perverse, ou pour
griser quelque ennui d’un instant, – il entra, comme Roméo chez
l’apothicaire de Mantoue, dans la détestable boutique où l’on vend la
pâte verte qui contient la Damnation et la Mort ; et il y est revenu,
souvent, très souvent.
*
* *
O délicieuse et sinistre drogue ! que tu sois la
pâte épaisse, pesante, qui s’agglutine, ou que tu te dérobe,
quintessenciée, sous l’argent des pilules, – dawamesk ou haschichine, –
tu es terrible, Haschich !
Oui, tu es adorable ; oui, tu donnes la langueur
exquise ou la joie effrénée, la paix, comme Dieu, l’orgueil, comme
Satan ; oui, par toi, l’on oublie ! Hors des médiocrités de la vie
réelle, loin de la sottise rampante et des devoirs étroits, l’homme par
toi s’élève, avec les ailes de la délivrance, dans les chimères et dans
les victoires. Tu es la fausse clé du paradis ! Si tu ne crées pas, tu
transformes. Tu élargis les horizons ; tu fais d’une rose une forêt de
roses, d’une masure un palais, un soleil d’une lanterne. Celui qui
t’appartiens baise la bouche de Béatrix sur les lèvres d’une fille,
retrouve, centuplée, dans de sales accouplements, la pure extase du
premier amour. Tu dis, toi aussi : « Vous serez comme des dieux ! » et
tu tiens ta promesse ; celui qui convoite l’or entend s’écrouler autour
de lui des niagaras somptueux de monnaies ; celui qui aspire à la
gloire des Dante et des Shakespeare, voit se précipiter sur son passage
l’enthousiasme éperdu des foules ; et pour celui que tente le triomphe
des chefs militaires, tu sonnes dans les clairons héroïques et flottes
dans les victorieuses bannières.
Mais tu vends cher tes ivresses, Haschich ! Ton ciel
se retourne en enfer. Un enfer spécial où vous attend cet unique et
abominable supplice, le plus insupportable de tous : la désolation
immense, éternelle, l’infini écœurement. Si tu te bornais, ô redoutable
Seigneur, à éteindre les regards, à éteindre le sourire, à mettre sur
les fronts la pâleur des cadavres, à courber les épaules, à faire de la
virilité quelque chose qui ressemble à une loque qui tombe, tes
esclaves te remercieraient encore, à cause du souvenir de tes dons
ineffables ! Souffrir dans son corps, qu’est-ce donc pour ceux à qui
furent accordées toutes les extases de l’âme divinisée ? Hélas ! tu es
un bourreau subtil. A force d’exaspérer les forces vives des cœurs et
des esprits, tu les brises, ces cœurs, tu les tues, ces esprits. Rien
de ce qui doit être aimé ne semble plus digne de l’être, rien de ce qui
peut être rêvé ne paraît plus digne d’une pensée. A quoi bon vivre ?
Est-ce que le ciel vaut un regard ? Quelle femme vaut un baiser ? Une
morne indifférence lasse, on ne sait quel énorme dégoût, passif. Le
sentiment du devoir à jamais aboli. On a sous ses pieds le respect de
soi-même, ainsi qu’une chose sur quoi l’on peut marcher. La conscience,
longtemps surchargée de délices coupables, cède enfin, défaille comme
un estomac d’ivrogne, n’a pas même de remords, s’abandonne dans un
opaque et mol ennui, comme dans un vomissement.
*
* *
L’autre jour, sur le boulevard, le misérable dont je
dis l’histoire a été souffleté par un passant qu’il avait coudoyé : il
a fui comme un enfant qu’on bat, retournant parfois la tête, craignant
d’être poursuivi ! Il ne sait même plus ce que signifient ces mots
augustes : l’art, la gloire, la beauté. Est-il encore un homme ? Non,
quelqu’un qui mange, boit, dort, et, réveillé, va droit devant lui,
sans but, sans pensée. La femme élue, l’épouse infiniment adorée, dont
il baisait les genoux comme un dévot baise l’autel, elle est pour lui
comme si elle n’était pas. Il ne voit plus les rayons qu’elle a dans
les yeux, la rose qu’elle a sur la bouche. Lasse de ce compagnon morose
et lâche, elle a pris un amant ; il le sait, il ne peut pas l’ignorer :
l’amant est là toujours, donnant des ordres aux domestiques, commandant
le dîner, tutoyant sa maîtresse devant tout le monde, disant, le soir :
« Il est tard, viens te coucher. » Mais lui, il ne s’irrite pas, ne
s’étonne même pas. Ce qui est, il l’accepte. Jamais de révolte. Comme
il a pour lit un canapé du salon, il entend des baisers et des rires
dans la chambre voisine, et s’endort. Non seulement imbécile, – mais
infâme. Ne travaillant plus, il est pauvre ; l’appartement où il loge,
les habits qu’il porte, le pain qu’il mange, le tabac qu’il fume, c’est
l’amant qui les paye. Soit ! il ne dit pas non, il veut bien, ou il ne
songe pas à cela. Abject, n’importe. Il s’affaisse de plus en plus dans
l’irrémédiable inertie de l’ennui. Et il vivra ainsi, – non vivant, –
jusqu’à l’heure où, passant par un beau soir, sur un pont, et voyant se
mirer dans l’eau bleue les réverbères et les étoiles, – pâles souvenirs
des premières visions splendides du haschich, – il se laissera tomber
dans le fleuve, sans désespoir, à cause de l’occasion, comme il eût
continué sa route. En fouillant le noyé, on trouvera dans sa poche un
peu de la pâte verte, mêlée de tabac, puante.
MADAME DE FLEURENCE
O
N a lu ce fait divers ; on s'est étonné, on a dit : « C'est
extraordinaire ! Maurice Lorrain était un des meilleurs d'entre nous ;
jeune, beau, élégant, l'âme franche et la parole ardente ; d'une
bravoure affirmée par trois duels, d'une probité attestée par une vie
très simple à laquelle suffisait la petite pension paternelle. Pourquoi
diantre, - dans quel emportement de folie - a-t-il rompu du poing, au
Palais-Royal, la vitrine de Fontana, et s'est-il jeté sur un bracelet
de perles fines, et l'a t-il emporté en courant, dans sa main crispée
qu'il levait triomphalement avec l'air de montrer un trophée ? » Puis,
après l'étonnement, l'indifférence, l'oubli. La curiosité parisienne se
détourne vite des mystères trop obscurs ; elle tient à comprendre tout
de suite. C'est à peine si l'on sait que Maurice Lorrain vient d'être
condamné pour vol à deux ans de prison. Pendant le procès, avant-hier,
personne dans la salle, sinon deux ou trois avocats, quelques
rédacteurs de journaux judiciaires, et ces vagabonds de jour,
loqueteux, sordides, avec des barbes de plusieurs semaines, un foulard
autour du cou, qui dorment sur les bancs de bois, ou se tiennent
debout, tout mouillés encore de pluie, les pieds sur la bouche du
calorifère. Le procès n'était guère intéressant, d'ailleurs. Le
coupable n'a pas cherché à se disculper, n'a fourni aucune explication
de sa conduite. « C'est vrai, j'ai cassé la vitre, j'ai volé le bijou,
je n'ai pas autre chose à dire. » Il y avait dans tout son air de la
stupeur plutôt que de la honte ; sa parole brève, qui se dépêchait
d'avouer, révélait un besoin d'en finir, de n'être plus là, de se
trouver seul dans la cellule où l'on pourra sangloter sans être
entendu, où il sera possible, si l'on s'est procuré quelque clou, de se
pendre au mur avec la manche déchirée de sa veste de prisonnier. Et la
vraie histoire de Maurice Lorrain, - abominablement invraisemblable,
mais vraie, - nul ne l'aurait jamais connue, si Mme Fleurence ne me
l'avait racontée. Oui, racontée tout entière, en riant. Car il lui
fallait ce triomphe ! Sans doute elle a pris soin de changer les noms ;
feignant de se rappeler une anecdote ancienne. Mais le moyen de ne pas
deviner dès les premières paroles, qu'il s'agissait de Maurice Lorrain,
et d'elle-même !
*
* *
Vous la connaissez, cette redoutable mondaine ; chercheuse de tout le
nouveau, affamée de tout l'impossible. Ses audaces étonnent Mme de
Ruremonde et Mme de Portalègre aussi ! C'est elle qui, l'an dernier, à
la fête de Saint-Cloud, a réalisé cette fantaisie éperdument absurde
d'être la femme Torpille et de donner à toucher aux militaires et aux
calicots avinés ses bras nus d'où sortait une secousse et son mollet
électrique. « Je suis la belle Irma, dont on vous a parlé à
l'extérieur... Approchez-vous, messieurs..., n'ayez pas peur... » Et il
y avait, à côté de la baraque, une autre baraque. « Ce sont mes petits
bénéfices. » Elle se trouva plus d'une fois face à face avec des hommes
qu'elle reçoit, dans son salon, à Paris ; à ceux-là aussi, - qui pour
le seul prix de lui baiser la main auraient sacrifié leur fortune et
leur vie, - elle offrait le maillot de ses jambes et la chair de ses
bras ; criant dans un gros rire de faubourienne
saoule : « Vous n'êtes pas les premiers qui me le disent, allez, que je
ressemble à une grande dame ! » et elle ajoutait imperturbable,
comptant sur l'invraisemblance manifeste du seul soupçon : « Vous
savez, il faudra me l'amener cette cocodette. Ça me fera plaisir de la
voir. Justement j'ai cassé mon miroir. Et puis, on rigolera ensemble. »
Adorablement exquise et délicate d'ailleurs, Mme Fleurence, qui a
failli être ambassadrice, et qui le sera, triomphe comme une reine
incontestée dans le monde des luxes et des fêtes. Elle est, pour tant
d'autres femmes, l'exemple. L'imiter, c'est une originalité ; lui
ressembler c'est une gloire. Même, on l'estime. Folle peut-être,
vertueuse certainement. Si l'on prenait garde à tout ce qu'on raconte,
il faudrait croire à trop de choses. Son honnêteté douteuse est plus
probable que l'excès de son ignominie. Elle se tire d'affaire par
l'impossibilité d'être ce qu'elle est en effet. Elle échappe à la
médisance en l'épouvantant ! Et puis, elle est arrivée à un tel point
de subtilité perverse et de monstrueuse ingéniosité qu'elle ne commet
plus une seule des imprudences banales où les naïves, les nouvelles,
comme dans des pièges, se laissent prendre. Avoir pour amants des
hommes de son monde, allons donc, pour quelle niaise la prenez-vous ?
où sont les candeurs d'antan? S'il lui arrive parfois de s'abandonner à
des complaisances pour des personnes qu'elle reverra, l'énormité même
du crime, en ce cas, lui assure la discrétion de ses complices. Mais
quoi ! tout cela est chimérique. Imaginations, rêveries. Pures
calomnies, ces chuchotements. Et Mme de Fleurence - ce n'est pas sa
faute si le roussissement furieux de sa chevelure et la profondeur
noire de ses yeux qui affolent éveillent des souvenirs d'Adonisiades
effrénées, - Mme de Fleurence est en somme une parfaite femme du monde,
belle, noble, intelligente, idolâtrée, respectée, et de qui les
équipages sont les plus beaux de Paris.
*
* *
Quand elle fut bien certaine que Maurice Lorrain l'aimait avec
frénésie, était devenu incapable de lui rien refuser en échange d'une
fleur où elle aurait mis sa bouche, elle lui dit, dans une valse :
-J'ai vu chez Fontana un bracelet de perles fines. Il est sous la
vitrine, tout à côté de la porte. Une grosse améthyste sert de fermoir.
Il me plaît. Puisque vous m'aimez, donnez-le-moi.
Il fut étonné. Qu'avait-elle besoin d'un bijou de plus, elle qui avait
tous les bijoux ? Il songea aussi que le bracelet devait coûter
quelques milliers de francs, qu'il obtiendrait aisément cette somme en
écrivant à son père. Il répondit.
- Vous l'aurez.
- Je vous aimerai. Mais je ne sais pas si vous me comprenez bien. Je ne veux pas que vous achetiez le bracelet.
- Comment donc ferais-je pour l'avoir ?
- Il y a un autre moyen.
- Lequel ?
- Volez-le.
*
* *
Après la valse, elle le conduisit, stupide, épouvanté, dans le boudoir voisin.
- Eh bien, oui, je veux que vous le voliez. Vous m'aimez, vous me
trouvez belle, vous me voulez ? Soit. Je consens. Je me donne. Mais à
une condition. Je vous soumets à une épreuve. Soyez un voleur, vous
serez mon amant. Vous entendez ? un voleur. Vous entendez ? mon amant.
Prenez le bracelet, je me laisserai prendre. Pourquoi je vous impose
cette infamie ? peut-être parce qu'il me plaît d'être aimée un jour
comme le sont les filles qui ont des bandits pour maîtres et pour
serviteurs. Non, pas pour cela. Je veux être sûre de votre amour,
voilà. Et à vous, qui êtes irréprochable, à qui s'offre un long avenir
de probité et d'estime, quelle plus grande preuve de tendresse
pourrais-je demander que votre déshonneur ? Car je veux que vous soyez
arrêté, accusé, condamné, bien avili. C'est le prix que je mets à
moi-même. Eh ! si je réclamais de vous un acte honnête, noble,
héroïque, où serait votre effort, je vous le demande ? Toute votre
petite fortune, vous la mettriez, sur ma prière, dans un tronc d’église
ou dans une sébile d'aveugle, je le sais bien ; le beau mérite ! vous
avez l'âme généreuse. Vous vous battriez, si j'en avais le caprice,
avec les meilleurs tireurs de Paris ; je le crois bien ! vous êtes
brave. Non, de votre part, il ne peut y avoir d'autre sacrifice
vraiment digne de ce nom, vraiment capable d'enorgueillir une femme et
de lui prouver l'infini de votre dévouement, que le sacrifice de votre
conscience paisible et de votre bonne renommée. J'exige une mauvaise
action. Celle-là, ou une autre. Celle-là plutôt, parce qu'elle est bien
vulgaire, bien vile, plus rabaissante. Avoir fait de vous une espèce de
pick-pocket, quel sujet d'orgueil! Donc, en plein jour, ou sous le gaz
bien clair. La vitre rompue. La main parmi les bijoux. Dites-moi le
jour et l'heure. J'irai, pour vous voir faire. Et si vous m'obéissez,
je vous adorerai. Oh ! toute la foule vous poursuivant, - vous, parce
que je l'aurai voulu, moi ! - avec des tumultes et les cris : «
Au voleur ! au voleur ! Merci. Je vous aime. Vous tâcherez de n'être
pas pris tout de suite. Venez chez moi, - avant d'être traîné au poste.
Je renverrai mon mari, je renverrai mes domestiques, je vous garderai
dans mes bras, ébloui, extasié, jusqu'au moment où les sergents de
ville qui vous auront suivi, frapperont à la porte de l'hôtel. Oui,
dans mes bras. N'est-ce pas qu'ils sont blancs et gras et qu'ils
sentent bon, et que ce ne serait rien d'avoir autour du cou un carcan
après avoir eu ce collier ? »
*
* *
Maintenant Maurice Lorrain, - qui a été pris tout de suite, qui n'a pas
su échapper à la poursuite des passants, - est dans une cellule de
Mazas, rongeant ses poings. Le pauvre lâche ! Mais Mme de Fleurence a
acheté à Fontana le bracelet volé, puis rendu ; et pendant qu'elle me
contait, - sans dire les vrais noms, - cette histoire, elle regardait
l'améthyste qui sert de fermoir, en souriant.